Le prétexte au désœuvrement
p. 151-161
Résumé
Guillaume Baudin, co-auteur d’ACSOO, premier scénario interactif réalisé pour minitel, présente l’expérience d’écriture qu’il a vécue et les leçons qu’il en a tirées. A partir de l’exposition de cette réalisation particulière, il esquisse une réflexion sur l’interactivité appliquée au domaine du récit de fiction.
Texte intégral
1On connaît le goût actuel pour le jeu d’ordre labyrinthique, avec le défi qu’il impose au voyageur égaré tout entier à son entreprise de reconstruction d’une figure et par voie de conséquence, de la disparition de celle-ci. Cependant, il reste que même si le visiteur sait que pour en sortir, il lui suffit de ne jamais parcourir le même couloir deux fois dans le même sens, l’intérêt demeure jusqu’à ce que le but soit atteint.
2Une activité ludique certes mais aussi un goût littéraire car le problème du sens est à nouveau posé et mis en jeu.
3Je veux parler non pas de ce qui fait sens dans le texte mais du sens du texte, du point d’origine (l’auteur, le narrateur) jusqu’à son destinataire (le lecteur). Ne dit-on pas que la lecture « transporte », étant entendu qu’il est des livres qui n’acheminent nulle part. Certains bateaux ne sont pas faits pour nous.
4Si la littérature, ainsi d’ailleurs que la critique (peut-être surtout la critique) ont longtemps travaillé à édifier un statut pour un auteur ·· maître du texte », certains auteurs ont vu la nécessité de substituer le langage à celui qui en était jusque-là le propriétaire, d’autres nous ont dit de lire leur texte à notre guise. L’essence de la littérature serait-il ainsi d’échapper à toute détermination ?
5Fausses communications, labyrinthes, chausse-trapes, ouvertures, fonctions consécutives, alternatives, « sentiers qui bifurquent » ou « destins croisés », une nouvelle narration propose maintenant de combiner plusieurs itinéraires de lecture, de donner au texte une forme plurielle et d’ouvrir un champ de possibles à son destinataire. Celui-ci peut maintenant s’impliquer davantage dans le processus d’écriture par l’intermédiaire de machines à générer du texte (rapport productif) ou choisir des parcours à l’intérieur d’une fiction par un procédé de narration qui le mette en jeu (récit combinatoire et interactif).
6La littérature comme processus combinatoire a été abondamment commentée et je ne saurais être qu’un piètre analyste de cette situation. En effet, quand des personnes me questionnaient à propos d’un roman à « géométrie variable », j’éprouvais le sentiment de me situer dans la position du narrateur du Voyeur dans le roman de Robbe-Grillet qui s’efforce de décrire minutieusement une digue jusqu’à en rendre l’image obscure et presque invisible. Comment parler d’une œuvre dont le principal objet est de travailler obstinément à s’exclure ?
7Ce qui m’intéresse et ce dont je voudrais parler aujourd’hui, c’est plus simplement de la rencontre entre une forme littéraire (le roman) telle qu’on la repère et telle qu’elle s’est fixée actuellement avec des technologies (le vidéotex et les ordinateurs). Je me propose de rendre compte d’une expérience d’écriture originale puis d’indiquer, par quelques observations prospectives et non pas conclusives dans quelle mesure cette pratique pourrait modifier le rapport à l’œuvre – le désœuvrement.
Une expérience d’écriture combinatoire : un roman télématique
8L’idée de base fut d’utiliser l’outil que représente le vidéotex dans sa sélectivité (l’accès rapide à l’information souhaitée) et son interactivité (le mode « dialogué ») pour écrire une fiction au sein de laquelle le lecteur pourrait circuler selon des choix qui lui seraient proposés et des décisions qu’il aurait le loisir de prendre à tout moment. D’un outil purement informatif, la télématique devient outil de création par l’ouverture d’un champ d’expérimentation nouveau. Dans ce roman intitulé ACSOO1, une transformation sur le mode de lecture s’opère : on passe du linéaire au combinatoire, d’un roman à lire à une œuvre à construire.
9Si le lecteur se trouve impliqué dans un rapport productif avec la narration et acquiert une position de protagoniste, il le doit à une entreprise de reconstruction par des cheminements personnels suivant des choix décisifs et motivés. Je voudrais signaler toutefois que lors d’une présentation du roman dans le cadre de l’exposition Elektra (M.A.M. de la ville de Paris) durant l’hiver 1983, les visiteurs pouvaient, grâce à une messagerie électronique, correspondre avec les personnages du roman et il était possible de leur répondre.
10Le titre ACSOO, acronyme d’Abandon Commande Sur Ordre Opérateur, s’il est emprunté au langage des consoles de composition vidéotex, correspond d’assez près à la forme de l’œuvre telle qu’elle devait se dessiner. ACSOO traduit en effet les diverses composantes du récit. Abandon : pour la situation affective des personnages, l’errance ; Commande : le dispositif mis en place ; Sur : la maîtrise de l’action ; Ordre : la circulation, les parcours, les itinéraires ; Opérateur : la fonction du lecteur par rapport à la fiction.
11Face à la matérialité du livre, à son épaisseur, à son « feuilleté » face au grain du papier et à l’encre imprimée, ACSOO surgit d’un autre lieu, l’espace du vidéotex. Derrière le terminal, une technologie avec ses structures ; sur l’écran, des signes affichés : écriture, graphie, image ; devant l’écran, un destinataire et aussi un acteur prêt à recevoir ces signes, à les orienter, à les interpréter.
12Les quelques 500 pages qui composent ACSOO devaient initialement s’articuler sur une structure arborescente, mais il est vite apparu comme nécessité de trouver un centre fonctionnel et symbolique, un point nodal d’où s’évaderaient les multiples récits.
13Plusieurs raisons semblent imposer ce choix : elles sont liées principalement au mode de consultation ainsi qu’à des problèmes de représentation, de configuration qui ne manqueraient de se poser chez le lecteur.
14Pour voyager dans ce roman, l’utilisateur répond à des indications situées en bas de page et le cheminement s’effectue en fonction de la décision prise parmi les choix proposés. Chacun des choix conduit à une branche différente jusqu’à exploration des ramilles. On peut bien sûr revenir en arrière page par page ou à la dernière page de choix. Certaines branches toutefois en rejoignent d’autres, formant ainsi des boucles dans la structure du récit. Ce passage, ce saut de branche à branche peut être décidé à tout moment en tapant sur le clavier du minitel des mots-clés soulignés dans le texte et également mis en index. Ceux-ci vont renvoyer à une autre partie du récit ou à des informations complémentaires sur la situation des personnages.
15A la figure de l’arbre qui risquait de faire naître chez le lecteur le sentiment d’errer dans un gouffre sans fond s’est substituée une autre structure composée de cercles concentriques dont chacun des points serait relié par des fils à un noyau central, à la fois port d’attache du navigateur et lieu panoptique. Les micro-récits s’inscrivent comme autant d’invites ouvertes en constellations et sollicitent du lecteur une excursion vagabonde, ordonnée ou systématique, une dérive dans le lacis du texte où clignotent çà et là quelques amers.
16Ce roman immatériel, s’il présuppose une désorientation, force l’opérateur à trouver ces points de repère, à imaginer des ruses, à déployer une « métis » pour répondre à ses questions : « A quel état d’avancement suis-je parvenu dans ma lecture ? Le choix que je viens de faire va-t-il m’amener où je souhaitais aller ? Où retrouver cet épisode entre X. et Y. ? Comment revenir au noyau précédent ? ».
17Le mode de consultation a également une incidence majeure sur la forme à donner à la narration. Le travail de l’auteur va consister à maintenir une certaine compatibilité des pages entres elles, par un mariage sémantique et syntaxique.
18Je crois sur ce point qu’il serait pour le moins hâtif de parler d’une forme rhétorique spécifique, singulière à ce genre de narration ou d’une rhétorique à proprement parler cheminatoire, telle qu’on peut la rencontrer dans les Michyiuki-Bun, ces poèmes en prose qui décrivent des voyages fictifs avec des toponymes vrais. Je me bornerai à indiquer quelques figures relevées dans ACSOO. La concision, l’ellipse, la métonymie, l’épigramme et le haïku (certains commentateurs ont employé le terme d’« haïkaïsation » du texte) en seraient les formes principales, de même que l’insertion de « cartons » comme il en existait dans les films muets, ou de titres semblables à ceux rencontrés dans les romans-feuilletons.
19Ces formes sont aussi commandées par l’unité de lecture télématique : la page-écran.
20Cette unité séquentielle qui donne au récit son rythme et sa scansion favorise l’émergence de jeux de langage, d’exercices de style et d’une syntaxe mise en écran, traitée graphiquement, proche de l’image, les deux éléments se rejoignant vers un concept de « texte-image ».
21La disjonction entre le texte et l’image est en effet inopérante dans ACSOO. L’architecture de la page-écran devient un territoire disloqué par un véritable brouillage lexical, typographique et graphique : variation de taille des caractères, disposition des lettres parfois proche du calligramme, mots accolés, mots-valises, suppression des voyelles muettes, surlignage, fonds colorés, dynamisation de pages (formatage dynamique).
22Par une volonté d’épuiser les potentialités du vidéotex, les pages ont subi un traitement graphique en utilisant des éléments du caractère alphamosaïque : images réalistes composées à l’aide d’une tablette graphique, variations sérielles de points et de lignes, tableaux pointillistes, formes en devenir par l’irruption ou l’exclusion de signes.
23A cet instant de mon propos, je me rends compte de la difficulté qui consiste à vouloir décrire ces pages-écrans sans faire intervenir des jugements esthétiques et sans me plier à la question rituelle que l’on ne manque jamais de poser à un auteur, et qui a pour effet de le plonger dans le plus grand des embarras : « Qu’avez-vous voulu dire ? ».
24Expliquer l’écriture me paraît parler d’une loi silencieuse qui a un rapport avec l’indicible. Je me considère plus dans ce travail sur ces nouveaux outils comme un scénariste, comme un explorateur de voies. Ma tâche consiste à créer des possibles, à susciter, à permettre au lecteur de prendre des voies.
25Sur la notion de texte, je dirai que le texte est indéterminé si ce n’est dans sa destination : le vrai lieu de l’écriture est dans la lecture. Le lecteur fait nécessité car c’est lui qui me sort de mon soliloque.
26Travaillant actuellement sur des programmes interactifs qui font appel à un langage ordinateur, j’écris des modules textuels, des prétextes dans lesquels seront déterminés des variables. Cette expérience se rapproche des méthodes applicationnelles. Je voudrais formuler quelques propositions sur ce sujet.
27Cette narration diffère-t-elle d’une forme stéréotypée telle qu’on la rencontre dans le roman ? Si un trait singulier existe, où et comment le repérer ? Je tenterai enfin d’essayer de justifier le titre donné à cette intervention : Du pré-texte au désœuvrement.
Situation de l’œuvre interactive
28L’objet d’un récit combinatoire sur des programmes interactifs est d’ouvrir un ordre d’expérience nouveau qui est d’abord celui de l’auteur mais qui devient ensuite celui du lecteur. Je n’évoquerai pas ici ce lecteur qui, loin de suivre l’auteur dans les découvertes de son travail, ne recherche qu’à vivre la coïncidence de ce qui est écrit avec ce qu’il a éprouvé lui-même. De même, tout véritable auteur est critique de la forme (Proust a fait sauter les verrous du roman), contrairement aux techniciens dont la préoccupation principale consiste à s’y cacher.
29Ce qui à mes yeux sépare l’œuvre littéraire d’une œuvre combinatoire assistée par une technologie, c’est que la première se place du côté du Temps, de l’expérience, du devenir. Avec le temps, le lecteur subit une métamorphose et c’est peut-être en cela que le roman est unique car le temps ne se répète jamais. Quelque chose d’irréversible a eu lieu lors du voyage du « Narcisse » et il en est de même pour un narrateur : quand Proust surprend Charlus avec Jupien, plus rien ne sera désormais comme avant.
30Dans l’œuvre combinatoire, on assiste à une coupure ; je dirai que l’on change de territoire, de lieu, de coordonnées. Nous ne nous situons plus dans un processus temporel mais dans l’Espace, dans la communication. Le récit agit hors de l’œuvre et se trouve emporté par lui-même, au risque d’oublier de se confronter avec la vie. Cette différenciation va m’amener à formuler quelques propositions.
Sur l’auteur
31Il m’apparaît que ce qualificatif ne correspond plus exactement avec le travail auquel je suis confronté. Ma fonction consiste à créer des possibles narratifs, de rendre possible une production toujours différenciée du fait de sa vocation multiple. Le traitement de modules isolés peut avoir pour effet de s’impliquer à un moindre titre dans la chose écrite, me réduire à l’état d’un témoin neutre. Si cette première impression se vérifiait, je crois qu’au titre d’auteur, il faudrait substituer celui d’« animateur », dont le rôle serait de produire une activité qui n’aurait d’autre but que l’activité elle-même, comme il en est de l’animateur de jeux qui force les mouvements et suscite les actions.
Sur le texte
32Le texte est-il un organe autonome ? Qu’en est-il des pré-textes, des textes modulaires divisés en séquences, organisés suivant un ordre de variables, soumis à des fonctions consécutives ou aléatoires ? Roland Barthes disait du texte qu’« il sollicite du lecteur une collaboration pratique ». Cette affirmation trouve ici une nouvelle ampleur. Les pré-textes doivent créer les conditions d’une manipulation, ils se déplacent dans le récit ; ce sont des textes à plat, polyvalents, parfois invisibles, toujours virtuels. Leur réalité est marquée par le sceau de l’absence et ils n’existent que dans cette virtualité née de la confrontation avec les opérations de manipulation du lecteur.
Sur le lecteur
33Récepteur et destinataire de la communication, il répond aux messages, aux options qui lui sont proposés en vue de l’édition d’un texte. Son rôle est de dévoiler le texte, de rendre une série de codifications « lisibles » mais il ne s’arrête pas là. Il travaille à construire une logique dans un contenu narratif désarticulé comme on donnerait vie à des êtres en papier. Assisté par une structure technologique dans ce processus de création, il ferait activité d’auteur (dans le sens commun) et l’on peut imaginer que son récit soit à nouveau soumis à la perspicacité d’un autre lecteur. Peut-on penser un auteur lecteur de sa propre œuvre ?
34Arrivé au terme de mon intervention, je voudrais préciser que la situation d’une littérature ancrée sur le Temps et d’une autre forme qui participerait de l’Espace ne sont pas des notions rivales ni même concurrentes.
35La littérature sur ordinateurs fait saisir tout ce qui dans le texte ressort du rapport appropriation/dépropriation et qui laisserait à penser que l’œuvre se dissout, s’absente et que le pré-texte induirait une forme de désœuvrement.
36Il est courant de dire que l’écriture est tendue vers l’œuvre qui elle-même s’achève dans le lecteur. L’œuvre inclut le problème de l’altérité. La production de textes sur ordinateur ferait-elle sauter le verrou de l’altérité ?
37Les nouvelles formes que nous explorons nous permettrons peut-être de répondre à cette question.
38L’important est de comprendre que l’acte d’écrire ne réside pas dans l’œuvre mais dans sa recherche, dans le mouvement qui y conduit, dans l’exercice de l’activité.
Annexe
Discussion
Anne Abeille : Quel est le rapport entre la consultation qui, à partir du moment où il y a consultation télématique, utilise une structure arborescente et la structure narrative qui serait derrière ; il se peut que cette structure de consultation induise un certain type de récit ; plus précisément, j’ai l’impression que vous avez utilisé comme schéma une intrigue policière assez classique avec un meurtre au départ, plusieurs parcours, une solution d’intrigue ; comment avez-vous pu concilier la structure du roman policier et cette structure de consultation ?
Guillaume Baudin : La page-écran est un territoire vraiment précis ; c’est quelque chose qui finalement est assez nouveau, qui n’existe ni dans le livre, ni au cinéma. Avec le temps de réponse des vidéotextes qui est assez long, lorsqu’on a épuisé une page, qu’on l’a parcourue, qu’on a repéré des choses, qu’on a lu le texte inscrit, on appuie sur un bouton, et elle disparaît. Je dirais qu’il y a un noir, puis on voit arriver l’autre page avec une extrême lenteur, le curseur défile, elle arrive ; je crois que ça doit induire un nouveau mode de regard, à la fois de regard et de lecture.
Anne Abeille : Vous avez fait référence à Calvino, je pourrais faire référence à Cortazar. A la manière dont vous voulez poser les problèmes théoriques on voit très bien que vous faites allusion à certaines formes de combinatoires narratives ; je me demande quel est le rapport et si effectivement on peut poser les problèmes de la même façon entre la combinatoire du roman télématique qui est une combinatoire à base de pages et ces formes de combinatoires narratives qu’on connaît par ailleurs, comme chez Calvino, Cortazar ?
Ma question est celle de la nouveauté de ce schéma combinatoire ; est-ce qu’à partir du moment où l’on utilise la télématique et les choix à la fin de chaque page, est-ce qu’on fait vraiment un autre type de combinatoire, est-ce que ça induit un autre type de schéma narratif, ou est-ce qu’on utilise des combinatoires narratives déjà existantes ?
Une pluralité de lectures est un peu la caractéristique de tout livre. A partir du moment où elle existe la pluralité de ces parcours de lecture doit être gérée, dénombrée ; est-ce qu’elle n’est pas justement très réduite jusqu’à devenir quasiment illusoire ?
Guillaume Baudin : Je crois que l’intérêt est dans le parcours, je crois que c’est dans le cheminement que le récit se fait, que c’est là où on décèle les lignes de change. Je décèle la force globale d’une histoire qui serait principale par rapport à des épisodes secondaires parce que je réagis en tant qu’auteur de ce qui pourrait être un livre, et puis finalement en tant que lecteur d’un roman télématique.
Bernard Magné : Quel est le rapport entre le récit et la variété dans les graphismes ? Je vois par exemple sur l’écran un livre daté de 1930, un livre daté de 1958, il y a deux graphismes différents : est-ce que cette graphie est simplement de l’ordre de la variété ou bien est-elle motivée par des règles qui concernaient également les récits ?
Guillaume Baudin : Ça a été aussi pour tant je crois que pour faire cinq cents pages un peu différentes ce n’est pas tellement facile, et pour ces deux pages précises, je crois qu’il y avait des problèmes de redondance par rapport au récit, parfois il y avait des choses très simples, que dire de cette page sinon qu’elle provoque un effet.
Anne Abeille : Avez-vous une morale typographique ?
Guillaume Baudin : Non, parce qu’on ne voulait pas avoir des récits et parcours qui concernaient un personnage principal et une configuration d’images qui corresponde directement à ce qui était vécu par le personnage, ça paraissait un peu simple, on pouvait trop bien se repérer.
Bernard Magné : Quand vous parlez de redondance je pense que ça renvoie à ce que j’appellerai moi plutôt un problème d’expressivité, c’est-à-dire que vous refusez une stratégie de l’expressivité dans laquelle le choix des caractères, typographiques, par exemple, viendrait simplement souligner certains effets sémantiques du texte. En face du refus de l’expressivité ou de la redondance on peut imaginer deux stratégies, une stratégie basse, employer une motivation de type expressif relevant de l’arbitraire ou une stratégie haute, travailler ce rapport, refuser effectivement le rapport simple de la redondance et imaginer des stratégies d’anti-représentation, d’anti-redondance ; il y aurait là des calculs qui ne seraient pas simplement liés à la variété.
Jean Ricardou : Quels que soient les paramètres que l’on manipule, je crains que si l’on n’y prend pas suffisamment garde l’on ne produise, à son insu, des effets de brouillage. Ainsi « 1930 » est écrit en plus gros, et « 1958 » en plus petit. Alors, le lecteur se demande si c’est un principe de fonctionnement ironique, disons. Si tel n’est pas le cas son attention a été distraite sans profit effectif.
Guillaume Baudin : Il n’y a pas de règle graphique précise, le principal était la diversité, la surprise, le brouillage... et sortir, d’une manière peut-être un peu enfantine, des représentations qu’on pouvait avoir d’une lecture. Mais on ne peut pas tout faire sur ce type de machine, il y a eu aussi de notre part le souci d’explorer et de trouver à peu près toutes les astuces en ce qui concernait l’usage des caractères, des tablettes graphiques.
Jean Ricardou : Cependant, qu’on le veuille ou non, la structure est là. On ne l’a pas travaillée ? Soit. Mais elle travaille assez pour attirer le lecteur sur une fausse piste. C’est cela qu’en textologie j’appelle un parasitage. Quand l’écrivain, en se relisant remarque des petites structures auxquelles il n’a pas songé, il a deux solutions. Ou bien, il fait comme si de rien n’était, et il maintient des dispositifs de brouillage. Ou bien, il en tient compte, c’est ce qu’en textologie l’on appelle des embryo-structures, et il se met à les travailler avec une certaine minutie de manière à leur faire jouer un rôle dans l’ensemble. Evidemment, avec ce souci, l’on ne peut pas faire toutes ces vastes choses un peu spectaculaires et un peu incertaines peut-être. L’on travaille dans une pauvreté relative où maints détails se calculent...
Guillaume Baudin : C’est dans le cheminement, dans l’errance, dans une exploration systématique, que le lecteur peut trouver un intérêt. Il peut à tout moment partir dans un sens ou dans un autre ; c’est en sorte dans la reconstruction d’un récit dont il est un peu le maître. C’est là je crois qu’il fait œuvre de construction. C’est pour ça que je parlais d’une lecture linéaire et d’une lecture combinatoire. Le mode dialogué, interactif, réside dans la réponse à un choix, et il n’est aucunement question de produire des textes.
Jean Ricardou : C’est une machine à construire automatiquement du parasitage. Voilà inventé le PAO : le parasitage assisté par ordinateur.
Bernard Magné : La déception systématique...
Jean Ricardou : Oui, à condition de ne pas la confondre avec la « déception par en haut » : celle qui, en fait, conduit à quelque autre chose, d’une autre espèce, et qui ne déçoit pas...
Jean-Pierre Balpe : La question que je me pose devant ce genre de travail qui paraît riche de potentialités – puisqu’on retrouve là certains rêves de poètes par exemple, de Mallarmé, avec en plus d’autres possibilités, le mouvement, la couleur, le son – est : ne se trouve-t-on pas devant un système tellement compliqué, tellement complexe de signifiance, que finalement on ne peut pas éviter l’effet de brouillage ? Pensez-vous qu’on puisse arriver à maîtriser cela pour en faire un système complètement signifiant ?
Guillaume Baudin : Je ne crois pas : si on utilise vraiment toutes les possibilités, en plus celles du son, absentes ici, d’une image encore plus dynamique, cela me paraît difficile à manier... et en plus je ne sais pas si tous les effets souhaités, quand bien même on les systématiserait, arriveraient à être perçus par un lecteur...
Jean Ricardou : Je crains que lorsqu’on dispose d’outils surpuissants, l’on en fasse moins que lorsqu’on ne possède que des outils pauvres.
Jean-Pierre Balpe : Sauf si on se donne des structures, si on se donne des structures plus formellement visibles ; c’est-à-dire que, par exemple, il faudrait à ce moment-là volontairement appauvrir le jeu des couleurs, il faudrait quelque chose immédiatement perceptible, et je pense beaucoup aux expériences typographiques de la poésie : quand des poètes font des essais typographiques, ils se centrent sur deux ou trois...
Jean Ricardou : Si c’est pour appauvrir quelque chose de riche, pourquoi tant d’effort pour se donner quelque chose de riche ?
Notes de bas de page
1 Écrit et réalisé avec la collaboration de J.-E. Chabert, J.-P. Martin et C. Philibert.
Auteur
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Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
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