Les enfants du micro
p. 93-106
Résumé
Roger Laufer s’interroge sur les modifications qu’entraînent dans l'écriture l'apparition des « nouveaux produits de communication » et les possibilités de numérisation des messages quelles que soient leurs formes. Montrant combien la nature des supports conditionne la forme du message et la lecture qui peut en être faite, il fait un inventaire des nouvelles possibilités offertes, notamment par les écrans informatiques, tant à l'édition critique qu’à la créativité littéraire.
Texte intégral
1On admet de plus en plus communément que l’écran informatique serve à préparer et modifier les textes, à consulter les bases ou banques de données. Le traitement de texte consiste d’ailleurs à construire ou à formater les documents en vue de leur « impression ». De la bureautique à l’imprimatique, le visionnement n’est qu’un stade intermédiaire de vérification. Ni le courrier électronique, ni les revues périodiques de jeux à faire à l’écran ne sont assez répandus, en dehors d’un micro-milieu d’informaticiens, pour qu’on en mesure l’impact sur les habitudes de lecture.
2Le support culturel privilégié du texte reste le papier à cause de son confort. Cette notion de « confort » – je désigne ainsi le sentiment diffus que je crois rencontrer autour de moi – repose en partie, me semble-t-il, sur les limites objectives de nos écrans et davantage sur nos habitudes intellectuelles.
3Les imperfections des écrans, pour l’usager moyen et encore aujourd’hui pour l’usager privilégié, sont incontestables, minitel mis à part, dont les normes actuelles semblent défier les capacités oculaires de la plupart d’entre nous. Mais les prix baissent et les ressources s’améliorent très vite : dès la fin des années quatre-vingt, les critiques ergonomiques auront perdu la moindre justification. Il y a un an, je cédai à la tentation du Macintosh. Cette année l’Atari 520 ST me séduit par sa vitesse d’exécution, sa mémoire, sa capacité d’écran, ses 512 couleurs, son moindre prix. Nous n’avons que le temps de nous préparer. Pour moi, historien du livre et curieux de machine à écrire, l’analogie du manuscrit et de l’incunable me conforte dans le choix du multimedium électronique en tant que nouvel espace de l’imaginaire. Ce choix, ce pari, il est indispensable de le tenir dans un esprit de découverte. J’ignore, Dieu merci, les arcanes de l’avenir et la connaissance du passé ne jette que de pâles lueurs sur notre avenir.
4Le véritable problème n’est pas dans l’adaptation de nouvelles technologies aux dispositifs anciens de communication, mais dans la transformation de la communication grâce aux nouvelles technologies. Or, si quelques décennies ont permis à l’imprimerie de supplanter le scriptorium, il a fallu au contraire des siècles pour que le système de Gutenberg développe ses conséquences à travers les étapes successives de l’énonciation typographique : mise en page, mise en volume, utilisation des contrastes de polices de caractères et de corps, normalisation des graphies, position de l’auteur, du public, de l’Etat et de l’édition. Nous commençons aujourd’hui seulement à comprendre comment les systèmes de communication écrite suscitent et façonnent les messages eux-mêmes.
5Il y aurait de la naïveté à vouloir prédire les conséquences des réseaux sur les rapports inter-personnels de communication, à délimiter les rôles respectifs du papier et de l’écran. La difficile mise en place de la régulation du marché des logiciels et des conditions d’accès aux bases de données confirme l’existence de seuils critiques dans la fabrication et la diffusion des produits. Tous ceux d’entre nous qui cherchent à développer des produits nouveaux se heurtent très concrètement aux incertitudes actuelles. Et cela d’autant plus qu’il n’y a pas de produit sans supports. Nous comprenons de nouveau pourquoi les humanistes de la Renaissance ont fréquenté les ateliers d’imprimerie et pourquoi la rupture définitive entre gens de lettres et gens des métiers graphiques s’est produite au 19e siècle.
6La connaissance des incertitudes n’empêche pas de s’interroger sur les conséquences intellectuelles de la révolution technologique en cours. Certains s’appuient d’abord sur des pratiques concrètes : accès aux bases de données sur terminal informatique ou minitel, préparation de la copie pour l’imprimatique (avec des langages déclaratifs) ou en traitement de texte (avec le dispositif manipulatoire Macintosh). D’autres partent de considérations sur la textualité dans la longue durée, les obstacles bien connus qu’ont rencontrés les écrivains de la modernité, depuis Mallarmé et Apollinaire, pour s’exprimer dans le système qui leur était donné. Réflexion concrète et réflexion théorique sont les deux faces du même enjeu : les nouveaux produits de communication.
7La réconciliation « dialectique » de la lettre et de l’image suit la critique que McLuhan a faite de Gutenberg dans les années 50. Professeur de littérature anglaise, il est frappé par la présence immédiate de l’image de télévision. Il opposera les médias chauds (voix et image) aux médias froids (écriture, graphisme). Il annoncera en prophète la venue du « village global », celui qui réunira tous les hommes, devenus frères par la grâce du petit écran. Avec moins de succès, Jean-Jacques Servan-Schreiber a cru trouver semblable espoir dans la micro-informatique, nouvelle panacée aux problèmes de la planète.
8McLuhan avait choqué les gens de lettres. Roger Caillots, dans son discours de réception à l’Académie française, s’élevait contre ceux qui menaçaient de détruire avec l’écriture les fondements mêmes de notre raison. Selon lui, l’image séduit les sens, alors que l’écriture et la lecture exigent le travail et l’abstraction. On avait accusé la télévision de saper les bases morales de la jeunesse dans les années 50-60 aux Etats-Unis : c’est contre ce simplisme que s’était élevé McLuhan, insistant sur l’ouverture à la vie et au monde que le petit écran apportait à chacun. Lui voyait bien. Trop loin sans doute.
9Et l’effet de la technique lui cachait la réaction des hommes.
10Ce qui surprend aujourd’hui dans le tout-image du prophétisme McLuhanien, c’est d’avoir négligé l’informatique. L’écriture, plus que le calcul scientifique, a impulsé le développement de l’informatique dans l’après-guerre. Univac a perdu devant I.B.M., dont il faut rappeler le domaine d’activité : celui des International Business Machines. Mais les écritures comptables ne comptent guère pour les humanistes, malgré leur importance historique bien connue dans l’essor de la Renaissance italienne sur fond commercial et bancaire. L’informatique de gestion ne s’est longtemps souciée ni de langage informatique évolué (Cobol régnant en maître), ni de belle écriture : tout en capitales, et pour nous, pas d’accents. La langue était malmenée, les mots abrégés à la convenance des ingénieurs – à cause aussi, soyons justes, de contraintes techniques. L’erreur de McLuhan est d’autant plus excusable que le début des années 60 connaît l’échec des ambitions excessives et prématurées mises dans la traduction automatique.
11Aujourd’hui, l’écriture, l’image, le son, la voix sont numérisés. La distinction entre le digital et l’analogique ne disparaît pas mais s’estompe. Dans le domaine de l’image, la possibilité de créer entièrement par synthèse de « bits », i.e. d’impulsions électriques élémentaires, des images naturelles étonne le grand public et fait partager le vieux rêve de Pygmalion à quelques artistes-informaticiens. Sans doute plus surprenant pour L'imagination et plus riche d'avenir est le passage du naturel au numérique, qui correspond assez à un autre rêve, celui du génie génétique. L’alliage de la vidéo et du numérique abolit au niveau de nos sens la barrière entre le naturel et l’artificiel, l’irrationnel et le rationnel. Le bit, l’unité de base électronique, est l’atome à partir duquel nous fabriquons aussi bien des mots que des sons, des images, de la voix.
12Il n’est plus question de message froid ou chaud, intellectuel ou sensuel, mais d’une plénitude des media, qui ne négligent ni ne privilégient aucun des modes de communication symbolique dont dispose l’homme.
13Le système de Gutenberg a accentué la séquentialité et la fixité de la communication. La rationalité taylorienne a d’abord triomphé dans la manufacture des objets imprimés. Elle a certainement eu sur la production littéraire moderne le même effet que le célèbre slogan de Ford sur la couleur des automobiles : au client-roi de choisir sa couleur, pourvu que cette couleur soit le noir !
14Le lecteur jouit d’une entière liberté, à condition d’ignorer la bibliophilie, les mécanismes du marché, et, s’il est français, les langues étrangères.
15Le livre de peintre, la bande dessinée pour adulte et le livre-objet des années 60-70 n’ont pu toucher qu’un public de collectionneurs curieux et parfois snobs. Hormis les grands succès de la littérature juvénile, sapeur Camembert, Astérix et autres Schtroumpfs, les genres mixtes ont été marginalisés pour des raisons de coût. Plus que le jugement des gens de goût sur certaines formes de paralittérature, la ségrégation économique a induit des effets d’autant plus pernicieux que le mécanisme en reste méconnu. Le livre animé, même dans des éditions multilingues grand public, n’a pu refleurir que grâce à la main-d’œuvre enfantine de Hong-Kong.
16Dans un registre tout autre, les recherches du lettrisme et du spatialisme ont avorté faute de possibilités techniques. Deux textes de Raymond Queneau, par le contraste entre la pochade (Un conte à votre façon) et l’œuvre aboutie (Exercices de style), apportent sans doute le meilleur exemple de l’écart entre le possible et l’espéré.
17Ce que posent ces tentatives, auxquelles je me limite pour faire court, c’est le problème beaucoup plus général du rapport du texte à l’espace, au support, aux matériaux.
18Certes, dans l’immédiat, les coût de développement et d’accès aux matériels haut de gamme sont élevés, mais ils baissent d’année en année. Les nouvelles technologies changent la donne. L’écriture multimédiatique existe.
19L’informatique permet en effet de numériser pareillement et simultanément texte, son et image. C’est-à-dire qu’elle permet d’associer du texte à du texte, du son et de l’image. Des techniques entièrement autres l’ont permis bien avant les spectacles « son et lumière » devenus « son et laser » et les vidéo-clips. Les entrées royales des 16e et 17e siècles faisaient élever des monuments temporaires ou permanents, dresser des inscriptions, sonner les fanfares et participer les foules. L’opéra propose un modèle pluriel, qui retrouve vigueur, et qui m’a fait rêver depuis quelques années à un genre qui attend son Mozart, le livre-opéra.
20Notre imagination reste peut-être bridée par l’approbation individuelle de l’œuvre de communication. L’écran et le micro-ordinateur nous semblent un véhicule d’expression adéquat pour des œuvres qui échappent à la pure textualité écrite (l’écriture de chevalet) et dans certaines desquelles le lecteur-spectateur-auditeur peut exercer une activité propre. La conception assistée à l’ordinateur et l’interactivité sont les deux directions que l’environnement nous impose.
21L’ère de Gutenberg est close, ou plutôt elle se termine. Qu’est-ce à dire ? L’imprimerie a grandement contribué à la diffusion de l’image. Mais elle ne pouvait unir le texte et l’image. Le livre d’emblème, la « Grande Encyclopédie », le livre romantique illustré, le livre de peintre sont autant de demi-échecs. L’imprimerie de la seconde moitié du 20e siècle les a rapprochés et l’imprimatique, avec le développement des techniques laser, les intègre toujours davantage. Ce que les logiciels graphiques de schématisation permettent en bureautique (traduction instantanée de colonnes de chiffres en histogrammes et camemberts), les caméras de numérisation le font pour les revues, les brochures et les livres. Mais cet enrichissement reste prisonnier du statisme du livre. McLuhan s’intéressait au graphisme d’avant-garde. Il s’est essayé lui-même à une écriture poétique visuelle. Et il en a éprouvé les limites. Le texte s'opposait à l'image comme le numérique à l'analogique, mais plus encore comme le fixe au mobile. Les ingénieurs ont mis les ressources modernes de l’informatique au service des systèmes de communication anciens. Ils ont fait comme Gutenberg, qui prétendait donner à lire à ses contemporains des manuscrits.
22La nouvelle époque de l’écriture sera celle de la lecture à l'écran. Elle a commencé, bien évidemment, sur des modes mineurs : brève consultation des banques de données sur terminal, de l’annuaire téléphonique sur minitel. Les textes, cependant, sont encore conçus comme fixes et continus. Mais la véritable intégration, dans la mobiité, du texte et de l’image commence à être pensée. De nouveaux produits apparaissent : télé-romans sur réseau, fragments d’encyclopédie sur vidéo-disque. Le disque optique numérique va démultiplier les possibilités.
23L’écriture interactive devient possible, c’est-à-dire une écriture véritablement adaptée à la demande individuelle, et non cette caricature qu’a préfiguré le courrier personnalisé. A terme, le rapport entre l’auteur et le lecteur s’en trouvera bouleversé dans de nombreuses catégories d’ouvrage. Le livre classique du 19'siècle enfermait les consciences individuelles. Les nouveaux dispositifs de lettres, d’images et de sons vont progressivement rendre une certaine initiative à l’utilisateur. Les expériences des réseaux ont montré que les usagers pouvaient s’en approprier les ressources. Une écriture ouverte, produite par une équipe, permettra une consultation-dialogue. Que les dés soient encore pipés dans les schémas arborescents n’empêche d’y percevoir l’esquisse d’une transformation profonde des rapports de communication.
24De tels produits multimedia sont expérimentés, pour le câble, le vidéo-disque, le micro-ordinateur. Ils n’appartiennent pas à l’avenir lointain. Quels effets auront-ils sur la mentalité ? A vouloir deviner, on courrait risque de vaticiner, comme cela est arrivé à McLuhan. L’essentiel est de participer aux nouveaux moyens de communication multimedia, porteurs de revenus industriels et de créativité intellectuelle et artistique.
25Texte mobile, texte pluriel, texte avec texte, image et son, tels sont les mots qui résument les recherches très modestes engagées par le Groupe Paragraphe à partir de ses premiers contacts en 1981 avec les machines à traitement de texte.
26C’est ce qui relie, en esprit au moins, nos essais en quelques domaines, moins éloignés qu’il ne paraît :
271) édition critique à l’écran, 2) calligraphie animée, 3) récits interactifs. Les recherches de plusieurs d’entre nous vont se rejoindre, nous l’espérons : Daniel Weyl, dont l’analyse en critique littéraire génétique pourrait servir à l’élaboration d’un « Flaubert automatique » et Juliette Raabe dont les travaux sur le pilotage interactif du vidéo-disque et sur la littérature de série peuvent contribuer à une imagécriture de fiction.
28Les recherches du Groupe Alamo sur la génération automatique de textes les ressources accumulées par les lexicographes du Trésor de la langue française débouchent sur le même delta de l’écriture variable. Variation à l’imprimante et variation à l’écran sont sœurs jumelles et amies.
1) le projet La Rochefoucauld – l’idée Flaubert
29L’édition critique peut soit restituer un texte unique à partir de versions diverses mais plus ou moins dégradées, soit proposer dans un même texte des versions différentes mais intéressantes par elles-mêmes. Dans le premier cas, on utilise un apparat critique pour justifier les choix opérés ; dans le second, on présente des extraits des versions secondaires, le plus souvent par le biais des lieux variants qui les distinguent de la version principale donnée intégralement. La version principale est choisie en principe pour des raisons littéraires ou historiques, mais le privilège est presque toujours accordé à regret, car toutes les versions sont réputées intéressantes par une parcelle d’autorité (premier texte publié, dernier texte revu, etc.). La vraie raison du choix est économique : on ne peut réimprimer in extenso plusieurs versions, cela est trop coûteux. En principe, le va et vient du texte principal aux notes de l’apparat critique permet de reconstituer partiellement ou complètement les versions secondaires ; en pratique, seule la comparaison ponctuelle des variantes par rapport au texte principal est possible. L’édition critique réunit un corpus de versions parallèles, c’est-à-dire implicitement un « architexte », mais cet architexte, fabriqué par l’éditeur qui réunit dans un seul espace des versions éparses, ne peut vraiment être lu. L’architexte de l’édition critique reste en fait illisible. J’ai dit que des considération économiques interdisaient de publier intégralement en parallèle les diverses versions. Les exceptions sont rares. La plus célèbre est celle des évangiles. On sait que trois des évangiles (Matthieu, Marc et Luc, selon l’ordre canonique) sont dits synoptiques parce qu’on les a souvent donnés à lire ensemble sur une même page (on a aussi ajouté Jean, malgré son écart notable avec les autres évangiles, sauf pour le récit de la passion). Pourquoi cette présentation ? Parce que les évangiles fondent également le kérygme chrétien. On sait que le Diatessaron, qui réunissait les quatre évangiles en un texte syncrétique, n’a pas été retenu. Le christianisme a conservé les quatre textes dans leurs différences – au risque que les adversaires y voient des contradictions – comme autant de témoignages, transmis par des communautés distinctes, d’une vérité transcendante. Dans le corpus des Testaments, ils constituent un architexte. La présentation synoptique imprimée n’apporte qu’une réponse partielle à sa lecture simultanée ; les index et les concordances des Écritures, qui sont les premières que l’on ait faites, y apportent un complément indispensable. Mais on se souviendra aussi que la lecture liturgique y trace d’autres parcours, qui excèdent les capacités du dispositif synoptique, mais qui rendent justice au caractère pluriel des évangiles.
30L’idée de réaliser une édition critique synoptique sur écran s’impose dès lors qu’on admet l’intérêt spécifique des textes pluriels et leur irréductibilité à l’ordre linéaire strict qu’impose le papier, sauf à multiplier les volumes en fonction de la combinatoire et à produire une infinité de listes. Le multi-fenêtrage offre la solution. Le lecteur choisit à tout moment son texte conducteur et affiche dans des fenêtres successives (quatre au maximum sur un terminal ordinaire) les passages parallèles des autres textes. Un dispositif d’affichage particulier doit marquer les différences pour la commodité du lecteur. Un logiciel expérimental a été réalisé sur un fragment des Maximes de La Rochefoucauld. Les détails, les difficultés et les limites du prototype importent moins au présent propos que l’intérêt du multifenêtrage informatique pour la manipulation de textes pluriels, c’est-à-dire non strictement linéaires.
31Il existe une autre catégorie de textes pluriels, les » avant-textes » manuscrits, étapes successives d’un travail d’écriture irréductible aux termes de son achèvement. L’étude des brouillons natifs, et non des mises au net, se heurte à une double illisibilité, graphique et scripturale. La première peut souvent être résolue par une longue patience. La seconde, qui contredit la linéarité spatiale des transcriptions imprimées, conduit à l’illisibilité des éditions savantes. Seul un outil de manipulation, permettant de confronter assez librement les diverses zones d’écriture et de réécriture peut répondre au besoin. Un tel outil pourrait servir aux manuscriptologues s’ils veulent collaborer à sa réalisation. On voit ce qu’un traitement de texte interactif, relationnel et graphique peut apporter à un nouveau travail d’écriture. Une tentative de solution à partir des problèmes posés par les manuscrits de Flaubert est envisagée.
2) la calligraphie animée
32La calligraphie animée étend aux lettres et aux phrases assemblées les procédures utilisées dans l’animation d’images synthétiques non figuratives. A partir du logo publicitaire et du générique de film, on peut imaginer les ressources d’une écriture multiple sur des zones variables de l’écran, en deux ou trois dimensions, jouant des métamorphoses de lettres et de mots, des miroirs, des fonds, des flash partiels, des contrastes de couleur et d’éclairement. Sauf à rendre compte par le menu de l’expérience menée par Michel Bret et R.L. sur un ordinateur de faible puissance (un PDP 11/40, en 1983, déjà !) sauf à raconter les difficultés à la Bernard Palissy qu’on rencontre dans les « années zéros » de toute nouvelle exploration, sauf à dire les espoirs qu’on place dans des équipements plus sophistiqués (un SPS 9/40 alias Ridge, opérationnel fin 1985, et divers interfaces, touchons du bois !), je ne peux que mentionner la projection durant la décade de Cerisy de notre court métrage Deux mots. Impossible de « fixer par écrit » un scénario dont une grande partie de la mise en œuvre a été stockée dans des fichiers provisoires, bientôt réduits pour libérer de la place mémoire.
33L’utilisation du logiciel très souple de Michel Bret destiné à la création d’images plastiques nous a évité les rigidités du banc titre. En revanche, nous ne disposions ni d’alphabets typographiques, ni d’algorithmes permettant de compenser à travers les déformations que nous faisions subir aux lettres les proportions et les ajustements que la bonne typographie établit entre les différents corps. Ces insuffisances devront être palliées, non pas afin de corriger entièrement les déformations, ce qui serait contradictoire avec l’idée de métamorphose, mais d’en rester maître et n’être pas contraints, comme nous l’avons été, à adopter des procédures de déformation aléatoire pour atténuer certaines conséquences fâcheuses des étirements, des grossissements, des réductions, des inclinaisons, des renversements que nous faisions subir à des formes globales. L’outil une fois affiné, restera à explorer les nouvelles surfaces, en cherchant aussi à allier l’image synthétique avec l’image naturelle, et en y associant une mise en son qui soit autre chose qu’un simple accompagnement, comme nous avons dû nous y résoudre, faute de merle chanteur.
3) la fiction interactive
34La brève relation de notre lent cheminement pourra éviter à d’autres des erreurs, sinon des échecs.
35Le départ surprendra sans doute certains. Comme on dit, on essaie de faire avec ce qu’on a. Le groupe paragraphe est issu d’un colloque consacré à « la machine à écrire hier et demain ». Il en est issu par la voie inattendue d’un contrat passé avec l’Agence de l’informatique pour l’enseignement du traitement de texte à l’université. Cette voie conduisait à la bureautique, dont certaines beautés ont parfois paru arides à des littéraires et certains résultats un peu décevants. En 1981, en dehors des milieux spécialisés de l’organisation et des méthodes administratives, on parlait peu de « bibles de paragraphes ». Le nom du groupe vient de cet usage. Une visite à la Redoute à Roubaix ne nous ayant rien appris de plus à ce sujet (le savoir-faire « maison » ne se divulgue pas), nous tînmes alors un colloque sur « la notion de paragraphe », dont les Actes seront enfin parus quarante-cinq mois plus tard, en novembre 1985... La fonction d’insertion permet, sur les machines bureautiques dédiées, d’ajouter un paragraphe à l’écran. Donc d’appeler des paragraphes de son choix à l’écran. Mais il faut assez tôt vider la mémoire écran, ce qui entraîne des manipulations peu conviviales pour le lecteur. Des travaux faits avec des étudiants sur divers contes populaires (Peau d’Ane, la chèvre et les chevraux, le conte-chaîne du renard et du loup) montrèrent les limites de telles réécritures : la forte articulation logique du conte populaire interdit des variations autres qu’ornementales, sauf à transposer résolument, mais alors on ne peut enchaîner les nouveaux textes les uns aux autres. La mise en image, sur le modèle du dessin animé, semblait apporter une solution. Une petite équipe d’étudiantes s’est lancée dans une réalisation avec des moyens traditionnels (marionnettes en carton peintes à la gouache – et non dessin à la » palette graphique »). La photographie permettait des animations schématiques en diaporama, que conservait la vidéo. Le scénario fut repris en « story-board ». Mais nos premiers choix n’étaient pas adaptés à ces techniques : décors à reprendre, photographies à cadrer précisément, rendu insuffisant de la gouache à la vidéo. Un grave accident d’automobile survenu à l’une des étudiantes mit fin à l’expérience.
36D’où une nouvelle tentative de réaliser un album pour enfants associant texte et image sur micro-ordinateur, avec deux idées de base : la manipulation d’images animées simples (donc modulaires) déclenche l’appel des épisodes (pages-écrans successives) ; le scénario sous forme de graphe autorise des parcours par une suite de niveaux, avec des durées diverses, courts, longs, éventuellement une reprise da capo. Une équipe de quatre étudiants, deux scénaristes, un graphiste et un informaticien, travaille sur les aventures de Luciole, un rayon de soleil tombé sur notre planète... En cette période expérimentale, la difficulté, nous le savons tous, est de constituer et de maintenir en vie une équipe qui se réunit à la petite semaine, car les retombées restent problématiques.
37J’ai présenté à Cerisy les cinquante premiers paragraphes d'Ombre – un récit expérimental sans images – et donc très classique. Le lecteur est invité à se promener dans un graphe : labyrinthe aujourd’hui banal, qu’utilisent les romans « brouillés » d'aventure ou d’horreur pour la jeunesse, du genre livres dont vous êtes le héros. Mais qui fait bouger, me semble-t-il, le rapport du lecteur au texte. Le choix n’est pas laissé au hasard (prendre la porte à droite ou tirer aux dés) mais au goût du lecteur, qu’il s’agit ainsi d’impliquer dans les possibles romanesques. Les textes de choix, pour brefs qu’ils soient, appartiennent à un niveau textuel différent de celui du récit. J’avais d’abord distingué ce texte par une typographie fortement contrastive, à laquelle j’ai dû en partie renoncer, à regret, parce qu’elle occupait trop de place mémoire. Ce souci typographique m’avait sans doute caché l’importance de l’énonciation elle-même.· j’ai laissé échapper au tout début quelques « OUI/NON ». Le mode d’interaction initial n’était pas défini et j’en suis réduit pour l’instant à offrir comme instrument de parcours la recherche du numéro de page. Le choix dichotomique brutal m’a été reproché avec raison : il m’était dicté par la pauvreté du dispositif technique possible. Je vais m’employer à le dissimuler. Mais la difficulté restera tant qu’une solution logiciel n’aura pas été incorporée au dispositif. Bien sûr, la solution ne se trouvera que si je définis une autre stratégie d’interaction.
38En dépit de cette maladresse, quelques lecteurs ont bien voulu s’intéresser au texte du présentateur, c’est-à-dire accepter de se laisser prendre à la fiction de ce texte second. On me dira que la mise en scène du conteur est un vieux procédé oral. Précisément. La situation de narration dans la veillée ou sur les genoux d’une mère-grand imaginaire ne peut être séparée de la représentation du conte. Pas dans une fiction écrite – sinon comme procédé de mise en abîme – sauf à sauter les pages en avant ou en arrière, ajoutant à l’immobilisme du texte la mobilité opératoire du lecteur. Le lecteur savant reproche au lecteur naïf de suivre le fil du texte. Toute sa science n’est qu’un effet de relecture, c’est-à-dire de déplacement, de mouvement, que lui-même ajoute par sa pratique et dont on peut se demander s’il n’a pas la naïveté, au second degré, de la croire immanente. C’est en tout cas le pacte de lecture que met en cause le texte interactif ; pas la relecture, toujours possible, souhaitée même dans l’argumentaire de vente du produit : le rapport premier du lecteur à l’auteur, qui se donne à lire dans ses intertextes et dans les incessantes dérives qu’autorise ce nouveau roman. On songe à la liberté dont rêvaient Sterne et Diderot pour le seul auteur. On croit la donner au lecteur, non pas dans les alternatives « visiblement » contraignantes du récit, mais dans les manœuvres de sa lecture, son art de la manipulation. Ce qui oblige l’auteur de romanciel à « protéger » son texte comme l’éditeur à en verrouiller la disquette.
39Des projets plus avant-gardistes nous sont proposés par des informaticiens sur l’idée de « langage-objet », dont le small talk est le prototype. En définissant des personnages « objets » par des ensembles de relations, on peut envisager de créer des générateurs automatiques de scénarios. L’intérêt réside dans le caractère imprévisible mais réglé des interactions entre ces personnages. Quel générateur graphique et textuel leur associer, quelle possibilité d’intervention accorder au lecteur une fois le scénario mis en route ? Ce sont autant de nouveaux problèmes qu’il faudra envisager – après-demain.
Annexe
Discussion
Bernard Vachon : Tout en étant très séduit par tout ce que vous avez présenté, en particulier par votre film, j’ai, sur deux points particuliers, quelques réserves. Vous avez dit que les échecs du lettrisme et du spatialisme en particulier étaient dûs au fait que les moyens techniques manquaient à ces chercheurs, à ces poètes. Sans doute, mais relativement. Et, précisément, il ne me semble pas, à première vue en tout cas, que l’écran apporte une solution. Je voudrais citer un exemple récent, celui d’une exposition de Garnier à propos d’un voyage sur le fleuve. Sur le volume d’une pièce entière, il avait exposé des feuilles de papier dont les caractères imprimés reproduisaient calligraphiquement plus ou moins le voyage sur le fleuve lui-même. Qu’est-ce qu’un écran qui, par définition, n’a que deux dimensions, et donne une image plate même si on arrive à en tirer quelquefois des effets de profondeur comme vous l’avez très bien fait avec votre film, qu’est ce qu’un écran peut apporter sinon l’illusion de l’espace ? Le spatialisme, au contraire, me paraît progresser justement quand il arrive à investir l’espace, comme dans l’exemple dont je viens de parler tout de suite. Cela me paraît assez efficace et je ne vois pas ce que l’écran pourrait apporter de plus en ce domaine. Ensuite, vous avez dit : un livre animé, informatique, c’est beaucoup mieux qu’un livre animé imprimé. Tout le monde sait ce que sont ces livres animés qui permettent de faire bouger des images en tirant des petites languettes ; personnellement je ne suis pas très sûr que vous ayez raison car, me semble-t-il, vous minimisez l’obstacle de l’immatérialité de l’écran. J’ai l’air de parler du fond d’habitudes multiséculaires et d’être un petit peu rétro, mais je crois que le contact avec l’écran suppose un usage de notre corps qui n’est pas forcément adaptable à l’image informatique ou à l’image audiovisuelle. Notre corps n’est peut-être pas aussi adaptable qu’il l’a été par exemple au moment du passage du manuscrit aux caractères imprimés parce qu’alors il restait cette matérialité des choses. Moi, je suis un homme du concret et quand j’ai uniquement le contact optique, cela ne me satisfait pas complètement. En outre, non seulement l’écran doit toujours rester allumé sinon l’image disparaît mais c’est moi qui doit rester devant l’écran allumé sinon je n’ai plus de contact avec l’image. Mon corps est exclu de tout contact avec l’image dès que l’écran est éteint. Ma lecture, je dois l’interrompre de temps à autre ; mon corps fonctionne comme ça. Si j’ai un livre sous la main ou un manuscrit, je garde la matérialité de la chose disponible immédiatement, sensuellement ; si mon écran s’est éteint ça n’est plus possible. D’ailleurs je crois que tout le monde en a fait l’expérience avec le rétroprojecteur ; je suis gêné quand l’image s’en va, je me sens exclu du contact avec l’image, alors que si vous faites passer la feuille que vous avez montrée au rétro-projecteur, le fait de pouvoir y jeter un coup d’œil matériellement, de savoir que c’est là à ma disposition, change complètement mon rapport à l’objet, au texte.
Roger Lauser : Il y a des choses sur lesquelles on ne peut répondre, car il y a des comportements différents. Le rapport à la machine est complètement fascinant pour certains d’entre nous, pour d’autres, c’est peut-être une horreur ! Ce que je voulais dire, à propos des livres animés, c’est que dans les bibliothèques municipales, ces livres ne sont jamais à la disposition des enfants, parce que les enfants les cassent ; je me demande si les disquettes ne sont pas beaucoup plus maniables et si les gosses ne vont pas les utiliser davantage. Les livres animés sont rangés dans les placards ; à la rigueur on les expose mais on ne les donne pas. Au contraire, on manipule beaucoup à l’écran, même s’il s’agit d’un type différent de manipulation. C’est très concret, simplement il faut avoir l’habitude de gestes nouveaux. La possibilité de faire bouger l’écriture est quand même, je crois, assez radicalement nouvelle.
Jean Ricardou : Vous savez, cette nouveauté, elle ne date pas tout à fait d’aujourd’hui. Il me semble qu’il y a des films d’animation du début du siècle où l’on voit toutes sortes de métamorphoses de lettre. Seulement ces choses admirables, dans ces films d’autrefois, cela ne paraît pas avoir conduit à ouvrir un domaine...
Roger Laufer : Je crois pouvoir vous dire pourquoi : exactement pour la même raison que certains types de livres se font et d’autres ne se font pas, c’est pour une raison économique. Certaines choses, économiquement, ne sont pas réalisables. Le plus beau livre du siècle est « Jazz » de Matisse. Combien de gens présents dans la salle l’ont-ils manipulé ? Ils manipulent des 10/18 parce que cela ne coûte pas cher, mais les autres produits, on ne les manipule pas, on ne les a pas. Il ne faut pas. Il ne faut pas dire : c’est parce que ce ne sont pas de bons produits ; beaucoup de ces choses-là sont tout à fait extraordinaires mais on ne peut pas les avoir. Dans le domaine de l’animation, si même en France on n’a pas pu produire des dessins animés pour enfants, à plus forte raison, on n’a pas pû produire de grands films animés parce, que ce n’est pas rentable. Peut-être aujourd’hui, grâce à l’informatique, va-t-on pouvoir faire des choses qu’on ne pouvait pas faire.
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