Application d’une théorie du rythme à la production automatique de textes
p. 75-78
Résumé
Pierre Lusson présente sa théorie du rythme. Approche à l’origine de nombreux travaux développés par le groupe Polivanof de l’INALCO (Paris III) tant dans le domaine de l’analyse musicale que dans celui de la littérature ou dans l’étude des relations texte-musique. Après en avoir fait une description rapide, il s’efforce de montrer comment cette théorie d’application générale peut fournir des outils opératoires à divers domaines de la génération automatique de textes. Il laisse également apercevoir, entre autres directions de recherche, celle de la constitution, par l’emploi de cette méthode, d’une rhétorique générale abstraite.
Texte intégral
1La théorie du rythme dont il sera question est développée depuis une quinzaine d’années au Centre de Poétique Comparée (Paris) ; théorie très générale, mathématisée, elle s’applique essentiellement à l’analyse poétique et musicale. Ce qui nous intéressera ici ce sont évidemment ses aspects génératifs, bien qu’ils soient étroitement liés à l’aspect analytique. Nous ne ferons pas d’exposé systématique de la théorie, nous contentant d’en extraire les idées directrices qui peuvent s’utiliser en production automatique de textes.
2Un premier aspect de la théorie du rythme considérée est la séparation conceptuelle du formel et des conditions de sa réalisation. Par exemple on y étudie séparément le jeu combinatoire des formules de rimes et leur réalisation par un ensemble de timbres. La première partie de l’étude relève exclusivement de considérations de type combinatoire, et son intérêt génératif est évident : connaître les opérations fondamentales et leur mode de combinaison permet d’en dominer la production. La seconde partie de l’étude, la réalisation d’une formule abstraite donnée, par des sons de la langue, relève de la théorie du rythme « réalisé ». Supposons donc une séquence abstraite de rimes, abba par exemple, et la donnée (arbitraire, à disposition) de traits phoniques pour une syllabe quelconque : syllabes dont la voyelle est ouverte, voisée,.... et dont les consonnes appartiennent à l’une des classes phonologiques classiques ; la considération d’un ensemble structuré de ces traits pour chaque timbre abstrait, a ou b ici, permet d’engendrer tous les timbres réalisés, ce qui peut s’utiliser ensuite de bien des manières, par exemple pour obtenir, toujours à formule de rime donnée, des séquences de rimes réalisées obéissant à un principe directeur esthétique donné, comme une transformation progressive du timbre, laissant constant le rapport structurel entre les timbres abstraits a et b. Bien d’autres principes variationnels peuvent être envisagés.
3Qu’il soit abstrait ou réalisé, un rythme est une séquence d’éléments (dans le cas textuel, soit de syllabes, soit de mots, soit de complexes de mots syntaxiquement groupés, soit toute autre « unité » qu’on peut fort bien se donner arbitrairement), ces éléments étant groupés d’une part, et d’autre part de « valeur » inégale. Les principes qui guident les groupements ressemblent un peu à ceux de la Gestalt Theorie, avec cette différence qu’ils sont sans prétention psychologique et que l’on se permet de les gouverner par des axiomes arbitraires, d’où une évidente générativité. L’étude des groupement abstraits relève lui aussi de la mathématique ; par contre les groupements réalisés seront l’objet de considérations esthétiques. Dans les deux cas, la théorie distingue des groupements à grand degré de régularités : ce sont les « mètres », et la généralisation des considérations de métrique poétique ordinaire est l’un des buts de la théorie. L’usage en génération de texte est évidemment la constitution de contraintes de type oulipien, avec cette différence d'une exigence sur la pertinence théorique de celles-ci, l’OULIPO s’enchantant de l’exploration « anarchique » de toutes les contraintes qui peuvent venir à l’esprit. Le mode d’emploi de telles contraintes se fait en constituant un filtre, qui des séquences engendrées par tout procédé, ne laissera subsister que celles qui sont « métriques » : c’est ce que nous avons fait avec J. Roubaud, dans le cadre de l’ALAMO, avec les variations automatiques sur le célèbre poème « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ». Insistons sur le fait que la métricité considérée est infiniment plus large que l’ordinaire, en ce sens qu’une séquence peut être métrique pour des paramètres très largement arbitraires (cas déjà envisagé par de nombreux poètes).
4La théorie ne se borne pas à prendre en compte les seules séquences métriques, elle s’intéresse aussi aux variantes, qualifiées de « rythmiques », autour de mètres : ces variantes pour ne pas tomber dans le chaotique ou l’arbitraire se doivent d’être modérées dans leur écart à un mètre (de préférence perceptible, mais ce n’est pas indispensable), et par ailleurs peuvent utiliser comme procédés de variation soit des écarts combinatoires (donc abstraits), soit de réalisation. D’où un jeu très souple, dont l’implémentation sur machine reste parfaitement maîtrisable.
5D’une manière plus précise, supposons qu’on se soit donné pour une séquence déterminée plusieurs manières de distinguer l’importance relative de chaque élément, ce que nous appellerons « procédés de marquage ». On pourra par exemple, si c’est le mot qui est pris comme élément, marquer les mots par leur fonction syntaxique, par le choix dans un lexique donné, par leur structure phonique, par leur nombre de syllabes, etc., tout est permis (on ne fait pas de l’analyse linguistique) ; ces marquages, formant système, seront utilisés conjointement pour attribuer un « poids » (combinaison linéaire des poids relatifs à chacun des marquages) à chaque élément d’une séquence. On définit ainsi une « mélodie des poids » qui reflète pour chaque séquence les importances relatives de ses éléments, pour un système de marquage donné. On a alors en main un outil simple qui permet :
D’assurer la cohérence globale (on veut dire par là relativement au système de marquage donné) de la séquence, celle-ci devant avoir une certaine « forme » (celle de la mélodie des poids). Bien évidemment la recherche des « formes » intéressantes n’est pas mécanisable, sauf sous l’angle de l’expérimentation (en faisant varier par exemple les importances relatives des marquages, ou bien en changeant certains d’entre eux) ; de plus il n’est pas interdit d’avoir jusqu’au bout l’esprit génératif en se donnant le principe variationnel qui consiste à changer une séquence fondamentale par les opérations d’un groupe de transformation. On peut alors obtenir une séquence dont la structure abstraite (non perceptible en général) soit celle d’une frise.
D’assurer la conformité relative de deux séquences, chacune munie de son système de marquage, ainsi que de leur importance relative : encore une fois on retrouve un principe variationnel général. Par exemple : considérons deux lexiques appartenant à des domaines très différents, mais tels que certains concepts très généraux leurs soient applicables à tous deux (on pourra penser à deux lexiques dont les termes sont susceptibles des mêmes descriptions spatiales, même si pour un lexique c’est de manière métaphorique) ; les concepts spatiaux permettent de définir deux systèmes de marquage cohérent, et donc de manipuler l’isomorphie des deux séquences.
6Ce qui vient d’être dit en 2) est l’amorce d’une rhétorique générale abstraite, dont le concept central est celui d’analogie, relation qui peut s’énoncer « A se comporte comme B », ou mieux si l’on utilise les concepts évoqués plus haut, « A se comporte comme B relativement aux systèmes de marquage M(A) et M(B) » ; une telle relation, qui n’est pas transitive, possède cependant une propriété de pseudo-transitivité d'un grand intérêt pour la production de textes. Elle permet en effet de formuler une règle de continuité entre deux séquences successives. Soit donc les séquences (de mots par exemple) S1 et S2 : on dira que S2 prolonge S1 de manière cohérente (relativement aux systèmes de marquages Ml et M2 associés à S1 et S2) si il existe une partie commune non vide de Ml et M2 pour laquelle la fin de S1 est isomorphe au début de S2 (relativement à l’intersection de Ml et M2). Ce type de compatibilité est très puissant, il peut même, si l’on s’est donné des micro-univers sémantiques marqués, de permettre de définir une pseudo-cohérence sémantique tout-à-fait convainquante dans la création de certains types de poèmes automatiques. Il est même possible de se donner des marquages par « absence », les Renga de J.P. Balpe bénéficiant ainsi d’une cohérence « suggérée ».
7Une remarque doit être faite sur la composition des marquages : si, pour des buts analytiques, il est de la plus grande importance (mais ceci ne regarde pas la théorie proprement dite) d’examiner la composabilité des marquages, rien en production de textes ne limite a priori la liberté de combiner des marquages aussi hétérogènes qu’on le veut. On comparera cette situation avec la composition des forces en physique, deux forces d’origines aussi différentes que le frottement et l’électromagnétisme n’en sont pas moins composables. Il est cependant clair que le résultat esthétique attendu dépendra étroitement de la cohérence des marquages considérés. L’intérêt de cette méthode est de systématiser et rendre calculable cette compatibilité. Bien entendu reste toujours posée la limite du calculable, où actuellement la seule recherche un peu rentable consiste à définir des formes a priori et à en examiner le rendement esthétique a posteriori. Ce qui nous ramène à l’OULIPO.
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