Conclusion
p. 191-193
Texte intégral
1Pour finir, trois figures, les trois Parques des Amours jaunes : inversion, répétition, régression. Une chose et son contraire : le procédé revient avec une telle insistance qu’il finit par faire du contraire un alter ego ; le sommeil, on l’a vu, est pensé comme un soleil nocturne. Du chiasme à l’oxymore, l’inversion trahit donc sa véritable nature. Elle est une forme de répétition qui s’ajoute aux dédoublements (le corbillard/le corbeau, la femme/la mer, le soleil/le sommeil), aux paronomases, aux échecs successifs des locuteurs, de sorte que chez Corbière l’énumération n’est jamais qu’une suite d’équivalences.
2Des équivalences, mais pas exactement le retour du même dans sa parfaite unité. L’inversion éclaire le paradoxe de la répétition : toutes choses se valent certes (c’est le principe de l’exergue d’Épitaphe) et pourtant rien n’est jamais dit définitivement. Le locuteur est voué à un infini ressassement. À peine a-t-il parlé qu’il se rend compte qu’il doit recommencer : ses premiers mots n’étaient pas les bons, les suivants non plus. D’ailleurs, ce sont les mêmes, ou presque, et pourtant il faut continuer, litanie infinie de l’indifférencié.
3La répétition culmine dans ces scènes funèbres qui jalonnent le recueil et qui font dire à Alain Buisine que pour Corbière « tout geste scriptural est d’abord sépulcral1 ». Mais multiplier les épitaphes, c’est avouer leur inefficacité. De fait, si la pulsion revient sans cesse2, c’est parce que la mort est impossible à penser. Elle est vécue sur le mode régressif de la berceuse (voir les Rondels pour après) : le poète redevenu enfant (littéralement puisqu’il en perd la parole) écoute une voix maternelle et rassurante. Il rêve la mort comme l’union d’avant le sevrage, d’avant l’Œdipe, rêve aussi illusoire que l’obsession de la virginité, mais l’un comme l’autre témoignent de cet imaginaire régressif.
4La séparation est un traumatisme que le texte n’a de cesse de figurer : il la rumine faute de pouvoir la surmonter. Dans l’énumération comme dans l’inversion, la séparation est en cause : elle est l’objet du discours, le point à partir duquel une proposition s’inverse ou se répète. Tout un imaginaire de la limite se déploie dans le nom propre, dans la voix, dans le vers, pour représenter l’inhabitable, l’inaudible, l’indicible de la coupure. Une infime discordance qui fait apparaître le discours comme déplacé : c’est ce couac qui donne à l’œuvre son ton. Les premiers lecteurs de Corbière ont parlé d’étrangeté3, d’autres mentionnent le rire jaune ou l’ironie grinçante, un ton, en tous cas, qui se signalerait par sa duplicité : un double langage, discordant par conséquent.
5Il nous a semblé que ce décalage constitutif de l’ironie pouvait se figurer, et pas uniquement sur le plan rhétorique. L’ironie ne se contente pas d’être le trope de la coexistence de deux énoncés inverses. Dans cette duplicité, elle instaure un espace que l’imaginaire vient habiter. En d’autres termes, il y a place pour la corbière à l’intérieur du trope : une toute petite place, mais la plus importante, celle du grain de sable qui fait grincer l’ensemble.
6À partir de quoi un énoncé devient-il double et ne signifie pas ce qu’il a l’air de signifier ? À partir du même point qui fait qu’un cercle n’est plus parfait, qu’un phonème devient diphtongue ou le soleil sommeil. C’est de l’histoire de ce point, figuré paradoxalement comme un manque, qu’il aura été question ici. Un manque, que l’œuvre, loin de le réparer, n’aura su que figurer : de sorte que jamais, peut-être, un texte n’aura si justement été qualifié de marginal. Corbière est dans l’intervalle !
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