2. Sous le signe du sommeil
p. 75-158
Texte intégral
1. La litanie du sommeil
1À cette situation bloquée, le sommeil semble proposer une issue. Il est en tout cas l’objet d’une quête. Tout au long du recueil les berceuses illustrent les pouvoirs du sommeil : elles rythment le parcours du locuteur, elles constituent un recours contre l’envahissant soleil. Dans Veder Napoli poi Morir, c’est un refuge contre la déception due aux lazzaroni : « Ne les ruolze plus, ô grand soleil stupide !/Tas de pâles voyous ! Ça cherche à se nourrir ;/Ce n’est plus le lézard, c’est la sangsue à vide ;/Và, povero : Ne pas voir Naples... et dormir1. » L’opposition est donc posée : dormir est la seule façon de ne pas voir Naples, d’échapper au « grand soleil stupide ». Cette faveur du sommeil, Corbière la réserve aux victimes. À Graziella, par exemple, « Fleur d’Oranger » abandonnée par Lamartine, situé aussitôt dans le camp du soleil : « Dors, va ! Dors sous les pierres [...] Dors – l’Oranger fleurit encor... encor se fane ;/Et la rosée et le soleil ont eu ses fleurs.../Le Poète-apothicaire en a fait sa tisane2. » Autre délaissée, Roscoff, port de guerre réformé, à qui Corbière dédie une « berceuse en nord-ouest mineur » : « Dors... Sur ton sein/L’or ne fondra plus en friture./ – Où sont les noms de tes amants3... » La berceuse s’impose donc comme antidote du monde solaire. La dernière partie du recueil, Rondels pour après, n’est qu’une suite de berceuses, rythmées par l’impératif « dors ». Seule Male-Fleurette fait exception. Mais de Sonnet posthume à Petit mort pour rire une voix consolatrice s’adresse au poète redevenu enfant.
2Enfant ou amante délaissée : les bienfaits du sommeil s’adressent d’abord aux faibles, écrasés par le jour. C’est pour cette raison qu’il est l’élément naturel du poète des Amours jaunes, inverse du poète solaire parnassien. Au condor de Leconte de Lisle, à l’aigle d’Heredia, à l’albatros, c’est le crapaud qui répond, « poète tondu, sans aile4 », chantre de la « nuit sans air », doublement réfugié (« enterré » dit Corbière !) sous un massif et sous sa pierre5. Le poète « corbiérien » est un habitant du sommeil.
3D’où l’utilité de la Pipe6 qui donne accès à ce monde meilleur en endormant la « Bête ». Quelle bête ? L’appel du monde réel, l’envie de réussir, d’avoir sa part de soleil. La Pipe parle du poète : « Quand ses chimères éborgnées/Viennent se heurter à son front,/Je fume... Et lui, dans son plafond,/Ne peut plus voir les araignées. » Les chimères éborgnées sont blessées à l’œil, cet œil que la Pipe protège par un rideau de fumée. L’œil appartient au jour, et c’est une victime du soleil. Ainsi dans Cris d’aveugle : « Je vois des cercles d’or/Le soleil blanc me mord7. » L’œil crevé signifie donc l’éviction du monde solaire. L’aveugle est un christ sacrifié, puni par son père : « Mon Golgotha n’est pas fini/Lamma lamma sahactani8. » Et ce que le père punit, cet œil, c’est justement le principe solaire.
4Le fils éborgné n’a plus qu’à se retirer dans le sommeil : « – Dors encor : la Bête est calmée,/File ton rêve jusqu’au bout... » Le rêve joue ici le rôle de compensateur : il réalise les désirs que nie la réalité. C’est la figure du « Poète contumace9 » : condamné par la vie, forcé de la déserter, « il se vivait en rêve10 ». Même chose chez le Décourageux, poète aussi : « – Songe-creux : bien profond il resta dans son rêve11. » Le poète pour Corbière est toujours contumace ; c’est un de ses mots préférés, qui revient comme un refrain : « vivre par contumace12 », « Ça, c’est un renégat. Contumace partout13 », « J’ai un Maltais, contumace partout14 ». Être contumace partout implique qu’on n’est présent nulle part, qu’on se définit par l’absence. La condamnation par contumace fait du poète un éternel absent, une voix sans origine, sans auteur : une parole nocturne.
5C’est en effet le versant nocturne qui s’impose dans le recueil face aux poèmes solaires. Sans faire de décompte précis, on peut signaler que Steam boat, Zulma, Insomnie, Le poète contumace, Litanie du sommeil, toute la Sérénade et les Rondels sont des poèmes de nuit et qu’à l’exemple du crapaud, du poète contumace ou du narrateur des sérénades, l’acte poétique est d’essence nocturne. Denise Martin écrit : « Le monde de Tristan Corbière a la couleur de la nuit15. » S’appuyant sur Paysage mauvais ou la Sérénade, elle conclut que « la nuit symbolise cette impuissance à pénétrer au cœur des choses ». Pourtant, certaines nuits sont incontestablement heureuses. Ainsi dans Steam boat, la nuit amoureuse, le sommeil partagé, restent dans la mémoire comme une réussite : « Qu’elle va me sembler étroite !/La boîte à deux/Où nous n’avions qu’un oreiller/Pour sommeiller16. » La nuit marque ici un élargissement du monde. Ce n’est qu’après le départ de la passagère que le narrateur se retrouve à l’étroit, exclu du « cœur des choses ». Même souvenir heureux dans Après la pluie : « Le doux rêve s’est couché là sans point noir17. » Cependant, cette nuit heureuse – nous la qualifierons de bleue en souvenir de Novalis – reste exceptionnelle dans les Amours jaunes. Ce qui domine, c’est la nuit blanche : « pour toi tout seul, ta nostalgie,/Tes nuits blanches sans bougies18 », « Il s’amusa de son ennui,/Jusqu’à s’en réveiller la nuit19 ». La nuit n’est pas le lieu du sommeil mais de l’insomnie comme l’affirme un titre de poème20. La nuit blanche n’est pas le seul lot du solitaire, tandis qu’à l’amoureux appartiendrait la bleue. L’amant aussi en est victime. Ainsi dans Femme, après une nuit d’amour : « Une nuit blanche... un jour sali21. » La nuit blanche salit le jour, lui est irrémédiablement hostile. La nuit bleue, celle du sommeil, du rêve, est au contraire l’amie du jour.
6C’est le propos que développe Maurice Blanchot :
Que se passe-t-il la nuit ? En général, nous dormons. Par le sommeil, le jour se sert de la nuit pour effacer la nuit. Dormir appartient au monde [...] nous dormons en accord avec la loi générale qui fait dépendre notre activité diurne du repos de nos nuits. [...] La nuit, l’essence de la nuit ne nous laisse pas dormir. En elle, il n’est pas trouvé de refuge dans le sommeil22.
7Par la nuit blanche, Corbière s’approche de l’essence de la nuit, dont la nuit bleue est exclue : il se dirige vers « l’autre nuit ». Blanchot encore :
La première nuit est accueillante. Novalis lui adresse des hymnes. On peut dire d’elle : dans la nuit, comme si elle avait une intimité. On entre dans la nuit et l’on s’y repose par le sommeil et par la mort. Mais l’autre nuit n’accueille pas, ne s’ouvre pas. En elle, on est toujours dehors23.
8Et Corbière en écho, parlant à l’insomnie : « Pourquoi râler sur notre bouche,/Pourquoi défaire notre couche,/Et... ne pas coucher avec nous24 ? » Toujours dehors, comme le personnage de la Sérénade, celui qui cherche le cœur de la nuit est forcément déçu : « Pourquoi, sur notre gorge aride,/Toujours pencher ta coupe vide/Et nous laisser le cou tendu ? » En effet, « la nuit est inaccessible, parce qu’avoir accès à elle, c’est accéder au dehors25 ». Corbière, cherchant les bienfaits du sommeil, découvre la nature double de la nuit. Son monde nocturne, bouleversé par la découverte de la nuit blanche, n’est pas celui de Novalis. L’union mystique est rendue impossible par la nuit blanche. La nature des rapports avec le sommeil en est changée : le sommeil lui-même devient problématique.
9Cette problématisation nous conduit tout droit vers la Litanie du sommeil, souvent considérée comme le chef d’œuvre de Corbière. C’est aussi l’un des textes les plus hermétiques du recueil. Les surréalistes ont parlé d’écriture automatique. Nombre de critiques26 ont tenté de trouver une constante de l’inspiration. A. Sonnenfeld affirme en compromis : « Litanie du sommeil est le meilleur exemple d’ivresse verbale réfrénée par une discipline poétique27. » Ce qui fait problème, évidemment, c’est de déterminer une « discipline poétique » (C. Angelet parle même de « rhétorique »28) dans une telle accumulation d’images. A. Sonnenfeld propose sur quelques vers une explication par associations d’idées, mais il paraît difficile de la poursuivre beaucoup plus longuement. E. Noulet insiste de façon plus générale sur le « rôle tout-puissant du son29 », comme principe unificateur. Il semble cependant inévitable de renoncer à une analyse intégrale et détaillée, vers par vers : l’enchaînement des images reste trop souvent mystérieux. Faut-il pour autant se contenter de principes vagues ? Nous espérons montrer que le texte est véritablement et consciemment composé et que sa structure est en liaison avec sa thématique : toutes deux exposent une pratique du sommeil, qui est aussi une écriture, une réponse à la censure solaire.
10La Litanie n’est pas placée au hasard. Elle se trouve dans la partie centrale du recueil (la 4e sur 7) et à peu près au centre de cette partie (le 10e des 21 poèmes). Selon nous, la Litanie est donc le centre des Amours jaunes, à partir duquel s’organise le recueil : ce sera l’objet d’un chapitre ultérieur. Cette place au centre donne au recueil une structure symétrique encadrant la Litanie. Le même procédé se répète à l’intérieur du texte. La Litanie comprend quatre parties clairement délimitées. La première et la quatrième, courtes, sont adressées au personnage du Ruminant ; la deuxième et la troisième, nettement plus longues, ont le sommeil comme interlocuteur. Les parties centrales 2 et 3 sont donc encadrées par 1 et 4. Cette disposition symétrique par rapport au centre (nous la qualifierons d’embrassée en référence à celle des rimes) reprend celle du recueil et fait de la Litanie une miniature des Amours jaunes.
11Les parties 1 et 4 ont également leur symétrie. Toutes deux sont en rimes plates et changent de rime tous les deux vers. La dernière partie alterne classiquement rimes féminines et masculines, tandis que la première utilise une disposition embrassée30 qui correspond à l’ordonnance des quatre parties du texte : nouvel effet d’écho, de miniaturisation.
12D’autre part, chacune des parties périphériques se referme sur elle-même tout en illustrant l’opposition masculin/féminin à la rime. Dans la partie initiale, le premier vers finit sur « endormie » auquel répond le dernier mot du dernier vers « endormi », le même donc mais la variation en genre souligne la bisexualisation des parties périphériques, le mélange des genres qui les distingue, on le verra, des parties centrales. De la même façon, dans la partie finale, la dernière rime en « -é » reprend la première en « -ée » en modifiant son genre, tandis que le dernier mot « ensommeillé » renvoie à « endormi » dans la première partie. Ce jeu d’écho apparente volontairement les parties 1 et 4, et souligne leur structure fermée, qui les coupe du Sommeil. Elles sont effectivement dédiées au Ruminant qui ne sait rien du Sommeil.
13Au centre donc, les parties 2 et 3 ont comme destinataire le sommeil. Un refrain en préambule les rapproche : « SOMMEIL ! écoute moi : je parlerai bien bas. » Elles semblent constituer enfin un véritable centre après les emboîtements successifs de la partie (Raccrocs) au milieu du recueil, de la Litanie au milieu de la partie. Mais au moment de conclure à une force centripète des Amours jaunes, à l’appel du centre, force est de reconnaître que ces deux parties centrales s’opposent. La partie 2 est écrite en rimes féminines, la partie 3 en rimes masculines : la confrontation à l’évidence est volontaire puisque les parties périphériques sont « mixtes » ! À l’approche du centre, un mouvement centrifuge détermine deux pôles opposés et renvoie chaque partie vers l’extérieur, dans la marge en quelque sorte.
14Ce reflux est également souligné par une surprenante opposition de chiffres : la première partie contient 14 vers, la deuxième 16 strophes, la troisième 14 strophes, la dernière 16 vers31. Autrement dit, en numérotant les quatre parties : 1 + 2 = 3 + 4. Les parties 2 et 3 sont définitivement séparées et renvoyées dos à dos, chacune de son côté, loin du centre. Cette nouvelle et dernière figure inverse au dernier moment le parcours d’ensemble du recueil et ouvre au cœur des Amours jaunes une nouvelle symétrie autour d’un centre vide, d’un espace paradoxal, dont il n’est peut-être pas prématuré de dire qu’il est celui du sommeil ou de la nuit blanche. Façon de dire que le sommeil est d’abord une figure : c’est dans ce chiasme, dans ce mouvement d’inversion qu’il se constitue.
15La symétrie s’oppose à la temporalité : elle vise à inscrire le temps dans un cycle, dont la fin serait le commencement, ce qui revient à le nier : voir la « préface » d’Épitaphe32. Y a-t-il une temporalité dans la Litanie ? Apparemment, de 1 à 4, une nuit s’est écoulée : le Ruminant qui ronflait au début se réveillle à la fin, et deux mots, en majuscules, se répondent : INSOMNIE dans la première partie, correspondant à la nuit, et RÉVEIL dans la partie finale annonçant le retour du soleil. Cependant dès la fin de 1, il est question de réveil : « Et, la nuit s’éteignant dans le jour à demi,/Vous vous réveillez coi, sans vous être endormi33. » La première partie comprend une nuit complète ; du point de vue temporel, elle est donc la plus longue des quatre, les parties suivantes, et notamment la dernière, étant en quelque sorte incluses dans la première. Illustration du principe d’Épitaphe : la fin est déjà dans le commencement.
16Les effets de symétrie ou d’emboîtement viennent contrecarrer l’action du temps. Les parties 1 et 4 sont des textes du réveil ou de l’éveil : le premier est centré sur l’insomnie, le deuxième sur le réveil proprement dit. Ils encadrent les textes adressés au sommeil (2 et 3), figurant ainsi le conformisme diurne du Ruminant, l’opinion dominante : la nuit n’est qu’une éclipse provisoire du jour. Pourtant, de ces textes de la veille dont il est le destinataire, le Ruminant est exclu : dans 1, il ronfle, ce qui lui enlève évidemment toute chance de connaître l’INSOMNIE, mais dans 4 paradoxalement même éveillé, il est rejeté : « Tu n’as pas L’INSOMNIE, éveillé34. » Ce ronfleur n’est même pas mentionné dans les parties centrales consacrées au SOMMEIL. L’explication est donnée dans la quatrième partie par le même paradoxe : « Tu n’as pas LE SOMMEIL, ô Sac ensommeillé35 ! » Il faut sans doute entendre par là que le Sommeil ne s’approche que par l’Insomnie, que Sommeil et Insomnie ne sont qu’une seule et même chose, les deux faces d’une même réalité, chaque face n’étant accessible que par son contraire : subtilité incompréhensible au Ruminant, et caractéristique du régime nocturne défini par Gilbert Durand36.
17Ne pas confondre en tout cas l’Insomnie et le Réveil. Alors que l’Insomnie est liée au Sommeil de la façon qu’on a dite, le Réveil est une mise à mort du monde nocturne : « Astu jamais sonné le réveil de la meute ;/As-tu jamais senti l’éveil sourd de l’émeute,/Ou le réveil de plomb du malade fini37 ? » Il consacre la victoire du temps solaire (« LE RÉVEIL ! –/Qui bâille au ciel parmi les crins d’or du soleil ») sur l’intemporalité du Sommeil. La fin de la Litanie, avec ses hallalis, inverse celle de la Nuit d’octobre : « Viens voir la nature immortelle/Sortir des voiles du sommeil/Nous allons renaître avec elle/Au premier rayon du soleil38. » Une mise à mort, quand d’autres célèbrent une renaissance : Corbière a choisi son camp. Ne nous étonnons pas qu’il ne soit pas celui du soleil !
18Ce sommeil, il reste à savoir ce qu’il représente, quels sont ses attributs. En effet, il n’apparaît pas dans la Litanie comme une simple structure vide. Au contraire, les parties 2 et 3 accumulent les définitions, à tel point que c’est précisément leur abondance, et leur variété, qui égarent le lecteur. C’est à cause de ce foisonnement qu’il a fallu commencer par la structure, afin d’entrer dans la Litanie par la voie la plus simple. Le sommeil est désormais compris comme une structure symétrique organisée autour d’un centre vide. Quelle thématique développera-t-il sur cette base ?
19On considère généralement que dormir ou rêver nous ramènent vers la mère. Le régime nocturne de G. Durand associe dans les plaisirs de la nuit espace intime et nourriture39 ; il fait incontestablement du sommeil un monde maternel. De même, J. B. Pontalis, prolongeant les recherches de Freud, propose : « Rêver, c’est d’abord tenter de maintenir l’impossible union avec la mère [...], se mouvoir dans un espace d’avant le temps40. » Or, si l’on retrouve dans la Litanie la figuration d’un sommeil spatial et intemporel, son assimilation à la mère paraît plus contestable. L’étude des prédicats laisse perplexe. Le début de la deuxième partie (la première adressée au sommeil) comporte surtout des noms masculins : ciel-de-lit, oreiller, matelas, sac, rôdeur, Loup-Garou41. Seul l’un d’entre eux, « Baiser de l’Aimée », est féminisé par son complément et rejoint les rares prédicats féminins des premières strophes. Ensuite, les deux genres s’équilibrent. Le masculin reste prédominant, mais le féminin est bien représenté : « Brise alizée », « Aurorale buée », « Femme du rendez-vous », « Belle-de-nuit ». En fait, le sommeil est « Nourrice du soldat et Soldat des nourrices42 ». Il s’incarne pour chaque sexe en son contraire : lui-même est une créature instable. Le sommeil de Corbière dépasse donc les oppositions de sexes et ne se cantonne pas à la figure maternelle. Il est le « Grand Dieu, Maître de tout43 » qui concilie les deux sexes. Les jeux incessants sur les rimes féminines et masculines tout au long de la Litanie nous avaient déjà avertis : le sommeil est hermaphrodite ou, comme dit Corbière, « caméléon44 ».
20Sommeil ou rêve ? Pour un philosophe, ce n’est pas la même chose45 : le sommeil est strictement l’absence de conscience. Mais les poètes n’entrent pas dans ces subtilités : Nodier fait paraître un long article sur le sommeil qui traite en fait du rêve46. Le sommeil de Corbière n’est pas différent. Il sert, selon la définition célèbre de la psychanalyse, à la réalisation d’un désir. Mais pourquoi avoir choisi sommeil et non rêve ? Parce que seul sommeil peut faire obstacle à soleil. Les deux mots constituent un couple antagoniste : toujours la symétrie ! À la rime, l’un ne va pas sans l’autre : « Oh ! je t’aimais comme... un lézard qui pèle/Aime le rayon qui cuit son sommeil.../L’Amour entre nous vient battre de l’aile :/– Eh ! qu’il s’ôte de devant mon soleil47 ! », « Dans mes veines ma veine,/Mon rayon au soleil,/Ma dégaine en sa gaine,/Mon lézard au sommeil48 », « Naples ! panier percé des Seigneurs Lazzarones/Riches d’un doux ventre au soleil !/Polichinelles-Dieux, Rois pouilleux sur leurs trônes,/Clyso-pompant l’azur qui bâille leur sommeil49 ! », « Puis un petit coup-de-blague/Doux comme un demi-sommeil... /et puis : bâiller à la vague,/Philosopher au soleil50 ». On remarque au passage la disposition en rimes croisées : les deux mots sont inséparables, mais il s’agit de maintenir une distance. Cette structure binaire, renforcée par la rime « d’or/dort »51, donne la clé du fonctionnement du sommeil : il joue le rôle d’inverseur52 du soleil.
21Ce procédé est sensible à propos de la lumière. Le sommeil n’est pas simplement l’absence de lumière, mais le contraire de la lumière solaire : « Sombre lucidité ! Clair-obscur53 ! » L’oxymore définit la nature du sommeil : il est paradoxal54 car il tient sa signification du soleil qu’il veut pourtant nier. Dans le même temps, le sommeil affirme la suprématie du soleil (« lucidité », « clair » sont des mots diurnes) et la renverse (« sombre », « obscur »). La contestation peut encore aller plus loin et inverser les valeurs diurnes et nocturnes pour faire du sommeil la seule source de lumière : « la nuit s’éteignant dans le jour55 ». Dans ces conditions, l’aurore devient le début de la nuit. Le sommeil est alors « aurorale buée56 » ou « Aurore boréale au sein du jour terni57 ». Ce discours est caractéristique du régime nocturne. Cette inversion surprend par sa fréquence, traversant les époques et les genres : « O Nuit, jour des amants », « Nuit plus claire qu’un jour58 », « C’est le plus sombre de la nuit qui est clarté59 ». Il y a là une constante de l’imaginaire nocturne à laquelle Corbière ne fait pas exception.
22Cette particularité d’être l’inverse du soleil donne au sommeil le pouvoir de contrebalancer l’ordre diurne. Il est le « contre-poids des poids faux de l’épicier de sort60 ». Il enlève le superflu pour combler les manques : « Cuirasse du petit ! Camisole du fort61 », « Bouche d’or du silence et Bâillon du blagueur62 ». Le style binaire insiste sur la symétrie du mouvement qui toujours inverse le monde solaire pour trouver un juste milieu, ramener l’aiguille au centre. La force nocturne annule l’action solaire : « SOMME ! Actif du passif et Passif de l’actif63 ! » Le produit du somme est une somme égale à zéro, inévitable centre, point de symétrie de deux inverses. Nouvelle illustration, arithmétique cette fois, du fonctionnement du sommeil : il débouche sur un centre vide, le zéro. Ce centre est à la fois sa visée (le sommeil cherche à l’établir en annulant le monde diurne) et son origine (le point à partir duquel il se constitue comme inverse du soleil) : dans ce parcours de l’origine au but, le centre sort de la figure qu’il constitue à l’intérieur du sommeil (voir les pages sur la Litanie) et s’établit à l’extérieur.
23Nouveau paradoxe d’un centre intime et étranger, lieu de cet « unheimlich » qui régit aussi l’emploi de « ça », espace blanc où la zone solaire commence à s’estomper tout en imposant encore des compromis. Le sommeil n’a donc pas de vérité en soi. Corbière le définit comme : « Faux du vrai ! Vrai du faux64 ! » Sa nature se résume à sa fonction d’inverseur.
24Pour s’en rendre maître, il faut pouvoir donner de la voix. On n’entre pas dans le sommeil des Amours jaunes, on l’appelle. C’est pourquoi le dormeur en est exclu : « Tu n’as pas LE SOMMEIL, ô Sac ensommeillé65 ! » Le sommeil est bien « l’autre nuit » de Maurice Blanchot, inaccessible parce que toujours dehors : le dehors est l’essence de cette nuit. Blanchot écrit en titre : « Le dehors, la nuit66 ». À la fin de la Litanie, pourtant, le sommeil finit par céder. Alors, il s’éveille et parle : « LE SOMMEIL S’ÉVEILLANT ME DIT : TU M’AS SCIÉ67. » Il trahit sa véritable nature. Le sommeil est le lieu d’un discours : il écoute et répond parfois. Il est l’interlocuteur par excellence. Tout le monde s’adresse à lui : le « jeune homme », la « femme », le « voleur », les « forcenés », les « captifs », etc. La Litanie ne définit le sommeil qu’à travers une relation de discours toujours recommencée et personnalisée, ses interlocuteurs étant tous différents.
25À l’inverse de cette collectivité de voix qui habite le sommeil, le Ruminant est un personnage muet. Cet équivalent du philistin ou du bourgeois des romantiques dort ou mange (rumine) au lieu de parler. On a vu comment parler et manger s’opposent sous le signe du soleil : le fils réduit au silence se réfugie dans une consommation débridée. Mais il retrouve sa voix dans le sommeil. Le Ruminant fait l’inverse ; il représente le monde diurne. Il incarne une figure solaire, une figure de maître souvent prise à partie dans le recueil, et de façon moins discrète : Victor Hugo. On trouve en effet dans les Contemplations un texte intitulé Insomnie68, titre repris par Corbière, où le narrateur ronflant « comme un bœuf » est réveillé par l’inspiration qui le force à écrire malgré son désir de sommeil. À ce Ruminant passif, sans voix, et se disant poète, Corbière oppose une figure active. Dans la Litanie, l’inspiration ne vient pas toute seule comme un don du ciel. La Litanie, au contraire, est un poème de quête. C’est dans cette quête, dans ce mouvement vers le sommeil que le poème se constitue.
26Cette parole en quête de sommeil, il faut bien l’appeler l’inspiration. L’inspiration est la conscience d’un manque. Blanchot écrit :
[...] ce trait de l’inspiration que nous cherchons à éclaircir [...] n’est pas, en celui en qui elle fait défaut, une défaillance, mais en ce défaut exprime aussi la profondeur, la profusion et le mystère de sa présence69.
27La Litanie expose donc une poétique, une écriture du sommeil caractérisée par des effets de symétrie dans la composition et par une « dépersonnalisation » affichée : la voix du narrateur se fond parmi les dizaines d’interlocuteurs du sommeil qu’elle cite. En définitive, c’est à cette citation d’autres locuteurs que peut se réduire la Litanie. Le moi se perd dans une collectivité de moi attachée à renverser l’ordre diurne.
2. La structure des Amours jaunes : un livre-tombe
28La composition de la Litanie du sommeil, et sa place dans le recueil, invitent le lecteur à chercher dans les Amours jaunes une structure générale précise. Si le texte central est ordonné à partir d’une figure définie, on peut tenter de l’intégrer dans un ensemble plus vaste. Cependant, une composition symétrique reviendrait à nier toute évolution à l’intérieur du recueil : la symétrie instaure un espace cyclique (la fin renvoie au début) qui refuse la temporalité. Or, la plupart des critiques qui se sont intéressés à la composition du recueil ont proposé un schéma évolutif. Nous partirons donc de leurs hypothèses pour tâcher de définir dans les Amours jaunes un principe narratif contredisant la Litanie du sommeil.
29Albert Sonnenfeld, parmi les premiers, a dégagé une structure dans le recueil70. Il distingue six chapitres précédés d’un « bref chapitre sans titre comprenant trois poèmes, Ça, Paris, Épitaphe71 ». Les trois premiers chapitres, Les Amours jaunes, Sérénade des sérénades, Raccrocs se rejoignent « par la présence constante des thèmes de Paris et de Marcelle72 », quant aux trois derniers ils ont pour « thème commun » la Bretagne, chaque poème étant « destiné à attirer l’attention sur un aspect différent de la vie bretonne73 ». Après avoir remarqué que l’ordre des chapitres est contraire à la chronologie supposée de leur composition, il conclut que Corbière « a choisi cet ordre parce qu’il voulait que la structure des Amours jaunes fût symbolique de la nostalgie de la Bretagne qui l’envahissait durant tout son séjour à Paris74 ». La composition institue donc deux « mondes », selon les termes d’A. Sonnenfeld, Paris et la Bretagne, le premier connoté négativement, le second positivement. À « l’absence de valeur de la vie parisienne » s’oppose « l’intégrité morale et religieuse de la vie bretonne75 ». Cette lecture, qui articule solidement étude de structure et idéologie, est fondatrice : c’est encore la plus répandue, trente ans après la publication de l’ouvrage. On ne peut donc faire l’économie de sa critique.
30En effet, cette thèse fort stimulante n’évite pas d’excessives simplifications et des inexactitudes souvent signalées76. Il faut tout d’abord compter sept et non six chapitres : Ça constitue une véritable partie, puisqu’elle figure dans la liste des parties de l’édition originale77. Quant à Marcelle, dont A. Sonnenfeld fait un personnage essentiel des sections « parisiennes » et qu’il identifie à la fameuse Armida-Josephina Cuchiani, son prénom n’est employé que dans les deux parodies de La cigale et la fourmi qui ne sont incluses dans aucune partie. Il n’est donc pas possible de recourir à elle pour unifier les trois premières sections chaque fois qu’on s’éloigne de Paris. C’est pourtant ce que fait A. Sonnenfeld à propos de Sérénade des sérénades, située en Espagne : cette partie fait intervenir un personnage féminin anonyme, aussitôt baptisé Marcelle comme ceux de la première partie (les Amours jaunes). C’est donc un personnage inventé qui donne au monde « parisien » son unité et qui « récupère » également nombre de textes non parisiens. Dans les Amours jaunes (le chapitre), quatre textes sur vingt-quatre sont explicitement situés à Paris78 : Zulma (dans la banlieue), Bonne fortune (rue des Martyrs), Un jeune qui s’en va (Charenton) et La pipe au poète. Beaucoup ne comportent pas d’indication de lieu ; parmi ceux-là, certains peuvent décrire la vie dans la capitale (Après la pluie). Mais cinq textes sont situés hors de Paris, dont un en Bretagne (Le poète contumace) et deux en mer (Steam-boat et Sonnet à sir Bob) : espaces caractéristiques du deuxième pôle ! Dans Raccrocs, seuls trois poèmes sont indubitablement parisiens (Idylle coupée, Le convoi du pauvre, Déjeuner de soleil). Si on ajoute toute la Sérénade, ouvertement espagnole, l’unité de lieu est incontestablement bafouée. Enfin pour en finir avec cette section parisienne et amoureuse, presque toute la fin de Raccrocs n’a de rapport ni avec Paris ni avec Marcelle ou toute autre femme. Sept poèmes sont situés explicitement à l’étranger, et ce ne sont pas des poèmes d’amour. A. Sonnenfeld justifie ces « exceptions » en prétendant qu’elles sont inspirées par « les contacts du poète avec la vie littéraire et artistique de Paris, aussi bien que par un état psychologique d’amertume provoqué par Marcelle79 ». Marcelle est décidément indispensable : il fallait l’inventer ! Le plus simple semble quand même de ne pas intégrer tout Raccrocs dans ce premier pôle et de ne pas lui donner d’unité géographique (Paris) ou biographique (Marcelle). Peut-être voit-on alors se dessiner une véritable unité : nous y reviendrons.
31Après Paris, les trois dernières parties évoquent la Bretagne. Pas d’objection bien entendu pour Armor, il s’agit d’une partie complètement bretonne. Toutefois, la valorisation positive de la Bretagne, sauvée par le catholicisme rédempteur, n’est pas certaine. La piété de Corbière est loin d’être établie : nous renvoyons sur ce sujet aux lignes concernant la religion dans notre première partie. Des textes comme Le Pardon de Ste Anne ou Cris d’aveugle n’incitent pas à l’optimisme. La Bretagne catholique baigne dans un mysticisme tragique. L’aveugle martyrisé cherche refuge en Armor : « À toi je baye encor/O ciel défunt d’Armor80. » Mais se révolte en même temps contre le « ciel défunt » : « Pardon de crier fort/Seigneur contre le sort81. » De même, la rapsode « moitié d’aveugle » instinctivement attirée par les « Bon-Dieu de granit82 » n’a pas lieu de se réjouir de son sort : « Elle hâle comme une plainte,/Comme une plainte de la faim,/Et, longue comme un jour sans pain,/Lamentablement sa complainte... » Malgré tout, pour une aumône, « tu verras [...] sa main galeuse/Te faire un vrai signe de croix83 ». La religion d’Armor est indissolublement liée à la souffrance et au conflit, sans assurance de rédemption : elle transpose dans la sphère culturelle le conflit avec le père défini dans notre première partie. La révolte ne tourne pas à la révolution : la rapsode et l’aveugle se plaignent sans décider la mort de Dieu. Faut-il pour autant faire de la Bretagne le lieu du « salut religieux84 » ? Le texte semble-t-il ne va pas si loin.
32 Gens de mer pose d’autres problèmes. Certes, les textes sont majoritairement bretons : neuf sur seize. Mais Bitor est prétendument écrit à Marseille, Le Renégat aux Baléares, Bambine au Havre, Lettre du Mexique à Toulon. Tous ces lieux n’ont en commun que leur fonction maritime, par quoi ils rejoignent les noms bretons de la partie qui sont des ports : Brest-Recouvrance, Saint-Mâlo-de-l’Isle, Roscoff ; des îles : Ouessant, les Triagots, ou des baies : baie des Trépassés. Il est significatif que les grandes villes soient désignées dans leurs quartiers portuaires : Brest-Recouvrance, Marseille-La Joliette. Pour les gens de mer, la terre n’a de valeur que dans la mesure où elle ouvre sur la mer qui seule est leur patrie. À tel point que deux textes sont situés « à bord85 ». Autrement dit, les marins ne sont pas bretons : ils n’appartiennent qu’à la mer. C’est ce qu’il faut lire dans l’expression « gens de mer » : ils ne sont pas de Roscoff ou de Brest, mais « de mer ». Corbière insiste assez sur leurs perpétuels déplacements pour qu’on ne s’y trompe pas : l’internationalisme caractérise leur vie. Dans Bitor, la description du « Cap Horn » entasse les nationalités : des Anglais, des Yankees, des Hollandais, des Norvégiens, des Espagnols, des Nègres blancs, des Chinois, des Allemands, un Italien, des Grecs, des Bretons, l’escouade d’un vaisseau russe, des Gascons et quelques renégats86. L’énumération se clôt sur ce personnage typique du monde marin : le renégat. Celui qui n’a plus de patrie incarne l’idéal des gens de mer. Lui seul a tout abandonné à la mer : le texte qui fait suite à Bitor célèbre sa gloire et sa pureté87.
33A. Sonnenfeld inclut également Rondels pour après dans le monde breton : « Le dernier chapitre des Amours jaunes consiste en un groupe de berceuses pour un enfant mort qui a rejoint dans la mort le monde étrange et primitif du folklore celte88 ». Affirmation d’autant plus discutable qu’elle n’est suivie d’aucune explication et renouvelée dans le chapitre suivant : « Après sa mort, l’enfant devient un élément de la mythologie bretonne, “décrocheur d’étoiles”, “voleur d’étincelles” prométhéen, “léger peigneur de comètes”89. » En quoi ces expressions font-elles référence à la mythologie celte ? Leur trait commun est leur visée cosmique. Elles définissent le poète mort dans sa recherche d’astres nocturnes, de bons astres qui puissent éclairer la nuit. D’autres passages de Rondels excluent tout retour aux sources celtes : Do, l’enfant, do est rythmé de passages en italien90, Mirliton fait du poète un « ferreur de cigales91 », insecte peu breton venu tout droit des parodies de La Fontaine qui encadrent le recueil92. L’unité de lieu est une nouvelle fois sujette à caution. Il est risqué de faire de la Bretagne le principe unificateur des trois dernières parties. Il faut plutôt conclure à trois espaces distincts : Armor en Bretagne, Gens de mer en mer... et Rondels ? Sa situation pose problème : une lecture de la structure générale ne pourra se dispenser de justifier cette brutale « délocalisation ».
34L’ouvrage de Serge Meitinger93, refusant tout recours à la biographie, déchiffre dans les Amours jaunes un autre parcours. Il s’attache à démontrer que « l’édifice du recueil » conduit vers « toujours plus de dépersonnalisation94 ». La première partie, Ça, dénonce les procédés de fabrication de l’œuvre littéraire. Les Amours jaunes proposent « une analyse détaillée du mode de fonctionnement des masques, des faux-semblants95 ». La relation amoureuse s’en trouve discréditée, de même que « l’idéologie romantique de l’amour96 » : le lyrisme personnel devient donc impossible ; il s’agit d’inventer une nouvelle poétique, un « parler-autre » indépendant du moi. C’est ce qu’illustre la Sérénade des sérénades fondée non plus sur le « je » mais sur le langage lui-même à qui « elle fait produire des rapports nouveaux dans une sorte de liberté surveillée97 » : la même situation d’enfermement dehors est à l’origine des 14 poèmes de la partie. Raccrocs marque une nouvelle étape : « Le passage du délaissement volontaire de tout à une liberté vide encore et presque cosmique qui accote sans ménagement le poète à la réalité brute98. » Le réel est perçu directement sans recours à l’intelligence (c’est l’explication du « Sublime Bête » de Décourageux). On atteint progressivement la « poésie objective » chez qui les « jeux du verbe » produisent « un référent concret extérieur99 ». Ainsi dans Armor, c’est « l’imagerie implicite [...] du breton » qui produit « son réel propre »100. Enfin, malgré un retour condamnable du lyrisme et de la rhétorique dans Gens de mer, les Amours jaunes aboutissent dans les rondels à une neutralité absolue conçue comme une célébration de l’Autre. Ainsi de « l’objectalité », accumulation de variations sur une histoire, à la neutralité en passant par « l’objectivité » qui laisse parler le langage propre au réel le recueil se débarrasse-t-il peu à peu du « je » romantique.
35C’est bien en effet du « je » romantique, de sa position de maîtrise sur le texte qu’il s’agit. Si les romantiques sont pris à partie, c’est parce que leur moi a investi tout le texte : ils vendent leurs propres mots sur leurs propres vies. On a vu comment Corbière réagissait à ce commerce intime par la parodie. Son propre moi se retire de la scène. Est-ce pour se réfugier dans la neutralité ? Il semble au contraire que le retrait du moi unificateur provoque une prolifération des locuteurs. S. Meitinger lui-même voit dans les Amours jaunes (la partie) un jeu de masques : ils impliquent une multiplicité de discours. R. Raskin101 a relevé sur l’ensemble du recueil ces « jeux de rôles » : il ne les situe pas qu’au début. Constamment le texte est en situation de discours, agi par un locuteur. Mêmes les poèmes narratifs sont en langue « parlée » ; la critique s’accorde sur l’oralité de la langue de Corbière. Lorsque le locuteur n’expose pas ouvertement son « je », il s’appuie quand même sur un destinataire. Dans les Rondels, quelqu’un parle au poète mort : les impératifs et la deuxième personne établissent une situation de discours même si le locuteur se cache. Cette question de l’énonciation, caractéristique de l’écriture du sommeil, sera développée plus longuement après les problèmes de structure.
36Dans son Tristan Corbière. La paresse et le génie102 A. Le Milinaire avance une troisième lecture. Situant les « Rondels » dans « une sorte d’avant-vie », « une mort où le corps, comme celui d’un enfant, reste léger, intact et pur »103, il propose l’ordre suivant :
Corbière commencerait son recueil par la fin, c’est-à-dire par la période la plus proche de son existence – l’échec parisien-, puis, remontant dans le temps – la rencontre avec Marcelle : « les Amours jaunes » ; le séjour en Italie : « Raccrocs » ; le séjour à Roscoff : « Armor » et « Gens de mer » – le terminerait par le commencement : cette avant-vie proche de la mort et qui serait réconciliation avec elle104.
37Cette analyse, séduisante, est tout de même discutable. D’abord parce qu’elle simplifie la distribution géographique du recueil : A. Le Milinaire ne tient pas compte de la Sérénade des sérénades, située en Espagne, sans doute parce qu’elle ne s’intégré pas dans le parcours biographique de Corbière et situe peut-être un peu vite Gens de mer en Bretagne. Il accorde également à Marcelle une importance qui nous paraît excessive105.
38Notre deuxième réserve porte sur l’interprétation systématique des textes du point de vue autobiographique. Le retour de Paris vers l’enfance en passant par la Bretagne est-il le parcours d’un personnage unique ? Ce serait rejoindre la tradition romantique autobiographique rejetée justement par Corbière. De fait, les textes d’Armor et de Gens de mer révèlent une disparition du narrateur omniprésent des premières parties : Serge Meitinger parle à leur sujet de « poésie objective » ! Et quand un narrateur apparaît, il est clairement présenté comme un personnage : un aveugle, un marin, un conscrit, etc. Si l’itinéraire est malgré tout dans l’ensemble convaincant, il n’implique pas automatiquement la personne de Corbière : la complexité du système d’énonciation doit amener le lecteur à s’interroger sur sa finalité et ses rapports avec le « je » biographique.
39Au cours de cette revue bibliographique, quelques idées se sont dégagées : il y a une forte disparité entre les parties initiales et les parties finales, mais l’opposition géographique n’est pas suffisamment convaincante, car peu de parties ont une réelle unité de lieu ; la question du « je », de sa situation par rapport à son propre discours est essentielle pour l’interprétation d’une œuvre qui rejette le lyrisme personnel romantique. Ces constatations doivent permettre de dégager une structure. Il est donc temps d’exposer à la critique notre propre thèse. Nous tenterons d’abord de montrer comment les parties s’organisent entre elles avant de nous attacher plus longuement à leur organisation interne et à ses conséquences sur la structure générale.
40 Ça et Rondels pour après se répondent. Elles encadrent le recueil et partagent une même fonction métapoétique : elles ont pour tâche de définir la place du poète vis-à-vis de son œuvre et de son public. Ça (le poème) propose un anti art poétique : « L’Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’Art106. » Paris et Épitaphe décrivent l’itinéraire malheureux d’un poète moderne que la vie rejette. Les rondels présentent l’autre point de vue : après sa mort, le poète obtient enfin un statut ; il se distingue des « pâles », des « bourgeois » et autres « Cucurbitacés »107. La mort est l’occasion d’une renaissance, d’une véritable vie illustrée par le futur omniprésent : « Ils te croiront mort – Les bourgeois sont bêtes. » La mort est l’avenir du poète ; elle se confond avec le sommeil (Rondels est une suite de berceuses). Le retour du sommeil est un signe : sa fonction d’inverseur transforme la mort en vie, fait de Rondels l’antithèse de Ça. Deux pôles indissociables et opposés encadrent le recueil, ils instaurent entre vie et mort un espace, un terrain vague où le poète cherche sa place. C’est, en effet, la question de la situation du « je » qui organise à notre avis le recueil.
41 Amours jaunes et Sérénade des sérénades, les deux parties qui suivent Ça, sont centrées sur le couple. Elles mettent en scène, de façon quasi systématique, le poète/soupirant face à la femme/Muse. De ce point de vue, ces parties sont encore traditionnelles ; elles reprennent une structure du lyrisme personnel : un locuteur s’adresse à la femme qu’il aime. Ce schéma est évident dans Sérénade des sérénades : le titre annonce une structure fixe. Seul Heures ne mentionne pas explicitement la présence de la destinataire – le narrateur se décourage – mais sa fin l’intègre dans la structure de la sérénade en se définissant comme chant108. Les Amours jaunes sont eux aussi une représentation du couple : le premier poème est intitulé À l’éternel Madame109, le deuxième, Féminin singulier110. Mais l’unité est moins grande. Quelques textes, À une rose, Insomnie, La pipe au poète, ne présentent pas d’interlocuteur féminin. Cependant, ces personnages, qui font couple avec le narrateur, sont largement féminisés : ce sont des doublets de la femme. C’est le cas bien entendu de la rose, héritière d’une longue tradition littéraire. La Pipe joue le rôle de « nourrice » du poète111. L’insomnie quant à elle est qualifiée de « lubrique pucelle », de « Belle-de-nuit impure ». La fin du texte reconstitue clairement le couple amoureux : « Ton baiser de feu/Laisse un goût froidi de fer rouge/Oh ! viens te poser dans mon bouge !.../Nous dormirons ensemble un peu112. »
42Tous les autres textes mettent en scène le couple en variant la structure d’énonciation. Dans Femme113, la femme parle seule du personnage masculin. Dans Sonnet à sir Bob114, le narrateur parle de la femme à son chien. Dans Steam-boat115, il s’adresse directement à elle. Variation sur un thème amoureux, cette première partie reprend la thématique romantique, se structure comme elle autour du couple. Un seul texte se distingue vraiment : il s’agit d’/Sonnet dans les Amours jaunes116 où il n’est question que de technique – le personnage féminin en est complètement absent. Mais ce poème se veut justement une caricature de la poésie impersonnelle. On peut donc conclure : à ce point du recueil, le locuteur-poète ne trouve place que dans le couple ; il ne se situe que par rapport à la Femme/Muse sur qui pleuvent pourtant les invectives. Le modèle traditionnel n’est contesté que de l’intérieur, à partir de la même structure : cette situation est problématique, on peut s’attendre à ce qu’elle ne dure pas.
43 Raccrocs amorce une rupture. Son premier texte, Laisser-courre, placé sous les auspices d’Isaac Laquedem, le Juif errant, présente un locuteur seul, abandonné de tous. Plus de personnage féminin : « J’ai laissé mes amours/Dans les tours, dans les fours117. » Cette renonciation à la structure du couple désoriente le locuteur : il ne peut plus se situer, il n’a plus d’espace propre. Comme souvent chez Corbière, le texte initial anticipe sur le déroulement de l’ensemble118 : les cinq textes suivants sont de nouveau construits sur le modèle dialogique. Comme par provocation, les titres soulignent ce retour d’un conformisme abandonné dans Laisser-courre en se présentant comme des dédicaces : À ma jument souris, A la douce amie, A mon chien Pope, À un juvénal de lait, À une demoiselle. Cependant, le statut de la femme comme interlocuteur privilégié du locuteur vacille : sur cinq poèmes, deux seulement lui sont adressés. La suite de la partie tire un constat d’échec d’une telle poétique et cherche à rompre la situation de dialogue. Décourageux affirme d’emblée : « Ce fut un vrai poète : Il n’avait pas de chant119. » La Rapsodie du sourd fait l’éloge du silence : « Soyez muette pour moi, contemplative Idole,/Tous les deux, l’un par l’autre, oubliant la parole,/Vous ne me direz mot : je ne répondrai rien.../Et rien ne pourra dédorer l’entretien120. » Le couple poète/Muse est encore maintenu, mais il n’a plus rien à se dire : la Muse est devenue « stérile121 », et le poète sourd !
44Même caricature dans Frère et sœur jumeaux où le couple a beaucoup vieilli (« Ils étaient tous deux seuls oubliés là par l’âge ») : l’homme joue comme « un sourd aveugle », tandis que la femme écoute... un grillon ! Le locuteur ne s’y trompe pas : il crie « Tityre122 », reconnaissant dans le « vieux duo » la tradition lyrique touchée par la limite d’âge. Leur association s’arrête là : le texte suivant est la Litanie du sommeil qui célèbre une autre poétique. La dissolution du « je » dans le collectif signe la fin du couple : il n’en est plus question dans la suite du recueil. La Litanie est donc le pivot des Amours jaunes : elle marque le passage d’une poétique du couple à une poétique du groupe.
45 Raccrocs, partie centrale du recueil, donne les étapes de cette métamorphose. L’abandon de l’espace bipolaire du couple suscite la question déjà posée dans Laisser-courre : où situer celui qui s’est défait de tout ? C’est pourquoi la fin de Raccrocs est une errance, tant géographique que littéraire : Paris d’abord, puis l’Italie, l’Espagne enfin. Le poète cherche sa place sans la trouver. Même l’Italie, patrie des arts le déçoit. Il n’y a plus de lieu littéraire : à Paris, « les lauriers sont coupés123 », « tués l’idéal et le râble124 » ; on a vu quelle dégradation subissaient l’Italie et l’Espagne. Le poète se définit alors négativement comme celui qui n’a pas de pays : c’est l’objet du dernier texte de Raccrocs, Paria. Paria reprend en écho les propos de Laisser-courre sur la solitude du poète, mais pour la revendiquer comme essentielle : « Toujours seul. Toujours libre125. » Apatride, le poète est partout chez lui, il transporte sa patrie avec lui : « Ma patrie est où je la plante :/Terre ou mer, elle est sous la plante/De mes pieds. » Réduit à rien, il peut s’identifier à tout : « Ma parole est l’écho vide/Qui ne dit rien – et c’est tout126. » Cette définition par l’écho implique le passage d’une poétique de la personne à une poétique de la collectivité : il s’agira de laisser résonner d’autres paroles que celles du poète-locuteur omniprésent, de changer de voix.
46C’est ce à quoi travaillent les deux parties suivantes. Bien plus que dans un lieu, elles s’ancrent dans un groupe. Les quatre premiers textes d’Armor marquent l’abandon du lyrisme personnel : le « je » en est complètement absent. S’il revient par la suite, c’est avec discrétion ou pour laisser la parole à d’autres locuteurs : l’aveugle de Cris d’aveugle, le mobilisé de la Pastorale de Conlie. Seuls les deux premiers textes (Paysage mauvais, Nature morte) sont centrés sur le décor ; les autres traitent d’abord des gens : le « riche en Bretagne », les fidèles de saint Tupetu ou de sainte Anne. La Bretagne ne se constitue comme espace que par ceux qui l’habitent.
47Ce refus du lieu au profit de l’homme est encore plus évident dans Gens de mer : le titre le précise d’emblée, ce sont les gens qui comptent. On l’a vu, le monde de la mer ne se définit pas comme une patrie, comme un espace clos. Les marins viennent de tous les pays et constituent entre eux une « race à part127 ». Ils ne se reconnaissent pas dans une origine géographique, mais par leurs mœurs : un mode de vie, un langage. L’auteur leur donne donc la parole et parle leur propre langue, se présentant comme l’un des leurs au début de la partie : « Marin, je sens mon matelot/Comme le bonhomme Callot/Sentait son illustre bonhomme128. » Le groupe a définitivement remplacé le couple ; le locuteur s’est fondu dans une collectivité.
48Le recueil paraît donc véritablement organisé. Il respecte des principes de composition illustrés dans la Litanie : symétrie du début et de la fin, importance du centre. Les Amours jaunes s’ordonnent autour de la Litanie qui définit une poétique nouvelle, une écriture du sommeil. Le texte central sert de pivot à une transformation dont Raccrocs, partie centrale, relate les étapes : le centre est une zone de turbulences, il est toujours problématique. Avant lui, la structure bipolaire du couple domine, après lui le « je » s’inscrit dans une collectivité de locuteurs. Deux parties ne suivent pas cette évolution : Ça et Rondels pour après. Les deux parties périphériques encadrent l’ensemble du recueil et situent le poète face à son public en posant la question de la réception de l’œuvre. Elles ont donc un rôle métapoétique.
49Le jeu sur les parties périphériques trace une figure qu’on peut qualifier de concentrique : le centre y est soigneusement encadré. Ce principe de composition, dont on va définir l’étendue, peut remettre en cause le mouvement du recueil. Il subordonne un principe dynamique, temporel, à une figure statique : c’est ainsi que dans la Litanie du sommeil temps solaire et structure nocturne s’opposent. L’écriture du sommeil cherche d’abord une relation dans l’espace qui puisse nier toute possibilité d’histoire linéaire. Il s’agit donc de savoir comment sur l’ensemble des Amours jaunes le principe concentrique s’organise et comment il s’oppose au mouvement général.
50Deux textes, placés hors des parties, encadrent tout le recueil. Tous deux dédiés à Marcelle, ils mettent en scène le poète et sa muse. Leurs titres se répondent en chiasme : Le poète et la cigale129, La cigale et le poète130. Les premiers mots du livre sont aussi les derniers, effet de circularité qui tend à nier la vie interne du recueil. Entre temps, il est vrai, l’œuvre s’est faite, mais le poète comme la marraine le déplorent : « Il alla coller sa mine/Aux carreaux de sa voisine,/Pour lui peindre ses regrets/D’avoir fait – Oh pas exprès son honteux monstre de livre [...] – Écrivain public banal !/Qui pouvait si bien le dire... Et si bien ne pas l’écrire ! » La négativité de la fin annule tout le parcours du livre, tandis que la symétrie des deux textes valorise la périphérie au détriment du centre. Ce mouvement centrifuge est renforcé par Ça et Rondels pour après, parties périphériques, que leur fonction métapoétique éloigne des cinq autres parties : on a donc deux débuts et deux fins. Cette insistance trahit la peur du centre : lieu du sommeil, il est le lieu de l’origine, mais le recueil se construit précisément à partir de lui, en s’en éloignant. Au moment d’étudier l’organisation interne des parties, on peut donc retenir la leçon : le début et la fin en auront plus à dire que le centre, ils contiendront l’essentiel du propos.
51La première partie, Ça, comprend trois textes : le plus long est encadré par les plus courts, figure désormais répertoriée. Cette partie introduit la mise en cause du « je » poétique, problématique qui constitue la trame des Amours jaunes. En même temps, elle lui règle déjà son compte. Le premier texte, Ça, sous forme d’interrogatoire, sert bien d’introduction, mais Épitaphe anticipe sur Rondels pour après : dès la fin de la première partie, le poète est mort et enterré ; on parle de lui au passé. Quant au poème central, Paris, il retrace en huit sonnets l’itinéraire d’un poète breton, qui pourrait bien être celui du recueil, venu réussir dans la capitale et poussé au suicide par son échec : nouvelle mention de la mort, bien avant les rondels. Tout est dit dès la première partie, le reste ne peut être que redite : le début tue l’histoire d’entrée de jeu, se refuse à toute temporalité et rend caduques toutes les interprétations sur l’évolution des Amours jaunes. C’est ce que veut démontrer l’exergue d’Épitaphe : « ... il y a tant de choses qui finissent par le commencement que le commencement commence à finir par être la fin [...] une épitaphe égale une préface et réciproquement131. » Le propos tourne autour du centre sans jamais le nommer. C’est lui qui est visé, qu’il faut éliminer. Les anticipations du début ne visent pas la fin, elles la renforcent puisqu’elles viennent d’elle, mais elles enlèvent toute fonction au centre : il n’est plus le pivot du texte si l’on peut passer du début à la fin sans lui.
52Construction tout aussi savante dans les Amours jaunes. La partie est centrée, on l’a vu, sur le couple poète/Muse. Les deux textes périphériques se répondent : ils sont adressés l’un et l’autre à la Muse. À l’éternel Madame, le texte initial, proclame agressivement la supériorité du poète. Le duo romantique, explicitement parodié puisque les rimes sont de Hugo132, devient combat, mais il est encore productif : « Sois femelle de l’homme, et sers de Muse, ô femme,/Quand le poète brame en Âme, en Lame, en Flamme !/Puis – quand il ronflera – viens baiser ton vainqueur133 ! » Le texte final constate le retournement de ce rapport de force. Le poète est désormais « contumace134 », « condamné des huissiers comme des médecins135 ». La Muse l’a quitté, il lui écrit piteusement pour la rappeler : situation inverse de la précédente, soulignée par la reprise des rimes (« Certes, elle n’est pas loin, celle après qui tu brames/O cerf de Saint Hubert ! Mais ton front est sans flammes136 »).
53Nouvelle figure : dans Ça, le début annexait la partie finale ; ici, la fin de la partie en renverse le début. L’inversion fait ressortir la cohésion interne de la partie (la fin s’appuie sur le début), mais pour en nier la pertinence (la fin est le contraire du début). Cette démonstration est renforcée par un jeu sur les nombres et les dates. La partie comprend vingt-quatre poèmes. Le vingt-quatrième se déroule dans la nuit du vingt-quatre au vingt-cinq décembre : il s’inscrit dans la linéarité de la partie. Mais au moment où le soleil se lève sur ce jour de Noël, le poète déchire la lettre qu’il écrivait à sa muse137 : au lieu d’une nouvelle naissance, une tentative avortée ! Une structure qui débouche sur le vide : tout Corbière est là. La composition n’a chez lui d’autre fonction que d’exhiber son propre néant.
54La Sérénade des sérénades illustre de façon encore plus frappante cette poétique du vide. Son dernier mot est « ZERO138 » ; c’est pourtant la plus construite des parties du recueil. Sa cohésion thématique est en effet renforcée par des enchaînements syntaxiques de poème à poème ou par des reprises de lexique souvent signalés. Jean-Marie Gleize en propose une étude détaillée dans la deuxième partie de son chapitre sur Corbière139. Il voit dans la Sérénade des sérénades une partie « métapoétique », terme que nous avons réservé aux parties périphériques. Celles-ci présentent une réflexion sur l’écriture et la fonction sociale du poète, tandis que la Sérénade, comme les Amours jaunes et une partie de Raccrocs, est centrée sur le couple du poète et de la muse : le point de vue change, par conséquent, mais il est certain que cette affaire de couple interroge la communication poétique.
55Les lignes suivantes reprendront donc en partie les propos de J.-M. Gleize en les intégrant à notre problématique. La Sérénade des sérénades comprend quatorze textes. Son poème initial est un sonnet : le début contient donc symboliquement toute la partie dans ses quatorze vers qui renvoient à la fois au nombre des textes et à la durée supposée de la sérénade : « J’ai compté plus de quatorze heures140. » Une fois encore, tout est dit dès le début. De fait, au cours de la partie la situation n’évoluera pas. Pendant quatorze poèmes, un poète tente de convaincre sa dame de le laisser entrer. De Sonnet de nuit : « Ouvre, Iscariote,/Ton judas pour un baiser141 ! » à Pièce à carreaux : « Ouvre ! fenêtre à guillotine :/C’est le bourreau142 ! », il se répète sans succès, développant tout un réseau de métaphores sadiques, enchaînant les textes.
56Ainsi, Sonnet de nuit, avec ses « atroces accords », annonce-t-il et Guitare et Rescousse. Guitare illustre l’aspect musical des « accords » sur un ton plus euphorique ; Rescousse revient vers l’atroce du texte initial (« barbare », « cric de supplice », « martyre ») tout en empruntant au poème précédent la guitare et le cigare143.
57De Rescousse à Toit, l’enchaînement est syntaxique : « Vais m’en aller ! », « Tiens non ! J’attendrai tranquille144 », de même que de Toit à Litanie : « Dans ton boîtier, ô Fenêtre !/Calme et pure, gît peut-être... Un vieux monsieur sourd », « Non... Mon cœur te sent là, Petite145 ». Parallèlement, le champ du religieux, déjà présent dans Sonnet de nuit (« Iscariote », « judas »), Guitare (« Jésus ») et Rescousse (« martyre »), se renforce et s’allie au sadisme pour donner au texte sa couleur infernale qui prépare les parodies sacrilèges de Chapelet ou Grand opéra. Prêt à se damner pour réussir, le narrateur, après une tentative de séduction par l’angélisme (« Nénuphar du ciel ! Blanche étoile !/Tour ivoirine ! Nef sans voile/Vesper, amoris Aurora146 ! »), se tourne résolument vers Satan : « Ah ! je sais les répons mystiques,/Pour le cantique des cantiques,/Qu’on chante... au Diable, Señora ! »
58 Chapelet fait suite tout naturellement à ce changement de programme en déclinant les fêtes religieuses sur un mode blasphématoire. Elizir d’amor reste dans la même tonalité : « Ma musique est maudite,/Maudite en l’éternité147. » Ses deux premiers vers rappellent les deux étapes de la sérénade : « Tu ne me veux pas en rêve,/Tu m’auras en cauchemar. » La fin du texte où le narrateur se présente comme un « chien parmi les chiens perdus148 » annonce Vénerie et la métaphore de la chasse : le narrateur y devient un « limier » pistant la « Bête ». Le début de Vendetta ne s’enchaîne pas explicitement avec le texte précédent, mais revient aux problèmes de communication qui caractérisent cette partie, à l’absence de réponse : « Tu ne veux pas de mon âme/Que je jette à tour de bras. » Début calqué sur Elizir d’amor (« Tu ne me veux pas en rêve ») et qui trahit de nouveau ce besoin d’une destinataire. C’est ainsi que les textes suivants mettent l’accent sur la nécessité du message, se focalisent sur la chanson : « Vaux-tu ma chanson encore ? », « Chante encore149 ». À tel point que le thématique cède le pas au métapoétique dans le titre : Chanson en Si150, et plus tard Grand opéra151 ; le texte ne se définit plus par ce qu’il dit, mais par ce qu’il est. Face à la disparition de la destinataire, la définition par le genre rassure.
59 Chanson en Si débouche sur un nouvel échec. La fin du poème présente une dernière supplique dans laquelle le conditionnel a remplacé l’impératif, signe que la confiance décline : « Si j’étais Toi.../J’ouvrirais au pauvre Moi152. » Message une nouvelle fois sans écho, puisque Portes et fenêtres reprend : « N’entends-tu pas ? – Sang et guitare ! –/Réponds ! » Puis la fin du texte annonce le sujet de Grand opéra après avoir tiré la leçon des échecs précédents : « Je n’ai fait que me damner moi/En serinant mes sérénades.../Il ne reste à damner que Toi ! » Enfin, Pièce à carreaux illustre une dernière fois le thème de l’obstacle, avant de s’achever sur « un grand ZÉRO153 » qui nie à la fois l’existence de la destinataire et la légitimité d’une sérénade que personne n’entend. La fin rend inutile la brillante construction de la partie : ce déploiement de virtuosité formelle aboutit à ZÉRO. De nouveau, la figure a pour fonction de révéler le vide, d’établir sa propre nullité.
60Nous ne nous attarderons pas sur Raccrocs : la composition de cette partie, qui constitue le centre du recueil, a déjà été détaillée. Rappelons tout de même combien Laisser-courre et Paria se ressemblent et se répondent, pour former une figure encadrante, une de plus ! Signalons également que dès la fin de Laisser-courre, le poème initial, tout est dit : « Rien ne m’a rien laissé154. » Anticipation qui coupe la linéarité de la partie pour annoncer la fin, c’est à dire Paria, lequel prépare déjà Rondels pour après en concluant : « Puisque ma patrie est en terre/Mon os ira bien là tout seul155. »
61Même structure dans Armor et Gens de mer : le texte initial joue son rôle d’introduction générale, métapoétique, il ne se situe pas sur le même plan que le reste de la partie, et souvent anticipe sur la fin ; le texte final, très pessimiste, condamne toute perspective d’avenir. Dans Armor, Paysage mauvais et Nature morte posent le décor : aucun personnage n’intervient. On devine dès le titre que ce début n’annonce rien de bon. La mort, en principe attendue en fin de partie, investit déjà le texte : le commencement est déjà une fin. Principe que le dernier vers de Nature morte illustre à merveille : « Le défunt qui s’en va demain156. » L’avenir est dans le présent, la mort est dans la vie : le vivant est déjà « défunt ». C’est aussi ce que signifie le poison mentionné dans Paysage mauvais157 et dans la Pastorale de Conlie158, le poème final : la mort est là, à venir et déjà présente dans la nourriture. Le poison est la métaphore de cette technique de composition par anticipation. Corbière, tel le crapaud (« petit chantre mélancolique » auquel il a assimilé le poète) empoisonne ses débuts : ils portent en eux le germe de la fin, de façon parfois si lisible que le lecteur devient lui-même mélancolique, privé qu’il est des plaisirs du développement, mis lui aussi en situation de deuil.
62L’écriture mélancolique se caractérise par le sadisme de la pulsion de mort159 tournée ici contre le texte condamné à une incessante mise en scène du deuil. De sorte qu’à des débuts déjà presque morts répondent dans chaque partie des fins définitives qui rompent la linéarité du texte. Dans Ça, c’est Épitaphe ; dans les Amours jaunes, le Poète contumace, « condamné des huissiers comme des médecins160 » ; la Sérénade se clôt sur ZÉRO ; Raccrocs sur le linceul de Paria161 ; Armor sur l’« hallali » ou l’« abattoir » de la Pastorale de Conlie162, dont le dernier vers révèle la présence de « l’ergot de mort » dans le blé163. Même structure dans Gens de mer : le texte initial, Matelots, présente le marin « attendant [...] quoi : la mort ? – Non, le flot164 », propos repris et développé dans La Fin qui fait de la mer le cimetière du marin. Toutes les parties finissent donc par une mise à mort, généralement annoncée dès le début.
63 Rondels pour après se construit de la même façon, mais sa situation de partie finale renforce l’importance de la mort : tous les textes se présentent comme des oraisons funèbres. Cette partie suit le plan habituel : les deux textes périphériques se distinguent en n’étant pas des rondels. Le début, Sonnet posthume, éloigné formellement, est fondé sur la même situation d’énonciation que les rondels : une voix s’adresse au poète mort. Male-fleurette, le texte final, est plus proche des rondels que le sonnet : il comporte simplement un vers de plus. En revanche, les impératifs et les apostrophes ont disparu. Le poète mort a perdu son rôle de destinataire : c’est vraiment la fin. Ainsi, Male-fleurette inverse-t-il la situation du début par rapport aux rondels : l’un (Sonnet posthume) s’en distingue par la forme et s’en rapproche par l’énonciation, l’autre fait le contraire. C’est toujours la symétrie qui commande.
64Cependant, cette partie finale pose un problème. Elle semble laisser libre cours à cette pulsion de mort, repérée dans les parties précédentes, et fonctionner comme un superlatif : la fin des fins propose six mises à mort, rappelant peut-être les six parties (les six fins) déjà écrites. Toutefois, le temps dominant est le futur. Y a-t-il une suite possible à cette fin si longuement célébrée ? On peut penser que la mort a libéré le poète de l’espace pour lui donner accès au temps. On a vu comment la question de la situation du locuteur s’exprimait en termes spatiaux : le recueil évoluant au gré d’une suite d’échecs d’un espace bipolaire à un espace collectif, d’abord défini géographiquement (l’Italie, Paris, la Bretagne) pour aboutir ensuite à la neutralité de la mer, espace infini et sans nationalité. Rondels pour après est la seule partie à ne comporter aucune indication géographique, aucun nom de lieu : comme si le poète s’était libéré de l’espace fini. Il évolue de fait dans un espace cosmique qui lui permet d’être à la fois sous terre et partout. La mort, faisant de lui un « décrocheur d’étoiles165 », un « peigneur de comètes166 », l’a affranchi de l’espace. Le fait-elle pour autant accéder à une autre temporalité ?
65À lire de près Male-fleurette, le poème final, on doit conclure que le futur ne débouche pas sur une histoire, mais sur un éternel recommencement : « Ici reviendra la fleurette blême/Dont les renouveaux sont toujours passés... » Le futur n’annonce que le retour du même, du passé. Dans ce texte final, le refrain, « Ici reviendra la fleurette blême », est répété trois fois : au début, au milieu et à la fin. Autant dire que le centre est aussi bien un début ou une fin, principe illustré dans l’exergue d’Épitaphe déjà cité167 et qui fait des Amours jaunes une œuvre sans queue ni tête puisque, selon la formule des Petits poèmes en prose, « tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement168 ». C’est ce qui justifie le choix du rondel dans la partie finale : il est destiné à évoquer en guise de conclusion la figure de la ronde ou du cercle qui structure le recueil. Le rondel est en effet la matérialisation poétique du cercle. Explication de Thomas Sébillet :
Le rondeau169 est ainsi nommé de sa forme. Car ainsi que au cercle (que le Français appelle Rondeau) après avoir discouru toute la circonférence, on rentre toujours au premier point duquel le discours avait été commencé : ainsi au Poème dit Rondeau, après tout dit, on retourne toujours au premier carme ou hémistiche pris en son commencement170.
66C’est de nouveau, et définitivement, l’espace qui l’emporte sur le temps. Le cercle n’est pas neutre. Sa valorisation positive se déploie sur deux pôles : la perfection de sa forme en fait l’espace intime par excellence, mais, conçu comme une roue, il symbolise également la maîtrise du temps171. Le cercle est un lieu où le temps est vaincu. De là sa douceur : c’est en son sein que la mort s’apprivoise. Le cercle est de nature funèbre, mais il évacue le tragique. Maurice Blanchot le rapproche du « Requiem fauréen (qui) nous invite presque tendrement à forcer les portes de la mort », puis il cite Hofmannsthal : « Qui connaît la puissance du cercle, ne redoute plus la mort172. »
67Le principe de clôture est donc fondamental dans les Amours jaunes : le recueil, les parties, certains poèmes, tout a tendance à se refermer pour tracer un cercle autour d’un centre. Cependant, le centre lui-même est généralement de peu d’importance voire absent. Raccrocs, partie centrale, est celle qui possède le moins d’unité. Elle pivote autour de la Litanie, qui lui sert donc de centre sans l’être tout à fait. Sur 21 textes, la Litanie est le dixième : infime décalage qui démontre que le centre n’est jamais vraiment là. C’est ce qu’illustre également la structure de la Litanie avec son centre vide. Ce qui importe, plus que le centre, c’est le cercle, qui exprime le besoin d’un contenant pour enfermer l’absence. L’écriture circulaire fait du livre une forme creuse, un contenant parmi les autres, mais mystérieusement vide, d’un vide provocant : fallait-il déployer tout ce faste concentrique pour en arriver là ?
68Celui-ci étant vide, tâchons de partir des autres. Peut-être en apprendrons-nous un peu plus sur leur nature. Une situation revient fréquemment : le locuteur est enfermé dehors ; il n’a pas accès au contenant qui lui soustrait l’objet de son désir. C’est le schéma de la Sérénade des sérénades : la femme aimée est à l’abri chez elle, sa porte ou sa fenêtre reste close. Le locuteur rêve de posséder et le lieu et la femme. Mais les maisons qu’il habite n’ont pas cette étanchéité rassurante. L’« ancien vieux couvent » du poète contumace est « si troué que, pour entrer dedans,/On n’aurait pu trouver l’entrée173 ». Impossible d’y faire venir la femme, elle repartirait par le premier trou ! Ce besoin du lieu fermé, propice à l’intimité amoureuse, suscite toute une rêverie sur la prison : « Quatre murs ! – Liberté174 ! » Enfin un espace sans trou et bien gardé ! Rien de tel pour l’amour : « À nos cœurs plus d’alarmes :/Libres et bien à nous !.../Sens planer les gendarmes,/Pigeons du rendez-vous ;/Et Cupidon-Cerbère/À qui la sûreté/De nos amours est chère... » L’amour nécessite la possession d’un contenant qui garantisse la fidélité de la femme (d’où le Cupidon-Cerbère). Les souvenirs heureux y sont liés. Ainsi en est-il de la « boîte à deux175 » de Steam boat ou du phare à la forme aphrodisiaque : « – Oh ! que je voudrais là, Madame,/Tous deux !... – Veux-tu176 ? » Même espace fermé pour l’amitié, que ce soit le bateau ou le « Casino des trépassés » au « système cellulaire177 ». On a souvent rapproché le Casino, « ancien clocher178 » de l’« ancien vieux couvent » du poète contumace : l’origine ecclésiastique, la situation sur les côtes bretonnes, les ruines. Signalons une différence essentielle : la demeure du poète contumace ouverte à tous les vents est le négatif du Casino ; sa porosité lui enlève toute aptitude au bonheur. Dans le rêve du casino (car il s’agit d’un espace imaginaire : « c’est là que j’invente un casino »), tout est étudié pour rendre l’espace étanche : « C’est une bonne tour, solide aux cloches comme aux couleuvrines », « L’intérieur est un puits carré », on signale « l’épaisseur des murailles ». La lumière peut à peine entrer : « une entaille en ogive longue et profonde donne une raie de lumière », « de loin en loin, sur les parois, montent de petits jours noirs », « des logettes, avec un œil en meurtrière ». Le bonheur n’est vraiment possible que dans un lieu fermé.
69Cependant, cette valorisation de la clôture n’est pas simple célébration des douceurs du foyer. Les contenants de Corbière sont presque toujours des tombes. C’est le cas du bateau, promis systématiquement au naufrage dans les Amours jaunes ; une longue tradition mythologique le rattache au culte des morts, par ce que Bachelard nomme le « complexe de Caron179 ». C’est aussi ce que devient la maison fermée de Sérénade des sérénades. Son inaccessibilité la rend sacrée et divinise son contenu tout en lui retirant la vie : « Dors sous le tabernacle, ô Figure de cire !/Triple Châsse vierge et martyre,/Derrière un verre, sous le plomb,/Et dans les siècles des siècles...180 » Même valeur funéraire du phare, pourtant qualifié de « Priape d’ouragan181 » : « Là, gît debout une vestale182 », « – Et moi : ci-gît dans la citerne183 ». Quant au casino, sa pièce du bas est une « nef dallée de pierres tombales184 ».
70L’espace clos, amoureux ou non, est avant tout funèbre : il est littéralement consacré à la mort. En effet, les notations religieuses se multiplient pour enlever à la mort toute réalité biologique : l’espace de la tombe est de l’ordre de la métaphore. Les personnages des Amours jaunes habitent, même de leur vivant, des tombes heureuses qui euphémisent la mort185, de sorte qu’on ne sait plus où situer le poète des Rondels, « mort pour rire186 » plus vivant que dans la vie. La rêverie sur les « boîtes187 » rejoint l’obsession circulaire de la structure. On peut donc proposer une réponse à la question laissée en suspens : que signifie ce cercle vide qui structure les Amours jaunes ? Il représente une tombe de plus. Tracée par le mouvement de l’œuvre, elle se referme sur son auteur. Le livre en cercle (on aimerait dire encercle) est la tombe du moi qui l’a produite.
3. Le moi vide de l’énonciation
71Le livre-tombe sert de point de départ. Comprenons que les nombreuses tombes du recueil le désignent métaphoriquement, liant de la sorte l’écriture et la mort. Cette tombe est pourtant destinée à rester une enveloppe vide : le moi n’a pas assez de corps pour nécessiter un tel monument. Même vivant, il n’existe pas. Il ne cesse de revendiquer son absence, son insignifiance : « ne fut quelqu’un ni quelque chose188 », « Rien ne m’a rien laissé189 », « Je suis là mais absent190 ». Il est celui qui ne fait rien et qui ne veut rien faire : il pratique le « farniente »191 avec un plaisir provocateur.
72On peut facilement prévoir la suite : « cercueils de poètes (sont) boîtes à violon qui sonnent le creux192 », « une tombe – et rien dedans193 ». La tombe est vide, parce que le moi n’existe pas ou plutôt parce que lui aussi est vide ou creux, comme une tombe : « l’idéal à moi : c’est un songe/Creux194 ».
73Lisons dans le creux de cet « idéal à moi » le vide qu’installe dans le narcissisme l’idéal du moi, lors de la mélancolie. La psychanalyse développe en effet toute une poétique du vide mélancolique qui rejoint les propos des Amours jaunes. Freud écrit :
Le complexe mélancolique se comporte comme une blessure ouverte attirant de toutes parts vers lui des énergies d’investissements [...] et vidant le moi jusqu’à l’appauvrir complètement195.
74J. Kristeva évoque l’image de la « crypte », explorée par N. Abraham et M. Torok :
La langue morte qu’il (le mélancolique) parle et qui annonce son suicide cache une Chose enterrée vivante. Mais celle-ci, il ne la traduira pas pour ne pas la trahir : elle restera emmurée dans la « crypte »196.
75Le moi vide sert donc de tombe. On passe de la tombe vide du moi au moi plein de la tombe, au moi comme deuxième tombe : « La tête comme un bon cercueil197. » Vide ? S’il se proclame vide, dit J. Kristeva, c’est qu’il est plein de ce qu’il ne veut pas dire, de cette « Chose enterrée vivante ». De même pour J. Chazaud : « Le Moi se mesure moins à son Idéal, qu’il ne s’affronte rageusement à un négatif de l’Idéal – sous forme du mauvais objet pulsionnel introjecté dans le vide du narcissisme moral198. » Il y a donc bien, dans le vide annoncé, quelque chose à trouver.
76C’est ce que cherche J. Starobinski dans « Les rimes du vide »199. Il est question de deux sonnets de Baudelaire, Alchimie de la douleur et Horreur sympathique200. C’est le deuxième sonnet qui justifie le titre de l’article ; il développe littéralement « les rimes du vide » dans ses quatrains : livide, vide, avide, Ovide. À cette « âme vide » (Horreur sympathique, v. 3) bien mélancolique correspond la figure de la tombe, déjà repérée, et située au ciel : « Dans le suaire des nuages/Je découvre un cadavre cher,/Et sur les célestes rivages/Je bâtis de grands sarcophages », « Vos vastes nuages en deuil/Sont les corbillards de mes rêves ». La localisation dans le ciel ajoute à la tonalité funèbre : c’est là-haut que montent les âmes des morts, et sans doute aussi les rêves avortés. Que contiennent ces tombes, « sépulture », « suaire », « sarcophages » ou « corbillards » ? Rien d’autre, dit J. Starobinski, que cet objet introjecté auquel le moi s’est identifié et que, déçu, il a voulu tuer. Baudelaire écrit tout simplement : « les corbillards de mes rêves ». Le « cadavre cher » d’Alchimie de la douleur est une partie du moi, d’où les restes d’attachement (« cher », « sympathique », « l’Enfer où mon cœur se plaît »), mais c’est la mauvaise partie. On retrouve à l’intérieur du moi devenu tombe le mauvais idéal mis à mort. Baudelaire commence : « de longs corbillards [...]/Défilent lentement dans mon âme201 », Corbière répond : « la tête comme un bon cercueil202 ».
77Objet bien baudelairien que ce corbillard, qui hante Spleen et Horreur sympathique. C’est pourtant lui qui nous met la puce à l’oreille. On lira en effet dans corbillard : Corbière (ou « corps en bière »), c’est-à-dire le nom du père prononcé vaguement à l’anglaise ; peut-être en raison de ses séjours sur les bateaux-pontons anglais où Édouard fut prisonnier pendant plus d’un an203. À propos, le corbillard, c’est d’abord un bateau :
Le corbillard doit son nom au fait qu’il est à l’origine le coche d’eau qui fait le service entre Corbeil et Paris. Par dérivation, le mot a pris ironiquement le sens de « carrosse bourgeois » (1690) et a été employé au XVIIIe siècle avec le sens de « carrosse transportant la suite des princes » (1718)204.
78Son sens actuel est daté de 1798 ; cette évolution reste mystérieuse, on propose un croisement avec corhillat « petit corbeau ». C’est l’aspect funèbre de l’oiseau (sur lequel il faudra revenir) qui expliquerait le glissement de sens. Notons qu’au moment où le corbillard s’enténèbre (1798), Corbière l’ancien a cinq ans (il est né en 1793) : il assiste dans son enfance à l’assombrissement du mot qui lui rappelle son nom. Quand, en 1811, il se retrouve sur un de ces pontons-mouroirs, il constate que le sens nouveau, funèbre, a retrouvé son étymologie : c’est ainsi que Corbière l’ancien a pu vivre (et failli mourir) dans son nom205.
79Quelles conséquences dans le texte ? Laissons la parole au fils : « – Mais mon âme est dans la charrette :/Corbillard dur à fendre l’âme206. » Entre ces deux lignes, il y a un vide (celui laissé par le changement de strophe) qu’encercle une nouvelle fois une structure en chiasme : « âme », placé en début et en fin de vers ; structure spectaculairement redoublée : le premier « âme » est en début de vers, mais en fin de strophe, le deuxième, en fin de vers, mais en début de strophe. Principe bien corbiérien qui veut que chaque terme soit à la fois début et fin. À l’intérieur de l’âme (entre les deux âmes) habitent donc cette ligne de vide et un corbillard : ainsi le veulent la typographie et la syntaxe. Le sens du texte est moins sûr : l’âme est située « dans la charrette » et ce corbillard apposé, « dur à fendre l’âme », ne peut reprendre que charrette. Est-ce le corbillard qui hante l’âme ou l’âme qui loge dans le corbillard ? À vrai dire, peu importe, on dira même que c’est la même chose et qu’une fois encore c’est d’une boîte funèbre et quasi vide qu’il est question, nouvelle illustration de la crypte mélancolique.
80Mais, cette fois, la crypte est associée au nom. La paronymie de Corbière et de corbillard, sans être explicitement signalée, est à l’origine d’une réflexion sur le nom. Il s’agit du « piteux enterrement » d’un artiste, ou plutôt, on le comprend petit à petit, du refus de son tableau, qui le condamne à mort. De sorte que le « convoi » désigne à la fois la charrette ramenant le tableau et, métaphoriquement, le corbillard de son peintre : cérémonie funèbre qui va ramener le peintre à son nom. Comme tout mort, il ne sera plus qu’un nom sur une tombe, et même, destiné à la fosse commune puisqu’il n’a plus un sou, un nom commun. Sa condamnation illustre en effet la loi de l’universelle paronymie : « – Parmi les martyrs ça te range ;/C’est prononcé comme l’arrêt/De Rafaël, peintre au nom d’ange,/Par le Peintre au nom de... courbet207 ! » Cet échange aux portes de la mort du nom commun (Peintre avec majuscule) et du nom propre (courbet en minuscule) invite à ajouter aux deux artistes susnommés le martyr au nom de... corbillard ! Tout nom propre, en effet, a sa face commune : ici, il renvoie à un contenant, à une tombe de plus !
81On ne s’approprie pas facilement un tel nom. Nous en voulons pour preuve les manœuvres de Kierkegaard. Son nom signifie cimetière, dit J. Chazaud qui analyse sa mélancolie : il s’agit d’un nom d’autant plus inhabitable qu’il est lié à un père mortifère et maudit. En expiation de ses fautes, restées secrètes, ses enfants étaient destinés à mourir avant lui. Telle était du moins la légende familiale que restitue J.-J. Gateau dans son introduction au Traité du désespoir : « Le père apparaissait aux siens comme une croix expiatoire dressée sur leurs tombeaux ; tous mourraient avant lui, le secret de sa faute pesait sur eux comme une damnation208. » Il n’est donc pas surprenant que les premières œuvres de Kierkegaard soient publiées sous pseudonymes : elles trahissent le refus d’habiter le cimetière du nom. C’est le christianisme qui permettra la reconquête : les Discours édifiants puis le Traité du désespoir sont signés Kierkegaard. Significativement, le Traité du désespoir s’ouvre sur la personne de Lazare et cette affirmation : le tombeau (lisons le cimetière) n’est pas la mort. Cette idée fondamentale du christianisme, abondamment développée dans le Traité, rend possible de nouveaux rapports avec le nom du père ; le cimetière perd son pouvoir mortifère, si l’on suit la parole du Christ : « Pour le chrétien la mort même est un passage à la vie209. »
82Cette reconquête du nom est donc liée à une forte identification au Christ. On trouve ainsi dans une lettre à sa fiancée :
Tu pourras alors aisément quand tu le voudras voir mon visage sur ce linge (il lui a offert un mouchoir). La pieuse Véronique essuya la sueur du Christ avec un linge précieux ; pour sa récompense, l’image de Jésus y demeura210.
83Kierkegaard lance également une polémique au sujet de l’évêque Mynster (encore une bataille de noms : Mynster signifie « monastère »), présenté comme « le pasteur de mon père211 » : il lui reproche de passer sous silence la nécessaire souffrance et l’humiliation, héritage du Christ ; ses attaques, portées par l’esprit du Nouveau Testament, se concentrent sur le christianisme officiel embourgeoisé. La religion du Père, l’Ancien Testament, sert de cible aux revendications d’un nouveau christ qui veut faire le ménage dans l’Église, laquelle fait partie de son nom (Kierke signifie église).
84Cette bataille livrée, le moi peut réintégrer son patronyme désormais porteur d’un sens nouveau. En témoignent ces dernières paroles avant la mort : « Je veux bien mourir, ainsi je serai sûr d’avoir rempli ma tâche. Ce qui vient d’un défunt, on l’entend souvent mieux que ce qui vient d’un vivant212. » La mort achève le travail : comprenons que le moi retourne définitivement à son nom, au cimetière. Kierkegaard écrit très concrètement dans son journal :
Comme le dit un vieux cantique, « Clouez le couvercle », c’est-à-dire le cercueil, clouez le bien que ça soit solide ! pour que moi, tel un enfant dans sa joie infinie de s’être bien caché, je sois bien tranquille, bien à l’abri. Clouez le couvercle ! Clouez le bien – car ce n’est pas moi qui gis dans le cercueil [...] c’est ce dont je souhaite infiniment d’être quitte, ce corps du péché, cet accoutrement de bagnard dont j’ai dû être affublé213.
85Paradoxe de ce cercueil où l’on se sent à l’abri parce qu’on y enferme ce qu’on ne veut pas être, ce « corps du péché », hérité du père, selon la légende familiale. Le cercueil fonctionne bien ici comme le nom : ce n’est pas moi qui l’habite, et pourtant je m’y sens à l’abri, après quelques aménagements. Et dans le nom comme dans le cercueil, l’inversion214 laisse des traces ; il en reste cette « chose enterrée vivante » que constitue le « corps du péché ». L’exemple de Kierkegaard nous enseigne que dans les noms-tombeaux, comme dans les boîtes de Corbière, le vide est plein de mauvaises surprises.
86Ce moi vide, en effet, comme il fait parler de lui ! Il pose la question de sa cohérence et de son unité. E. Aragon et C. Bonnin parlant de mise en scène, de « dépossession » ou de « dépersonnalisation »215 ne cachent pas la difficulté, et finissent par conclure que « la voix qui parle est et n’est pas celle du personnage que nous identifions à l’auteur216 » : voilà qui ne simplifie pas notre tâche ! On aimerait ajouter avec Henri Michaux qu’« on n’est peut-être pas fait pour un seul moi217 ». Avant de conclure il faudra donc examiner en détail le système d’énonciation du texte, en espérant débusquer le locuteur Amours jaunes.
87En ces années parnassiennes, la poésie de Corbière surprend par son aspect personnel. La thématique suit généralement le parcours biographique : on sait que Corbière a navigué, est allé à Paris ou en Italie, a vécu en Bretagne... On retrouve tout cela dans les Amours jaunes. Tout cela et autre chose. Si l’on observe de près les indications du texte, notamment celles de temps et de lieu correspondant aux circonstances de composition, on s’aperçoit qu’elles mentent. Rien d’étonnant, dira-t-on, un artiste arrange toujours un peu sa vie. Certes, mais ce qui frappe, c’est l’ampleur du mensonge, sa dimension spectaculaire et provocatrice, dans ses allures scientifiques : Pudentiane prétendument écrit à 40 ans218, Steam boat situé « 10’long. O. 40’lat. N.219 ».
88L’édition de la Pléiade fait le point dans ses notes sur ces entorses au principe biographique : il n’y a donc pas lieu d’en poursuivre l’exposé. Mais retenons-en l’avertissement manifeste de Pudentiane : le moi s’autorise toutes les libertés, et le proclame ; il ne se donne pas pour but de faire le récit de sa vie. C’est précisément ce commerce d’événements privés qu’il reproche aux autres. Qu’on ne s’attende pas à la même démarche chez lui. Le lyrisme y sera peut-être personnel, mais il ne faudra pas en conclure trop vite qu’il est l’expression du « vécu ».
89Cette première réserve étant posée, force est de constater qu’il ne s’agit pas pour autant d’une œuvre impersonnelle. Un balayage rapide du recueil apporte déjà quelques réponses. On distinguera après Émile Benvéniste220 textes de discours, caractérisés par les première et deuxième personnes ainsi que par l’emploi du présent, et textes de récit, au passé simple et à la troisième personne. La prédominance du discours est évidente : la plupart des textes sont construits selon le modèle je/tu. Un seul texte appartient au récit pur : Épitaphe dont le sujet implique la mort du locuteur devenu matière littéraire d’un texte écrit par on ne sait qui, on ne sait quand, on ne sait où. Toute trace d’énonciation a apparemment disparu. Deux vers cependant, suivant l’interminable citation attribuée à la « Sagesse des nations », servent d’introduction : « Il se tua d’ardeur, ou mourut de paresse./S’il vit, c’est par oubli ; voici ce qu’il se laisse. » Le présent passerait presque inaperçu, et pourtant il nous force à reconsidérer le problème. D’abord, « le défunt n’est pas mort », dirait Toinette, puisqu’il vit, même sans y prendre garde, par « oubli ». Ensuite, il est lui-même l’auteur de son épitaphe qu’il « se laisse » en héritage. Il se fait ainsi ouvertement le locuteur de sa disparition élocutoire. Le seul récit des Amours jaunes expose la métamorphose d’un locuteur en « non personne » (c’est ainsi que Benvéniste définit la troisième personne). Mais on apprend au détour d’un vers que c’est le locuteur lui-même qui se charge de la besogne. Façon de dire que, décidément, le moi défunt a la vie dure : c’est encore lui qui parle.
90En dehors de cet exemple unique, on trouve quelques autres textes au récit, mais comprenant du dialogue. Ce sont : Le poète et la cigale, Le poète contumace, Décourageux, Bitor. Dans Le poète et la cigale, le récit introduit les deux répliques des personnages : 9 vers sur 22 sont du dialogue. Dans Le poète contumace, plus de 110 vers sur un total de 176 sont consacrés au monologue du personnage. Le texte englobant, en principe au récit, mélange en outre les catégories. Le narrateur intervient et apostrophe son personnage, abandonnant le passé simple et la troisième personne : « – Certes, Elle n’est pas loin, celle après qui tu brames,/O Cerf de Saint Hubert ! Mais ton front est sans flammes.../N’apparais pas, mon vieux, triste et faux déterré.../Fais le mort si tu peux... Car Elle t’a pleuré221 ! » Puis il revient au récit, mais entame quand même la strophe par un tiret : « – Est-ce qu’il pouvait, Lui !... n’était-il pas poète.../Immortel comme un autre ? » On suppose d’abord une réplique au style indirect libre, le dialogue venant en quelque sorte contaminer le récit. Le tiret revient cependant une nouvelle fois au début de la strophe suivante indéniablement narrative : « – Manque de savoir-vivre extrême – il survivait – » Il se comporte donc comme en terrain conquis et vient à l’intérieur du récit laisser une marque de l’énonciation. On a dit, déjà, comment ses zébrures successives traduisaient une pulsion agressive : la nécessité d’ouvrir le texte en mutilant son support. Retenons ici son appartenance manifeste à la fonction émotive, au champ de l’énonciation qui vient investir le récit.
91Même confusion dans Bitor. Le récit englobant, à la troisième personne, est entrecoupé d’interventions du narrateur : « – Chantez ! La vie est courte et drôlement cordée !.../Hâle à toi, si tu peux, une bonne bordée222 », « ... J’y sens je ne sais quoi d’assez mélancolique,/Comme un vague fumet d’holocauste à l’antique223 ». De sorte qu’on ne distingue pas aisément le niveau de la narration de celui du dialogue : « – Charivari ! – Pour qui ? – Quelle ronde infernale,/Quel paquet crevé roule en hurlant dans la salle ?../– Ah, peau de cervelas ! ah, tu veux du chahut224 ! » On passe ici sans prévenir de la narration (les deux premiers vers) au discours rapporté : pas de distinction typographique ou linguistique. Le narrateur parle comme ses personnages. Son récit mêle donc les marques traditionnelles (le passé simple essentiellement) et celles du discours. Le temps dominant est l’imparfait : convenant aux deux types de textes, il permet de faire la transition. Le récit passe ainsi d’un présent à un passé simple par l’intermédiaire d’un imparfait : « C’est tout. Le lendemain, et jours suivants, à bord/Il manquait. – Le navire est parti sans Bitor. – Plus tard, l’eau soulevait une masse vaseuse/Dans le dock. On trouva des plaques de vareuse225... » Parfois, l’opposition est plus spectaculaire : « Une porte s’ouvrit. C’est la salle allumée226. »
92Dans l’ensemble, le présent de narration l’emporte : rien que dix passés simples en 254 vers. C’est encore une fois l’énonciation qui vient perturber la typologie du texte. Le passé simple fonctionne comme un vestige : sa présence épisodique vient rappeler la nature narrative d’un texte saturé d’énonciation, revenu à ses origines orales. La figure du matelot-conteur, illustrée par le père227, déforme le récit littéraire dont il ne subsiste que quelques passés simples : le locuteur, séduit par son sujet, se transforme en l’un de ces marins dont il a vanté la poésie228, et souligne ainsi sa compétence, qui le distingue de la langue stéréotypée de ses concurrents. C’est un propos cher aux Corbière : le père ne manque jamais de rappeler dans ses préfaces que son expérience de la mer donne à son style une authenticité indiscutable. C’est aussi la fonction du premier texte de Gens de mer dont on a déjà signalé la nature métapoétique : il s’agit avant tout, dans Matelots, de justifier sa compétence et de discréditer la concurrence. Cette prétention explique en grande partie le refus ou la déformation de la structure du récit dans les textes maritimes : en dehors de Bitor, il n’y a aucun récit dans Gens de mer229 ; La Balancelle230, poème narratif non publié, ne contient aucun passé simple.
93Un trait caractéristique commence à se dégager, mais – avouons-le – ce n’est pas une surprise : Corbière refuse de se tenir à un système d’énonciation unique et cohérent. Il cherche les mélanges, parfois pour s’adapter à son propos, comme on vient de le voir, parfois par goût des oppositions. Si bien que deux structures intermédiaires, et inversement symétriques, se constituent, l’une comprenant les personnes du récit et les temps du discours, l’autre les personnes du discours et les temps du récit. Soneto a Napoli, Paysage mauvais, Nature morte, Un riche en Bretagne, Le renégat, Aurora appartiennent au premier ensemble. Le narrateur ne s’y dévoile pas : impossible de l’identifier, d’en faire un personnage. D’ailleurs, il n’est pas question de lui dans ces textes. Cependant, l’emploi du présent, renforcé par des embrayeurs, renvoie constamment à un locuteur qui, pour être anonyme, n’en est pas moins envahissant : le « ça » déictique (« Ça, c’est un renégat231 »), les impératifs (« Écoute se taire la chouette232 »), les phrases interrogatives (« – Qui l’a poussé... l’amour233 ? »), les adverbes liés au discours (« le défunt qui s’en va demain234 ») sont autant de marques de sa présence ; le « je » non écrit du locuteur y est constamment implicite.
94Dans le cas inverse, représenté par Hidalgo, La Goutte et A la mémoire de Zulma, le « je » coexiste avec le passé simple. Cette association, bien que paradoxale pour un linguiste, n’est pas rare en littérature. On la trouve dans la plupart des récits autobiographiques ou pseudo-autobiographiques, des Confessions à la Recherche du temps perdu. Henri Godard montre que Céline est le premier à remplacer le passé simple par le passé composé, non sans difficulté235. On voit dans le récit à la première personne toutes les ambiguïtés d’un texte dont le narrateur est en même temps le personnage. L’attraction de la fiction, du passé simple, atténue la force de l’énonciation. J. Starobinski suppose que le passé simple intervient au moment où le narrateur se sent différent du moi passé qu’il entreprend d’évoquer et qui devient l’équivalent d’un personnage, d’une troisième personne236. Le passé simple « tue » en quelque sorte l’énonciation et intègre le récit à la première personne dans la grande famille des récits. Rien d’étonnant donc si Corbière l’évite : Zulma seul correspond complètement au genre. Et encore ! Certes on y trouve trois passés simples, mais deux formes du discours subsistent : un passé composé à la place d’un passé simple (« La lune a fait un trou dedans [...]/Par où passa notre fortune237 ») et un présent de vérité générale (« – C’est à peu près même fortune ! »). Ajoutons à cela quatre phrases nominales : comme si l’auteur, gêné par la forme choisie, avait voulu éviter les verbes.
95Dans Hidalgo238, le récit est précédé d’un commentaire, au discours donc, de 8 vers et comporte un dialogue de 12 vers sur les 24 du texte. Autrement dit, le récit se réduit à quatre vers, et un passé simple : « – Je cheminais – à pied-traînant une compagne ;/Le soleil craquelait la route en blanc-d’Espagne ;/Et le cid fut sur nous en un temps de galop.../Là, me pressant entre le mur et le garrot. » La Goutte239, récit à la première personne du pluriel, reprend des caractéristiques de Bitor. Le récit proprement dit, noyé sous les dialogues, ne comporte que deux passés simples, l’un en fin de texte, l’autre au début. Le reste est à l’imparfait, en début de texte, et surtout au présent, intercalé dans le dialogue. Discours et récit sont à tel point enchevêtrés qu’on passe de l’un à l’autre à l’intérieur d’un vers. Voici l’exemple des six premiers vers (le récit est reproduit en italiques) : « Sous un seul hunier – le dernier – à la cape,/Le navire était soûl ; Beau sur nous faisait nappe./ – Aux pompes, faillis chiens ! – L’équipage fit – non –/– Le hunier ! le hunier !.. C’est un coup de canon,/Un grand froufrou de soie à travers la tourmente./ – Le hunier emporté ! – C’est la fin. Quelqu’un chante240. »
96La prédominance du discours est donc indéniable. Elle pèse sur les quelques récits du recueil et les transforme. Une bonne partie des textes relève du discours de façon indirecte : inclusion de dialogues dans le récit, interventions d’un narrateur anonyme, éviction du passé simple. Ces pratiques ne visent pas simplement à détruire le récit : il serait plus facile de tout écrire sur le mode du discours au lieu de recourir à ce travail quasi clandestin. Corbière cherche à brouiller la communication : il aime le flou de ces textes de Gens de mer où les dialogues fusent et se mêlent au récit dans le plus grand anonymat. La présence d’une énonciation forte n’implique pas une situation de communication claire. Il semble au contraire que dans les Amours jaunes le discours s’émancipe, se libère du locuteur réduit à un « je » fréquemment inidentifiable.
97Que l’on piste ce « je » : on aboutira à une série de locuteurs différents, à plusieurs « je » qui constituent des personnages bien distincts. Richard Raskin241 emploie le terme de « rôle » ; le locuteur, comme au théâtre, prendrait plaisir à jouer des personnages qu’il n’est pas. Cette théâtralité manifeste, revendiquée, serait l’opposé de l’illusion romantique : « Corbière opposes to romantic illusionism a new esthetic of role consciousness242. » Cette interprétation, qui se réfère à Brecht en fin d’ouvrage, implique une poétique de la distanciation : derrière le personnage, le lecteur doit deviner l’acteur, démêler le vrai Corbière du rôle qu’il se donne. Or la complexité fréquente de la situation de communication rend ce travail hasardeux. Tâchons donc de voir comment se répartissent les « rôles ».
98Une forte proportion de textes est attribuée à des locuteurs clairement définis comme n’étant pas Corbière. La « Bête féroce » est ainsi désignée comme locutrice de Femme243 et Pauvre garçon244 : son nom est placé en exergue après le titre. Parfois, le titre lui-même présente le locuteur : Cris d’aveugle245. Ou alors le locuteur se présente tout seul dans son texte : « Je suis la Pipe d’un poète246 », « Moi je suis Jean-Marie247 », « moi, vieux Frère-la-côte248 »... Au total, une petite dizaine de locuteurs fortement individualisés prennent la parole à la place de l’auteur qui joue souvent subtilement avec les données biographiques pour entretenir le doute ou prendre ses distances. Steam-boat dédié à « une passagère » évoque une aventure amoureuse à bord d’un bateau. Un locuteur masculin anonyme, mais poète, se plaint de l’inconstance de sa passagère repartie auprès de son « ménélas ». Autant d’indices qui sollicitent la lecture biographique mais la dernière strophe de Steam-boat, malicieusement, ruine toute identification en désignant le locuteur au dernier moment, caché derrière une interminable série de compléments circonstanciels : « Ainsi déchantait sa fortune,/En vigie, au sec, dans la hune,/Par un soir frais, vers le matin,/Un pilotin249. » Ajoutons que le texte est localisé « 10’long. O. 40’lat. N. », c’est-à-dire au large du Portugal, région où, autant qu’on puisse le savoir, Corbière n’a jamais navigué. La fin selon un principe bien corbiérien démentit donc la première lecture et brouille de nouveau la communication : le passage à la troisième personne renvoie à la fiction de même que la localisation inattendue dont la précision scientifique souligne l’invraisemblance. Le narrateur s’efface au profit d’un personnage qui rappelle l’auteur par certains aspects mais est suffisamment individualisé pour éviter une confusion. Le procédé est analogue dans la Pastorale de Conlie attribuée à « un mobilisé du Morbihan250 », c’est-à-dire à un Breton comme l’auteur, mais d’une région différente. Ainsi, toujours une précision, un détail, viennent compliquer la situation d’énonciation, multiplier les voix, imbriquer les discours251.
99Si l’on retranche ces personnages-narrateurs, il reste un « je » régulièrement présent. Faut-il en faire un locuteur unique identifié à l’auteur ? Certes en recueillant ses confidences on trace le portrait d’un poète malheureux en amour (Le poète et la cigale, Le poète contumace, Un jeune qui s’en va), d’origine bretonne (Paris), résidant en Bretagne (Le poète contumace), voyageant en Italie (la fin de Raccrocs), marin de naissance (Point n’ai fait un tas d’océans). Cela ressemble à peu près à ce qu’on sait sur la vie de Corbière.
100À peu près seulement car la biographie qu’on écrirait à partir des paroles de ce narrateur comprendrait autant d’erreurs que de vérités : le recueil contient plus de textes sur l’Espagne, inconnue de Corbière, (toute la Sérénade) que sur l’Italie ; les dates et les lieux – on l’a déjà vu – sont souvent fantaisistes. Dans Le poète contumace, fréquemment considéré comme autobiographique, bon nombre de détails différencient auteur et personnage. Le lieu pour commencer : « Sur la côte d’Armor. – un ancien vieux couvent252 », situé en fin de texte à Penmarch253, au sud de la Bretagne donc, alors que Corbière vivait au nord, et pas dans un ancien couvent ! Le personnage a « trop aimé les beaux pays malsains254 » qui l’ont rendu malade : c’est un grand voyageur que les gens du pays ne connaissent pas (ils le prennent pour un Anglais ou un Parisien). À l’opposé, Corbière était un enfant du pays et, en fait de « pays malsains », il n’a connu que l’Italie (peut-être la frontière espagnole) au climat moins redoutable que la Bretagne de l’époque.
101On pourrait multiplier ces remarques, ce serait vite fastidieux et hors de notre propos. Retenons simplement cet écart entre auteur et narrateur, cette indépendance affichée du narrateur qui tend à le transformer en personnage à mesure qu’il se distingue de son auteur.
102Les variations de point de vue à l’intérieur d’un même texte contribuent également à rendre incertain le statut du locuteur. Paris, suite de huit sonnets, commence comme un récit : « Bâtard de Créole et Breton,/Il vint aussi là255... » Le deuxième sonnet s’ouvre sur une strophe ambiguë, commentaire du locuteur qui imagine les pensées du personnage ou style indirect libre : « Là : vivre à coups de fouet ! – passer/En fiacre, en correctionnelle ;/Repasser à la ritournelle,/Se dépasser, et trépasser256 !... » Suit une intervention anonyme qu’il faut bien attribuer au locuteur : « – Non, petit, il faut commencer/Par être grand – simple ficelle – » Le texte est donc passé du récit au discours, le personnage devient interlocuteur ; il prend même la parole dans le quatrième sonnet, fréquemment interrompu par cette voix anonyme : « J’aimais... – Oh, ça n’est plus de vente !/Même il faut payer : dans le tas/Pioche la femme !-Mon amante/M’avait dit : »Je n’oublîrai pas... « /... J’avais une amante là-bas [...] Peut-être Elle pleure... – Eh bien : chante,/Pour toi tout seul ta nostalgie257. »
103On n’entendra plus ensuite notre poète, « bâtard de Créole et Breton » : il est évincé dans les quatre derniers sonnets par ce locuteur dont on ne sait rien. Victoire de l’énonciation sur la fiction ? Pas vraiment car le personnage, en principe fictif, emprunte beaucoup à l’auteur : on y lit généralement « l’arrivée du poète à Paris, sa découverte de la capitale, le pittoresque et les amertumes de cette expérience258 ». Or si l’auteur se fait personnage, qui est le narrateur ? Cette voix qui prodigue les conseils reste sans nom, sans origine : un fantôme dont l’anonymat ébranle l’équilibre de la situation de communication. Car si l’énonciation est définie comme la présence du locuteur dans son énoncé259, que faire de la présence d’un locuteur dont on ne sait rien, qui semble encore plus fictif que son personnage ?
104Le procédé est encore plus provocateur dans Le Crapaud260. Le texte est au discours, pris en charge par un locuteur anonyme accompagné d’un personnage qu’on peut supposer féminin : promenade amoureuse au clair de lune. Le couple perçoit un chant, puis en rencontre l’auteur : un crapaud qui horrifie la compagne du locuteur, et rentre « sous sa pierre ». L’histoire pourrait finir là mais il manquerait un vers au sonnet. Celui-ci arrive, détaché par une ligne de points de suspension : « Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi. » Construction que Corbière affectionne : la fin vient démentir le reste du texte, nécessiter une nouvelle lecture que laissait présager la structure du texte ; le sonnet est en effet écrit à l’envers, les tercets précèdent les quatrains. C’est donc par la fin qu’il faut commencer, par ce vers qui assimile définitivement première et troisième personne, locuteur et personnage dans un discours ouvert, sans hiérarchie. C’est ce qui caractérise la structure de l’énonciation dans les Amours jaunes : l’auteur y perd sa place privilégiée, il n’est plus qu’un personnage-locuteur parmi d’autres, partie prenante de la fiction. Tout cela n’a plus rien à voir avec le lyrisme personnel des romantiques à l’énonciation claire, fondée sur un locuteur identifié à l’auteur261 ; l’énonciation, chez Corbière, prend sa source dans l’énoncé.
4. Le péritexte des Amours jaunes
105Il reste à examiner comment ce phénomène de déstructuration de l’énonciation se traduit dans le péritexte262. On retiendra trois places essentielles : le titre, l’avant-texte263 généralement réservé à une citation ou une dédicace, l’après-texte qui indique souvent la date et le lieu de composition. Autant d’occasions pour l’auteur d’intervenir pour encadrer son texte, en contrôler la lecture. Les Orientales offrent l’exemple d’un péritexte organisé et systématique. Chaque poème est accompagné de son titre, d’un avant-texte-citation et d’un après-texte mentionnant la date. Il faut ajouter à tout cet appareil la préface, elle-même datée. Hugo utilise ce péritexte pour se situer, à la fois dans le temps (par l’après-texte) et dans l’espace littéraire (par les citations de l’avant-texte). L’avant-texte surtout vaut un manifeste. Les citations rassemblent autour du jeune écrivain une famille prestigieuse qu’il s’attribue d’autorité : les grands livres sacrés (la Bible citée quatre fois, le Coran), les grands écrivains nationaux (Eschyle, Byron, Virgile, Sadi, Shakespeare, Dante) et quelques compatriotes (Chénier, Lamartine, Vigny, Deschamps). En revanche, dans les Contemplations les citations disparaîtront, tandis que l’après-texte se développera. Hugo tenu désormais pour l’égal de ceux qu’il citait, soigne sa biographie264, mentionnant systématiquement date et lieu de composition. On voit à partir de ces deux recueils à quel point le péritexte est le lieu d’une stratégie d’énonciation, d’une poétique qui engage le statut de l’œuvre. C’est dans ces marges du texte que l’énonciation peut venir agir sur l’énoncé.
106Qu’en est-il de Corbière ? Commençons par les titres. Tous les textes du recueil en ont un265. En cela, Corbière respecte la pratique courante. Définissons trois types de titres : le titre thématique (Coucher de soleil) renvoie au contenu, c’est-à-dire à l’énoncé ; le titre générique (Sonnet) décrit le genre du texte, il correspond à la fonction métalinguistique ; le titre dédicace (À Mme ***) renvoie à la situation d’énonciation, il correspond à la fonction phatique. L’ordre de présentation est croissant : l’énonciation y prend de plus en plus d’importance. Donner un titre est en soi un geste énonciatif, mais quand ce titre renvoie au contenu, on peut considérer que l’énonciation y perd de sa force, dépendante qu’elle est de son énoncé. Le titre générique, déjà, fait appel à des règles, à une énonciation collective extérieure au texte. Le titre dédicace ne dépend que de la situation d’énonciation qui agit en retour sur l’énoncé : le dédicataire est fréquemment présent dans le texte.
107La plupart des titres des Amours jaunes sont thématiques : nouvelle preuve que l’énoncé l’emporte sur l’énonciation. On trouve cependant de tout dans le recueil. Quelques titres génériques : Épitaphe, Grand Opéra, Rondels, Chanson en Si... Citons à part, le plus redondant, superlatif du générique : I Sonnet avec la manière de s’en servir. Dix titres dédicaces : À Marcelle, À l’Éternel Madame, À une rose, À la mémoire de Zulma, A une camarade, A ma jument souris, À la douce amie, À mon chien Pope, À un Juvénal de lait, A l’Etna. Une première remarque s’impose : pas une personne identifiable parmi les dédicataires, mais deux animaux, une fleur, un volcan. La dédicace fonctionne donc de façon fictive : le seul dédicataire identifiable par le lecteur (l’Etna) ne peut pas répondre ; les personnages quant à eux sont inconnus (Zulma, Marcelle, un Juvénal de lait) ou anonymes (une camarade, la douce amie). De nouveau, l’énonciation est contaminée par la fiction, elle ne s’appuie sur aucune réalité biographique qui viendrait renforcer la présence du locuteur.
108On note également une tendance significative à la confusion des types, observable déjà dans certains titres génériques évidemment métaphoriques : Grand Opéra, Chanson en Si. Le thème prend ici le pas sur le genre : Grand Opéra n’est un opéra que si le lecteur le lit comme tel en associant un thème musical au texte. L’énonciation vient modifier la lecture, dans la mesure où le titre choque, mais invite à trouver dans l’énoncé sa justification. Le titre métaphorique est apparemment un geste fort de l’énonciation, une marque de sa toute puissance, mais il est surtout, en définitive une preuve de soumission à l’énoncé. En effet, tandis que le titre générique « exact » tire sa légitimité d’une tradition qu’il respecte, le titre métaphorique ne se justifie que par l’énoncé auquel il renvoie. Cette nature hypothétique du titre métaphorique, la Chanson en Si l’illustre par un jeu de mots : le thème musical attendu n’est qu’une suite de conditionnelles. Un si peut en cacher un autre ! Le locuteur lui-même, assumant pleinement le risque inclus dans la métaphore, en vient à abandonner son poste, laissant l’énonciation à qui la veut pour se réfugier dans la fiction : « Señora, si j’étais Toi.../J’ouvrirais au pauvre Moi266... »
109De fausses dédicaces en titres métaphoriques, le lecteur évolue dans un monde bien corbiérien, celui d’une fiction qui se délecte de désordre. Le titre idéal est donc celui qui associe les trois types. Voici quelques combinaisons possibles. Générique plus dédicace : Soneto a Napoli, Sonnet à sir Bob. Générique plus thématique : Sonnet de nuit, Lettre du Mexique, La Pastorale de Conlie par un mobilisé du Morbihan. Dédicace plus thématique : À une demoiselle, pour piano et chant, À mon cotre le Négrier, vendu sur Pair de « Adieu mon beau navire ! »267. Deux titres atteignent même la perfection en assemblant la dédicace, le thématique et le générique : Le douanier. Élégie de corps de garde à la mémoire des douaniers gardes-côtes mis à la retraite le 30 novembre 1869268 ; Au vieux Roscoff. Berceuse en nord-ouest mineur269. Des titres qui sont presque des textes : voilà peut-être une nouvelle façon d’affaiblir l’énonciateur sans l’occulter, par la dérision. Au total, 64 titres purement thématiques sur 94, c’est-à-dire 68 %, c’est assez peu. Dans les Fleurs du mal270, par exemple, seuls 12 textes font exception au thématique : trois titres dédicaces (quatre si l’on compte Au lecteur, non numéroté) et neuf poèmes sans titre ; aucun titre générique « pur », un seul « mixte » (générique et dédicace) : Les litanies de Satan. Dans les deux premiers Parnasse contemporain271, la proportion est comparable aux Fleurs du mal : 13,6 % de titres non thématiques pour le premier, 14 % pour le second. Autrement dit, Corbière est bien moins thématique que les parnassiens : deux fois plus de titres sortent du rang et relèvent de l’énonciation. Baudelaire, de ce point de vue, est bien plus « sage » que lui, plus dans la pratique de l’époque. Cette particularité de Corbière vient confirmer l’importance de la problématique de l’énonciation dans son œuvre : elle est la source de sa poétique. D’autant plus intarissable qu’elle est troublée, et que c’est ce trouble-là qui fait source.
110L’étude des autres lieux du péritexte servira à illustrer ces propos. Une fois de plus, c’est le désordre. Seules quelques parties du recueil ont une pratique homogène : Sérénade des sérénades présente un seul après-texte unifiant ses quatorze poèmes ; Rondels pour après propose six textes sans péritexte. Dans les autres parties, tous les systèmes possibles sont essayés. La répartition du péritexte ne se soumet donc pas à des lois, à une recherche de composition. Au total, on compte 12 textes avec avant-texte, 21 avec après-texte (plus celui de la Sérénade), 26 avec les deux, 21 sans rien. Toutes les combinaisons sont utilisées et représentées de façon relativement équilibrée : le recueil n’a pas opté pour un système mais pour le refus du système. C’est une constante de l’esthétique corbiérienne érigée en quelque sorte en... système ! On note cependant que seuls 21 textes ne comportent aucun péritexte. La plupart des textes, tous les autres, sont donc accompagnés d’une marque forte d’énonciation. C’est son fonctionnement, ses relations avec l’énoncé qu’il s’agit de définir.
111Le modèle habituel, on l’a vu avec les Orientales, met en avant-texte une citation ou une dédicace, les deux pratiques ayant pour but de chercher un garant, de socialiser le locuteur, de protéger son énoncé. L’avant-texte des Amours jaunes est bien plus difficile à caractériser. Il n’est pas un lieu réservé ni stratégique. On y trouve de tout : des citations et des dédicaces, mais aussi la date ou le lieu (Idylle coupée : « Avril » ; Le convoi du pauvre : « Paris, le 30 avril 1873, Rue Notre-Dame-de-Lorette » ; Déjeuner de soleil : « Bois de Boulogne,1er mai ») ou même la désignation du locuteur (Pauvre garçon : « La Bête féroce272 ») ou la caractérisation d’un dédicataire (Sonnet à sir Bob : « Chien de femme légère, braque anglais pur sang »). Inversement, une citation peut occuper l’après-texte comme dans la Rapsodie du sourd : « Le silence est d’or » (Saint Jean Chrysostome). Les deux places sont donc globalement interchangeables, même si la répartition traditionnelle est majoritaire : illustration d’un principe corbiérien déjà éprouvé qui veut que la fin soit l’équivalent du début273.
112Cette désorganisation du péritexte influe sur son fonctionnement, radicalement asocial. Ni la dédicace ni la citation ne visent à intégrer le locuteur. L’avant-texte dédicace comme le titre-dédicace renforce l’aspect fictif de l’énonciation dans la mesure où le dédicataire reste anonyme, inidentifiable. Ainsi Steam-boat est-il dédié « à une passagère274 » rendue d’autant plus fictive qu’elle est un personnage de l’énoncé auquel s’adresse un locuteur lui-même fictif (un « pilotin »). La Rapsodie du sourd est dédiée à « Madame D *** » également inconnue des biographes275. Les deux dédicaces n’auront donc servi qu’à isoler un peu plus le locuteur : en se rapprochant de ses personnages, il perd de sa réalité.
113La citation fonctionne de façon comparable, comme isolant. Loin d’inscrire le texte dans une tradition illustre, elle l’en retire. Les auteurs cités sont, d’abord, ceux d’Hugo : Shakespeare, Dante, Virgile. Il y a en quelque sorte double citation : à travers Virgile ou Dante, on se souvient d’Hugo. Mais les citations sont ostensiblement tronquées, ridicules, déplacées. Dante, au début de Liberia, n’a droit qu’à deux mots : « Lasciate ogni...276 » Effectivement, c’est déjà trop car l’ensemble du texte les contredit. Contrairement à la « basse race277 » qui veut que la prison soit un enfer, et dont Dante se fait (bien malgré lui) le porte-parole, c’est dehors qu’on est mal. La prison nous soustrait à ce « soleil d’enfer » et nous débarrasse de « l’Espérance folle/– Ce crampon278 ». Dante fait donc un contresens en écrivant aux portes de l’enfer « Abandonnez toute espérance, vous qui entrez », puisque l’espérance est l’enfer.
114Fonction polémique de la citation : Corbière ne cite que pour se démarquer. C’est évident dans La fin279 ou Le fils de Lamartine et de Graziella280 déjà mentionnés : la citation longue et détaillée est ensuite reprise textuellement, corrigée. Loin de servir de garant, elle permet à Corbière de faire apprécier la différence à partir du texte de départ. Même agressivité dans la Pastorale de Conlie qui rapporte en avant-texte les propos imaginaires mais vraisemblables d’un officier : « Moral jeunes troupes excellent. OFF281. » En revanche, la tension est moindre lorsque Corbière cite Virgile ou propose une phrase en langue étrangère. La citation n’en semble pas moins déplacée. Certes Un jeune qui s’en va est l’évocation d’une agonie, mais pourquoi écrire en exergue : « Morire282 » ? Parole sans auteur, sans nécessité apparente : la liaison thématique avec l’énoncé ne justifie pas le recours à l’italien.
115De même, l’utilisation de Virgile étonne le lecteur. À un juvénal de lait283 s’ouvre sur : « Incipe, parve puer, risu cognoscere... » On attendrait plutôt Juvénal puisqu’il en est question dans le titre, mais on a Virgile. Il faut bien s’en accommoder ! Le lien thématique avec l’énoncé est relativement lâche : « parue puer » reprend la caractéristique du dédicataire décrit comme superlativement jeune (l’étymologie de Juvénal et la mention « de lait »), mais le contexte n’a rien de bucolique : le rire de l’enfant reconnaissant sa mère fait place à l’évocation du rude apprentissage qui transforme un jeune homme en poète. Faut-il alors traduire la citation par : « apprends à connaître par le rire », sans tenir compte du complément supprimé, comme le propose une note de la Pléiade284 ? L’explication est séduisante, elle correspond au rire jaune du recueil et elle implique, à l’égard du texte de Virgile, une désinvolture bien corbiérienne ! Mais il faut bien avouer que cette interprétation n’enlève pas tous les doutes. Le malaise persiste. On supposera donc que c’était justement l’effet recherché.
116Même surprise dans Un riche en Bretagne285 qui propose en exergue : « O fortunatos nimium, sua si... » Citation que ne justifie que très partiellement le texte. Il est bien question de vie aux champs, mais le personnage n’est pas un paysan : il ne travaille pas, c’est ce qui fait sa richesse et son bonheur. Or Corbière cite en toute connaissance de cause ; il fait en fin de texte ce commentaire : « Ah, s’il avait été senti du doux Virgile.../Il eût été traduit par monsieur Delille,/Comme un “trop fortuné s’il connût son bonheur.../– Merci : ça le connaît, ce marmiteux seigneur ! » C’est à la fois admettre que la citation ne convient pas (puisque le « riche » n’a pas « été senti du doux Virgile ») et que c’est bien mieux comme cela, Corbière remplaçant à la fois et Virgile et Delille.
117Les relations du texte et de la citation ne sont donc jamais claires. La citation ne s’impose pas et n’en n’impose pas. Quand elle n’est pas malmenée, elle ne fait qu’illustrer la toute puissance de l’énonciateur : l’arbitraire de la citation inverse les rapports de force. La déférence à l’égard de l’auteur cité devient de l’ironie qui vise les grands noms et ceux qui les prodiguent (Hugo essentiellement). La provocation culmine dans cette citation de Shakespeare, réduite à un seul mot, le plus insignifiant : « What286 ?... » que le contexte justifie pourtant : le texte est présenté comme un interrogatoire, la police cherchant à savoir ce que c’est que ça, le recueil qu’elle a sous les yeux. Shakespeare visiblement ne comprend pas mieux et pose la même question. Entre Corbière et la collectivité littéraire, les ponts sont donc coupés d’emblée : Ça est le deuxième texte des Amours jaunes. « L’Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’Art », dira le locuteur en guise de défense. C’est pourquoi il ne répugne pas à prendre ses citations au hasard, hors de la sphère littéraire. Les « grands auteurs » côtoient donc les enseignes d’auberge ou la sagesse des nations à qui la place n’est pas comptée : 23 lignes en exergue d’Épitaphe. Une enseigne d’auberge sert d’avant-texte au Novice en partance : « À la déçente des marinsches marijane serre à boire et à manger couche à pieds et à cheval. Débit287. » La fidélité scrupuleuse de la retranscription contraste avec les citations tronquées de Shakespeare, Dante ou Virgile. Une fois de plus, l’auteur affiche son refus de l’institution littéraire288 : la citation n’aura servi qu’à l’isoler davantage. Par ce geste, le locuteur repousse tout ce qui pourrait conforter sa position, établir un statut à l’énonciation. Il reste seul face à son énoncé.
118Le fonctionnement des dates et des lieux illustre par des procédés différents le même principe. On a déjà dit qu’il ne se soumettait pas à un système : plus de 20 % des textes ne comportent aucune indication de date ou de lieu. D’autre part, l’une et l’autre sont dissociables : on trouve la date sans le lieu (La pastorale de Conlie : 1870) ou l’inverse (Le renégat : Baléares). Pas de place réservée non plus : ces indications peuvent figurer en avant ou en après-texte (et parfois même dans les deux !). Une dernière tendance se dégage : le refus (un de plus !) de recourir à la biographie qui permettrait justement d’établir l’énonciation sur des bases solides, à savoir l’identité du locuteur et de l’auteur, principe des romantiques et du lyrisme personnel en général.
119Ce qu’on sait de la vie de Corbière permet de débusquer quelques mensonges manifestes qui jettent le doute sur l’ensemble des dates et des lieux. Les éditions critiques ont tenté de faire le point sur toutes ces difficultés et soulignent le manque de fiabilité des indications, même lorsqu’elles sont possibles :
Disons une fois pour toutes que les lieux et les dates indiqués par Corbière [...] doivent être presque toujours tenus pour imaginaires. Néanmoins il arrive que la date et le lieu ne soient pas en contradiction avec ce que nous savons de la biographie du poète289.
120Il suffit de se reporter aux notes de la Pléiade pour se rendre compte que le péritexte des Amours jaunes n’a pas de préoccupations biographiques. Même un lecteur distrait sera surpris de lire à la fin de Pudentiane : « Rome. – 40 ans. – 15 août.290 », sachant que Corbière est mort à trente ans. Farce de collégien ? Parodie du péritexte romantique ? La constatation du mensonge pose moins de problèmes que son interprétation. E. Aragon et C. Bonnin mettent cet âge en relation avec le thème du texte : « 40 ans est sans doute considéré comme l’âge critique des débats avec “la chair”291 » Proposition contestable (pourquoi précisément 40 ans), mais la démarche nous semble exemplaire : si les dates et les lieux sont si évidemment fallacieux d’un point de vue biographique, c’est que leur justification est à chercher ailleurs, c’est-à-dire dans l’énoncé. Les 40 ans de Pudentiane agissent comme un signal : la dimension spectaculaire du mensonge invite à une autre lecture qui considérerait le péritexte comme une partie de l’énoncé (et non plus comme une marque de l’énonciation). C’est, en tous cas, la lecture que nous proposons. Même au risque d’être parfois peu convaincant, ou sans solution, il nous semble urgent de défricher, à la suite d’E. Aragon et C. Bonnin, le massif des dates et des lieux.
121Le lien thématique est évident dans Pudentiane en ce qui concerne le lieu (Rome) et la date (15 août) : la satire d’une dévote rêvant de luxure ne prend que plus de mordant d’être située dans la ville sainte, le jour de la fête de la Vierge. En revanche le choix des 40 ans est plus surprenant. Ce nombre est cependant fortement connoté dans la tradition catholique : nombre d’événements majeurs sont placés sous le signe du quarante292. L’un d’entre-eux semble particulièrement convenir, celui du carême293 : Pudentiane mêle en effet aux désirs ambigus de la dévote les commandements de l’église détournés par les obsessions charnelles du personnage ; c’est dans ce contexte qu’intervient le carême : « Attouchez, sans toucher. On est dévotieuse,/Ni ne retient à son escient./Mais On pâme d’horreur d’être : luxurieuse/De corps et de consentement !.../Et de chair... de cette œuvre On est fort curieuse,/Sauf le vendredi – seulement :/Le confesseur est maigre... et l’extase pieuse/En fait : carême entièrement294. » Au carême difficilement assumé du personnage correspondent donc de façon provocatrice, blasphématoire, les 40 ans du locuteur, ayant dépassé le carême, refusant une hypocrite abstinence.
122Cette dépendance thématique à l’égard de l’énoncé réapparaît régulièrement à propos des dates et des lieux295. L’après-texte d’I sonnet (« Pic de la Maladetta. – Août. ») se réfère même à un énoncé précédent : le mois d’août est dans À Marcelle296 celui des échéances (« – Oh ! je vous paîrai, Marcelle,/Avant l’août, foi d’animal ! ») ; d’où le calembour sur « Maladetta », Pic de la « mauvaise dette »297 que pourrait rembourser l’écriture : les Amours jaunes, coïncidence ou ironie, ont été publiés en août298 ! Ainsi s’opposent, dans ce texte tenu pour une parodie de la poétique parnassienne, deux sommets de l’écriture : le Pinde, alter ego du Parnasse, consacré comme lui à Apollon et aux Muses, et le Pic de la Maladetta, hanté des miséreux, que Verlaine aurait pu mettre en frontispice de ses Poètes maudits299. Il faut croire que décidément la « maladetta » persiste puisqu’en fin de recueil, en août une nouvelle fois300, le poète est contraint de vendre son bateau : « – Tu peux encor échouer ta carène/Sur l’humide varech ;/Mais moi j’échoue aux côtes de la gêne,/Faute de fond – à sec – (Roscoff. – Août)301 » On voit sur ces deux textes comment la date ou le lieu, mis en relation avec l’énoncé, en renforcent le réseau thématique.
123Nombre de poèmes du recueil fonctionnent de cette façon. Duel aux camélias est daté : « Veneris Dies 13 ***302 ». Le latin vient dans vendredi réveiller la déesse de l’amour, cause du duel, tandis que le 13, de sinistre présage, justifie la fin tragique. Les *** qui garantissent au mois son anonymat intègrent également le sonnet dans un ensemble : Femme, Fleur d’art, Pauvre garçon sont signés des mêmes *** énigmatiques. Ont-elles la même valeur dans les quatre textes, ces étoiles ? Rien n’est sûr. Elles semblent dans Duel aux camélias tenir lieu de mois puisqu’elles suivent une date ; pour les trois autres textes, il est impossible de décider. Considérons-les comme une signature, un signe de reconnaissance qui pourrait délimiter le cycle de « la Bête féroce » : les quatre textes se suivent, deux d’entre-eux sont attribués à la « Bête féroce (Femme et Pauvre garçon), les deux autres, ceux du centre, ont un locuteur masculin, victime de la perfidie féminine. On aurait donc une structure en chiasme variant les points de vue sur un même thème, la relation amoureuse : la femme affichant son cynisme dans les textes périphériques, l’homme exprimant sa souffrance dans les textes centraux. Mais le système perd de son équilibre, si l’on considère que les deux textes suivant Pauvre garçon, Déclin et Bonsoir, traitent du même sujet et opposent les mêmes personnages, mais ne comportent pas en après-texte les *** ! Corbière ne compose que pour mieux détruire. Cela est d’autant plus flagrant que les deux textes en question sont des sonnets comme tous les textes du cycle... sauf le premier ! Il faut toujours une exception pour détourner la règle.
124Dans Bonne fortune et fortune303, l’après-texte est : « Rue des Martyrs. » Or c’est bien un martyre que relate le locuteur : lui qui partait en quête d’un regard reçoit l’aumône ; le séducteur est pris pour un mendiant. De Baudelaire à Corbière, il y a un monde, celui qui sépare le Parnasse du Pic de la Maladetta, la poésie du commerce : « ... Enfin, Elle passa/– Elle qui ? – La Passante ! Elle, avec son ombrelle !/Vrai valet de bourreau, je la frôlai... – mais Elle/Me regarda tout bas, souriant en dessous,/Et... me tendit sa main, et... m’a donné deux sous. (Rue des Martyrs.) »
125De manière générale, le péritexte, quand il n’est pas symbolique, reste en liaison géographique ou temporelle avec l’énoncé : l’une des particularités de Corbière est de présenter son texte comme un produit quasi instantané, une émanation des circonstances. Cette volonté de ne pas séparer, géographiquement ou temporellement, l’énonciation du contenu de l’énoncé est une nouvelle attaque contre la toute puissance de l’auteur, fragmenté en une infinité de locuteurs que le péritexte intègre dans leurs énoncés. Un jeune qui s’en va304, comme son titre l’indique, est l’évocation de l’agonie d’un apprenti poète. Texte autobiographique ? Pas vraiment, l’après-texte (« Charenton. – Avril. »), en situant la composition du poème dans une commune célèbre pour son hôpital, fait du « jeune qui s’en va » le seul auteur possible. Ce que confirme la date : avril rappelle les premiers mots du locuteur : « Oh le printemps ! » Ainsi, le péritexte ne renforce l’énonciation (l’ici et maintenant la caractérisent) que pour en rendre l’attribution à l’auteur plus improbable.
126La pratique d’une écriture du présent, qui ne se dissocie pas de ce qu’elle relate, élimine toute temporalité. Or la biographie d’un écrivain se fonde sur cet écart entre le matériau et sa rédaction ; c’est cet écart que vient organiser le péritexte, il en fait une biographie à lire en même temps que l’œuvre. Rien de tel chez Corbière. Les textes solaires (Idylle coupée, Déjeuner de soleil) sont datés de mois solaires (« Avril » et « 1er mai ») ; les textes maritimes sont prétendument écrits dans des ports, les poèmes bretons en Bretagne, etc. La précision est très souvent extrême. Déjeuner de soleil, qui se passe au bois de Boulogne, a en avant-texte : « Bois de Boulogne, 1er mai305. » Bambine306, composé au « Havre-de-Grâce », évoque l’histoire du « remorqueur havrais » l’Aimable Proserpine, dont Bambine est le capitaine. Au vieux Roscoff, au canon « grêlé par les lunes d’hyver307 » précise en après-texte : « Roscoff. –Décembre. » Même correspondance, au mois près, dans Le naufrageur308 : « J’ai vu [...]/La Notre-Dame des Brisans/Qui jetait à ses pauvres gens/Un gros navire sur leur grève.../Sur la grève des Kerlouans [...]/Le vent bat en côte, et c’est le Mois noir... [...] (Banc de Kerlouan. – Novembre.)309 »
127L’identification à l’énoncé va même jusqu’à l’adoption d’une langue étrangère. Les poèmes italiens de Raccrocs ont des après-textes en italien les situant avec précision sur le lieu qu’ils évoquent : Veder Napoli... (« Napoli. – Dogana del porto310 »), Vésuves et Cie (« Pompeï, aprile. »), Soneto a napoli (« Mergelina-Venerdi, aprile 15311 »), Le fils de Lamartine et de Graziella (« Isola di Capri. – Gennaio »), Libertà (Cellule 4 bis. – Genova-la-Superba). Seul À l’Etna propose un après-texte en français, dont la localisation se distingue de celle de l’énoncé : « Palerme.-Août », mais on reste tout de même en Sicile. Si l’on change de pays, la langue s’adapte : Hidalgo ! « (Cosas de Espana.) » ; Sonnet à sir Bob (« British channel. – 15 may. »). Cette conception d’une énonciation intégrée dans son énoncé culmine dans une notation comme « À bord », employée dans Gens de mer312, ou « Lits divers. Une nuit de jour » dans la Litanie du sommeil313 ou encore : « Ce soir, 20 juillet314. » L’énonciation se fait donc sur place ; elle a tendance à ne pas se distinguer du contenu de l’énoncé : le fonctionnement thématique du péritexte rend impossible l’émergence de la notion d’auteur ; il multiplie en revanche les apparitions de locuteurs-personnages. C’est encore la fiction qui l’emporte.
128Cette loi n’est certes pas absolue, il faut s’y attendre avec Corbière. Bon nombre d’indications de date ou de lieu restent inexplicables. Ça a comme après-texte : « Préfecture de police, 20 mai 1873315. » Le choix du lieu ne pose aucun problème : le texte est présenté comme un interrogatoire. Mais la date semble tout à fait arbitraire. Elle n’est pas la seule. Pourquoi Bohème de chic indique-t-il « Jérusalem. – Octobre316 » ? La pipe au poète « Paris. – Janvier317 » ? Ou Décourageux, « Méditerranée318 » ? On pourrait proposer d’autres exemples. Pour certains d’entre-eux, on peut supposer que le péritexte joue cette fois véritablement son rôle habituel et mentionne la date et le lieu réels de composition319. Ainsi, il est possible que La pipe au poète ait été écrit à Paris en janvier ou Bohème de chic en octobre. Quant à « Jérusalem », certains y voient la rue de Jérusalem qui abritait le dépôt de la police320 : l’indication fonctionnerait alors de façon thématique, en liaison avec le « violon » qui menace le locuteur. Et « Méditerranée » ? Le champ lexical du liquide est fortement représenté dans le texte : « ramer », « noie », « Océan », « noyer ». Le poète rame et se noie dans l’océan du monde littéraire sans trouver de planche de salut : « – Lui resta dans le Sublime Bête/Noyer son orgueil vide et sa virginité. » Mais la Méditerranée n’est pas un océan. Peut-être se prête-t-elle mieux que l’Atlantique à la métaphore qui fait de la poésie un océan : la Méditerranée est le berceau de notre littérature. De nouveau, le péritexte aurait une valeur thématique.
129Et que faire des deux dates d’À la mémoire de Zulma321 : « Bougival, 8 mai » (en avant-texte), « Saint-Cloud. – Novembre » ? On peut y lire un itinéraire : c’est en effet au printemps que le locuteur rencontre Zulma ; la date de la séparation n’est pas mentionnée dans l’énoncé, mais l’hiver convient évidemment au contexte322. Même disposition dans Lettre du Mexique323 : « La Vera-Cruz, 10 février. », « Toulon, 24 mai. » Mais le procédé révèle cette fois l’emboîtement des locuteurs : le « vieux Frère-la-côte » qui écrit du Mexique est transformé en personnage par l’après-texte qui impose la présence d’un auteur s’exprimant sous le masque de son locuteur fictif. Les indications finales n’ont plus rien de thématique, puisque le texte évoque le Mexique : on doit donc les lire comme relevant du biographique (même si la présence de Corbière à Toulon n’est pas établie) ; elles viennent renforcer une énonciation dont on ne sait rien.
130Le fonctionnement du péritexte n’obéit donc pas à un système : il relève tantôt du thématique, tantôt du biographique. Cependant, le recours épisodique au principe biographique contribue à son affaiblissement : parmi des indications évidemment, et volontairement, mensongères, les quelques dates et lieux plausibles apparaissent isolés, suspects. Le péritexte ne renforce la position de l’auteur que s’il est cohérent dans l’ensemble du recueil. Le choix de l’hétérogène est significatif. Il révèle, par l’absurde, les intentions cachées d’une telle pratique : l’utilisation de la biographie comme principe poétique, la soumission du texte à une envahissante énonciation. Corbière en inversant spectaculairement les rapports de force, en faisant du péritexte une partie de l’énoncé, dépendant de lui, nous force à relire la production de l’époque : sur ce plan comme sur bien d’autres, son écriture est d’abord une réaction, un rejet de ce que font ses contemporains.
131Immédiatement, un nom et un recueil s’imposent : le spécialiste du péritexte, c’est Hugo. Et c’est sans doute dans Les Contemplations324 qu’il est le plus original, et le plus opposé à Corbière. Les Contemplations marquent l’aboutissement d’une évolution qui part des Orientales, dont il a déjà été question. Le péritexte abandonne l’avant-texte au profit de l’après-texte ; les citations, les dédicaces sont remplacées par la mention systématique du lieu et de la date de composition325. Le cercle du recueil se restreint donc à l’espace biographique de son auteur : le monde extérieur, les grands noms du monde littéraire que l’auteur se plaisait à convoquer dans les Orientales, perdent de leur influence et n’interviennent plus dans l’énonciation. En revanche, les circonstances de composition sont minutieusement précisées : elles renforcent la présence de l’auteur dans son texte.
132 Les Contemplations sont bâties à partir d’une date, d’une donnée biographique. C’est la mort de Léopoldine qui organise le recueil : le 4 septembre 1843 figure dans le texte sous la forme d’un titre suivi d’une ligne de points de suspension326, événement indicible qui constitue le centre du discours. Présence décalée de la biographie au milieu de l’énoncé : son statut est ambigu ; la date a les allures d’un titre, mais n’est pas numérotée et n’a pas de texte. Sa place elle-même est excentrée : le 4 septembre 1843 figure entre deux titres dates (15 février 1843, Trois ans après), au début de la deuxième partie. La liaison thématique est évidente surtout avec Trois ans après qui dépend de lui pour se situer. Mais ce 4 septembre 1843 n’est pas à sa place : il devrait séparer les deux parties, au lieu d’être intégré dans la deuxième. Hugo l’affirme en préface : « c’est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd’hui. Un abîme les sépare, le tombeau327. » Le tombeau au milieu ou presque328. Son léger décentrement trahit une résistance : l’intrusion d’une donnée biographique brute à l’intérieur du texte est forcément déplacée, constitue une sorte de corps hétérogène.
133L’ambition de composer un recueil sur une date autobiographique a des conséquences sur l’énonciation et particulièrement sur le péritexte. Le recueil se présente à la fois comme le produit d’un « je » clairement identifié et la transcription d’une vie : livre consubstantiel à son auteur pour reprendre Montaigne. Hugo écrit dans sa préface :
Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis aevi spatium. L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur329.
134L’auteur tire sa légitimité, sa compétence, du fait que son livre s’identifie à sa vie : « pacte autobiographique », selon P. Lejeune, dont le corollaire est l’équivalence du narrateur et de l’auteur, que symbolise pour le lecteur le fameux 4 septembre. La notion d’auteur est donc au centre des Contemplations, réveillant l’étymologie : la biographie comme garant de la pertinence du texte.
135N’en concluons pas que le recueil est autobiographique au sens strict du terme, mais qu’en tous cas, c’est ce pacte qu’il propose au lecteur. Dans un tel contexte, le rôle du péritexte est simple : il doit assurer la liaison entre le texte et son auteur, rapporter un énoncé à un moment de la vie. Fonction d’autant plus importante ici que la composition est chronologique : Autrefois (1830-1843), Aujourd’hui (1843-1854). Le péritexte vient donc confirmer la nature autobiographique du recueil en s’appuyant sur des lieux ou des dates insoupçonnables : le 4 septembre, Marine-Terrace. Classique structure de la poésie dite personnelle qu’un grain de sable vient ici dérégler : la plupart des indications du péritexte sont fausses330.
136Comme chez Corbière donc, mais pour des raisons opposées, et c’est en cela que la confrontation est éclairante : tandis que Corbière ment pour rendre impossible toute lecture biographique, Hugo falsifie ses indications pour que la date de composition se conforme aux données biographiques. Il fait de sa vie une œuvre d’art en organisant autour de dates-clés des textes composés au hasard des années. L’intention est évidente dans la série d’anniversaires de Pauca meae : la partie s’ouvre sur la mort de Léopoldine et contient six textes datés faussement des 4 septembre 1852, 1844, 1845, 1846, 1847 et 1852331. Il y a là un impératif esthétique et moral : c’est ce jour qu’il faut écrire sur les morts ; si la réalité est plus capricieuse, embellissons-la332. Même fidélité aux dates ou aux lieux à propos de Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet, décédée le 21 juin 1846 : un texte est écrit le « 11 juillet 1846, en revenant du cimetière333 », sans fraude semble-t-il ; mais l’autre334, de 1854, est daté de « décembre 1846 ». Manifestement, l’année de la mort joue le rôle d’aimant.
137Une autre série de falsifications est destinée à équilibrer les parties. Le choix du 4 septembre 1843 comme centre du recueil pose en effet un problème dans la mesure où la majeure partie de la production date des années 1854-1855. Les parties d’Autrefois sont donc alimentées par des textes antidatés, en quantité notable et relativement stable. Dans le livre I, Aurore, 20 textes sur 29 (69 %), composés après le 4 septembre, appartenant donc en principe à la seconde partie, comportent un péritexte « corrigé » avec une date antérieure à 1843. Le livre II, Les luttes et les rêves, ne propose que des indications floues sans précision d’année (du type 18..), on ne peut donc parler de falsification, mais 19 textes sur 28 (68 %) n’appartiennent pas, théoriquement, à la première partie. Dans le troisième livre, le chiffre passe à 21 sur 30 (70 %). Dans les livres de la deuxième partie, le problème ne se pose plus de la même façon ; la production est suffisante. Il n’empêche que, pour conserver une relative progression chronologique, 6 textes sur 26 (23 %) du livre VI sont vieillis335 : l’année 1856 est ainsi représentée deux fois, bien qu’aucun texte ne date de cette année.
138D’autres corrections, aux raisons plus ponctuelles, répondent au même principe de proposer une biographie exemplaire. Les deux parties s’opposant thématiquement (la première plus gaie, la seconde funèbre), des échanges de textes sont nécessaires. La coccinelle336 et Elle était déchaussée, elle était décoiffée...337, textes frivoles et amoureux écrits en 1854 et 1853, sont datés de 1830, présentés comme des œuvres de jeunesse. Inversement, À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt338, écrit en 1841, est daté de 1853 pour figurer dans Pauca meae dont il se rapproche par son thème. C’est toujours le 4 septembre qui sert de pôle, éloignant les textes légers, attirant les textes graves. De sorte que Ma fille, premier poème numéroté du recueil, écrit en 1839, et quasi prémonitoire dans la gravité de son propos final (« Ne rien haïr, mon enfant ; tout aimer,/Ou tout plaindre »), est vieilli de quelques années, daté d’octobre 1842, comme aspiré par la force d’attraction du tombeau. Enfin, sans rapport avec le 4 septembre, mais soumise à la règle biographique, une série de textes apologétiques339, écrits pendant l’automne 1854, est étalée sur plus de vingt ans pour attester la permanence du discours théorique de l’auteur.
139Le biographique comme support, garant du discours : c’est ainsi que fonctionnent généralement les Contemplations. On ne peut pas tout expliquer. Certaines corrections restent mystérieuses. Pourquoi Écrit sur la plinthe d’un bas-relief antique340 est-il antidaté ? Sa composition en 1839 ne l’empêche pas de figurer dans la première partie, et ne nécessite pas apparemment un rajeunissement de six ans. La lecture biographique offre cependant une piste possible : le texte étant dédié à Louise Bertin, on peut supposer que le souvenir des séjours aux Roches est plus lié à 1833 qu’à 1839. On retiendra en tous cas le principe général d’un contrôle de l’écriture par la biographie, car c’est à cela que Corbière s’oppose. Vise-t-il consciemment les Contemplations ? Rien ne permet de l’assurer, mais il convient de se rappeler qu’Hugo est sans doute l’auteur le plus présent dans les Amours jaunes, même si cette présence est moins spectaculaire que celles de Musset ou Lamartine : parodié dans la Fin, attaqué dans Un jeune qui s’en va, on le devine également derrière le Ruminant de la Litanie du sommeil341 ou derrière les citations du péritexte. De plus la structure des Amours jaunes, avec son centre vide, son obsession du tombeau, évoque de manière frappante celle des Contemplations. Hugo incarne pour Corbière l’archétype de l’auteur romantique, l’homme à abattre. Le conflit se reporte sur le péritexte parce qu’il est chez Hugo comme chez Corbière le fondement de leurs poétiques. Ou plutôt, la justification du péritexte de Corbière est le dialogue qu’il entretient avec celui de Hugo, dans ses divergences comme dans ses convergences. En effet, malgré la dérision proclamée, quoi de plus hugolien que ces compositions sur place ? Aux textes écrits « en revenant du cimetière342 » ou « dans l’église343 » répondent les après-textes provocateurs parce qu’impossibles des Amours jaunes, « Rome. – 40 ans. – 15 août344 » ou « Préfecture de police, 20 mai 1873345 ».
140Conflit de poétiques qu’on rêve de transposer en querelle de territoire. Il est un objet qu’Hugo, à Jersey, s’attribue ; un promontoire-tombeau, du haut duquel il signe cinq de ses derniers textes : le dolmen. Or, parmi tous les dolmens de Jersey fréquentés par Hugo, l’un d’entre-eux s’appelle Corbière. Le rapprochement est trop tentant pour qu’on le passe sous silence ! Même si le monument n’a pas laissé de trace dans les Amours jaunes, on n’oubliera pas qu’Hugo est l’auteur le plus présent du recueil. Ce dolmen vient renforcer de sa présence dans l’après-texte (« Au dolmen de la Corbière, juin 1855346. ») un texte funèbre (« Hélas ! tout est sépulcre. On en sort, on y tombe :/la nuit est la muraille immense de la tombe »). S’appropriant ainsi le nom dans ce qu’il a de plus sacré (sa relation avec le tombeau), Hugo deviendrait en quelque sorte le mauvais père, celui qui dépossède le fils. Et la localisation du vol dans le péritexte explique l’agressivité de Corbière à son égard : il s’agit d’abolir le dolmen, et ce qu’il implique, c’est-à-dire une poétique fondée sur la maîtrise d’un « je » juché sur son nom, établi dans sa biographie. Le dolmen, le péritexte, devient pour Corbière l’emblème du statut d’auteur, le dépositaire d’un nom qui n’est pas à conquérir (c’est impossible) mais à disloquer347.
141Cette dépendance du péritexte de Corbière à l’égard d’Hugo paraîtra plus évidente si l’on feuillette la production poétique du siècle. La tendance parnassienne contemporaine de Corbière se distingue en effet par son refus du péritexte. Aucune précision de date ou de lieu, aucun après-texte dans le premier Parnasse contemporain (1866) ; trois dans le second (1869) : deux chez Prudhomme, une chez Lafenestre. L’absence de citation en exergue est également remarquable. Seuls trois auteurs se distinguent, dans le second Parnasse : Sainte-Beuve, É. Deschamps, L. Siéfert, mais ce ne sont pas des parnassiens ; les deux premiers appartiennent même à l’époque héroïque du romantisme, seule Louisa Siéfert (née en 1845 comme Corbière) est de la jeune génération. Le second Parnasse n’illustre donc pas une évolution de la position parnassienne concernant le péritexte, mais une plus grande hétérogénéité dans le choix des auteurs.
142Les recueils des maîtres du parnasse viennent renforcer l’impression laissée par les anthologies de Lemerre : pas de péritexte dans Émaux et camées348 ni dans les Poèmes barbares349. Le refus du lyrisme personnel, du sentimentalisme, va de pair avec un retrait de l’énonciation : le texte s’offre au lecteur dans son étrangeté et sa perfection. La phase de production est occultée, déniée ; le cordon qui relie le poème au biographique, coupé. Même des auteurs dits « personnels », mais évoluant dans la mouvance parnassienne, comme Verlaine ou Baudelaire, relèvent de cette esthétique : pas de péritexte dans les Fleurs du mal ou les Fêtes galantes ; pas d’indication de date ou de lieu dans les Poèmes saturniens, des dédicaces en début de section uniquement.
143En définitive, le péritexte semble un geste romantique, indissociable d’une inspiration essentiellement biographique. Il s’agit toutefois de nuancer, en retournant aux grands noms que Corbière invective. Lamartine évolue considérablement dans ses habitudes : 2 citations et 7 dédicaces en avant-texte350, pas de date ni de lieu, dans les Méditations ; une date en exergue, une en après-texte, et 8 dédicaces en exergue dans les Harmonies ; des dates systématiques en avant-texte dans Jocelyn ; 13 dates et lieux en après texte, plus 2 dates en avant-texte et une citation dans les Recueillements. Au total, à peine plus de la moitié des textes de ce recueil (55 %) ont un péritexte : mis à part Jocelyn, dont la structure sous forme de journal nécessite le recours aux dates, les Recueillements marquent pourtant le point culminant de la présence du péritexte chez Lamartine. Elle se caractérise surtout par une véritable passion de la dédicace : si l’on ajoute aux 4 dédicaces en exergue celles contenues dans les titres (15), on obtient 70 %. Lamartine trahit ainsi la constante oratoire de sa poétique, son besoin d’interlocuteur. En revanche, sur le plan biographique, il reste relativement discret. Son péritexte est en tout cas plus restreint que celui des Amours jaunes (73 %). On peut supposer qu’il n’en est pas l’inspirateur le plus direct.
144Reste Musset. Les Premières poésies351 proposent 7 citations en exergue et 13 dates, sans précision de lieu. Le péritexte concerne donc 59 % des textes. Dans les Poésies nouvelles, aucune citation, mais 46 dates et un péritexte à 65 %. Importance relative des dédicaces : 40 % dans les Premières poésies, 50 % dans les Poésies nouvelles. L’usage de Musset ne correspond donc pas tout à fait à celui de Corbière : son recours à la dédicace le rapproche de Lamartine plus que de Corbière. En revanche, la fréquence du péritexte est assez proche de celle des Amours jaunes, même si sa nature reste assez différente : Musset ne donne pas d’indication de lieu et emploie peu la citation.
145Y a-t-il un inspirateur unique du péritexte des Amours jaunes ? Non, mais de ce rapide survol quelques conclusions s’imposent. L’abondance du péritexte est un trait romantique. Sa pratique est délaissée par l’avant-garde parnassienne pour des raisons poético-idéologiques (le refus de biographique dans le texte). Corbière de ce point de vue ferait donc figure d’original, ou même de réactionnaire si sa pratique du péritexte s’inscrivait dans la lignée romantique. Mais (et c’est là qu’il faut quitter les statistiques) si la fréquence est comparable, les fonctionnements s’opposent : Corbière, on l’a vu, inverse les rapports de force qui soumettent l’énoncé au biographique. Son péritexte s’inscrit donc dans sa poétique antiromantique, il participe de la même entreprise de réécriture, d’inversion des modèles. Dans ce sens, il est bien de son époque : le parnasse aussi est une réaction antiromantique. Mais l’originalité de Corbière est que le « mauvais texte » reste présent, accessible au lecteur, intégré dans le texte nouveau. C’est la poétique que développe, à la même époque, dans le même isolement, Isidore Ducasse, dans ses Chants de Maldoror, puis, plus spectaculairement, dans ses Poésies352. Cette stratégie, plus radicale que le mouvement parnassien, met en cause par son dialogisme la notion d’auteur, dont le péritexte est une des bases. Quant au modèle visé dans les Amours jaunes, il est ardu de l’individualiser. Disons simplement que Hugo semble incarner plus que les autres l’esthétique du péritexte. Sa pratique est en tout cas la plus (et la seule) systématique. Même s’il évolue des Orientales aux Contemplations, chaque recueil conserve une homogénéité que n’ont ni Lamartine ni Musset, ni d’ailleurs Corbière lui-même. On y verra un signe : le péritexte des Amours jaunes est le fils rebelle du dolmen de la Corbière.
146L’écriture du sommeil propose donc une issue à la censure solaire, mais elle doit d’abord faire son deuil du nom d’auteur, d’un moi sûr de lui signant un texte maîtrisé. De boîte en boîte, l’espace concentrique enferme une absence : l’autorité a la forme d’un corbillard, c’est-à-dire que le nom d’auteur lui-même en vient à figurer sa propre viduité. Mais c’est à partir de ce vide du moi que l’œuvre s’écrit autour d’une multiplicité d’instances énonciatives plus ou moins fictives. Le centre vide et inabordable est la source d’une poétique des marges, d’une rêverie sur la périphérie, comme seule façon d’accéder à la parole. Son mode d’émergence en définit également la nature : l’écriture du sommeil sera excentrique et plurielle faute de pouvoir occuper le centre.
Notes de bas de page
1 p. 1310 : il s’agit d’une variante du texte présenté p. 781.
2 p. 786.
3 p. 836.
4 p. 735.
5 Voir le développement de J.-M. Gleize sur Le Crapaud comme « poème du sans et du sous », dans Poésie et figuration (Seuil, 1983, p. 105-115).
6 La Pipe au poète, p. 734.
7 p. 808
8 p. 807.
9 p. 740.
10 p. 742.
11 p. 766.
12 p. 741.
13 p. 825.
14 p. 900.
15 D. Martin, « L’univers imaginaire de Tristan Corbière » (Cahiers de Bretagne occidentale, n° 1, p. 66).
16 p. 720.
17 p. 724.
18 p. 707.
19 p. 712.
20 Insomnie, p. 732.
21 p. 737.
22 M. Blanchot, « Le sommeil, la nuit », annexe à L’Espace littéraire (1ère édition, Gallimard, 1955, coll. « Folio/Essais », p. 357-362).
23 Blanchot, L’Espace littéraire, p. 214.
24 p. 733.
25 M. Blanchot, op. cit., p. 214.
26 On trouve une synthèse de ces écrits dans la Pléiade, p. 1304-1305.
27 A. Sonnenfeld, op. cit., p. 166.
28 C. Angelet : « Le désordre de la Litanie du sommeil est parfaitement logique, voire rhétorique, et il en est de même de tous les spécimens d’énumération. » (La Poétique de Tristan Corbière, Palais des Académies, Bruxelles, 1961).
29 E. Noulet, Le Ton poétique (Corti, 1971, p. 75).
30 Exemple sur les huit premiers vers :
- rime a : endormie, insomnie (féminine).
- rime b : ailé, envolé (masculine).
- rime c : seuil, œil (masculine).
- rime d : houle, boule (féminine).
31 Si le retour de ces deux chiffres semble plus qu’une coïncidence, il est toutefois risqué de leur donner une valeur signifiante. On remarquera quand même que 16, c’est 4 au carré : le carré parfait qui peut renvoyer aux quatre parties du texte comme à la figure du chiasme ou de l’inversion qui les organise. Quant à 14, il se décompose en 2 x 7, 2 rappelant la distinction de genres sur laquelle se fonde l’opposition des parties et 7 étant le nombre des sections du livre.
32 p. 710 : « Il y a tant de choses qui finissent par le commencement que le commencement commence à finir par être la fin [...] une épitaphe égale une préface et réciproquement. »
33 p. 771.
34 p. 775.
35 p. 775.
36 G. Durand caractérise le régime diurne de l’imaginaire par l’antithèse, tandis que l’antiphrase, le rapprochement des contraires, appartiennent au monde nocturne (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas 1969, Dunod 1983, p. 313, entre autres).
37 p. 775.
38 Musset, Poésies (Pléiade, p. 328).
39 G. Durand, op. cit., livre II, ch. 2 « Les symboles de l’intimité » (p. 269-307).
40 J.-B. Pontalis, « Entre le rêve-objet et le rêve-texte », dans Entre le rêve et la douleur (Gallimard, coll. « Tel », p. 27, les italiques sont dans le texte).
41 p. 771 vers 15-32.
42 p. 772.
43 Ibid.
44 p. 771.
45 On consultera le numéro 194 de la Revue des sciences humaines (1984-2), intitulé « Visages du sommeil », qui fait le point sur la tradition philosophique à propos du sommeil.
46 C. Nodier « De quelques phénomènes du sommeil » (Revue de Paris, 1831, tome XXIII).
47 p. 728.
48 p. 761.
49 p. 782.
50 p. 838.
51 p. 859 : « Souvenez-vous de sa porte/Où brillait la botte d’or./Aujourd’hui, la botte dort ».
52 En linguistique, on appelle inverseur un mot qui inverse l’ordre usuel de la prédication (exemple « de » dans « coquin de sort »). Rappelons également que, pour G. Durand, l’inversion est l’une des figures essentielles du régime nocturne.
53 p. 773.
54 C’est bien sous le terme de « sommeil paradoxal » qu’on désigne dans le langage scientifique la forme de sommeil qui produit les rêves.
55 p. 771.
56 Ibid.
57 p. 774.
58 Citations tirées de G. Genette, « Le jour, la nuit », dans Figures II (Points/Seuil, 1969, p. 117).
59 Citation extraite de J. Onimus, Essais sur l’émerveillement (PUF, 1990, p. 74).
60 p. 773.
61 Ibid.
62 p. 774.
63 p. 773.
64 p. 774.
65 p. 775.
66 M. Blanchot, op. cit., p. 213.
67 p. 774, les majuscules sont dans le texte.
68 V. Hugo, Poésie (l’Intégrale, Seuil, 1972, t. 1, p. 685).
69 M. Blanchot, op. cit., p. 238.
70 A. Sonnenfeld, op. cit., ch. III « Le titre et la structure des Amours jaunes » (p. 47-60).
71 Ibid., p. 53.
72 Ibid., p. 53.
73 Ibid., p. 57.
74 Ibid., p. 60.
75 Ibid., p. 60.
76 Voir par exemple, E. Voldeng, « Les poètes maudits comme lieu commun et comme limitation de la critique corbièrienne » (Cahiers de Bretagne Occidentale, no 1, sur Sonnenfeld, p. 106-109).
77 Voir Pléiade, p. 1433.
78 Ajoutons-y Bohème de chic, situé à Jérusalem : allusion probable à la rue de Jérusalem où se trouvait le « violon » de la Préfecture (voir Dansel, op. cit., p. 107).
79 A. Sonnenfeld, op. cit., p. 54.
80 p. 808.
81 p. 809.
82 p. 806.
83 p. 807.
84 A. Sonnenfeld, op. cit., p. 120.
85 p. 832 et 848.
86 p. 821-822.
87 p. 825-826.
88 A. Sonnenfeld, op. cit., p. 56.
89 Ibid., p. 77.
90 p. 850.
91 p. 850.
92 p. 703 et 853.
93 S. Meitinger, Tristan Corbière dans le texte : une lecture des Amours jaunes (Doctorat de 3e cycle, Rennes II, 1978).
94 Ibid., p. 21.
95 Ibid., p. 49.
96 Ibid., p. 91.
97 Ibid., p. 107.
98 Ibid., p. 111.
99 Ibid., p. 159.
100 Ibid., p. 160.
101 R. Raskin, Forms of role-playing in the poetry of Tristan Corbière (Thèse, the Johns Hopkins University, 1968).
102 A. Le Milinaire, Tristan Corbière. La paresse et le génie (Seyssel, Champ Vallon, 1989).
103 Ibid, p. 163.
104 Ibid, p. 164.
105 Pour plus de détails sur ces réserves, on se reportera à la critique de la thèse d’A. Sonnenfeld développée p. 89-93.
106 p. 705.
107 p. 851-852.
108 p. 753 : « Chante encor, va. »
109 p. 713.
110 p. 714.
111 p. 734.
112 p. 733.
113 p. 735-737.
114 p. 719.
115 p. 719-721.
116 p. 718.
117 p. 761.
118 Cette idée a été développée à propos de la Litanie du sommeil, elle sera reprise dans l’étude de l’organisation interne des parties.
119 p. 766.
120 p. 769.
121 p. 766.
122 p. 770.
123 p. 780.
124 p. 779.
125 p. 792.
126 p. 793.
127 p. 814.
128 p. 813.
129 p. 703.
130 p. 853.
131 p. 710.
132 Une note de la Pléiade (p. 1288) renvoie aux Orientales : « Elle brame/Comme une âme/Qu’une flamme/Toujours suit. »
133 p. 713.
134 p. 740.
135 p. 741.
136 p. 742.
137 p. 745.
138 p. 759.
139 J.-M. Gleize, « Le lyrisme à la question. Tristan Corbière », dans Poésie et figuration (Seuil, 1983).
140 p. 753.
141 p. 746.
142 p. 759.
143 p. 747-748.
144 p. 748.
145 p. 749.
146 p. 749.
147 p. 750.
148 p. 751.
149 p. 753.
150 p. 753.
151 p. 756.
152 p. 755.
153 p. 759.
154 p. 762.
155 p. 793.
156 p. 795.
157 p. 794.
158 p. 812 : « L’ergot de mort est dans le blé. »
159 Freud : « Si nous nous tournons d’abord vers la mélancolie, nous découvrons que le sur-moi [...] fait rage contre le moi avec une violence impitoyable, comme s’il s’était emparé de tout le sadisme disponible dans l’individu [...]. Ce qui règne maintenant dans le surmoi, c’est, pour ainsi dire, une pure culture de la pulsion de mort... » (« Le moi et la ça », dans Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, p. 268.)
160 p. 741.
161 p. 795.
162 p. 811.
163 p. 812.
164 p. 817.
165 p. 849.
166 p. 851.
167 p. 710.
168 C. Baudelaire, Petits poèmes en prose, À Arsène Houssaye.
169 Contrairement à l’édition de la Pléiade (p. 1362), Sébillet ne distingue pas le rondel du rondeau.
170 T. Sébillet, Art poétique français (1548), dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance (Livre de poche, 1990, p. 109).
171 Voir G. Bachelard, « La phénoménologie du rond », dans La Poétique de l’espace (PUF, coll. « Quadrige »), ou G. Durand, op. cit., p. 282-285 ou 372-374.
172 M. Blanchot, Le Livre à venir (Gallimard, coll. « Idées », p. 185).
173 p. 740.
174 p. 789.
175 p. 720.
176 p. 846.
177 p. 896.
178 p. 895.
179 G. Bachelard, L’Eau et les Rêves ch. III (Corti, 1942).
180 p. 756.
181 p. 844.
182 p. 845.
183 p. 846.
184 p. 896.
185 Concept emprunté à G. Durand qui l’illustre, entre autres, par le thème du sépulcre-berceau (op. cit., p. 270 et sq.).
186 p. 851.
187 p. 720 : « la boîte à deux » ; p. 851 : « boîte à violon » (pour le cercueil).
188 p. 711.
189 p. 762.
190 p. 768.
191 Voir le développement de G. Bernardelli dans son3e chapitre de La poesia a rovescio (Milan, 1981).
192 p. 851.
193 p. 835.
194 p. 792. On retrouve « songe creux » p. 766.
195 S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie (Folio/Essais, p. 162).
196 J. Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie (Folio/Essais, 1987, p. 64).
197 p. 767.
198 J. Chazaud, La Souffrance de l’idéal (Privat, Toulouse, 1979, p. 55).
199 J. Starobinski, « Les rimes du vide », dans Figures du vide (Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 11, Gallimard, 1975).
200 Fleurs du mal, LXXXI et LXXXII (Pléiade, p. 77-78).
201 Spleen (p. 75).
202 p. 767.
203 Voir A. Lebois, « Hypothèses sur T. Corbière » pour la prononciation à l’anglaise et Y. Le Gallo « Corbière, père et fils » pour la vie des deux Corbière (Cahiers de Bretagne Occidentale, no 1).
204 Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert, 1992).
205 Ajoutons une légende diffusée par F. Burch : le père d’Edouard, Alexis Corbière, serait mort sur une galère ! Malheureusement, nous rappelle Y. Le Gallo (op. cit., p. 3), Francis Burch se trompe de père (cet Alexis est mort en 1760, trente-trois ans avant la naissance de son prétendu fils) : trop belle pour être vraie, cette nouvelle apparition du bateau-corbillard chez les Corbière.
206 p. 779.
207 p. 779.
208 S. Kierkegaard, Traité du désespoir (Folio/Essais, p. 13).
209 Ibid., p. 69.
210 Cité par F. Brandt Soeren Kierkegaard (Copenhague, 1963, p. 18).
211 Les détails sur cette polémique et les citations sont empruntés à l’ouvrage de F. Brandt déjà cité.
212 Brandt, op. cit., p. 106. C’est nous qui soulignons.
213 Cité par M. Grimault, dans La Mélancolie de Kierkegaard (Aubier Montaigne, 1965, p. 61).
214 « La mort, c’est la vie », à traduire : c’est en réinvestissant le nom du père que je m’en affranchis.
215 À l’inverse, Serge Meitinger, partant du même concept de « dépersonnalisation », veut exposer la « volatilisation du sujet poétique » aboutissant à une « structure impersonnelle » (op. cit., p. 18).
216 E. Aragon et C. Bonnin, édition critique des Amours Jaunes (Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1992, p. 9).
217 H. Michaux, Postface de Plume (Poésie/Gallimard, p. 217).
218 p. 721.
219 p. 721.
220 E. Benvéniste, « L’homme dans la langue », dans Problèmes de linguistique générale (Gallimard, 1966).
221 p. 742.
222 p. 818.
223 p. 819.
224 p. 823.
225 p. 824-825.
226 p. 821.
227 Voir Contes de bord (1833).
228 « – Allez : à bord, chez eux, ils ont leur poésie !/Ces brutes ont des chants ivres d’âme saisie... » (p. 815).
229 Signalons tout de même La Goutte (p. 831) difficile à définir. Il en sera question plus loin.
230 p. 877.
231 p. 825.
232 p. 795.
233 p. 826.
234 p. 795.
235 Henri Godard, Poétique de Céline (Gallimard, 1985, p. 305-315).
236 J. Starobinski, « Le style de l’autobiographie », dans La Relation critique, cité par H. Godard, p. 311.
237 p. 726.
238 p. 791.
239 p. 831-832.
240 À noter que pour ce dernier vers, l’absence de guillemets autorise d’autres découpages : on peut lire dans « Le hunier emporté ! » un commentaire du narrateur malgré le tiret ou dans « – C’est la fin » les paroles d’un personnage (à cause du tiret mais on attend quand même un point d’exclamation).
241 Passim, p. 150, note 101.
242 Raskin, op. cit., p. 156.
243 p. 735.
244 p. 738.
245 p. 807.
246 p. 734.
247 p. 828.
248 p. 835.
249 p. 721.
250 p. 809.
251 Les deux textes en question contiennent en effet des discours « métadiégétiques » au sens que Gérard Genette dorme à ce terme dans son étude sur le récit (« Le discours du récit », dans Figures III, Seuil, 1972, p. 239) : un narrateur anonyme raconte qu’un « pilotin » (ou un « mobilisé ») raconte...
252 p. 740.
253 p. 745.
254 p. 741.
255 p. 705.
256 p. 706.
257 p. 707.
258 Note de la pléiade p. 1264. Cette lecture autobiographique, justifiée sur bien des points, peine à expliquer le « bâtard de Créole et Breton » : les ascendances créoles de Corbière ne sont pas établies, sa bâtardise encore moins. En revanche, E. Aragon et C. Bonnin font remarquer dans leur édition des Amours jaunes que cette naissance rappelle celle de Léonard, le héros du Négrier, « mis au monde au beau milieu d’une tempête par une jeune créole ramenée en France par un marin brestois » (op. cit., p. 32) : nouvelle intrusion de la fiction qui vise à réduire l’auteur au rang de personnage.
259 Voir C. Kerbrat-Orecchioni : « Nous considérons comme faits énonciatifs les traces linguistiques de la présence du locuteur au sein de son énoncé » (L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, A. Colin, 1980, p. 31).
260 p. 735.
261 Cela ne signifie pas que tout ce qu’écrivent Hugo ou Lamartine est biographiquement exact, mais qu’ils le font croire. Corbière, au contraire, fait tout pour qu’on n’y croie pas.
262 Le vocabulaire technique de ce chapitre est emprunté partiellement à G. Genette, Seuils (Seuil, 1987). Le péritexte désigne l’ensemble des écrits autour du texte inclus dans le livre. Ce chapitre a été publié dans Poétique, no 104, sous le titre : « En marge des Amours jaunes : le péritexte. »
263 Le terme d’avant-texte a déjà un sens en critique génétique où il désigne l’ensemble des écrits précédant chronologiquement le texte publié. Nous l’employons ici dans un sens tout à fait différent, faute d’avoir trouvé mieux.
264 Au point de l’« améliorer » régulièrement : nous reviendrons sur ces manipulations.
265 Sauf Point n’ai fait un tas d’océans (p. 813) dont le statut est ambigu ainsi que le signale la typographie (en italiques) : il s’agit bien plus d’une introduction à Gens de mer que d’un poème à part entière. Il occupe en quelque sorte la place de l’avant-texte.
266 p. 755.
267 Le thème musical n’est pas simplement métaphorique, il résume le contenu de l’énoncé : le sujet d’À une demoiselle est une comparaison des caractéristiques du chant et du piano, de même que le sujet d’À mon cotre est la vente du navire.
268 p. 837.
269 p. 836.
270 Nous nous basons sur l’édition de 1857 qui facilite les pourcentages puisqu’elle comprend cent textes numérotés (et un avant-propos Au lecteur).
271 Le Parnasse contemporain (Lemerre, 1866 et 1869) : ces recueils presque contemporains des Amours jaunes constituent une bonne base de référence puisqu’ils regroupent 37 et 56 auteurs. D’autre part, si la tendance parnassienne est minoritaire en 1866 (puisque la parution du recueil fait scandale), on peut admettre qu’au début des années 1870 elle est devenue dominante ; ce qui permet de situer Corbière dans son époque.
272 Les italiques des citations sont dans le texte. D’une façon générale, les citations ou les dédicaces sont en italiques mais pas les dates et les lieux. Cette tendance comme souvent (toujours ?) chez Corbière comporte des exceptions : les citations d’Aurora et du Novice en partance n’ont pas d’italiques contrairement à l’après-texte de la Litanie du sommeil (Lits divers – Une nuit de jour) qui n’est pourtant pas une citation. Il est de toute façon délicat d’en tirer des enseignements sans pouvoir évaluer la part de l’imprimeur dans la typographie.
273 Voir l’exergue d’Epitaphe (p. 710).
274 p. 719.
275 Henri Thomas a proposé Marie Dumas, mais son raisonnement repose sans doute sur une erreur (voir Pléiade p. 1302).
276 p. 788.
277 p. 790.
278 p. 789.
279 p. 846.
280 p. 785.
281 p. 809.
282 p. 729.
283 p. 764.
284 p. 1299.
285 p. 795.
286 p. 704.
287 p. 827.
288 Refus affiché et donc difficile à interpréter : trop visible, peut être, pour n’être pas soupçonné d’arrière-pensées plus ambitieuses. Refuser l’institution, dirait Pierre Bourdieu, est une tactique classique pour s’insérer dans le « champ », pour se poser soi-même en institution (voir Les Règles de l’art, Seuil, 1992).
289 Pléiade, p. 1264.
290 p. 721.
291 Édition critique des Amours jaunes, op. cit., p. 89.
292 Voir l’impressionnant relevé du Dictionnaire des symboles (Laffont, 1969, p. 793).
293 Rappelons que l’étymologie de carême est « quadragesima », c’est-à-dire « quarantième ».
294 p. 721. Les italiques sont dans le texte.
295 On l’observe également pour certaines citations : dans le Novice en partance, le prénom de « Marijane », présent dans la citation (« À la déçente des marins ches Marijane serre à boire et à manger... ») est attribué au personnage féminin de l’énoncé.
296 p. 703.
297 Traduction fautive bien entendu mais l’espagnol de Corbière n’est guère meilleur que celui de l’auteur de ces lignes !
298 Voir la description de l’édition originale (Pléiade, p. 1434) : « Fini d’imprimer par Alcan-Lévy/Paris, le huit août mil huit cent soixante-treize. » Sur ces rencontres du texte et du paratexte, on lira l’article de J.-L. Cornille « L’impression littéraire » (Poétique, no 83, sept. 1990) qui cite notamment ce vers de Corbière « étrange métier de femme et de gladiateur » comme exemple de dialogue entre l’auteur et son éditeur (les frères Glady).
299 Puisque c’est la malédiction qui constitue l’étymon de « maladetta ».
300 Nous n’avons pas trouvé d’explication à cette association du mois d’août et de la dette, à moins que ce soit simple fidélité à la fable qui sert de point de départ, reconnaissance de dette à l’égard de La Fontaine !
301 p. 844.
302 p. 737.
303 p. 727.
304 p. 729.
305 p. 780.
306 p. 833.
307 p. 837.
308 p. 840.
309 p. 841-842. Le Mois noir est la traduction du terme breton qui désigne novembre.
310 C’est justement le passage à la douane que relate le texte.
311 Mergelina est un quartier de Naples.
312 Dans La Goutte et La Fin.
313 « nuit de jour » reprend même dans sa formulation la figure caractéristique de la Litanie, l’oxymore.
314 Le Crapaud, p. 735.
315 p. 705.
316 p. 716.
317 p. 734.
318 p. 767.
319 Voir les notes de la Pléiade qui signalent les dates et les lieux vraisemblables.
320 M. Dansel, op. cit., p. 107.
321 p. 726.
322 Commentaire d’E. Aragon et C. Bonnin : « Le trajet mène de mai à novembre, c’est-à-dire du printemps aux approches de l’hiver ; de la jeunesse à la vieillesse et à la mort ; de Bougival, quartier populaire, à Saint-Cloud, quartier aristocratique ; enfin de la pauvreté, mais ensoleillée par la jeunesse et l’amour, à la “chasse aux passants” riches, à l’abandon, à la froide détresse. » (Op. cit., p. 105.)
323 p. 834.
324 Nous nous référons à l’édition de l’oeuvre poétique parue au Seuil (l’Intégrale, 1972, 3 tomes). Les textes seront fréquemment numérotés : le livre est indiqué en chiffres romains, le numéro du texte en chiffres arabes.
325 Deux avant-textes dédicaces seulement (III, 21, p. 685 et V, 23, p. 731) et une citation, mais il s’agit d’une lettre adressée à Hugo et à laquelle il répond (V, 3, p. 716).
326 p. 702.
327 p. 634.
328 On retrouve ce centre tombal dans la composition des Amours jaunes, preuve que derrière la dérision affichée à l’égard d’Hugo le dialogue est lourd d’enjeux.
329 p. 634.
330 Voir les corrections des éditeurs et la chronologie de composition p. 790.
331 p. 704-714.
332 Même nécessité dans le fameux Demain dès l’aube (p. 710), daté évidemment du 3 septembre, mais écrit le 4 octobre.
333 p. 709.
334 Claire, p. 748-750.
335 Tandis que les trois premiers textes du livre sont rajeunis, dans le même but de lecture chronologique.
336 I, 15, p. 650.
337 I, 21, p. 652.
338 IV, 12, p. 709.
339 Livre I : 7 (p. 641), 8 (p. 644), 26 (p. 655).
340 III, 21, p. 685.
341 Repris à l’Insomnie des Contemplations (p. 685).
342 Contemplations, p. 709.
343 Ibid., p. 702 : texte dédié à Léopoldine et écrit « dans l’église » le jour de son mariage.
344 p. 721.
345 p. 705.
346 Contemplations, VI, 18, p. 758.
347 Du dolmen de la Corbière aux « corbières », la manœuvre est encore plus spectaculaire chez Laforgue qui, pour se débarrasser d’une encombrante présence (on l’a accusé de plagiat), l’envoie croiser « le long des corbières, pour l’amour de l’art » (Mélanges posthumes, Slatkine, 1979, p. 125) et transforme de la sorte le nom d’auteur en nom commun pluriel ! C’en est fini de la propriété littéraire.
348 À part une dédicace en avant-texte à Inès de las sierras.
349 Dont une édition quasi définitive paraît chez Lemerre en 1872.
350 Et une citation en début de recueil.
351 Nous utilisons la classification de l’édition de la Pléiade qui correspond, pour les recueils en question, à l’édition de 1854, la dernière parue du vivant de l’auteur.
352 Voir sur ce point C. Bouché Lautréamont, du lieu commun à la parodie (Larousse, coll. « Thèmes et Textes », 1974).
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