1. Sous le signe du soleil
p. 7-74
Texte intégral
1. Le monde jaune
1C’est par la femme que tout commence : les Amours jaunes sont dédiées à Marcelle, dont le prénom est choisi parce qu’il comporte une rime en elle1. Marcelle est par sa rime la représentante de toutes les femmes, le résumé d’une espèce, pas un événement biographique. Elle incarne l’éternel féminin et sa légèreté : « La voisine est très prêteuse, C’est son plus joli défaut2. » Marcelle n’est-il pas d’après A. Corbin l’un des pseudonymes les plus répandus chez les prostituées3 ? Un prénom à la mode, donc, qui a valeur de symbole. À l’image de Marcelle, la plupart des personnages féminins du recueil seront peu vertueux. Zulma finira par « ... la chasse aux passants,/Aux vingt sols4 ». Jeanne-Marie est « la rose/D’amour, et du débit d’ici5 ». La Bête féroce en convient tout naturellement : « [...] suis-je donc pas légère/Pour me relever d’un faux pas6 ! » Quant aux personnages sans nom, ils ne valent pas mieux. Il s’agit d’une rengaine de la Gente dame « grisette7 » à la passagère de Steam-boat qui fait attendre un ménélas sans majuscule sur le rivage8, en passant par la propriétaire de sir Bob, « chien de fille légère9 ». Si l’Américaine est vertueuse, elle n’en est pas moins vendue par son père qui « a parié pour10 ». Seule la Camarade échappe à la condamnation, mais précisément parce qu’il n’est pas question d’amour. Le narrateur est sans illusion : « ... si par erreur ou par aventure,/Tu ne me trompais... je serais trompé11 ! » Rien à faire donc, la femme de Corbière n’est jamais que « tout fraîchement fidèle12 » et d’une fidélité généralement intéressée.
2Le locuteur est un habitué des cocottes, il leur est comme destiné. Pas d’amour romanesque, la femme légère est son lot et il le revendique : « J’aime les voir, tout plein légères13. » L’argent est pour lui l’intermédiaire de toute relation. Zulma est « riche de vingt ans14 ». La femme se vend et ne voit dans son partenaire, qui porte ici le prometteur prénom de Louis, que le commerce en cours : « Moi j’étais jeune de vingt francs », précise le personnage masculin qui n’est pas dupe. La femme se fait objet, « marchandise15 », dit-on aussi ; mais en contrecoup l’homme se fait monnaie, n’existe que comme « louis » avec ou sans majuscule. Relation dégradée dans les deux sens donc.
3La cocotte est un article interchangeable ; son prénom est conçu comme « le pavillon qui couvre (la) marchandise16 ». De son point de vue, toute relation est commerce. Ainsi dans Bonne fortune et fortune17, au locuteur qui reprend la quête baudelairienne de la Passante, la femme n’accorde que deux sous : elle trouve ici sa revanche – c’est elle qui paie – mais les plaisir de la séduction y laissent des illusions. Désormais plus question de bonne fortune, seule compte la fortune. Alors, en guise de marivaudage, fleurissent les jeux de mots sur le marché en cours : « Anne ! ou qui que tu sois, chère.../ou pas chère/Dont on fait, à l’œil, les yeux...18 » La marchandise entre en fanfare dans le domaine amoureux, dont elle révèle la décadence. Sa caractéristique, l’interchangeabilité, est la négation de ce qu’on entend par amour : au centre de cette relation dégradée, c’est le jaune de l’or que l’on voit poindre. Il sera toujours entre l’homme et la femme.
4Le jaune est déjà dans le titre : il annonce la couleur, couleur de l’or – jaunet est le terme familier qui désigne la pièce d’or –, couleur de feuille morte pour des amours sèches ? Le titre s’inscrit dans une longue tradition (Ovide, Ronsard, etc.), mais ce jaune intrigue. Du rire jaune, admis généralement, au jaune de Judas trouvé dans Littré par Sonnenfeld19, la femme est jaune sans contredit. D’après le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, de P. Larousse, (article « Prostitution »), c’était aussi de cette couleur que devaient s’habiller les prostituées romaines. C’est la femme qui donne le « baiser de Judas20 » et qui force au rire jaune. Peu importe qu’Armida-Josefina Cuchiani ait été blonde comme le prétend René Martineau pour les besoins de la cause21 : toutes les femmes de Corbière sont blondes, à commencer par Marcelle « blonde voisine22 ». Elles sont du monde jaune de la trahison et de la vénalité23.
5Curieux effet de couleur dont on retrouve les traces chez Zola : le fameux « salon jaune » de La fortune des Rougon annonce les jaunes de La curée ou Nana. Le théâtre-bordel de Bordenave révèle sa véritable identité dans les coulisses : « C’était un de ces escaliers de maison louche [...] badigeonné de jaune... », « Au premier, deux corridors s’enfonçaient, tournaient brusquement, avec des portes d’hôtel meublé suspect, peintes en jaune », « En haut, au quatrième, il étouffait. Toutes les odeurs, toutes les flammes venaient frapper là : le plafond jaune semblait cuit... »24. Il s’agit bien du même jaune. Nana « mouche d’or », et Renée sont blondes : elles ont un rapport privilégié avec l’or et cela détermine leurs relations avec les hommes. Renée est l’or de Saccard, c’est sur sa dot qu’il bâtit sa fortune ; Nana au contraire mange l’or de ses amants. Le jaune mauvais est à l’ordre du jour, il a mis sa marque sur le Second Empire : des abeilles du manteau impérial à la mouche d’or.
6On a parfois cité comme source possible de Corbière les Rayons jaunes25 au prix, semble-t-il, d’une erreur d’interprétation. Gabriel Bounoure a affirmé que le titre provenait tout droit de Sainte-Beuve26. À relire le texte, il semble au contraire que le jaune soit valorisé positivement. L’argument du poème est le suivant : le locuteur seul à sa fenêtre voit passer « le peuple » qui va « s’ébattre aux champs » pendant que les rayons jaunes du couchant teignent ses rideaux. Ces rayons « redorent aussitôt mille pensers », d’où l’évocation de souvenirs liés au jaune. L’apparition même des rayons est vécue comme une joie : « J’aime à les voir percer vitres et jalousie... », « flot d’atomes d’or » qui « redorent mille pensers ». Le doré est ici marque de richesse, cure de jouvence. À quels souvenirs correspond-il ? Aux événements d’un passé heureux : religion, famille, mariage... Le jaune est la couleur du collectif, de ce qui inclut l’individu dans une communauté : lampe, missel, linceul, poêle (de mariage), tous objets de cérémonies religieuses, signes du temps où le narrateur n’était pas encore un sceptique isolé : « Jamais sur mon tombeau ne jaunira la rose,/Ni le jaune souci. » C’en est fini du jaune : « ... déjà le soleil recule devant l’ombre. » La perte du jaune est ressentie manifestement comme une dépossession. Rien à voir donc avec le jaune empire de Corbière ou Zola. Le jaune Charles X est encore résolument optimiste. L’histoire des couleurs serait à faire. En tous cas, il semble que ce soit par anachronisme qu’on prête à Sainte-Beuve le jaune de Corbière.
7Prostitution et trahison donnent au jaune sa tonalité. Elles dessinent les contours d’un spectre morbide. Il existe précisément une maladie qui prospère dans le même domaine, maladie par excellence du commerce intime : la syphilis. Liée à la prostitution, la syphilis est jaune, comme naturellement. Qu’on se reporte à l’ouvrage de Patrick Wald Lasowski27 : M. de Mortsauf (Le Lys dans la vallée) a les « yeux jaune28 », le commissaire de police (La Cousine Bette) a « un crâne jaune29 », Jean Lorrain parle dans Monsieur de Phocas de « face jaune de syphilitique30 ». Jaune est la couleur des maladies honteuses. L’Etna rit jaune et crache « un vieil amour malsain31 ». Voilà percée à jour la blondeur féminine, elle n’est jamais que la manifestation provocatrice de la maladie.
8La vérole règne au cœur du jaune sans être nommée. Maladie honteuse, elle ne se montre que sous des noms de guerre : nouvelle analogie avec le système prostitutionnel où Ton attribue aux filles un pseudonyme32. Le foisonnement du vocabulaire médical s’explique par la nécessité de l’euphémisme. La lèpre, d’abord. Souvent mentionnée comme essentielle dans la mythologie des Amours jaunes, elle n’a de commun avec la véritable maladie que le nom. Le lépreux, le kakou breton, est une victime de la relation dégradée. C’est la femme qui contamine : « Je suis reine : Qu’il soit lépreux !33 » déclare la Bête féroce. Contamination bien injuste car la lèpre épargne la femme, jamais le narrateur : « Je ris comme une folle/Et sens mal aux cheveux,/Quand ta chair fraîche colle/Contre mon cuir lépreux34 ! » Chair fraîche contre cuir lépreux : la bataille est perdue d’avance. Toute la gloire est d’en rire haut et fort : le sourd, « fier comme un lépreux35 », fait pendant à Byron et son « noble rire de lépreux36 ». Pas d’autre recours donc que l’affichage de sa lèpre, sans mot dire37.
9Vient ensuite la phtisie : « En amont Syphilis et Phtisie en aval » dit P. Wald Lasowski38. À père vérolé, fils phtisique : voyez les Mortsauf. La phtisie comme héritage, passage obligé du fils : « J’ai la phtisie en grippe ;/Ce n’est même plus original39 » proteste le locuteur pris de vitesse par Hégésippe Moreau. Quant à la femme, c’est l’hystérie qui la poursuit40, mal moins contagieux, certes, mais fantasme bien masculin qui traduit la hantise de la relation dégradée. Du jaune à l’hystérie, nous sommes chez la femme, dans le commerce amoureux à tous les sens du terme.
10Cette insistance quasi obsessionnelle n’est pas la simple conséquence d’une existence malheureuse, sa valeur symbolique lui donne une autre dimension. La relation dégradée est l’archétype de toute relation. C’est bien ce que signale déjà le prénom choisi par Corbière : inévitablement, le Tristan de Béroul nous revient, déguisé en lépreux pour avoir été l’amant de la reine41. Tristan le lépreux est condamné au jaune : il ne perçoit le monde que par ce filtre qui fait de toute relation une contamination.
11Le rapprochement habituel de la femme et de la mer42, les deux maîtresses du marin, n’échappe pas à la dégradation. Toutes deux, d’abord, sont interchangeables : « en découchant d’avec ma mère, Il a couché dans les brisants43. » La femme est un « sillage44 », la vague peut être dite « lascive45 ». De son bateau, le Novice affirme : « On sait patiner ça ! comme on fait d’une amante46. » Échange de points de vue : la femme est bateau47 ou océan et, inversement le bateau et la mer sont systématiquement féminisés. Hélas, la mer n’est pas moins vénale. Elle se montre pour vingt sous aux passagers de l’Aimable Proserpine48. Il faut bien l’admettre avec le locuteur : « ... à présent, rien n’a plus de pucelage..../La mer... La mer n’est plus qu’une fille à soldats !49… »
12Il y a tout de même une hiérarchie. La mer est la vraie maîtresse du marin : « Elle est là-haut mon amoureuse !... L’entendez vous qui hurle après son amant, battant les flancs, secouant les mâts, écharpant la toile... On couchera peut-être ensemble ce soir50 », déclare le narrateur de l’Américaine. Et celui de Matelots affirme : « ... ils ont, espérant leur retour,/[...] une pâle fiancée/Que, pour la mer jolie, un jour ils ont laissée51. » La femme ne vient qu’après, n’est qu’accessoire suffisamment répandu : « Nous fesons le bonheur d’un tas de malheureuses,/Gabiers volants de Cupidon52. » Une hiérarchie donc, mais dont la nécessité est apparemment mystérieuse, car de la femme légère à la mer « fille de joie53 » le profit semble douteux.
13Bonheur de la vie de marin, deux fois trompé ? Oui car la prostitution n’y est pas honteuse ; elle ne dégrade pas. Elle est revendiquée, fait partie de l’art de vivre. Le mot d’ordre du marin à terre, c’est : « Des filles, la prison, des horions, du vin54.. » Toutes activités collectives d’une « race à part55 », constituée comme race par le partage justement. Ce que le marin refuse, c’est le partage avec le terrien, à qui Bambine, par exemple, montre l’océan. La mer doit rester une sorte de club privé comme le bordel pour marin. À l’intérieur du club, tout est à tout le monde. Le bordel est intégré au monde marin, il en est même l’emblème. D’où l’importance des jeux de mots à son sujet : la maison de passe est appelée « Cap Horn56 » ; les filles ont des noms de bateaux ou tirés de la vie en mer : Chiourme, Bout-dehors, Fond de vase, Anspeck, Garcette à ris, etc.57. Non seulement par euphémisme, mais bien parce que le microcosme du « Cap Horn » illustre en modèle réduit la logique communautaire du monde marin. Dans ces conditions, l’amant isolé et malheureux des poèmes parisiens, condamné aux femmes légères, peut disparaître ou se transformer en chantre d’un clan dont la maison close est la matrice.
14Le locuteur trouve dans la femme et dans la mer le même objet : l’alliance paradoxale de la virginité et de la prostitution. Dans La Fin, la mer est successivement qualifiée de « fille de joie » et d’« espaces vierges »58. La tenancière du Cap Horn n’hésite pas à proposer des pucelles59 à ses clients. L’opposition vierge/prostituée caractérise le siècle60 : le renouveau du culte marial va de pair avec le développement du discours hygiéniste sur les maisons closes. L’idéalisation de l’épouse et de la mère, devenues intouchables, fait de la prostitution une nécessité :
La densification des sentiments familiaux et l’assujettissement indolore de la sexualité qui caractérisent la conjugalité et l’intimité bourgeoises [...] aboutissaient à faire de l’érotisme une spécialité. C’est la nature même des attraits de Mme Arnoux, la chaleur de son foyer, qui fondent le succès de Rosanette61.
15Le parallèle entre la femme du monde et la fille est classique. Dans L’Éducation sentimentale comme dans Nana, les mêmes hommes honnêtes fréquentent le salon de la comtesse et celui de la courtisane, et y tiennent les mêmes conversations62. Mais le rapprochement a toujours un parfum de scandale, dont le héros, Muffat ou Frédéric, s’offusque. Même chose avec ce personnage de Barbey, la Rosalba63. Son nom complet, Rosalba Pudica, ne décrit qu’un aspect du personnage, à la fois rougissant et débauché :
La Rosalba était pudique comme elle était voluptueuse, et le plus extraordinaire, c’est qu’elle l’était en même temps. [...] Jusque dans la femme vaincue, pâmée, à demi morte, on retrouvait la vierge confuse avec la grâce toujours fraîche de ses troubles et le charme auroral de ses rougeurs64.
16La même est qualifiée plus loin de « Messaline-Vierge65 ». Mais tout cela, le titre du recueil le dit assez, tient du diable. Barbey le répète, insiste à l’envi :
Elle commença de produire sur les hommes ces effets d’acharnement qui tenaient, sans doute, à la composition diabolique de son être, et qui faisaient d’elle la plus enragée des courtisanes avec la figure d’une des plus célestes madones de Raphaël66.
17La madone-courtisane, c’est bien de cela qu’il s’agit aussi chez Corbière. Mais dans les Amours jaunes, pas de satanisme sulfureux : le rapprochement se fait sans scandale. Bitor n’est pas surpris de s’entendre proposer des « pucelles » au Cap Horn67. L’oxymore est presque systématique : la Liberté est une « vierge publique68 » ; les grues d’idylle coupée sont « vierges de seize à soixante ans69 ». Le paradoxe se fait symbole, se constitue en objet avec la « Vierge en or » que doit ramener le novice70. Une Vierge qui s’achète, dont l’or, le jaune, est le révélateur : voilà la figure de la relation dégradée. Son influence ne se limitera pas au monde marin.
18La Vierge en or se retrouve dans Armor, au cœur même de la Bretagne : cette fois, c’est de religion qu’il s’agit. Que faut-il penser de la religion de Corbière ? Albert Sonnenfeld en fait l’axe des Amours jaunes : « Paris signifie solitude et damnation ; la Bretagne solidarité et salut religieux71. » E. Voldeng a consacré son doctorat au problème religieux chez Corbière72. Autant dire que ce n’est pas si simple ! Quête de « l’unité originelle par l’appréhension de l’infini73 », la pensée de notre auteur serait loin du catholicisme officiel. E. Voldeng accorde une grande place à l’influence des pensées occultiste (celle de Gagne en particulier), celtique et franc-maçonne74. Plus que de catholicisme, c’est de syncrétisme qu’il faudrait parler. Ainsi la figure de sainte Anne allierait évangile et paganisme dans la personne d’Ana, divinité celtique assimilée à l’aïeule de Jésus. En définitive, c’est « l’aspiration à l’unité » qui serait la « préoccupation majeure du poète des Amours jaunes75 », unité accessible par la conquête de « l’androgynat primordial76 ». Retenons de cette démonstration rapidement résumée que l’orthodoxie n’est pas le propre de Corbière, ce qui rend difficile la rédemption par la Bretagne, en tous cas du point de vue religieux.
19Même dans Armor le sacré reste lié à la relation dégradée. Sainte Anne porte une robe d’or77 ; elle est « plus riche que Crésus78 ». Le pasteur de sa paroisse « est gras79 ». Le commerce des âmes a ses prix. Les fidèles du Pardon le savent et ne manquent pas de le préciser. Ils insistent sur le prix des cierges : « C’est deux livres qu’il a coûté80. » Dieu est au centre d’un trafic rentable. Sainte Anne vend ses faveurs comme Zulma ou Marcelle. Saint Tu-pe-tu ne fait pas mieux, mais ce n’est que cinq sous81. Son carillon est « faux mais argentin », remarque perfidement le narrateur. Tu-pe-tu est bien le « croupier du tourniquet mystique/Pour les macarons du Bon-Dieu » et l’« ambigu patron des pucelles ». Croupier d’un établissement décidément peu fréquentable où or et sexe se mêlent étrangement. Le Bon-Dieu gère ses « macarons » (ses jetons) à la façon d’un souteneur. Le « Riche en Bretagne » n’obtient-il pas « la part du bon-dieu82 » quand il sert d’entremetteur à un mariage ? Toujours la Vierge en or !
20Cette religion prostituée est une jubilation pour Corbière qui goûte ainsi les joies du sacrilège. Plaisir doublé quand le destinataire est lui-même croyant. Ainsi dans une lettre à sa tante Le Bris publiée par Michel Dansel83. La tante, comme il se doit, est bonne catholique. Alors Corbière multiplie les provocations. Il est à Rome :
Hier je me suis trouvé pris par une fête et renfermé jusqu’à l’Angelus dans une Latrina publica où j’étais en train de modeler pour Niewkerke. Il m’a fallu bon gré mal gré en l’honneur de je ne sais quel martyr de quatrième classe, passer la fête là, rêvant aux parfums de Rome.
21Le sacrilège vise manifestement l’église en tant qu’institution. La religion officielle est présentée avec son cortège de bien-pensants : Niewkerke (littéralement : « nouvelle église » !) désigne Niewerkerke, surintendant aux Beaux Arts de Napoléon III, les « parfums de Rome » visent Veuillot, chef de file des catholiques conservateurs et auteur du Parfum de Rome (1862), quant à l’heure de l’Angélus, elle évoque irrésistiblement le célèbre tableau de Millet (1858), le tout étant ici ramené au niveau de la latrine. Mais la fête continue :
Autre curiosité – le pape [...] nous nous sommes trouvés là par hasard aux thermes de Dioclétien où l’on fait une exposition des pompes du culte. J’y ai surtout admiré deux sacrés canons en bronze offerts par souscription [...]. Un marchand de Bordeaux a aussi une vitrine de VINS DE CHOIX POUR MESSES [...]. C’est donc là que j’ai vu le pape, pas dans une vitrine [...]. Du reste, sa sainteté se laissait faire avec une adorable infaillibilité, et ce sourire de chic que lui ont appris ses portraits répandus dans le commerce a 7 F 50 c84.
227 F 50, ce sera le prix des Amours jaunes ! Morceau de bravoure anticléricale, cette lettre reprend le discours de l’œuvre littéraire ; sa conclusion rejoint une obsession déjà signalée : « Pas moyen d’éprouver une impression vierge devant ces colonnes. »
23Le sacrilège est omniprésent dans les Amours jaunes : c’est justement la virginité comme double de la vénalité qui en est la cible. Dès les vers de jeunesse, une parodie d’hymne nuptial veut « coucher Marie/En mâle marocain85 ». Les Pannoïdes ridiculisent les trois mystères. Dans les Amours jaunes, les allusions ne manquent pas non plus. La Sérénade des sérénades doit son titre au Cantique des cantiques : il s’agit de séduire une vierge. Du coup, le parallèle inévitable avec la Vierge donne à cette partie son caractère satanique : Chapelet file la métaphore des fêtes religieuses avec une préciosité de pétrarquiste : « – Le Christ avait au moins son éponge d’absinthe... –/Quand donc arriverai-je à ton Ascencion86 !... » Grand Opéra ose encore plus : « Dors sous le tabernacle, ô Figure de cire !/Triple Châsse vierge et martyre [...] Châsse ne sais-tu pas qu’en passant ta chapelle,/De par le Pape, tout fidèle a le droit/De t’entr’ouvrir sa plaie [...] ? À Saint-Jacques de Compostelle/J’en ai en bien fait autant pour un bout de chandelle. À ce prix là je dois baiser la blanche hostie/Qui scelle sur ta bouche en or, ta chasteté/Close en odeur de sainteté87. » De nouveau, la Vierge s’achète et le Pape est son souteneur.
24La religion est le domaine d’élection de la relation dégradée, de la virginité corrompue. Elle est l’ennemi par excellence parce qu’elle a développé jusqu’à l’extrême le mythe d’une relation vierge. C’est précisément l’inacceptable. Alors c’est à ce propos que les attaques se concentrent. Ainsi dans Pudentiane, portrait d’une sainte-n’y-touche : « C’est un tabernacle – ouvert – qu’on profane./Bénitier où le serpent est caché88 ! » Tabernacle ouvert et bénitier à serpent nous ramènent au paradoxe de la Vierge en or. Le sacrilège, la joie de profaner s’expriment à plein.
25Cet acharnement prend la figure d’un tic. Après les femmes, la mer, le sacré, la relation dégradée poursuit ses ravages. La Liberté est une « vierge publique89 ». La vie « est une fille90 ». La mort est une femme « bien froide91 ». La honte, elle aussi, est « fille92 ». Le sommeil est traité de « proxénète93 », puis de « belle de nuit94 » dans la Litanie du sommeil ; qualificatif attribué ailleurs à l’insomnie, avec celui de « lubrique pucelle95 ». Cette extension impressionnante laisse rêveur. Quelles en sont les causes ? La variété même de la thématique démontre l’insuffisance de l’explication biographique : la prostitution n’est pas simple affaire de femme. Autrement dit, ce n’est pas la femme qui provoque le sentiment d’une prostitution universelle, mais celle-ci qui amène celle-là. C’est la relation dans son ensemble, en général, qui est perçue comme corrompue. Le monde de Corbière est miné par l’impression d’un commerce généralisé qui bloque toute possibilité de développement affectif, désintéressé. Le plaisir de la profanation vient de ce désespoir, comme une vengeance : il n’est pas un simple effet thématique, mais se confond avec le geste de l’écriture où il puise sa force. C’est à cette figure de la littérature considérée comme domaine de la Vierge en or qu’il convient de s’intéresser : domaine où la pulsion agressive se retourne contre son propre geste.
2. La Muse prostituée
26Écrire est affaire de couple, relation du poète et de sa Muse, depuis toujours. La métaphore amoureuse est inévitable, au point d’être un cliché : les invocations virgiliennes à Thalie ont été traduites par des générations de collégiens, dont Corbière. Les Amours jaunes ont leur Muse, jaune forcément : elle a pour marraine (ou double) Marcelle, « blonde voisine96 ». Le recueil s’ouvre sur une Muse « dépourvue de marraine, et presque nue » que Marcelle accepte de patronner : il y aura donc deux muses, ou plutôt une muse double, incarnant la duplicité féminine. Ses rapports avec le poète sont ceux d’une fille avec son souteneur : « Ma Muse est grise ou blonde.../Je l’aime et ne sais pas ;/Elle est à tout le monde.../Mais – moi seul – je la bats97 ! » Il est question plus tard de « concubinage avec les Muses98 ». Il est évident que le parallèle est voulu, provocateur. Il prétend détruire la douce intimité de la création littéraire en y introduisant, comme dans l’amour ou la religion, la figure de la relation dégradée. La Muse des Amours jaunes n’est pas celle des Nuits ! C’est déjà ce que suggère le titre : il affirme son appartenance à un genre, à une tradition illustre, celle des Amours (Ovide, Ronsard), mais la couleur est suspecte. Toujours ce jaune, dont on se demande ici s’il n’est pas couleur feuille morte, à tous les sens de feuille, indice d’une inspiration historiquement fanée : automne des Amours.
27Le couple est condamné au concubinage : sa production sera donc chose honteuse. Au questionneur de Ça qui propose de mettre le livre à la porte, le narrateur concède la « maison de tolérance99 ». Maison de tolérance à la rigueur, mais pas de maison de « correction » : la honte est assumée. Elle est même revendiquée, comme la lèpre déjà mentionnée ou la vérole. Et le rapprochement de l’écriture et de la vérole n’est pas arbitraire, il est dans l’air du temps. Baudelaire, par exemple : « Le jour où le jeune écrivain corrige sa première épreuve, il est fier comme l’écolier qui vient de gagner sa première vérole100. » Flaubert ensuite plaint « cette pauvre vieille bougresse de littérature à laquelle il faut tâcher d’ingurgiter du mercure et des pilules et de récurer à fond tant elle fut foutue par de sales vis101 ». Flaubert encore : « Que je me remercie de la bonne idée que j’ai eue de ne pas publier ! Je n’ai encore trempé dans rien ! Ma muse (quelque déhanchée qu’elle puisse être) ne s’est point encore prostituée, et j’ai bien envie de la laisser crever vierge, à voir toutes les véroles qui courent par le monde102. » La vérole sanctionne la publication, fait de l’auteur un « écrivain public103 », double de la fille publique ; elle le consacre en le marquant. C’est pourquoi dès le titre, le jaune est affiché. Corbière a fait tirer une édition de luxe sur papier jonquille104. On ne peut mieux désigner le coupable ! C’est écrire qui rend jaune, et fait contracter la relation dégradée : le papier contamine !
28L’écriture est un métier qui fait commerce du plus intime, comme la prostitution : « Métier ! Métier de mourir105. », se plaint le Jeune qui s’en va. C’est dans Paris qu’est retracée l’histoire de cette expérience. Le poète provincial se rend à la capitale pour réussir, se faire connaître, mais « On fait queue106. » Sa « Muse pucelle » fait alors le trottoir, sans savoir que vendre. D’où les conseils : l’amour « n’est plus de vente107 », il vaut mieux au contraire le calomnier : « C’est toujours neuf...108 ». Le projet des Amours jaunes, le voilà donc tracé, démystifié d’emblée ! Et le donneur de conseils insiste : « Tu ris. – Bien ! – Fais de l’amertume,/Prends le pli [...] Dis que cela vient de ton cœur109. » Le rire jaune de Corbière est aussitôt présenté comme un truc, choisi parce que plus facile à vendre que la sincérité romantique, qui a fait son temps. Cette mise en abîme en guise de préface (Paris est le deuxième poème des Amours jaunes) n’est pas innocente : la dimension biographique du texte s’en trouve fortement ébranlée. Le poète est un fabricant, un « marchand de lyre110 » qui doit d’abord vendre ce qu’il produit : « Pour vivre, il faut bien travailler111 » conclurait le « Jeune qui s’en va ». Il n’est plus alors question de laurier, plante d’Apollon, mais de persil112 : « Au Bois les lauriers sont coupés,/Mais le persil verdit encore113. » La figure de la Muse décrit bien cette aliénation : elle représente une partie du poète, son inspiration, mais en même temps elle lui échappe, se constitue en personnage indépendant... et monnayable. L’importance symbolique du « Décourageux » peut alors s’expliquer, et notamment ce vers : « Ce fut un vrai poète : Il n’avait pas de chant114. » Le « Décourageux » rêve également d’une Muse « stérile » qu’il oppose aux « maçons de la pensée » occupés à gâcher et déformant la Muse en « ventre de famille ». Le « Décourageux » est celui qui ne se plie pas à la logique du marché littéraire, mais il se condamne au silence et c’est ce qui le désigne comme « vrai poète » !
29Les responsables de cette dégradation, Corbière les connaît et les invective. Le premier d’entre eux, le plus coupable, c’est Lamartine. À partir des années 1860, le grand homme criait famine avec ses trois châteaux et lançait souscription sur souscription. Bon nombre de ses contemporains furent scandalisés115 : « Ne me lisez pas, mais achetez moi, nous y gagnerons tous les deux116 » implorait le cygne de Saint-Point. Ce commerce forcené des malheurs du poète est stigmatisé à plusieurs reprises dans les Amours jaunes : Lamartine est « l’inventeur de la larme écrite,/Lacrymatoire d’abonnés117 ! » Il vend ses larmes par correspondance.
30En exergue du Fils de Lamartine et de Graziella, Corbière propose ces quelques lignes :
« C’est ainsi que j’expiai par ces larmes écrites la dureté de mon cœur [...] Pardonnez moi aussi, vous ! ! ! J’ai pleuré. Lamartine Graziella (1 fr. 25 c. le vol. ) »118
31Lamartine casse les prix : 1 fr 25 de larmes, ce n’est pas cher payé (les Amours jaunes seront vendus 7 fr 50). La pauvre Graziella est bradée. Lamartine est bien le double de cet escroc qui se fait passer pour le fruit des amours du poète et de la jeune italienne et qui, pour cent sous, propose sa fille119. Alors Corbière multiplie les coups bas sur « ce pieux Jocelyn/Qui tenait, à côté, la lyre et la chandelle !.../Et, de loin, t’enterrait en chants de sacristain...120 ». S’il tient la chandelle, c’est pour se servir de sa lyre, pour écrire et pour vendre au lieu d’aimer. Le ridicule de Lamartine est là, dans ses pleurnicheries qui font de lui une sorte d’eunuque, un « Saint Joseph de la Muse121 » incapable d’aucune œuvre mâle, mais il se double d’un mercantilisme abject. Les sentiments sont devenus un fonds de commerce.
32Cette évolution touche la thématique romantique dans son ensemble. Lamartine sert de bouc émissaire, il est le cas le plus patent, mais le trafic est général. Tous les lieux romantiques se vendent. Ils ont été vendus par les poètes qui, à cet effet, les ont maquillés, embellis. Et depuis, ils se vendent tous seuls. Ainsi, « l’île de Procide », chantée dans les Harmonies122, est devenue l’objet d’un commerce « au nom de la couleur locale123 ». Toute l’Italie est touchée par le fléau. Parce qu’elle est la patrie du romantisme, l’élue des poètes et de leurs idylles : Mme de Staël dans Corinne, Byron, Chateaubriand, George Sand et Musset, tous ont fait de l’Italie le cadre de l’amour romantique. C’est un filon à exploiter : quand Frédéric Moreau veut s’établir comme écrivain, il songe tout naturellement à un décor transalpin pour son roman124. Le voyage de Corbière en Italie125 sonne le glas de ses illusions, à la fois sur le pays et sur le romantisme. La partie italienne des Amours jaunes est une entreprise de démystification dont la cible, bien plus que l’Italie elle-même, est le discours romantique de la « couleur locale ». La visite passe par les lieux touristiques mais sans aucune allusion au patrimoine artistique du pays, plus difficile à dénigrer.
33Commençons par Naples, patrie des « lazzarones », premier lieu commun littéraire. Corbière cite à leur propos Musset et Byron126. Dès Corinne, également attaqué127, le cliché prend forme :
Ils arrivèrent à Naples, de jour, au milieu de cette immense population qui est si animée et si oisive tout à la fois ; ils traversèrent la rue de Tolède, et virent les lazzaroni couchés sur le pavé, ou retirés dans un panier d’osier qui leur sert d’habitation [...]. Il existe à Naples, une grotte sous terre, où des milliers de lazzaroni passent leur vie, en sortant à midi pour voir le soleil, et dormant le reste du jour...128.
34L’amour du soleil et l’oisiveté joyeuse sont doublés chez Corbière d’une vénalité effrénée : « Je venais pour chanter leur illustre guenille,/et leur chantage a fait de moi-même un haillon !/Effeuillant mes faux cols, l’un d’eux m’offre sa fille.../Effeuillant le faux col de mon illusion ! [...] Tas de pâles voyous grouillant à se nourrir/Ce n’est plus le lézard, c’est la sangsue à vide129 ! ». C’est tout pour Naples : le douanier qui fait fleurir le linge sale en fouillant les malles130, et le lazzarone.
35Le Vésuve et l’Etna : points de passage inévitables. Dans Corinne, le Vésuve est le domaine du feu, la porte de l’enfer131. Lamartine, mélancolique, évoque : « Le Vésuve enflammé sortant du sein des eaux132. » Surtout faire une description, s’appliquer ! C’est le moment où jamais de faire valoir son talent, de se distinguer de la concurrence. Or ce que Corbière décrit, alors qu’il s’est rendu sur place, ce sont des reproductions du volcan : un abat-jour chez une tante, un décor de théâtre, un devant de cheminée133. On ne saura rien sur le vrai Vésuve qu’il a sous les yeux (il situe son texte à « Pompeïa-station »). Le locuteur, venu de si loin pour décrire le volcan comme ses illustres devanciers ne s’intéresse qu’à ses reproductions aperçues en d’autres lieux. Mais la comparaison tourne court : « Le Vrai vésuve est toi, puisqu’on m’a fait cent francs !/Mais les autres petits étaient plus ressemblants. » Le volcan, privé de sa majuscule qui le rend unique, se réduit à sa valeur d’échange : ce qui le distingue de ses contrefaçons, c’est qu’il est plus cher. Il n’est plus qu’un prix.
36Et l’Etna ? Encore un lieu hanté par Lamartine : « Elle et moi, seuls, devant la mer et le soleil,/Sous les pieds tortueux des châtaigniers sauvages/Qui couronnent l’Etna de leurs derniers feuillages134. » Corbière cite en exergue ce vers de Virgile : « Sicelides Musae paulo majora canamus135. » Pourquoi ce passage ? D’abord sans doute parce que nous sommes en Sicile : il faut donc se concilier les muses locales. D’autre part, l’Etna est plus haut que le Vésuve : c’est pourquoi il s’agit de chanter un « sujet plus grand », traduction littérale et parodique du vers célèbre. En outre, cette bucolique annonce la naissance d’un enfant exceptionnel, prélude à un retour de l’âge d’or. L’Église a longtemps cru que Virgile y avait pressenti la venue du Christ. Faut-il voir dans l’accouplement espéré du poète et de l’Etna le désir d’un rejeton qui serait l’inverse du fils de Pollion ? L’Etna crache « un vieil amour malsain136 » ; le « Poète contumace » de même a « trop aimé les beaux pays malsains », le curé le soupçonne d’être lépreux137. Retour de cette maladie honteuse et vénérienne dont on a déjà beaucoup parlé et qui fait du poète et du volcan des « frères par Vénus138 ». Retour de l’amour « jaune » : l’Etna précisément rit « jaune ». De cet amour radicalement antibucolique ne peut naître que le négatif du texte latin.
37Le dernier des poèmes italiens s’intitule Libertà, prétendument écrit à la cellule IV bis de la prison de Gênes. Il signe de façon sarcastique la fin du rêve italien. Le narrateur affirme qu’il n’y a de liberté qu’en prison : « Prison, sûre conquête où le poète est roi139 ! » Le paradoxe est suggéré, d’après Corbière, par le fronton de cette prison, orné de l’inscription « Libertà » qui a donné le titre. Il est sans doute également une réponse à Liberté ou une nuit à Rome du grand Lamartine140, méditation sur cette vertu si bien incarnée par la Rome antique. Réponse cinglante : à la Rome antique correspond aujourd’hui Gênes la bien nommée, symbole de l’Italie moderne. Le jeu de mots est évident, Corbière l’a déjà fait : « Gênes 22 décembre. Mon cher papa et, de plus, ma chère maman, je ne dois pas vous dissimuler l’État de Gênes où je me trouve141… »
38Dans la littérature sur l’Italie, la constatation de sa déchéance, politique surtout, est un lieu commun : Mme de Staël et Byron en ont lancé la mode142. En revanche, on s’accorde à célébrer la richesse du patrimoine artistique et la beauté des paysages. Pas chez Corbière : on ne trouve pas de contrepartie. Évidente mauvaise foi, preuve que la cible n’est pas le pays, mais ceux qui l’ont vendu. L’Italie est la vitrine143 des poètes. Un tel voyage laisse des traces et comme un réflexe de défiance.
39Le procédé est encore plus évident avec l’Espagne où Corbière n’est jamais allé. S’il médit, c’est donc de parti pris. L’Espagne, comme sa sœur latine, est à la mode. Déjà Gautier144 part la tête pleine de références littéraires : Hugo, Mérimée et Musset. Il se rappelle en préambule la question de Heine : « Comment ferez-vous pour parler de l’Espagne quand vous y serez allé145 ? » L’Espagne littéraire commercialisée par de grands noms à la suite du Don Juan de Byron s’est constituée. Tout au long de son récit, Gautier jongle entre les deux réalités :
En général, les Espagnols se fâchent lorsqu’on parle d’eux d’une manière poétique ; ils se prétendent calomniés par Hugo, par Mérimée et par tous ceux en général qui ont écrit sur l’Espagne146.
40Gautier se veut précis mais il ne cherche pas à détruire le mythe ; bien au contraire : son Espagne est flamboyante.
41Celle de Corbière est plus sordide, et surtout vénale : « Là, j’ai fait le croquis d’un mendiant à cheval /– Le Cid147.. » L’hidalgo qui donne son titre au poème est un simple mendiant, mais il a la manière : « C’est à la don juan qu’ils vous font votre malle. » Don Juan ou le Cid : cette Espagne vendue, c’est d’abord celle des livres. Puisque elle se vend si bien, on lui rendra la monnaie de sa pièce : les prénoms espagnols désigneront systématiquement des prostituées. Ainsi Zulma qui finit par la « chasse aux passants148 ». La cocotte & Après la pluie149 est appelée tour à tour « marquise d’Amaëgui » comme dans Musset, « doña Sabine » comme dans Hugo, Mina et Hermosa : elle symbolise et dénonce le procédé de l’exotisme littéraire. Elle ne vend que des noms, comme Hugo ou Musset.
42Autre lieu contaminé par les poètes : la mer. Le cliché du naufrage, de la tempête, a fait des dégâts. Il est tellement banalisé que c’est l’un des sujets de composition de Corbière collégien150. Son père ne manque pas de lui reprocher les invraisemblances de son récit. Réponse : « Figure-toi que tout ce que tu me dis à propos de mon naufrage de navire je l’avais pensé tout à fait comme toi. Je savais bien que cette histoire de foc n’était pas possible mais je savais aussi à qui j’avais affaire, les amateurs appelés à être mes juges n’avaient vu de tempêtes que dans des livres grecs ou latins... » Ce sont bien les livres qui font l’objet. Ce sont eux qu’il faut viser, détruire, pour atteindre la vérité. C’est pourquoi Gens de mer s’ouvre sur une attaque en règle des conventions littéraires au sujet du matelot : « On ne les connaît pas, ces gens à rudes nœuds./Ils ont le mal de mer sur vos planchers à bœufs151. »
43Tentative obstinée de rétablir la vérité contre les lois du genre, les exigences commerciales, mais sans illusion. Dès lors que l’on publie, on se place sur le marché. La seule liberté est de fixer le prix. C’était l’objet de Parade, poème rajouté en guise de préface sur l’exemplaire personnel de Corbière152 : « Dis à ceux/du métier que tu es un/monstre d’artiste.../Pour les autres : 7 F 50. » Attitude bien contradictoire qui témoigne de la situation difficile du poète : on ne peut à la fois rejeter le « métier » et fixer les prix. Et contradictoire encore le besoin de l’écrire sur l’exemplaire imprimé mais sans le publier. Et que dire du titre ? Faut-il y voir l’ostentation d’une mise en scène de sa propre situation : la parade avec tambours et trompettes, cousine du rire jaune ? Ou l’autre sens du mot : défense, réponse à une attaque ? Les deux sont ici sans doute liés : c’est en criant haut et fort sa propre vénalité que Corbière se défend. Le prix n’est sans doute pas insignifiant : il est cher. Lamartine prend 1 F 25153. Il s’agit de faire payer cher une telle dégradation, de ne pas se brader. En tous cas, le mal est fait : le poète ennemi du commerce de la Muse, qu’écrira-t-il ? Comment faire œuvre vierge ? C’est la question que pose au poète la Vierge en or ; celle qui se vend sans se salir.
44Il va falloir tricher, proposer du déjà dit, faire du neuf avec du vieux. En parodiant les grands noms, on ne fait que mentir sur des mensonges, vendre du déjà vendu. Cette solution dialectique peut rendre à l’écriture une nouvelle virginité. Peut-on, après les romantiques, encore parler de soi ? Autant parler d’eux. Cette réécriture n’est pas forcément agressive. C’est le procédé qui compte, plus que le contenu : il est déjà une victoire sur la relation dégradée.
45Les auteurs cités par Corbière appartiennent majoritairement au romantisme ou au préromantisme. La Fontaine constitue une notable exception amplifiée par la place qu’occupent les deux poèmes réécrits dans le recueil154 : au début et à la fin. Tous les deux détournent La Cigale et la Fourmi. Ils mettent le recueil entre parenthèses pour marquer une rupture avec la poésie moralisatrice et scolaire, dit S. Meitinger155. Ajoutons que le personnage qui disparaît, c’est la marchande, la fourmi. Le commerce se fait désormais en famille, entre le poète et la cigale, les deux artistes : preuve que le ver est dans le fruit.
46D’autres glorieux Anciens sont cités mais n’occupent pas une place aussi importante que le fabuliste. Virgile156, Shakespeare157 et Dante158 fournissent des exergues ostensiblement tronqués, mutilés. La citation de Shakespeare se réduit à un mot : « What ? » Le plaisir du sacrilège contre les auteurs scolaires se retrouve aussi dans une œuvre de jeunesse, parodie scatologique de la célèbre Consolation à M. du Périer159.
47Cependant, les plus visés ce sont les romantiques. Les sarcasmes contre les « petits » sont regroupés dans Un jeune qui s’en va160. Le jeune poète, mourant comme il se doit pour avoir du talent, rappelle à son souvenir les « grands poètes » qu’il a lus. Tous ont vendu leur détresse ou leur mort : « – Décès : Rolla : – l’Académie-/Murger, Baudelaire : – hôpital, –/Lamartine : – en perdant la vie,/De sa fille, en strophes pas mal... [...] Moreau-j’oubliais-Hégésippe,/Créateur de l’art-hôpital.../Depuis, j’ai la phtisie en grippe ;/Ce n’est même plus original./ –Escousse encor : mort en extase/De lui ; mort phtisique d’orgueil./ –Gilbert : phtisie et paraphrase/Rentrée, en se pleurant à l’œil. » Et puis Chénier « ce cygne sous le couteau du cuisinier ». L’attaque est directe : elle porte sur la thématique romantique. Seul Byron échappe à l’opprobre par « son noble rire de lépreux » : l’équivalent du rire jaune.
48Quelques « grands » sont également pris à partie dans ce texte, puis ailleurs. Lamartine évidemment, dont on ne reparlera pas. Mais aussi Hugo : « l’Homme apocalyptique,/L’Homme-Ceci-tûra-cela,/Meurt, garde-national épique ;/Il n’en reste qu’un – celui-là161 ! – » Cette fois, la satire agit avec les propres mots de la victime, par la parodie : le florilège hugolien sert de fonds de commerce de Notre-Dame de Paris162 aux Châtiments163 ! Hugo est dans l’ensemble abondamment utilisé, pas toujours si spectaculairement. Corbière lui prend des titres : Guitare164, Le Crapaud165 ou bien des noms : dona Sabine166, qui désigne une cocotte dans les Amours jaunes. Il se permet de corriger Oceano nox deux fois : en refaisant d’abord trois vers dans l’exergue qu’il cite, remplaçant notamment un mendiant par un aveugle, c’est-à-dire par la négation du poète voyant ; puis en reprenant des morceaux de vers dans son propre texte pour les « corriger » : « Eh bien, tous ces marins – matelots, capitaines,/Dans leur grand Océan à jamais engloutis.../Partis insoucieux pour leurs courses lointaines/Sont morts absolument comme ils étaient partis. [...] O poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle167. » Il s’agit de bannir toute sentimentalité : le marin est un homme simple qui fait son dangereux métier sans phrases ronflantes. L’auteur des Travailleurs de la mer, le chantre du monde marin se fait reprendre, minutieusement. Réponse à « Combien de patrons morts avec leurs équipages ! » : « – Sombrer – Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle/Et pas grand’chose à bord, sous la lourde rafale. » Querelle de mots ? Pas simplement. Hugo regrette l’absence de sépulture, de trace pour la postérité : « Nul ne saura leurs noms, pas même l’humble pierre/Dans l’étroit cimetière... » Mais l’apothéose du marin, c’est précisément la mort en mer : « Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière :/Eux ils vont aux requins ! L’âme d’un matelot/Au lieu de suinter dans vos pommes de terre,/Respire à chaque flot. » Pas de sépulture et pas de nom : derrière le marin se profile la silhouette du poète des Amours jaunes qui voudrait introduire dans le marché littéraire une production anonyme, soustraire le texte à sa marque de fabrique, à sa signature.
49Après Hugo, Musset ; il est le plus cité, mais jamais haineusement. Musset n’a jamais eu l’attitude d’un chef de file. Son romantisme était suspect, trop teinté d’ironie, comme celui de Byron qu’on lui reprochait d’imiter, et que Corbière apprécie. Pas d’invective, ni de condamnation, mais des variations sur des vers célèbres qui soulignent, au delà des différences d’école, une parenté de ton. Tels vers de Musset sont déjà du Corbière, au moins pour le sens. Ainsi dans Les vœux stériles : « ... c’est ton métier de faire de ton âme/Une prostituée, et que, joie ou douleur,/Tout demande sans cesse à sortir de ton cœur168 » ou bien « l’artiste est un marchand et l’art est son métier169 ». Enfin, même exaspération contre la tradition lamartinienne : « ... je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles,/Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles,/Cette engeance sans nom qui ne peut faire un pas/Sans s’inonder de vers170.. » Musset n’est pas homme de parti. Il contribue à la mythologie des lieux romantiques avec les Contes d’Espagne et d’Italie, mais ne se gêne pas pour la ridiculiser. Il prend ce qui lui plaît dans le répertoire romantique, quitte à s’en débarrasser ensuite.
50Corbière agit de même avec lui. On retrouve, mais en moins nobles, le fameux pélican de la Nuit de mai et le « voyageur attardé sur la plage171 » : « Va, comme le pélican blanc,/En écorchant le chant du cygne, [...] te percer le flanc !.../Devant un pêcheur à la ligne172. » « L’Andalouse au sein bruni173 » subit la même dégradation : « Arbore le pavillon/Qui couvre ta marchandise,/O marquise/D’Amaëgui174 ! » Changement de classe sociale de Musset à Corbière : la marquise rime avec marchandise ; c’est la fin des illusions.
51On trouve surtout Musset dans Sérénade des sérénades, récit d’une aubade sans succès, dont l’idée vient peut être des Marrons du feu175. La scène est en Espagne et la fin est une reprise de l’Andalouse, déjà mentionnée176. Mais au chant de victoire de Musset : « Allons, mon page, en embuscades ! [...] Je veux ce soir des sérénades/A faire damner les alcades/De Tolose au Guadalété » correspondent les grinçantes répliques de Corbière : « À damner je n’ai plus d’alcades,/Je n’ai fait que me damner moi,/En serinant mes sérénades177. » Le héros des Amours jaunes finit par se faire repérer par le guet : « Que faites-vous ici ? [...]– Je damne les alcades/De Tolose au Guadalété !/ –Il est un violon là-bas sous les arcades.../ – Çà : n’as-tu jamais arrêté/Musset... musset pour sérénade178 ? » Non, jamais Musset n’a été arrêté, car « son page était en embuscade » : le joli cœur et le mal aimé ; le chanceux, le malchanceux. Corbière s’applique à écrire le négatif des Contes d’Espagne et d’Italie par cette dialectique qui veut rendre à l’écriture sa virginité en ne vendant rien d’intime.
52Serge Meitinger voit dans la Sérénade des sérénades une poésie objectale « en ce sens qu’elle s’attache au langage lui-même à qui elle fait produire des rapports nouveaux179 ». Plus qu’un travail sur le langage, une variation sur le même thème, nous y voyons un travail sur l’intertexte, une réécriture consciente du modèle fourni par Musset avec l’idée d’annuler la production antérieure par l’addition du négatif au positif : le dernier mot de cette partie est précisément ZÉRO (en majuscules dans le texte). Le titre Sérénade des sérénades peut alors se comprendre non seulement comme le superlatif biblique, mais aussi comme l’aveu ou la revendication de ce travail de « blanchiment » : la sérénade écrite avec celles des autres, et pour les purifier.... ou les annuler.
53Une dernière célébrité hante les Amours jaunes : Baudelaire. Cité une seule fois nommément, pour avoir fini à l’hôpital180, Baudelaire n’est ni attaqué, ni véritablement parodié. Il n’avait pas encore le statut d’un maître. Denise Martin accorde une grande importance à cette influence181 : Corbière devrait aux Fleurs du mal son goût pour le satanisme et le sadomasochisme. Il est toujours délicat de se prononcer sur une thématique aussi large. On se limitera aux allusions textuelles.
54La plus patente est la reprise polémique des vers de L’albatros dans Matelots : « À terre – oiseaux palmés – ils sont gauches et veules,/Ils sont mal culottés comme leurs brûle-gueules182. » Dans le sonnet, les « hommes d’équipage » incarnent la résistance à l’art : ils martyrisent l’oiseau-poète. Chez Corbière, ils deviennent des albatros mal à l’aise avec les terriens. Ce sont eux les poètes : « ... à bord, chez eux, ils ont leur poésie !/Ces brutes ont des chants ivres d’âme saisie [...]. Ils ne s’en doutent pas, eux, poème vivant183. » Le poème vivant ne se monnaye pas : il est encore dans l’unité qui précède le commerce, dans le domaine de « l’âme », pas dans celui de la Muse, que l’on vend.
55On retrouve Baudelaire, mais de manière moins littérale, dans La pipe au poète184. Le titre et le sujet sont pris à La pipe, mais Corbière y ajoute le décor de Spleen : l’enfermement, les araignées... Les deux textes sont assez proches. Corbière reprend l’octosyllabe et souvent même la structure syntaxique mais sans aucune agressivité ou ironie à l’égard du texte premier. On peut même deviner un signe amical dans le passage suivant où le fantôme évoqué est sans doute celui de Baudelaire : « Et, quand lourde devient la nue,/Il croit voir une ombre connue. » Même filiation pour Duel aux camelias et Fleur d’art qui reprennent la métaphore de Duellum : l’amour est un duel. Baudelaire est donc présent, c’est certain. Corbière l’a lu, mais ne lui donne pas un rôle de « contre-modèle » comme à Hugo ou Musset. Il s’en inspire sans le rejeter.
56On lira par exemple dans Bonne fortune et fortune185 une sorte de reconnaissance de dette : « Moi, je fais mon trottoir, quand la nature est belle,/Pour la passante qui, d’un petit air vainqueur,/Voudra bien crocheter, du bout de son ombrelle,/Un clin de ma prunelle ou la peau de mon cœur... [...]/Un beau jour – quel métier ! – je faisais comme ça,/Ma croisière. – Métier !... – Enfin, Elle passa/– Elle qui ? – La Passante ! Elle avec son ombrelle ! » La Passante avec majuscule, c’est à dire celle de Baudelaire, bien entendu : une Muse qui saura initier le narrateur à son « métier ». Décidément, Baudelaire n’entre pas dans le système anti-prostitutionnel de Corbière. Il est au contraire celui qu’on suit comme un grand frère.
57Entreprise de réécriture, les Amours jaunes aspirent à une purification des clichés trop vendus. L’antidote de la prostitution n’est autre qu’une sorte de double prostitution. Il s’agit de vendre les mots des autres pour ne pas faire commerce de soi. Le prétexte disparaît : il n’est plus question d’une rencontre avec le lecteur (« mon semblable, mon frère ») à qui on confie ses malheurs. Alors ne subsiste que le vrai motif : écrire pour se vendre. C’est en le mettant à jour que Corbière s’en défait. En dénonçant les mensonges romantiques sur l’Italie, il fustige le principe vénal de ses collègues (mentir pour vendre), et trouve simultanément matière à texte. Ce mouvement de double négation186 peut espérer prétendre à une virginité pour le texte produit.
58Solution originale si l’on considère que le Parnasse, à partir des mêmes données, aboutit à une poétique radicalement différente. Le mouvement est avant tout antiromantique, tout aussi passionnément que l’est Corbière. Leconte de Lisle a multiplié les invectives contre le sentimentalisme négligé. Il en a tiré un sonnet, Les montreurs187, que ne renierait pas Corbière. On y retrouve une représentation de la relation dégradée par le commerce des sentiments mais le ton diffère : où Corbière manie l’humour et la parodie, Leconte de Lisle recourt à l’éloquence. Le refus de la relation dégradée le conduit au culte de l’art, au sérieux le plus absolu :
La nouvelle génération poétique, lit-on dans L’Art, bien convaincue que la rêverie et les négligences de forme sont les signes caractéristiques de l’enfance dans l’art, se distingue surtout par un culte sévère de cette forme tant dédaignée et par la précision mathématique de ses idées. [...] Le poète idéal n’est point ce vates épileptique que l’on nous peint [...] mais un penseur sérieux188.
59Les parnassiens veulent se distinguer de la sentimentalité romantique par leur sérieux et leur objectivité : il leur est donc impossible de pratiquer la parodie. Rien d’étonnant que leur bête noire soit Musset : ils lui en veulent pour les raisons qui conduisent Corbière à l’épargner. Son ironie et sa facilité le rendent plus haïssable que les romantiques sérieux qui ont au moins le mérite de n’avoir pas médit de l’Art, même s’ils l’ont galvaudé. Loin de cette tendance majoritaire qui veut une rupture brutale, Corbière s’aventure entre deux eaux dans une poétique subversive, antiromantique certes, mais fondée sur une relecture et une réécriture de ses aînés, bien plus essentiels à son discours que la production parnassienne, dont on ne trouve quasiment pas de traces.
60La double négation est une solution fragile et bien subtile : on ne s’accoutume pas facilement à l’objet paradoxal. Reste une méfiance vis-à-vis des mots, si souvent menteurs. Il en résulte une stylistique fondée sur le refus du mot. Le tiret, l’élision, les points de suspension auront pour fonction de transmettre le plus intime du texte, cette émotion que les mots vendent et galvaudent. Double visée d’une telle prolifération : remplacer le mot, mais aussi marquer la nature orale du texte, le différencier de l’écrit définitivement contaminé.
61L’une des caractéristiques de la ponctuation est de restituer à l’écrit le suprasegmental, non les mots, mais le ton, la voix du locuteur189. Or, chez Corbière, c’est une véritable inflation de points d’exclamation ou d’interrogation combinés à des apostrophes ou des interjections. Échantillon pris au hasard dans Grand Opera190 : « Eh bien ! moi j’attendrai », « Cordieu ! Madame est donc sortie ? », « Hâ ! je ne bats plus que d’une aile », « Ah ! si j’étais lui », « Holà !... je vois poindre un fanal », « Par Belzébuth ! », « Gracia ! La Vierge vous garde ! ». Retour à l’essence de la communication : fonctions émotive191 et phatique. C’est toujours l’esthétique romantique : le locuteur parle de lui-même à son lecteur, mais épurée, réduite à sa plus simple expression. À tel point que la syntaxe de Corbière se fait également émotive, simple juxtaposition du thème et du propos : « Quatre murs ! – Liberté ! », « Triple amour ! Trinité ! » ; ou seule expression du propos : « Plus d’huissiers aux mains sales ! », « Plus ce ciel louche et rose/Ni ce soleil d’enfer !... »192. Détachement quasi systématique du groupe de mots à valeur affective : « Mon passé : c’est ce que j’oublie. [...] Mon souvenir – Rien – C’est ma trace. Mon présent, c’est tout ce qui passe/Mon avenir- Demain... demain193. » C’est manifestement le refus de l’écrit, de la phrase cadencée que traduit cette rhétorique simplifiée qui illustre le primat de la pulsion sur le mot.
62Pulsion agressive qui vise à la mutilation du mot ou à sa suppression. On est frappé par l’abondance des mots tronqués, élidés : « c’est un qu’a de l’or plein ses bas194 », « la mer était si belle.../Qu’on dirait qu’y en avait pas195 », « si ces messieurs et dam’s ont leur content ?/C’est pas pour mon plaisir, moi, v’s êtes mon chargement196 », « J’saut’rons l’Panayotif, quoiq’je n’suis qu’un gabier197 », etc. Ce discours meurtrier qui imite le parler populaire, est celui du marin ou du Breton : les noms bretons sont « cassés dans les brisants198 ». Le « poème vivant199 » s’oppose ainsi à la langue poétique conventionnelle, mais ces élisions n’ont pas une simple valeur imitative. On y lira un acte moral et esthétique : la mutilation rend le mot poétique par défaut. Elle vise à épurer.
63S. Wauquier voit dans l’usage du tiret la même finalité200. Rapprochant ce signe des coups de crayon qui zèbrent les dessins de Corbière, c’est tout une poétique de l’entaille qu’elle célèbre : la nécessité de marquer sa place, d’entamer à tous les sens du terme. C’est aussi, nous semble-t-il, le désir d’effacer le mot, de le biffer. Le tiret prend la place d’un mot, sert de pivot entre celui qui suit et celui qui précède. Le dictionnaire dit qu’il sépare : chez Corbière, il relie, dans la mesure où toute proposition est inséparable de son contraire. Le tiret fait venir l’envers du mot, son négatif ; il joue le rôle de la parodie, mais au niveau du lexique. Épitaphe est entièrement bâti sur ce principe, c’est le tiret qui lui sert de structure : « Du je-ne-sais-quoi. – Mais ne sachant où ;/De l’or, – mais avec pas le sou ;/Des nerfs, – sans nerf. Vigueur sans force ;/De l’élan, – avec une entorse201… »
64Les points de suspension peuvent avoir la même fonction ; mais ils procèdent avec plus de malice : « Et qu’un jour le monsieur candide/De toi dise – Infect ! Ah splendide !... Ou ne dise rien202. » Dire et ne pas dire sont reliés avec un petit temps d’hésitation, un blanc en quelque sorte, par lequel le discours menace de retomber dans le silence, de laisser là tous ces mots. Que penser du tiret ou des trois points en début de vers ? C’est une pratique courante, chez Corbière. Dans le Poète contumace (176 vers), alors qu’il n’y a pas de dialogue, dix-huit tirets et trois points de suspension entament le vers. Peut-être faut-il comprendre que le contraire est bien là, de l’autre côté du signe, dans le blanc de la page. Toujours est-il qu’il est plus facile de commencer par un signe que par un mot. Le signe rassure, il ne ment pas donc il protège. De là ces véritables cortèges de signes : « Four banal !... – Adieu la curée ! –203 » Ils représentent la part incorruptible du texte, sa réserve d’émotivité : une émotivité non prostituable. Par la ponctuation, Corbière prolonge l’esthétique romantique, après l’avoir épurée.
65La mutilation des mots n’est qu’un aspect d’une pratique plus étendue. Le corps connaît les mêmes souffrances. Il faut alors proposer cette équivalence : le corps est un mot, un texte sur lequel la mutilation appose son discours ; le mot est un corps, un être vivant à personnaliser par la mutilation. Cette identité est incarnée dans la figure du Breton ou du marin (le fin du fin étant évidemment le marin breton) : généralement mutilé, il parle une langue mutilée. Il est la conjonction des deux ; ce qui fait sa valeur symbolique. De ce verbe fait chair, c’est donc dans Armor et Gens de mer que les exemples abondent, ou dans les œuvres en prose, d’inspiration maritime et bretonne. Ainsi des quatre Fanch’qui portent au poignet, tatoué, un T barré204 : ils sont à la fois lettre et corps, l’un comme l’autre mutilés, puisque la lettre est biffée.
66L’abondance de ces corps mutilés est impressionnante. Dans la Rapsode foraine205, pas un corps intact, mis à part celui du curé ! C’est une profusion de moignons, de cautères, de chancres, de lèpre... « C’est la faute d’Adam punie » dit le narrateur. « Boucs émissaires » et « divins » simultanément, les mutilés sont des élus. Punis pour avoir voulu remplacer Dieu le Père (c’est bien là la faute d’Adam), ils sont marqués dans leur chair : la mutilation illustre le pouvoir du Père. Mais c’est en même temps un signe glorieusement revendiqué, un attribut supplémentaire qui, loin d’amoindrir, virilise. Pour preuve, cet avertissement : « ... détourne-toi, jeune fille [...] Peut être sous l’autre guenille,/Percerait la guenille en chair... » Ou la figure du Renégat : « eunuque206 », il n’en a pas moins « tout violé207 ». La mutilation régénère.
67Et même, elle purifie : le mutilé est un martyr ; et le martyr par excellence dans les Amours jaunes, c’est le poète, l’artiste : Bonne fortune et fortune est écrit rue des Martyrs208. Le poète contumace invite sa Muse-St Thomas à toucher sa plaie209 ; le peintre du Convoi du pauvre est à ranger « parmi les martyrs210 ». Or le martyr est vierge : c’est une association fréquente chez Corbière211. Le martyr n’est pas vierge de naissance. C’est par l’entaille dans sa chair qu’il rachète sa virginité : il paye de sa personne. Une virginité qui s’achète ou qui se vend, c’est là tout le paradoxe de la Vierge en or. Il n’y a pas de virginité originelle : au début est la prostitution. La virginité ne peut donc que se rouvrir212, ce qui signifie pour le poète qu’il se rachète en ne se vendant pas, à l’instar de ce peintre rangé parmi les martyrs parce qu’« écrémé du Salon213 ». Cette figure prend toute sa force dans son opposition à celle de Judas, qui hante les Amours jaunes. Le jaune est la couleur de Judas, dit A. Sonnnenfeld : le recueil est d’emblée placé sous le signe du martyre. Judas en effet, c’est la Femme, qui rêve de « Baiser de Judas214 » ou ferme son judas215. C’est donc que le locuteur est un Christ ! En toute simplicité, il suit la même voie : il veut laver le monde littéraire de ses péchés.
68Au centre des Amours jaunes, comme parade à la prostitution, il y a donc la figure du martyr. La prostitution n’est pas rejetée, elle est acceptée par la force des choses, comme point de départ. Elle est affichée, proclamée. Les mots des autres sont témoins à charge, en même temps que base d’un rétablissement : en s’affichant la prostitution s’annihile. C’est aussi vers quoi le martyr fait route. En souffrant dans sa chair souillée, il la rachète et retrouve une virginité. Mais s’il se rachète, c’est qu’il y a dette. Le poète vendu reste éternellement débiteur. Derrière la figure obsessionnelle de la prostitution se cache le créancier, celui à qui l’on doit, à qui l’on s’est vendu.
3. L’or du père
69Le locuteur se décrit comme éternel débiteur. Il emprunte à Marcelle : « Il alla crier famine/Chez une blonde voisine, /La priant de lui prêter/Son petit nom pour rimer216. » Il doit à son père : « Papa, – pou, mais honnête, –/M’a laissé quelques sous,/Dont j’ai fait quelque dette,/Pour me payer des poux217 ! » S’il emprunte, c’est donc pour se payer son père (des poux), avec l’argent de son père. La situation est viciée. L’accent est mis sur le parasitisme. L’écriture ne rapporte pas : I sonnet218 est écrit au Pic de la Maladetta (qu’on lira « mauvaise dette » dans l’espagnol approximatif de Corbière), en août, dernier délai pour payer Marcelle (« Oh je vous paîrai Marcelle,/Avant l’août, foi d’animal ») ; si « la preuve d’un sonnet est par l’addition219 », il faut bien parler dans les Amours jaunes de soustraction. Écrire ne nourrit pas son homme : « ce n’est pas payé220 », « ça n’est plus de vente ! Même il faut payer221 ».
70Cette obsession du prix, c’est aussi ce que disent les lettres d’Italie. Corbière y rend des comptes. Certes, ce sont les parents qui financent le voyage, mais y a-t-il urgence à détailler de la sorte les menues dépenses ? Exemple : « Mon cher papa et, de plus, ma chère maman, je ne dois pas vous dissimuler l’État de Gênes où je me trouve depuis deux jours en relâche avec le paquebot qui porte César et sa fortune222. » Le plaisir du jeu de mots, trop tentant, n’est pas négligeable, mais il sert de prétexte au développement d’un champ lexical qui est loin d’être innocent. C’est encore le commerce, la relation dégradée qui s’avancent masqués sous le calembour, et donnent à l’adjectif « cher » une étrange résonance. Le débiteur, en se sacrant César, se pose en créancier du couple parental, puisque, selon la maxime, il faut bien rendre à César ce qui lui appartient. C’est par lui que passe l’argent de la famille. Le Fils prodigue : « Mon argent va bien – je n’ai pas fait une seule fausse dépense depuis mon départ, mais j’en fais de vraies [...]. J’espère que vous ne me le reprocherez pas223. » L’argent, son argent, devient compagnon de voyage dont on donne des nouvelles : c’est lui qui compte, à tous les sens du mot !
71S’il faut éponger des dettes, le père vient au secours avec tout le prestige de son nom. Le collégien Corbière distribue force Négriers pour s’attirer les sympathies des autorités du lycée : « Je te remercie bien des Négriers que tu m’as envoyés pour donner au proviseur, au censeur et aux autres, car je pense que ça ne pourra que les disposer en ma faveur224 », « je commence à être mieux avec mon maître d’étude, et si j’avais eu un Négrier à ma disposition je lui en aurais donné un pour alimenter sa flamme225 ». Étonnante façon de se faire le négrier du Négrier226 ! Plus tard dans les Amours jaunes, c’est encore le Négrier qu’on vend, mais sous la forme d’un bateau. Titre : À mon cotre le Négrier vendu sur l’air de « Adieu mon beau navire »227.
72Le père protège parce qu’il a un nom, illustré dans les livres. Il faut voir dans la correspondance le rôle que joue le nom ou la figure du père. Il est systématiquement brandi, comme un garant : « J’ai mis ton portrait dans ma case et je te réponds qu’il fait son effet228. » C’est par lui que Tristan se valorise : « Le journal fait sensation et tout le monde me demande : C’est ton père qui a fait ça ? Moi je réponds négligemment : Oui, comme pour dire, il a fait bien d’autres choses, et tu comprends comme je suis crâne. Je vais le faire exprès confisquer par mon pion pour qu’il le lise229. » Et lorsque le jeune lycéen rêve de gloire littéraire, il ne peut imaginer que de réécrire l’œuvre du père : « J’ai aussi [...] dans la tête que je serai un jour un grand homme, que je ferai un Négrier...230 » Alors évidemment les Amours jaunes sont dédiés à « l’auteur du Négrier231 ». C’est par le Négrier, qui porte haut le nom du père, que passe la dette du fils. La dédicace vaut comme reconnaissance de dette mais par la périphrase le nom du père est gommé : la dette n’est pas rendue publique. L’auteur du Négrier est aussi l’auteur du poète. Le livre et le fils découlent de la même paternité. L’auteur des Amours jaunes est une œuvre de son père : c’est ce qui ruine son autorité, le disqualifie comme auteur. Pour preuve, cette dédicace manuscrite à son père : « À l’auteur de l’auteur de ce livre232. » Un auteur fils d’auteur, telle est l’hypothèque qui pèse sur le nom et qui amène Corbière à faire payer son père pour lui faire jouer jusqu’au bout son rôle de caution, confondant volontairement paternités biologique et littéraire. Quand « l’auteur de ses jours » menace de devenir l’auteur de ses livres : les Amours jaunes furent édités à compte d’auteur, et c’est Corbière l’ancien qui paya ; de nouveau, la dette s’interpose entre le père et le fils, le fils comme simple prolongement du père. Parlant de l’auteur, nous parlons du nom. L’ambition de l’auteur, c’est de se faire un nom : « ... mais j’ai mis là mon humble nom d’auteur233 », avoue le narrateur de Ça. Mais quel nom lui reste-t-il qui ne soit pas pris ? C’est dans ce domaine que vont se concentrer tous les trafics.
73Le nom rapporte donc, mais il est souvent faux. Le soi-disant fils de Lamartine et Graziella ne vend qu’un nom, celui de son père, mais il y a tromperie : le changement de nom marque l’entrée dans la zone prostitutionnelle. Dans Après la pluie234, le narrateur s’entretient avec une cocotte. C’est son nom qu’il achète, qu’il attend d’elle. Après avoir proposé Zoé, Nadjejda et Jane, il s’enquiert : « Nom de singe ou nom d’Archange ?/Ou mélange ?.../Petit nom à huit ressorts ?/Nom qui ronfle ou nom qui chante ? » Le nom à huit ressorts marque l’aboutissement d’une carrière : le nom, la réputation, amène des clients qui procurent l’équipage, lequel en retour illustre le nom : voir Nana. La cocotte prétend s’appeler Aloïse. C’est encore mieux : « – Héloïse ! Veux-tu [...] me permettre d’être un peu ton Abeilard ? » Le commmerce amoureux tourne autour du nom (et de nouveau, c’est un faux nom). Il est la part de fantasme qui masque la trivialité du marché. D’où cette défiance envers le « nom de singe » équivalent de la monnaie de singe qui leurre sur la marchandise235. La prostitution du nom entraîne sa disparition. Le locuteur se dit sans nom : « Mon nom mal ramassé/Se perd à bien des lieues236. » Est-ce parce qu’il a été « mal ramassé », volé, que le nom disparaît ? En tous cas, il y a une nostalgie du nom de bon aloi, espèce sonnante et trébuchante qui peut faire résonner haut son authenticité : « – Bob ! Bob ! – Oh le fier nom à hurler d’allégresse237 ! » Et la pureté des noms bretons : « Des noms hurlés par les rafales, roulés sous les lames sourdes, cassés dans les brisants et perdus en chair de poule sur les marais... Des noms qui ont des voix238. » Ceux-là parlent tout seuls, ils ne se sont pas vendus : ils collent encore à leurs référents.
74Le nom de singe, lui, peut-il se crier sur les toits, a-t-il une voix ? C’est bien la question que pose le nom du poète. Tristan efface Édouard. Quel espoir en effet de se faire un nom, si l’on est l’exact doublet du père, nom et prénom ? Tristan, lui, est orphelin et prend le bien de son oncle239 : il symbolise l’individu contre la famille ; celui dont le prénom devient nom, l’inverse d’un nom de famille. Tristan nie Corbière : l’assemblage est déjà une provocation. Mais malgré la pose, le prénom reste « nom de singe ». Le collégien fier de ses noms qui écrivait : « Comment pourrais-je être un loustic ? [...] je me nomme Édouard Corbière et [...] je suis le fils de mon père et de ma mère240 », fait place au poète honteux de son nom de guerre. De telle sorte que la signature sera presque systématiquement tronquée : T. C.241, Trist.242, T243, et même en apothéose T barré244. Le pseudonyme fanfaron ne tient pas ses promesses, et c’est parce qu’il est trop subversif qu’il disparaît : Tristan ne peut pas tuer Corbière. Une seule fois Tristan signe Tristan, dans Casino des trépassés245. Le texte est signé de Penmarch’ : c’est le lieu qui donne le nom, mais il signifie également sa perte puisque c’est à Penmarch’que le Tristan légendaire meurt en attendant le retour d’Iseult. « Trop de noms pour avoir un nom », avoue le narrateur d’Épitaphe246, et en effet le pseudonyme ne parvient jamais ici qu’à perdre le nom un peu plus, à l’enfoncer sous le nom du père. Et comme l’autorité (à entendre comme installation dans la position d’auteur) passe par le nom, c’est encore le patronyme qui se renforce.
75Il ne reste plus qu’à se venger comme on peut sur le nom. On rapporte que Tristan était le nom du chien de Corbière247 ; chien de nom que celui d’un poète248 ! Le nom d’auteur est à domestiquer, à dresser. C’est à quoi Corbière s’emploie en faisant du chien l’égal du poète, voire en enviant son sort : « O Bob ! nous changerons à la métempsycose :/Prends mon sonnet, moi ta sonnette à faveur rose249. » Le but de ce marché : avoir « le collier portant Son petit nom ». Le poète veut bien perdre son nom et son statut pour devenir le chien de sa belle et prendre son nom. C’est la fin du nom d’auteur, sa mise à mort, l’inverse de toute une tradition qui veut que le poète illustre le nom de la femme par ses vers, la plaçant donc sous l’ombre de sa propre autorité, de son nom à lui : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! » Dans les Amours jaunes, c’est au contraire le nom de la femme qui cautionne le poète250.
76Cette inversion est une déchéance. Le nom d’auteur est rabaissé au niveau de l’animal domestique. Tristan n’est pas la seule cible. Byron donne son nom à un cheval251. Pope est le nom d’un chien, comme Tristan ; ce « gentleman-dog from New-Land » est même le propre chien du poète252. Pourquoi Pope ? Ce poète anglais ne jouit pas d’une embarrassante célébrité ; il n’appartient pas non plus à la famille honnie des romantiques : il n’a rien de l’homme à abattre. Fallait-il qu’il soit fait chien à cause de son Essai sur l’homme ? Sans doute, mais « Pope » en anglais, c’est le pape, « papa » en italien : le Saint Père. À travers l’auteur anglais, c’est semble-t-il Corbière l’ancien qu’on vise en tant qu’auteur et père. Procédés magiques, en quelque sorte, qui tendent à apprivoiser le nom d’auteur, le nom du père, en l’attribuant à des animaux domestiques et familiers.
77Changement de tactique avec le nom de la mère : sa présence pèse véritablement sur le recueil. Elle se prénommait Marie Angélique Aspasie. Étonnante apparition d’Aspasie, de petite vertu suggère Aristophane, aux côtés de Marie ! Cette Marie Angélique de surcroît était pieuse. Dans la correspondance, elle s’inquiète de l’éducation religieuse de son fils, lequel en retour lui détaille les passages anticléricaux d’une narration, sous le prétexte de se justifier :
Comme un petit athée [...] j’ai traîné dans la boue ce prêtre imaginaire en lui faisant dire sur la tombe d’un mort des De Profundis accélérés parce qu’il n’avait pas déjeuné et d’autres bêtises semblables dont j’ai rempli ma narration. Vraiment je ne voulais pas dire de mal253.
78Corbière cite ensuite littéralement et longuement les passages incriminés. En plein renouveau du culte marial, Marie Angélique devient le doublet domestique de la Vierge en or. Elle en est même plutôt la source, car la correspondance précède l’œuvre poétique. À ce titre, nombre de flèches décochées contre la Vierge, et déjà citées, visent en même temps la mère. Cependant, c’est le nom qui nous intéresse ici, dès lors qu’il est pris pour cible.
79De fait, si le nom du père est toujours soigneusement évité, jamais écrit littéralement, simplement peut-être évoqué par périphrase (Pope ?), celui de la mère est assurément prodigué, mais recomposé : Angélique disparaît, reste Marie, régulièrement prostituée. Dès l’Hymne nuptial, poème de jeunesse, il s’agit de « coucher Marie/En mâle marocain254 ». Dans le Novice en partance, la « donzelle » du narrateur a pour nom Mary-Jane et c’est « la rose/D’amour et du débit d’ici255 ». Parmi le personnel du Cap Horn, l’une des « grâces de corvée » est baptisée « Mary-Saloppe256 » : nom de femme et nom de bateau. La marie-salope est en effet « un chaland qui sert à transporter les produits de dragage », d’après Le Robert. Inversement, dans Aurora257, Mary-Gratis désigne un brick, qu’une variante nomme Fille de joie258. Le nom de Marie, nom de la mère, est donc l’emblème d’une double prostitution, féminine et maritime. La Vierge Marie n’est-elle pas Stella maris, protectrice des marins ? Le prénom fait la liaison entre ces deux mondes, c’est pourquoi il est surtout présent dans Gens de mer.
80Profusion de la mère, éviction du père : Œdipe entre dans la sphère du nom propre. L’énigme aura donc à voir avec le nom ou avec son absence : quel est le nom de ce qui ne peut avoir un nom ? En effet, parfois le nom se refuse au lecteur. Dans L’Américaine, les noms se cachent : « Que vous importe leur nom259 ? », demande le narrateur à propos de l’héroïne et de son père. Si les hommes d’équipage sont baptisés, c’est en commun : un nom pour les quatre frères Fanch’, les autres sont désignés par leurs nationalités, un Maltais, un Yankee, deux nègres, douze baleiniers américains... Tous portent le chiffre du narrateur : un T barré260. Là encore, pas de nom. Quant au bateau, il a un nom de femme indéchiffrable, parce qu’on a passé une couche de peinture noire par-dessus261 ! Le nom est donc bien là, sous la peinture, et c’est précisément ce qui le masque qui trahit sa présence. On n’en saura pas plus. La nouvelle est elle-même à peine signée : Trist. Un tabou pèse sur le nom : il est proprement indicible.
81Dans cette nouvelle quatre noms manquent : le nom du père, le nom du narrateur, celui de la femme et celui du bateau, qui est aussi un nom de femme. Quatre pièces du puzzle, de l’énigme proposée par le Sphinx ? La profusion du T, même barré, trahit évidemment le personnage masculin, en fait un double de Tristan. D’autre part, un prénom féminin, et anglo-saxon, s’impose, tant il abonde dans les Amours jaunes : Mary, autrement dit le nom de la mère. Pourquoi, dans Gens de mer, ces Mary peu bretonnes ? Elles vendent la mèche : en passant par le Nouveau Monde, le prénom se libère du tabou pour renaître. C’est aussi le propos de L’Américaine (l’héroïne par sa nationalité rejoint les Mary mentionnées), mais la censure joue à cause de la présence du troisième personnage : le père. Travesti en père de l’héroïne, il est en tous cas celui qui la possède. La censure sur le nom fonctionne donc comme la rature : elle cache et trahit ce qu’elle cache. Dans L’Américaine, c’est bien l’absence des noms qui nous renseigne sur leur nature œdipienne : s’il y a censure, c’est que le nom est tabou ; et dès lors il redevient lisible.
82Il semble que le même mécanisme régisse le fonctionnement de « ça ». Les critiques ont souvent souligné l’importance de ce démonstratif et la particularité de son utilisation. Dans les notes de l’édition Laffont, M. Dansel déclare qu’il « symbolise la mise en dérision de l’œuvre littéraire262 ». S. Meitinger intitule la première partie de son doctorat « Le livre de ça » et lie son emploi à la fabrique de l’œuvre littéraire. Nous proposons un prolongement à ces affirmations à partir de l’étude exhaustive des occurrences.
83La répartition n’est pas homogène entre les différentes parties du recueil et n’a pas de rapport avec les réelles variations de longueur. On compte trois occurrences dans Ça, huit dans les Amours jaunes, neuf dans Raccrocs, quatorze dans Armor, quarante-trois dans Gens de mer. Sérénade des sérénades et les Rondels pour après ne veulent pas de « ça ». L’évidente prédominance de Gens de mer implique une première constatation : « ça » est d’abord un mot de marin, étranger à la langue poétique. On trouve neuf occurrences dans Bitor, huit dans le Novice en partance. Paroles de marin : « C’était donc, pour du coup, la dernière journée./Comme-ça : ça m’était égal.../Ça n’en était pas moins la suprême tournée263. » Le mot connote donc d’abord une origine. Il sépare d’emblée le matelot du « terrien ». Une brèche de taille dans cette suprématie : la Rapsode (Armor) est le poème le plus riche en « ça », dix en quinze vers. Nous y reviendrons. Retenons seulement pour l’instant que « ça » et poésie ne font a priori pas bon ménage : « ça » disparaît dans les parties les plus « écrites », celles que la critique s’accorde à trouver les plus réussies (Rondels surtout).
84La linguistique fait de ce pronom un déictique ou un représentant, associant fréquemment à ce rôle une valeur dépréciative. Comme représentant, il annonce ou reprend un syntagme : « ça m’amuse de jouer mes airs264 », « j’aimais – oh ça n’est plus de vente265 ». C’est son emploi le plus courant. Comme déictique, il est lié au locuteur par une proximité géographique et par le geste que fait celui-ci pour dire ce que ça désigne : le déictique n’est intelligible que dans la situation de communication. C’est le locuteur seul qui lui donne un référent : « Ça, c’est Mary Saloppe266 », « Allons avale moi ça toute267 ». À ce titre, « ça » est un prolongement de « je ». Dans certains cas, l’autonomie de « ça » est encore plus réduite. Il semble qu’il n’ait plus de référent : « je faisais comme ça/Ma croisière268 », « c’est bien ça269 ». Que désigne « ça » ? Rien d’autre que lui-même, que son propre sens. Dans ces expressions idiomatiques, « ça » parle la langue du locuteur, et devient pour le lecteur un signifiant au signifié énigmatique. Il joue, pour reprendre un mot de Gilles Deleuze270, le rôle de « case vide » à l’intérieur de la langue du locuteur. C’est alors qu’il est le plus lui-même, qu’il révèle sa nature véritable : « ça » est le mot fétiche de « je ».
85Sa valeur fréquemmment dépréciative contribue à la bonne marche du système. Questions du « terrien » au matelot : « Cette bosse ? – À tribord ?... excusez : c’est ma chique. – Ça ? – Rien, une foutaise, un pruneau dans la main271. » Réduire « ça » à rien n’implique pas son anéantissement. Au contraire : « Pour ne rien faire, ça fait tout272 », dit-on du Renégat. La relation du « je » avec « ça » est donc ambiguë : il est la part du je qu’il faut minimiser par l’euphémisme pour en cacher l’importance. À la fois proche et secret, « ça » fonctionne sur le mode de l’unheimlich :
Ce unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tous temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement273.
86L’étude des champs de référence éclaire un peu plus la question. Connaître ce que « ça » désigne, c’est en effet se rapprocher de la solution, comprendre la finalité du mécanisme. On retrouve dans la sphère de « ça » l’amour, la mer, la mort et l’art. Autrement dit : la relation dégradée, prostituée. Ainsi, l’amour, « ça n’est plus de vente274 », les filles, « ça se paye au tonnage275 ». De même, dans Matelots, la mer et la mort qu’elle promet sont désignées par « ça » : « Ça le connaît, ça va le dessoûler276. » Ailleurs, c’est le bateau (et la femme par contrecoup) : « On sait patiner ça comme on fait d’une amante277 » Souvent, derrière « ça » se profile la mort, le danger n’est jamais loin : « Un grain... est-ce la mort ça278 ? » Dans Lettre du Mexique279, « ça » désigne la fièvre qui décime les zouaves. Il y a dans la désignation par « ça » cette part d’indicible devant le péril qui en fait une sorte d’interjection, un cri d’effroi, mais avec le désir de ne pas montrer trop d’émotion, de minimiser l’événement. Et toujours cette question : que se cache-t-il de si terrible dans la sphère prostitutionnelle ?
87C’est lorsqu’on parle d’art que « ça » se montre le plus, que son emploi s’éloigne des habitudes. L’effet le plus spectaculaire est sans doute l’utilisation de dix « ça » en quinze vers pour désigner la Rapsode, sœur du poète280 : « Ça chante comme ça respire [...] Ça peut parler aussi sans doute./ Ça peut penser comme ça voit [...]. Son nom... ça se nomme Misère. » Dix « ça », c’est le record absolu pour un poème. C’est dire que le Poète est le « ça » par excellence, le Poète et sa production. C’est ce que confirme avec éclat le titre de la première partie, Ça. À l’affirmation du titre de la partie succède la question posée dans le titre du premier poème, Ça ?, et renforcée par la fausse citation de Shakespeare : « What ?... » Mais il n’y aura pas d’autre réponse que celle déjà donnée, proclamée avant la question, le narrateur se contentant de broder autour du titre : « C’est ou ce n’est pas ça : rien ou quelque chose281. » Rien ou quelque chose ? Plutôt, quelque chose qu’on veut réduire à rien et qui ne se laisse pas faire. Ça est à la fois provocateur : il se montre, il pose, il fait tache dans la langue poétique, et dépréciateur : il ne donne pas de nom à ce qu’il désigne et c’est par le nom que passe la reconnaissance. Ne pas nommer sa production, ne pas la reconnaître, c’est en refuser la paternité. Impossible d’être père quand on n’est jamais que le fils de son père. Le conflit autour du nom resurgit autour de « ça » : la sphère littéraire, la sphère prostitutionnelle dans son ensemble, est la propriété du père auquel appartiennent et la mère et la langue maternelle puisqu’il est écrivain et la mer puisqu’il est marin. Thèmes littéraires et littérature sont chasse gardée, domaine de l’unheimlich. Ainsi dans une lettre du jeune Corbière à son père : « Je t’envoie dans ma lettre un... ma fois je ne sais pas comment ça s’appelle282. » De quoi s’agit-il ? On ne le saura pas. En tous cas, ça a rapport avec l’autorité paternelle, ça ne peut pas être nommé devant le père.
88Nous conclurons avec l’appui de Gilles Deleuze prolongeant le développement de Claude Lévi-Strauss à propos d’un « signifiant flottant », défini comme une valeur « en elle-même vide de sens et donc susceptible de recevoir n’importe quel sens, dont l’unique fonction est de combler un écart entre le signifiant et le signifié283 ». C’est bien en effet le rôle que semble jouer notre ça : il articule la série signifiante, la langue du locuteur, à la série signifiée, la sphère prostitutionnelle et littéraire. Quant à lui, pour citer Gilles Deleuze :
Il n’appartient à aucune série, ou plutôt appartient à toutes deux à la fois, et ne cesse de circuler à travers elles. Aussi a-t-il pour propriété d’être toujours déplacé par rapport à lui-même [...]. Il apparaît dans une série comme un excès, mais à condition d’apparaître dans l’autre comme un défaut. Mais, s’il est en excès dans l’une, c’est à titre de case vide ; et, s’il est en défaut dans l’autre, c’est à titre de pion surnuméraire ou d’occupant sans case284.
89Dans la langue du locuteur, en effet, « ça » ne signifie rien, est une « case vide », puisqu’il tire son signifié d’une zone étrangère et interdite, la zone du père, dans laquelle en tant que signifié, il est véritablement en trop : il n’y a pas de place pour « ça » dans la langue poétique.
90Quant au père lui-même, sa présence est problématique. On l’a dit son nom est soigneusement évité. Denise Martin fait en outre remarquer qu’en tant que personnage, il n’apparaît que mort285 : dans Bohème de chic, s’il a « laissé quelques sous286 », c’est sans doute par héritage ; dans Le mousse et dans Le naufrageur, sa mort est certaine. Faut-il pour autant se persuader de son absence ? D’un mort on dit communément qu’il est au ciel. Qu’on lève les yeux, et on trouvera le soleil. Denise Martin signale sa connotation négative : « Le soleil chez Corbière n’est jamais une image de repos287. » Elle le déclare par ailleurs absent : « L’univers de Corbière est opaque ; la lumière est éteinte ; le soleil absent288. »
91Il est, semble-t-il, au contraire, partout. Il donne pour commencer sa couleur au titre. Le soleil, en effet, c’est « l’astre jaune289 », la source du jaune : il règne sur le monde jaune du narrateur. Tout se fait sous son regard, dans sa dépendance. Dans À une camarade, le narrateur refuse l’Amour pour ne pas se couper du soleil : « L’Amour entre nous vient battre de l’aile :/– Eh ! qu’il s’ôte de devant mon soleil290 ! » ; et si dans Sous un portrait..., il rêve d’amour, c’est quand même sous sa protection : « J’aurais voulu souffrir et mourir d’une femme,/M’ouvrir du haut en bas et lui donner ma flamme,/Comme un punch, ce cœur-là, chaud sous le chaud soleil291... » Inversement dans Laisser-courre, poème de la désillusion, il laisse son « rayon au soleil292 ». Enfin, dans Le Douanier, que l’on philosophe ou que l’on dorme, c’est toujours au soleil293. Et dans la Rapsode, les infirmes « divins » étalent leurs plaies, « rubis vivants sous le soleil294 ». Omniprésent, le soleil est l’envahissante image du père. Principe d’autorité – il est celui qui voit tout, à qui rien n’échappe – il est bien l’équivalent de la figure paternelle. Le narrateur l’affirme lui-même en faisant des lazzarones, ses « frères adorés », les « fils réchauffés du vieux Phoebus295 » : il se présente ainsi comme fils du soleil.
92Cette envahissante paternité est douloureusement ressentie. Elle pèse d’une présence obsédante : impossible de lui échapper. Le héros de Bohème de chic met en perce l’habit du père, en fait des haillons... « que le soleil traverse296 » ! Il conclut « mes trous sont des rayons ». Retour du père mort, « mis en perce » : il rentre par les trous destinés à l’éliminer. Quant à Bisson le bien nommé, le jumeau, capitaine de la Balancelle, il est ramené à Lorient pour y être enterré. Etymologiquement, il faut écrire l’Orient, siège de la compagnie des Indes Orientales, lieu du soleil levant : « Lorient séjour de guigne297 », souligne le locuteur. Face au soleil même dans la mort : c’est bien là la guigne de Bisson. La seule évasion, préconisée dans Libértà298, c’est la prison qui l’offre, loin de « ce soleil d’enfer », mais c’est un bonheur provisoire, puisqu’il faut sortir un jour299. Il n’y a donc aucun espoir de quitter la sphère solaire : le pouvoir du père pèse d’autant plus que sa présence contrôle l’imaginaire du fils.
93C’est de ce soleil tout puissant que provient toute richesse. L’or est son attribut principal : toujours le jaune. Et par son or le soleil règne aussi sur les femmes : la femme est dorée ; elle appartient au père. C’est ce que signifie la Vierge en or. Le narrateur ne connaît de fortune qu’indirecte : il est « doublé d’or comme les cieux300 ». S’il paie une femme, c’est avec l’argent du père : « Je te fais, comme l’aurore/Qui te dore,/Un rond d’or sur l’édredon301. » « Comme les deux » ou « comme l’aurore », toute référence à l’or est référence au père. Cet or permet l’accès aux femmes qui le dépensent. Opposition d’astres : au soleil répond la lune. L’expression « faire un trou à la lune » (partir sans payer302) se justifie pleinement : la lune est liée à la dépense parce qu’elle est femme. Zulma303 file la métaphore : « Elle était riche de vingt ans,/Moi j’étais jeune de vingt francs. » L’interversion des compléments des adjectifs est significative : la richesse d’une femme, c’est sa jeunesse qu’elle vend (« En monnaie – hélas – les vingt francs !/En monnaie aussi les vingt ans ! ») ; la jeunesse d’un homme est la période de pauvreté dans la dépendance du père qui précède l’acquisition d’un statut social. Le narrateur-héros du poème est symboliquement prénommé Louis : il n’est destiné qu’à payer. Avec l’âge, Zulma passe des vingt francs aux vingt sols, et finit dans la « fosse commune,/Nuit gratuite sans trou de lune ». C’est également la fin qui attend le poète romantique, amant de la lune : il finira « sans un écu » dans la fosse commune304.
94De fille publique en fosse commune, on ne possède jamais rien sous le soleil du père. L’or prend donc une importance vitale : il devient nourricier, au sens propre ! Cette association de l’or et de la nourriture revient de façon insistante.
95Ainsi dans Paris diurne : les deux quatrains proposent une nouvelle fois le tableau du soleil nourricier (« immense casserole où le Bon Dieu fait cuire [...] l’éternel plat du jour305 »). Puis le tercet pose la question suivante : « Tu crois que le soleil frit donc pour tout le monde/Ces gras graillons grouillants qu’un torrent d’or inonde ? » L’image se précise dans Au vieux Roscoff : « L’or ne fondra plus en friture306. » Il faut donc l’admettre : chez Corbière, l’or est liquide et sert à la cuisine ! Encore une fois, on ne sort pas de la zone du père. Il ne reste plus qu’à manger l’héritage : « Papa [...] m’a laissé quelques sous/Dont j’ai fait quelque dette307. »
96Tel est donc le soleil de Corbière : si caractéristique des Amours jaunes qu’il n’est pas sans intérêt de le comparer à d’autres, considérant que c’est à sa lumière que ces œuvres prennent forme et s’opposent. On commencera par rappeler l’ouvrage de Marc Eigeldinger, Rimbaud et le mythe solaire308. S’il est un poète solaire, c’est bien Rimbaud qui partit vers l’Orient se faire « fils du soleil ». Son soleil est donc une figure paternelle, mais particulièrement positive. Source de toute énergie, la lumière solaire incarne le principe masculin qui fertilise la nature, « pôle féminin309 ». La création poétique découle de ce principe, s’affirme comme solaire « en ce sens qu’elle apporte à l’homme les semences du feu qui lui rappellent sa condition primitive et lui présagent son émancipation future310 ». On voit comment, dès ces courtes citations, le soleil agit comme révélateur de deux poétiques différentes. Laissons donc Rimbaud qui n’était destiné qu’à éprouver l’efficacité du prisme solaire et confrontons Corbière à son frère ennemi, Laforgue.
97Dès l’origine, le parallèle est imposé. Laforgue doit s’en défendre de son vivant et inaugure un morceau de bravoure, d’après Claude Leroy311 : la comparaison des deux auteurs. Nous sacrifierons donc à la coutume, mais le biais du soleil nous permettra d’éviter prudemment tout jugement de valeur, conséquence trop fréquente de cet exercice. Le soleil de Laforgue est presque toujours couchant. Dès les premiers poèmes312, publiés en 1879, bien avant les Complaintes, on trouve deux Soleil couchant313. Ensuite, cela vire à l’obsession : les soleils couchants sont innombrables. Ils mettent en scène la mort de l’astre. Pas question de splendides couchers du roi ou de réflexions sur son inévitable renaissance : le soleil agonise trivialement, comme un vulgaire malade. Morceaux choisis dans cette hécatombe : « Un couchant mal bâti suppurant du livide314 », « Le couchant de sang est taché315 », « Ce soir, un soleil fichu gît au haut du coteau316 », « Le soleil couchant qui dans son sang se vautre317 ». C’est encore un soleil mourant qu’on trouve dans Le Mystère des trois cors (PC II), la Complainte de l’automne monotone (PC I) ou la Complainte du roi de Thulé (PC /). Ce moment privilégié a son jour, le dimanche, et sa saison, l’automne. Ainsi dans L’Hiver qui vient (PC II) : c’est « notre dernier dimanche318 », un dimanche par excellence donc, le dernier des derniers jours de la semaine ; et on a « un soleil blanc comme un crachat d’estaminet/Sur une litière de jaunes genêts/De jaunes genêts d’automne319. » Dans la Complainte d’un autre dimanche, même situation : « C’était un très au vent d’octobre paysage/Que découpe, aujourd’hui, dimanche, la fenêtre320 ». L’automne, fin des beaux jours, annonce la mort du soleil. Quant au dimanche, jour du soleil (sunday), il s’impose comme date pour cette fin de règne. Et il suffit de considérer la longue liste des dimanches dans les Fleurs de bonne volonté ou dans les Derniers vers pour comprendre que l’astre jaune est condamné.
98À vrai dire, dès L’Imitation de Notre-Dame la Lune, Laforgue avait réglé ses comptes. Le premier poème, Un mot au soleil pour commencer321, dresse un réquisitoire. L’astre incarne le principe viril dans sa bestialité : il est le « Planteur mal élevé », « dieu des Réveils cabrés » qui déchaîne les « drames de l’Apothéose Ombilicale », il prêche le « vieux Crescite et multiplicamini ». Parallèlement, sous le terme de Phoebus, il s’avère être « boniment creux », « os/Sonore mais très nul comme suc médullaire ». Le discours solaire est sans contenu : avec sa passion de la fertilité, il n’engendre que du vide. C’est ce vide, ce Phoebus romantique et parnassien, que visent les couchants de Laforgue : ils mettent à mort le cliché. La mort du soleil signifie la mort de cette poétique virile où l’écrivain se désigne comme maître, comme père de son œuvre, comme auteur. La longue série des Soleil couchants (Hugo, Leconte de Lisle, Heredia, etc.) se trouve mal brusquement. Le premier Soleil couchant de Laforgue débute comme aux plus beaux jours du Parnasse : « L’astre calme descend vers l’horizon en feu. Aux vieux monts du Soudan qui dans le crépuscule/Et le poudroiement d’or, s’estompent peu à peu, – Amas de blocs géants où le fauve circule –322... » Périphrase (« l’astre calme »), archaïsme et exotisme (« Aux vieux monts du Soudan »), déploiement d’or et de flamme323, la rhétorique parnassienne brille dans toute sa splendeur, mais la fin est plus triviale. Le lion mis en scène dans ce décor superbe « baîlle et jette aux monts roulant leurs longs échos/Son vaste miaulement de vieux roi qui s’ennuie ! » In cauda venenum : c’est bien de fin de règne qu’il s’agit. Le Phoebus du « vieux roi » n’engendre que l’ennui, tout « vaste » qu’il soit. Après cela, il n’y aura plus chez Laforgue ni or ni pourpre : le soleil sera livide ou rouge de son propre sang. En tous cas, le glas de la poésie solaire est sonné.
99C’est sous le signe de la lune que se place Laforgue. Elle représente l’inverse du soleil. Son idéal refuse la réalisation du désir : la lune est « l’Eden/Toujours printanier des renoncements324 ». C’est pourquoi, comme l’affirme un titre de L’Imitation..., la lune est stérile325. Stérile et vierge : le culte de la virginité, de la blancheur est une obsession de Laforgue. La lumière lunaire définit un monde de l’innocence dans lequel évolue le chaste Pierrot, le blanc personnifié326. Ce monde est aussi refus du Phoebus, exaltation de la page blanche327. C’est cette conversion du soleil à la lune qu’illustre Pan et la syrinx. Pan est d’abord un personnage solaire. L’histoire s’ouvre sur une matinée ensoleillée (l’inverse d’un couchant). Pan désire Syrinx. Le jeu de mots sur « je t’aime » rapproché de l’anglais « aim » souligne cette force du désir : « Je t’aime signifierait ainsi : » Je tends vers toi, tu es mon but328 ! » Mais quand Pan rejoint Syrinx, le soleil est couché. Il essaie de la convaincre : « Comment ne vois-tu pas que la volupté c’est le désir329 ? » Syrinx se refuse : « Il n’y a que l’art ; l’art, c’est le désir perpétué. » Pan se retrouve seul au clair de lune avec la flûte laissée par Syrinx. Laforgue conclut :
Heureusement, et désormais, il lui suffit, dans ces vilaines heures, de tirer une gamme nostalgique de sa Syrinx à sept tuyaux, pour se remettre, la tête haute, les yeux larges et tout unis, vers l’Idéal, notre maître à tous330.
100L’art, l’Idéal nécessitent le renoncement au désir brut, à sa satisfaction directe, mais ce désir sublimé devient éternel recommencement, « désir perpétué ». De là, cette multiplication des scènes lunaires, dans les Moralités ou dans L’Imitation : scènes identiques répondant à la longue série des soleils couchants, elles illustrent le mécanisme du « désir perpétué », la nécessité de revenir toujours à la page blanche pour affirmer en préambule le rapport « asymptotique » du désir à son objet331.
101À Pierrot succède Hamlet. À partir des Fleurs de bonne volonté, Pierrot disparaît et Hamlet entre en scène. Héros lunaire aussi, Hamlet a une histoire : l’antagonisme du soleil et de la lune s’y trouve dramatisé. Hamlet comme Tristan pose la question du père. Dans la pièce de Shakespeare, le Père mort fonctionne comme un Surmoi, force le fils à agir. Chez Laforgue, il a perdu apparemment une grande partie de sa puissance : la fameuse apparition du spectre est supprimée, et c’est surtout Ophélie qui occupe l’esprit du prince, comme l’indiquent les citations en exergue de l’œuvre poétique. C’est sur sa tombe à elle qu’il finit par aller se recueillir, alors qu’il partait fleurir celle de son père. Cette moralité a pourtant comme sous-titre « les suites de la piété familiale ». C’est que l’attitude d’Hamlet vis-à-vis d’Ophélie n’est explicable que par l’influence paternelle. Que faire de la femme dans un monde sublunaire ? Surtout pas ce qu’en a fait mon père : une génitrice. Ophélie ne touche Hamlet que morte, devenue une figure idéale, tandis que sa présence physique lui est odieuse.
102Hamlet (comme Laforgue) ne conçoit la paternité que sur le mode littéraire. Il transpose les relations biologiques en relations artistiques :
Kate, attends-moi une minute. C’est pour la tombe de mon père qui a été assassiné, le pauvre homme ! Je te raconterai. Je reviens à l’instant : le temps de cueillir une fleur, une simple fleur en papier, qui nous servira de signet quand nous relirons mon drame332.
103La fleur passe de la tombe au drame, à l’œuvre qu’Hamlet a écrite sur la mort de son père et par laquelle il s’affranchit de son exemple, le tue cette fois pour de bon :
Mon sentiment premier était de me remettre l’horrible, horrible événement, pour m’exalter la piété filiale [...]. Et voilà [...] je pris goût à l’œuvre, moi ! J’oubliai peu à peu qu’il s’agissait de mon père333.
104Mais cette transposition du biologique au littéraire ne simplifie pas pour autant la question de la paternité. De qui Hamlet est-il l’œuvre ? La présence dans la moralité d’un William dont Hamlet est le rival est révélatrice : elle signifie qu’en littérature non plus on n’échappe pas à la question du père mais qu’on peut en tout cas la contester, s’en délivrer par le conflit. On relira donc d’un œil méfiant les premières pages de la nouvelle :
La tour où, depuis l’irrégulier décès de son père, le jeune prince s’est décidément arrangé pour vivre, se dresse en lépreuse sentinelle oubliée, au bord du parc royal, au bord de la mer qui est à tous. Ce coin du parc est le cloaque où l’on jette les détritus des serres [...]. L’assise de la tour [...] croupit au bord d’une anse stagnante où le Sund s’arrange aussi pour envoyer moisir le moins clair de l’écume d’épaves de ses quotidiens et impersonnels travaux334.
105Autrement dit, Hamlet habite dans une décharge : il se fabrique un monde avec le reste des autres. On sera alors frappé de trouver précisément en bord de mer, c’est-à-dire sur la corbière, des crapauds, des tulipes et des vitres jaunes, une tour paria, un jour d’insomnie, autant d’expressions qui évoquent inévitablement les Amours jaunes que Laforgue a été accusé de plagier. Filiation ici avouée, mais discrètement, et aussitôt déniée : « O pauvre anse ! Crapauds chez eux, floraisons inconscientes » Il est décidément plus facile de tricher avec les pères littéraires qu’avec les pères biologiques. La transposition dans l’art permet donc d’évacuer la piété filiale et de refuser la satisfaction du désir.
106Rien de plus étranger à Corbière que ce monde éthéré. Chez lui, même la lune appartient au soleil : elle provoque des dépenses que seul l’astre jaune peut combler. Corbière ne refuse pas le désir. Au contraire, il se demande comment posséder la femme qui est dans la zone du Père. C’est par cette opposition d’astres que peut s’expliquer cette surprenante remarque de Laforgue à propos de Corbière : « La lune reste pour lui la lune des vieilles estampes [...] Il n’a pas été empoigné au cœur par les cosmologies modernes, les astres morts, les déserts stellaires sans échos335. » De fait, il n’y a pas d’astres morts dans Corbière, pas de soleil couchant336.
107Manger l’or du père est la seule liberté du fils du soleil. Par ce geste, il se condamne au silence. Le père achète le fils avec son or : il le censure. C’est pourquoi le Poète contumace se débarrasse de sa lettre au soleil levant : « Le soleil se levait. Il regarda sa lettre,/Rit et la déchira337. » Le rire signale la censure, révèle la présence du père, selon la thèse de Freud qui fait de l’humour une expression du surmoi338. Écrire est la seule chose qui ne se fait pas sous le soleil. Ce silence forcé, la figure de la Bouche d’or le symbolise à merveille. « Le silence est d’or » dit Saint Jean Chrysostome à la fin de la Rapsodie du sourd339. Faire de Saint Jean Bouche d’or l’apôtre du silence revient à changer la fonction de son organe : sa bouche est d’or, non parce qu’elle produit de l’or par ses paroles, mais parce qu’elle en absorbe ! La bouche d’or est celle du mangeur d’or déjà repéré. C’est pourquoi elle représente systématiquement le silence ou la stérilité : « Je dois baiser la blanche hostie/Qui scelle, sur ta bouche en or, ta chasteté340. » De cette bouche d’or ne peut sortir qu’une feuille blanche, fausse virginité achetée à prix d’or. La « bouche d’or du silence341 » est un gouffre pour le père.
108Manger remplace parler : il en est l’inverse. G. Deleuze et F. Guattari le signalent dans leur Kafka : « Il y a [...] une certaine disjonction entre manger et parler – et, plus encore, malgré les apparences entre manger et écrire [...]. Parler et surtout écrire, c’est jeûner342. » Cette opposition est exploitée par Zola dans Le Ventre de Paris : elle constitue la base du roman. Ceux qui mangent ne parlent pas ; seuls ceux qui jeûnent le peuvent, ils sont encore libres. Le ventre de Paris est le lieu du pouvoir de l’Empire. Florent, le maigre, se met à détester toute nourriture :
Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l’Empire343.
109Sourdement ne vient pas au hasard : parler, c’est déjà se révolter. Seuls les maigres parlent parce qu’ils ne mangent pas, mais ils finissent mal : les gras les mangent. C’est la leçon à tirer de « l’histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes344 ». Florent raconte son séjour au bagne et son évasion à Pauline pendant que Quenu prépare le boudin. Lors du voyage vers la Guyane, « la cuisine, la boulangerie, la machine du bateau, chauffaient tellement les faux ponts que dix des forçats moururent de chaleur » : être tué par la chaleur de la cuisine, c’est un destin de maigre ! Au cours de l’évasion, l’un des compagnons de Florent meurt : on le retrouve à demi-mangé par des crabes. Commentaire de Zola : « Ce ventre, plein d’un grouillement de crabes, s’étalait étrangement au milieu de la cuisine, mêlait des odeurs supectes aux parfums du lard et de l’oignon. - Passez-moi le sang ! cria Quenu345. » Ce ventre plein de crabes et ses « odeurs suspectes » révèle la véritable nature du lien entre gras et maigres : le cannibalisme. La fin du roman met en scène la digestion des Halles qui suit la condamnation de Florent. Que digèrent les Halles ? Elles digèrent Florent : « C’était comme une joie de guérison, un tapage plus haut de gens soulagés enfin d’un poids qui leur gênait l’estomac346. » Le beau parleur finit « mangé par les bêtes ».
110À une époque où le repas devient le ciment de la société bourgeoise, la métaphore alimentaire s’impose. Au début du XIXe siècle se développent parallèlement le restaurant et la salle à manger347. Ils établissent les deux pôles de la vie sociale. Le repas pris en commun lie comme un pacte. Les convives s’associent pour manger ce qui n’est pas eux. C’est ce qu’illustre le premier repas de La Curée : Saccard et ses convives forment une bande qui va se ruer non seulement sur le repas, mais aussi sur le pays.
111La métaphore alimentaire, politique chez Zola, reste privée chez Corbière, mais son extension n’est pas moins impressionnante. L’amour est consommation. Le père donne l’exemple : la cocotte est appelée « déjeuner de soleil348 ». Il faut prendre l’expression au pied de la lettre, oublier le sens figuré figé349. La femme est véritablement un plat qui se consomme. Dans Paris nocturne, « l’amour/Fait la sieste en têtant la viande350 ». Toute chair devient « viande » : le monde solaire instaure le cannibalisme comme seule relation possible. Alors Bitor fait l’amour dans la cuisine : c’est précisé trois fois. Quant à Panneau, antihéros d’un poème de jeunesse, il est contraint au célibat à cause de « maux d’estomacs351 ». Et lorsque Tristan veut se venger de la vente forcée de son cotre, il rêve de « pourfendre [...]/L’estomac à des dames qui paîront leur loyer352 ». L’amour à l’estomac : tel est le programme !
112Ne faisons pas de cette pratique la simple métaphore du désir amoureux. La psychanalyse fait du baiser l’illustration du désir de s’approprier la personne aimée : le baiser mime la manducation. Mais chez Corbière, tout se mange, pas seulement la femme. Le matelot ne connaît pas un meilleur sort. De son vivant, les poux le mangent353. Puis il finit « viande à r’quins354 » ou mangé par les Turcs : « Bisson en avait plein, comm’des poux sur un’galle,/Qui lui suçaient la vie. » L’abordage du Panayoti est interrompu par l’explosion du bateau. Le narrateur se trouve projeté en l’air « comme un’crêp’en ralingu’, dans l’chaud d’c’te bouillie355 » ; le produit de la détonation est également qualifié de « ratatouill’ ». Bitor, après avoir lui-même consommé356, réussit l’exploit d’être mangé deux fois : « Restant de crabe, encore il servit de pâture/Au rire du public357 ! » Sur terre, les mobilisés du camp de Conlie, « chair à canon », sont conduits à « l’abattoir » comme du bétail : « bestiaux galeux qu’on rosse,/On nous fournit aux Prussiens358. » D’autres, enterrés, pourrissent sur place et produisent des « blés gras » : « Ne mangez pas de ce pain, mères et jeunes filles !/L’ergot de mort est dans le blé359. » Le caractère scandaleux de la mort due à la trahison donne à la consommation un air de sacrilège : déjà mangés par les Prussiens les morts de Conlie sont tabou pour un Breton. L’interdiction exceptionnelle renforce la normalité : les morts suintent habituellement dans les pommes de terre sans effrayer personne360. Le destin de toute « viande » est de finir dans un estomac soit sous sa forme originelle – c’est le cas du matelot, soit après transformation en blé ou pomme de terre. Manger, être mangé : voilà tout le parcours d’une vie, sous le signe du soleil.
113Un personnage se distingue de ce point de vue : le poète. Qu’il serve de pâture à ses semblables, nul ne l’ignore depuis le pélican de Musset. Corbière reprend le thème à la fin de Paris en associant au pélican la figure de Prométhée : « Quel vautour, quel Monsieur Vautour/Viendra mordre à ton petit foie/Gras, truffé ? [...] Va, comme le pélican blanc,/En écorchant le chant du cygne,/Bec-jaune, te percer le flanc361 ! » Mais la supériorité du poète vient de ce qu’il se consomme lui-même : « ... bois ton fond de vie,/Sur une nappe desservie... » C’est l’argument d’Une mort trop travaillée : le personnage, « poète à peu près362 », veut se tirer une balle dans la tête. Il vide auparavant un cruchon de rhum « pour se mettre enfin plus en appétit363 ». Tour de force à faire pâlir le marin et ses requins ! L’appétit se retourne contre sa propre source. Bien loin de la boulimie de Flaubert, de son désir d’extension364, l’appétit de Corbière est destructeur : agressif et cannibale, il vise le mangeur lui-même. Ainsi tout est vicié : la seule ouverture que le père laisse au fils, celle d’une consommation effrénée, aboutit à une impasse, à la négation du consommateur. Pour preuve, cette formule tirée d’une lettre365 : « La soupe, c’est la patrie. » Encore le père, donc, même dans la soupe !
114Une figure à part : le Renégat. Il est le consommateur par excellence : « Ça mange de l’humain, de l’or, de l’excrément,/Du plomb, de l’ambroisie366 », mais il ne finira pas dans un ventre : « Recraché par la mort, recraché par la vie. » Le Renégat est libre, il n’appartient à personne : il a renié son nom, donc son père. Il n’est pas privé de nom, il s’en est échappé : « – Son nom ? – Il a changé de peau comme chemise. » Innommable non par défaut comme le poète, mais par excès, il devient ça : « Ça c’est un renégat. » Il incarne l’antithèse du circuit alimentaire. Lui aussi universel, à la fois partout et absent (« contumace partout »), capable de jouer tous les rôles, même celui de femme, il s’est dégagé de la consommation par le travail du négatif : « Pour ne rien faire, ça fait tout. » Le renégat ne se donne jamais, il n’est pas consommable. Réflexion du narrateur : « Dans le ventre il a de la fille-de-joie. » À comprendre peut-être, dans notre optique alimentaire, de la façon suivante : la fille publique n’est à personne dans la mesure où elle est à tout le monde. De même, le renégat mange à tous les râteliers et c’est ce qui le rend immangeable. Son ventre se prête à toutes les nourritures, loin de se limiter à l’or du père, c’est pour cela qu’il n’appartient à personne.
4. Corbière maniériste
115Le monde solaire implique pour le fils une attitude contrainte. Nous espérons avoir montré que cette censure trouvait une issue provisoire dans l’obsession alimentaire, laquelle finit cependant par se retourner contre sa propre source. D’une façon plus générale, c’est le conflit avec les modèles (le père ou les romantiques) qui détermine la poétique de l’œuvre. Cette situation est caractéristique du maniérisme. En guise de conclusion, nous proposerons donc un rapprochement avec d’autres époques de la littérature, non pour prouver une influence, mais plutôt pour attester la récurrence périodique d’une même « situation de production ». Ce qui caractérise le maniérisme, c’est son rapport ambigu avec le modèle. C. G. Dubois le définit comme un mélange d’imitation et de subversion, d’exhibition et d’inhibition367. Le conflit reste larvé, occulté par les marques de déférence à l’égard du maître, mais il est réel :
À la matière léguée par le maître, le maniériste n’ose pas toucher et se livre à des variations sur un point de détail, mais ce point de détail, démesurément grossi, devient le centre d’une œuvre nouvelle, qui n’a plus rien à voir avec le modèle368.
116Situation analogue chez les rhétoriqueurs décrits par P. Zumthor vis-à-vis du pouvoir : « Ce que le discours des rhétoriqueurs donne à entendre, c’est la loi du prince. Ce qui l’écrit, c’est une violence circonvenant cette loi369. »
117Chez Corbière la question du modèle se pose. Le modèle romantique est ouvertement rejeté, mais c’est à partir de lui, en négatif, que s’écrit l’œuvre. Quant à la figure paternelle, sa puissance écrase toute velléité de révolte : son œuvre est citée370, mais sans intention subversive. Il faut donc conclure à l’existence d’un bon et d’un mauvais modèle. La verve antiromantique est toutefois un héritage du père : en attaquant les romantiques Corbière reste fidèle au bon modèle tout en évacuant l’agressivité causée par la soumission. Le double modèle atténue le conflit maniériste en dissociant la déférence et la subversion, mais risque de contraindre le disciple au silence du monde solaire (dans la mesure où la subversion est la source du discours maniériste), tandis que le conflit se reporte sur le nom : c’est l’argument de notre première partie. Nous verrons plus tard par quel biais sortir de la zone solaire. Il s’agit de montrer pour l’instant comment cette situation comparable se traduit par l’emploi de procédés communs.
118Cet art du doute, dont le seul message est l’absence de message, s’affirme par le recours à des procédés formels caractéristiques. D’abord les jeux sur la rime, qui, selon C. G. Dubois « participent à cette pesanteur décorative qui attire l’attention, au détriment du centre, sur le pourtour371 ». Il suffit d’ouvrir l’Anthologie des grands rhétoriqueurs372 pour s’assurer que la recherche de la rime riche constitue une de leurs préoccupations centrales. Au hasard donc, Jean Meschinot, le Discours de Prudence : « Homme misérable et labille/Qui va contrefaisant l’abille,/Menant estat désordonné,/Croy qu’enfer est désor donné/À qui ne vivra sainctement/Ou l’Escripture sainctement373. » À priori, cette esthétique n’est pas celle de Corbière. Verlaine avait déjà tranché : « Comme rimeur et comme prosodiste il n’a rien d’impeccable, c’est-à-dire d’assommant374. » Mais Laforgue voit plus loin : « C’est toujours le même moule : un mot poétique à qui l’on donne en rime un mot vulgaire, du pavé375. » Il s’agit bien d’un procédé, aussi visible que la rime riche, aussi subversif, qui s’appuie non sur la multiplication de syllabes identiques mais sur l’opposition de registres de langue. Exemple dans la Rapsodie du sourd : « Une bonne femme [...]/Peut venir saliver sa sainte compassion/Dans ma trompe-d’Eustache, à pleins cris, à plein cor,/Sans que je puisse au moins lui marcher sur un cor376. » Le recours à l’homonyme montre que la rime riche n’est pas systématiquement refusée. Néanmoins, ce qui intéresse Corbière, c’est d’abord l’incompatibilité des deux mots, principe contraire aux règles de la rime. Tandis que les rhétoriqueurs font disparaître la rime dans le vers en l’allongeant indéfiniment, Corbière l’utilise en sens inverse, non pour rapprocher deux mots, mais pour signifier leur altérité377. Attitudes comparables dans leurs effets : elles remettent en cause le fragile équilibre entre signifiant et signifié qui fonde la rime. Le même plaisir du jeu de mots se manifeste dans les paronomases ou les annominations. La multiplication d’un signifiant identique, souvent issu du même étymon, perturbe l’intelligence du signifié chez J. Marot : « En combattant, et battant les batteurs,/Contre tout droit et raison débatteurs378... » comme chez Corbière : « Aux portes les portières,/La portière au portier,/Le bouton aux rosières,/Les roses au rosier,/À l’huys les huissiers,/Créance aux créanciers379. » De façon plus complexe Vénerie développe le champ lexical de la chasse comme métaphore de la relation amoureuse à partir du rapprochement de deux signifiants : « O Vénus, dans ta Vénerie380... » La paronomase fait de la vénerie (art de la chasse) le monde de Vénus et justifie l’emploi de termes comme : limier, piqueur, Hallali, Abois, biche, etc.
119Les « figures de l’angularité381 » représentent une autre série de procédés communs. Elles ont pour fonction de créer l’étonnement par la rupture de la continuité : c’est la technique de la pointe ou du concetto qui culmine dans l’oxymore, « signe distinctif du maniérisme382 ». La ballade du concours de Blois, par exemple, est une juxtaposition d’oxymores qui illustrent la position conflictuelle du poète ou de l’amant. Ainsi dans la version de Robertet : « Je meurs de soif auprès de la fondaine ;/Je treuve doulx ce qui doit estre amer ;/J’aime et tiens chier tous ceulx qui me font hayne383. » C’est sur le même principe que Corbière bâtit son Epitaphe : « Du je-ne-sais-quoi. – Mais ne sachant où ;/De l’or, – mais avec pas le sou ;/Des nerfs, – sans nerf. Vigueur sans force384. » Dans les deux cas, la contradiction pose, s’exhibe. Malgré tout, la montrer, ce n’est pas la résoudre ; jamais le maniériste ne saute le pas, comme le souligne C. G. Dubois :
Par nature, le maniériste est incapable de pouvoir. Il est seulement la « petite flamme » qui, de négation en négation, de grimace en grimace, boursoufflant et bouffonnant les maîtres successifs, accompagne tous les pouvoirs, sans le prendre jamais. En ce sens, on peut parler d’un maniérisme universel385.
120C’est cette impuissance, face au soleil, qui parle chez Corbière. On finira par un mythe : le chasseur Actéon, maudit par Diane, fut mangé par ses propres chiens ; le désir maniériste n’a d’autre issue que de se retourner contre sa source. À toutes les victimes de Diane Artémis la lunaire386, il faut ajouter Corbière, victime solaire de Phoebus Apollon, frère de Diane, et qui, mieux qu’Actéon, finit par se manger lui-même.
Notes de bas de page
1 Œuvres complètes, op. cit., p. 703.
2 p. 703.
3 Voir A. Corbin, Les Filles de noce (Champs/Flammarion, 1982, P.118).
4 p. 727.
5 p. 829.
6 p. 736.
7 p. 717.
8 p. 720.
9 p. 719.
10 p. 903.
11 p. 728.
12 p. 828.
13 p. 776.
14 p. 726.
15 p. 723.
16 p. 723.
17 p. 727.
18 Après la pluie, p. 722-724.
19 A. Sonnenfeld, L’Œuvre poétique de Tristan Corbière (PUF, 1960, p. 48).
20 p. 736.
21 R. Martineau, Tristan Corbière (Le Divan, 1925, p. 58). Le même prétendait en 1904 qu’Armida était « très brune ». (Tristan Corbière, essai de biographie et de bibliographie, Mercure de France, 1904, p. 75.)
22 p. 703.
23 Sur le jaune on lira la synthèse que proposent E. Aragon et C. Bonnin dans leur édition des Amours jaunes (Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1992, p. 16).
24 Nana, dans Les Rougon Macquart (Seuil, l’Intégrale, 1970, tome 3, p 257).
25 Sainte-Beuve, Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme (1829).
26 G. Bounoure, « Tristan Corbière », La Pensée bretonne, 15 août 1917.
27 P. Wald Lasowski, Syphilis. Essai sur la littérature française du XIXe siècle (Gallimard, coll. « Essais », 1982).
28 P. Wald Lasowski, op. cit., p. 87.
29 Ibid., p. 88.
30 Ibid., p. 117.
31 p. 785.
32 Voir A. Corbin : « La fille qui entre en maison perd son nom. » (Op. cit., p. 117.)
33 p. 736.
34 p. 716.
35 p. 768.
36 p. 731.
37 Sur ce silence autour du nom même de vérole et l’apparition de substituts, voir P. Wald Lasowski, op. cit., p. 119-120.
38 Ibid., p. 114.
39 p. 731.
40 p. 733, 765, 768.
41 Sur cet épisode et sur le caractère sexuel de la lèpre, voir C. Thomasset, « De la nature féminine », dans Histoire des femmes (Plon, 1991, tome 2, p. 79-81).
42 Voir la thèse de Monique Brosse, La Littérature de la mer en France, en Grande Bretagne et aux États-Unis (Atelier national de reproduction des thèses, Lille III, 1983).
43 p. 835.
44 p. 830.
45 p. 842.
46 p. 830.
47 Voir dans Déjeuner de soleil (p. 781) : « ... cheval et femme/Saillent de l’avant !... – Peu poli./ – Pardon : maritime... et joli. »
48 p. 833.
49 p. 816.
50 p. 906.
51 p. 815.
52 p. 829.
53 p. 848.
54 p. 814.
55 p. 814.
56 p. 815.
57 p. 822.
58 p. 848.
59 p. 821 : « Quoi qui te faut, bosco ?... des nymphes, des pucelles... »
60 On se reportera au tome 4 de l’Histoire des femmes (Plon, 1991).
61 A. Corbin, Les Filles de noce (Champs/Flammarion, 1982, p. 288).
62 Voir les disputes sur Bismarck chez la comtesse Muffat et chez Nana.
63 À un dîner d’athées, dans Les Diaboliques.
64 Les Diaboliques (Folio/Gallimard, p. 270-271).
65 Ibid., p. 274.
66 Ibid., p. 273.
67 p. 821.
68 p. 788.
69 p. 776.
70 p. 830.
71 A. Sonnenfeld, op. cit., p. 120.
72 E. Voldeng, Aspects de la religion dans l’œuvre de Tristan Corbière (Thèse de 3e cycle, 1976, Aix-Marseille).
73 Ibid., p. 125.
74 La place faite à Gagne (cité une seule fois dans les Amours jaunes) et à la pensée occultiste peut paraître disproportionnée : on lira, pour se faire une opinion, le chapitre 5 de cette thèse dans lequel L’Unitéide ou la Femme-messie est longuement commenté. Sur le celticisme, la synthèse la plus récente est celle de Marc Gontard, « Tristan Corbière et l’imaginaire celtique » (dans Tristan Corbière en 1995, Comité Tristan Corbière et Bibliothèque municipale, Morlaix, 1996).
75 Ibid., p. 166.
76 Ibid., p. 187.
77 p. 800.
78 p. 799.
79 p. 805.
80 p. 803.
81 p. 798.
82 p. 796.
83 Dans La Nouvelle Tour de Feu (n° 11-12-13, 1985, p. 33).
84 C’est nous qui soulignons.
85 p. 869.
86 p. 749.
87 p. 756-757.
88 p. 721.
89 p. 788.
90 p. 793.
91 p. 882.
92 p. 810.
93 p. 771.
94 p. 772.
95 p. 733.
96 p. 703.
97 p. 716.
98 p. 741.
99 p. 704.
100 Baudelaire, Mon cœur mis à nu, dans Œuvres complètes (Pléiade, tome 1, p. 694).
101 Cité par P. Wald Lasowski, op. cit., p. 67.
102 Flaubert, Correspondance (Pléiade, tome 2, p. 95) : ces paroles visent Musset et son discours d’entrée à l’Académie.
103 p. 853.
104 Voir p. 1434.
105 p. 732.
106 p. 705.
107 p. 707.
108 p. 708.
109 p. 709.
110 p. 776.
111 p. 730.
112 Le persil désigne l’exercice de la prostitution (voir la Pléiade, p. 1307).
113 p. 780.
114 p. 766.
115 Voir sur ce sujet L. Badesco, La Génération poétique de 1860 (Nizet, 1971, tome 1, p. 119-130).
116 Badesco, op. cit., p. 135 : cette phrase est tirée de l’introduction aux Mémoires politiques.
117 p. 731.
118 p. 785.
119 p. 787.
120 p. 786.
121 p. 787.
122 Lamartine, Œuvres poétiques complètes (Pléiade, p. 468).
123 p. 786.
124 Flaubert, L’Éducation sentimentale : « Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. » (GF, p. 59.)
125 Sur le séjour de Corbière en Italie, la synthèse la plus riche se trouve chez Michel Dansel qui intègre notamment les apports de la critique italienne (Tristan Corbière. Thématique de l’inspiration, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1985).
126 p. 782.
127 « O Corinne !... ils sont là déclamant sur ma malle... » (p. 781).
128 Mme de Staël, Corinne (Garnier, livre 11, ch. 2, p. 218).
129 p. 782.
130 « O Mignon !.. ils ont tout éclos mon linge sale » (p. 781) : allusion perfide à la chanson de Mignon « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? ».
131 Corinne (Garnier, p. 257-258).
132 Lamartine, op. cit., p. 134.
133 p. 783.
134 Lamartine, op. cit., p. 486.
135 p. 784.
136 p. 785.
137 p. 741.
138 p. 785.
139 p. 790.
140 Lamartine, op. cit., p. 168-171.
141 Cité par M. Dansel, dans Tristan Corbière. Thématique de l’inspiration, p. 25.
142 Voir Mlle Noli, Les Romantiques français et l’Italie (Bernigaud, Dijon, 1928).
143 Voir la lettre de Rome déjà citée.
144 T. Gautier, Voyage en Espagne 1845(1e édition Tra los montes, 1843).
145 T. Gautier, op. cit., (GF, p. 75).
146 T. Gautier, op. cit., p. 119.
147 p. 791.
148 p. 727.
149 p. 722-724.
150 p. 1003.
151 p. 814.
152 p. 914, voir la note p. 1389 sur les circonstances de sa rédaction.
153 p. 785.
154 Le terme de recueil est employé ici (comme le fait habituellement la critique corbiérienne) pour désigner le livre des Amours jaunes, tel qu’il a été publié par l’auteur.
155 S. Meitinger, Tristan Corbière dans le texte : une lecture des Amours jaunes (Thèse de 3e cycle, 1978, Rennes II, première partie, ch. 1).
156 p. 764 et 784.
157 p. 704.
158 p. 788.
159 Ode aux Déperrier, p. 861.
160 p. 729-732.
161 p. 731.
162 Ceci tuera cela est le titre du 2e chapitre du livre V.
163 Ultima verba : « Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là. »
164 p. 746, le titre vient des Rayons et les Ombres.
165 p. 735, titre pris à la Légende des siècles.
166 p. 723, le nom est dans Guitare (Les rayons et les Ombres).
167 p. 847-848.
168 Musset, Poésies complètes (Pléiade, 1957, p. 113).
169 Ibid., p. 115.
170 Ibid., p. 156.
171 Ibid., p. 308-309.
172 p. 709.
173 Musset, p. 73.
174 p. 723.
175 Musset, op. cit., p. 29-31 : l’abbé Desiderio donne une aubade à la Camargo, qui ne répond pas.
176 Ibid., p. 73-74.
177 p. 755.
178 p. 758.
179 S. Meitinger, op. cit., p. 107.
180 p. 731.
181 D. Martin, Paysage de Corbière (Thèse de 3e cycle, Brest, 1970, ch. 1).
182 p. 814.
183 p. 815.
184 p. 734.
185 p. 727.
186 Nous empruntons ce concept à Gilbert Durand : « Le procédé réside essentiellement en ce que par du négatif on reconstitue du positif, par une négation ou un acte négatif on détruit l’effet d’une première négativité. » (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1981, p. 230 ; 1e éd. Bordas, 1969).
187 Leconte de Lisle, Poèmes barbares (Poésie/Gallimard, p. 192).
188 Cité par P. Martino, Parnasse et symbolisme (A. Colin, 1925, p. 68).
189 Voir La Grammaire d’aujourd’hui : « Les pauses et les éléments suprasegmentaux de la manifestation orale ont pour équivalents dans l’écriture les signes de ponctuation. » (Flammarion, 1986, p. 536.)
190 p. 756-758.
191 R. Jakobson : « La couche purement émotive, dans la langue, est présentée par les interjections. » (Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, p. 214.)
192 Citations prises dans Libertà, p. 789.
193 p. 793.
194 p. 823.
195 p. 827.
196 p. 833.
197 p. 879.
198 p. 895.
199 p. 815.
200 S. Wauquier, Tout Corbière d’un trait (TER, Lille III, 1986).
201 p. 711.
202 p. 708.
203 p. 709.
204 p. 901.
205 p. 799-807.
206 p. 827.
207 p. 828.
208 p. 727.
209 p. 743.
210 p. 779.
211 Voir : « Triple châsse vierge et martyre (p. 756) » ou bien « – C’est l’allumoir-/Vierge et martyre (p. 845) ».
212 p. 788 : « Vraie ou fausse se rouvre/Une virginité. »
213 p. 779.
214 p. 736.
215 p. 746.
216 p. 703.
217 p. 714.
218 p. 718.
219 p. 718.
220 p. 704.
221 p. 707.
222 Cité par M. Dansel, dans Tristan Corbière. Thématique de l’inspiration, p. 25.
223 Ibid., p. 26.
224 p. 952.
225 p. 957.
226 Sur la question du Négrier, on lira l’article d’Alain Buisine qui en fait le point de départ de l’écriture des Amours jaunes, condamnés à la « littérature négrière » (« Sans rime ni marine », Revue des Sciences Humaines, no 177, janvier-mars 1980).
227 p. 842.
228 p. 964.
229 p. 1048.
230 p. 1013.
231 p. 697.
232 Cité par M. Dansel, op. cit., p. 136.
233 p. 705.
234 p. 722-724.
235 Dans la mesure où le nom est « le pavillon qui couvre la marchandise » (p. 723).
236 p. 715.
237 p. 719.
238 p. 895.
239 M. Dansel voit d’ailleurs dans Marcelle la présence du roi Marc, plus la « rime en elle » exigée par le contexte : Marcelle, le femme de Marc, c’est-à-dire Iseult (op. cit., p. 92).
240 p. 1054.
241 p. 697.
242 p. 911.
243 p. 915.
244 p. 901.
245 p. 899.
246 p. 711.
247 Voir note p. 1299.
248 Sur la « chiennerie » ou le cynisme de Corbière, on lira de Fabienne Le Chanu : « Portrait de l’artiste en chien », dans Tristan Corbière en 1995, Comité Tristan Corbière et Bibliothèque municipale, Morlaix, 1996.
249 p. 719.
250 Voir À Marcelle (p. 703) : le poète prie Marcelle de lui prêter son nom.
251 p. 781.
252 p. 763-764.
253 p. 1009.
254 p. 869.
255 p. 829.
256 p. 822.
257 p. 826.
258 p. 1345.
259 p. 902.
260 p. 901.
261 p. 902.
262 Rimbaud, Cros, Corbière, Lautréamont, Œuvres poétiques complètes (Laffont, coll. « Bouquins », p. 854).
263 p. 828.
264 p. 810.
265 p. 707.
266 p. 822.
267 p. 823.
268 p. 727.
269 p. 779 et 782.
270 G. Deleuze, Logique du sens, « De la structure », p. 63-66 (Minuit, 1969).
271 p. 816.
272 p. 825.
273 S. Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919), dans L’Inquiétante Etrangeté et autres essais (Folio/Essais, p. 246).
274 p. 707.
275 p. 822.
276 p. 816.
277 p. 830.
278 p. 847.
279 p. 835.
280 p. 806.
281 p. 705.
282 p. 961.
283 G. Deleuze, op. cit., Les citations de Lévi-Strauss proviennent de son introduction à Sociologie et Anthropologie de M. Mauss (PUF, 1960).
284 G. Deleuze, op. cit., p. 66.
285 D. Martin, op. cit., p. 92-93.
286 p. 714.
287 D. Martin, « L’univers imaginaire de T. Corbière » (Cahiers de Bretagne occidentale, no 1, p. 76).
288 D. Martin, Paysage de Corbière p. 175.
289 p. 740.
290 p. 728.
291 p. 821.
292 p. 761.
293 p. 838 : « Philosopher au soleil », p. 840 : « Plus de sieste au soleil ».
294 p. 804.
295 p. 782.
296 p. 715.
297 p. 880.
298 p. 788-790.
299 Voir « Jusqu’au jour de misère/Où, condamné, je sors » (p. 790).
300 p. 722.
301 p. 724.
302 Voir Pléiade p. 1276.
303 p. 726-727.
304 Voir Un jeune qui s’en va, p. 729-732.
305 p. 887. La casserole désigne le soleil.
306 p. 836.
307 p. 714.
308 Rimbaud et le mythe solaire (La Baconnière, Neuchâtel, 1964).
309 M. Eigeldinger, op. cit., p. 23.
310 M. Eigeldinger, p. 31.
311 C. Leroy, « Jules Laforgue, auteur des Amours jaunes », Revue des sciences humaines, n° 178, 1980-2 : l’auteur propose une analyse de cette « rage du parallèle » à partir du dossier de presse de Laforgue réuni par J.-L. Debauve dans son Laforgue en son temps (La Baconnière, Neuchâtel, 1972).
312 J. Laforgue, les Complaintes et les Premiers Poèmes (Poésie/Gallimard, 1970 et 1979 pour la remise à jour), abrégé en PC I.
313 PC I, p. 182 et 183.
314 PC I, p. 61.
315 PC I, p. 113.
316 L’Imitation de Notre-Dame la Lune (Poésie/Gallimard, p. 181), abrégé en PC IL
317 PC II, p. 217.
318 p. 181.
319 p. 182.
320 PC I, p. 61.
321 PC II, p. 17-18.
322 PC I, p. 182.
323 Voir Leconte de Lisle, le début de L’Oasis, ou Heredia, Soleil couchant.
324 PC II, p. 17.
325 PC II, p. 54.
326 Sur Pierrot et le blanc, voir P. Bonnefis « Pierre ô », Revue des sciences humaines, no 178 (consacré à J. Laforgue).
327 Voir sur ce sujet l’article de J.-P. Giusto à propos des Moralités légendaires (RSH, no 178).
328 Moralités légendaires (Folio, p. 150).
329 Op. cit., p. 168-169.
330 Op. cit., p. 174.
331 Voir le « pierre, ô » de P. Bonnefis, p. 169-170 (Mesures de l’ombre, Presses Universitaires de Lille, 1987).
332 Op. cit., p. 61.
333 Ibid., p. 28-29.
334 Ibid., p. 23.
335 J. Laforgue, Mélanges posthumes (Slatkine, 1979, p. 125).
336 Nouvelle opposition avec le Parnasse : l’emblème de Lemerre était un soleil levant. Détail plus qu’anecdotique : le Parnasse a un imaginaire solaire qui rêve le poète en gloire (« Je vais m’asseoir parmi les dieux dans le soleil » écrit Leconte de Lisle dans Le cœur de Hialmar). L’obsession de la lumière s’y lie en effet à celle de la maîtrise et du sérieux. Les parnassiens ont donc peur de la nuit qui instaure le règne du flou et de l’illusion : « Et ce sera la nuit aveugle [...]/Informe dans son vide et sa stérilité. » (Leconte de lisle, La dernière vision.) Leur imaginaire est en même temps une poétique.
337 p. 745.
338 S. Freud, « L’humour » (1927), dans L’Inquiétante Étrangeté et autres essais (Folio/Essais) : « L’humour serait la contribution au comique par la médiation du surmoi. » Rappelons l’association du surmoi avec la figure du père.
339 p. 769.
340 p. 757.
341 p. 774.
342 Kafka. Pour une littérature mineure (Minuit, 1975, p. 36).
343 E. Zola, Le Ventre de Paris, dans Les Rougon Macquart (Seuil, l’Intégrale, tome 1, p. 452).
344 Op. cit., p. 428.
345 Op. cit., p. 430.
346 Op. cit., p. 530.
347 Voir J.-P. Aron, Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au XIXe siècle (Cahier des annales, n° 25, Armand Colin, 1967), repris dans Le Mangeur du XIXe siècle (Laffont, 1973, puis Payot, 1989).
348 p. 722.
349 M. Dansel, Tristan Corbière. Thématique de l’inspiration : « Cette expression se dit d’une étoffe qui passe vite au soleil, se fane ou se délave ; se dit, par analogie, d’un sentiment, d’une résolution ou d’un projet qui ne dure pas. » (p. 120, note 71.)
350 p. 888.
351 p. 871.
352 p. 843.
353 La goutte : « Mes poux n’auront pas besoin d’onguent gris. » (p. 822.)
354 p. 879.
355 p. 880.
356 Les autres marins le traitent de « cancre qui vient manger nos peaux » (p. 823).
357 p. 825.
358 p. 811.
359 p. 812.
360 p. 847.
361 p. 709.
362 p. 882.
363 p. 885.
364 Voir J.-P. Richard « La création de la forme chez Flaubert » (Littérature et sensation, Points/Seuil, 1970, 1e éd., 1954).
365 Publiée par La Nouvelle Tour de Feu, no 11-12-13, p. 33.
366 p. 825.
367 C. G. Dubois, Le Maniérisme (PUF, 1979, p. 39).
368 Ibid., p. 54.
369 Dictionnaire des littératures de langue française (Bordas, 1984, article « Rhétoriqueurs, p. 1926-1928).
370 Pour une mise au point sur les emprunts du fils au père, voir A. Sonnenfeld, L’Œuvre poétique de Tristan Corbière, ch. 7. et D. Martin, Paysage de Tristan Corbière, ch. 2.
371 C. G. Dubois, op. cit., p. 99.
372 P. Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs (UGE/10.18, 1978) : les rhétoriqueurs représentent la première vague du maniérisme, la deuxième se situe à l’époque de Desportes.
373 P. Zumthor, op. cit., p. 51.
374 P. Verlaine, Les Poètes maudits (Œuvres complètes, t. 4, Messein, 1949).
375 J. Laforgue, Mélanges posthumes (Slatkine, 1979, p. 126).
376 p. 768.
377 Précisons qu’il ne s’agit pas chez Corbière simplement d’opposition sémantique, laquelle fait partie du jeu (voir J. Mazaleyrat, Eléments de métrique française, A. Colin, 1974, p. 211), mais d’opposition de registres de langue, d’exposition de mots « du pavé » (Laforgue) à la rime.
378 Zumthor, p. 244.
379 p. 760-761.
380 p. 751.
381 Terme emprunté à l’ouvrage de C. G. Dubois déjà cité.
382 Dubois, op. cit., p. 129.
383 Zumthor, op. cit., p. 116.
384 p. 710-711.
385 Dubois, op. cit., p. 159.
386 Le mythe d’Actéon et le culte de Diane connaissent une grande fortune au XVIe siècle et sont liés au maniérisme : voir la Délie de Scève, les Amours de Diane de Desportes ou les Amours de Jodelle, dédiés à Diane.
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