2. Le sujet de l’écriture
p. 73-116
Texte intégral
1Comment faut-il penser le sujet de l’autobiographie ? La première personne du texte autobiographique est traversée par une différence temporelle qui sépare le personnage, le narrateur, et l’écrivain ; l’autobiographie se donne pour objet de reproduire, à travers cette différence, celle qui sépare l’auteur réel de ce qu’il fut dans le passé, voire la scission, qui le travaille encore, entre son activité d’écrivain, son personnage public et sa personne privée. L’identité du sujet autobiographique ne va pas de soi ; si le contraire était vrai, l’autobiographie, ce texte dirigé tout entier vers la constitution du sujet, n’aurait pas de raison d’être. L’autobiographie pose une question dont la simplicité apparente est trompeuse : qui écrit ?
Passivité du sujet
...je me dis à moi-même... « me » étant toute la personnification du passé.
Victor Segalen, Essai sur soi-même
2La narratologie propose un modèle où le narrateur produit le récit qu’il raconte. Mais le narrateur, en tant que sujet – et non pas comme personnage mis en scène, objet du récit – est une abstraction théorique fonctionnelle : il n’existe qu’à partir du récit qu’il est censé créer. Du moment où le récit comporte des éléments qui ne peuvent pas être ramenés à un produit de l’acte narratif, il devient nécessaire de sortir de cette position circulaire et de mettre en question la genèse fictive du récit. Dès que le récit met en relief son fonctionnement comme texte écrit, il dessine une ouverture dans le système narratif ; il exige de lui-même une extériorisation du regard théorique1, qui doit se tourner vers le contexte réel de sa mise en écriture.
3C’est précisément un tel changement de perspective que semble proposer Genette dans un texte intitulé « La littérature et l’espace »2. « On a longtemps considéré l’écriture [...] comme un simple instrument de notation de la parole », écrit Genette. Mais nous commençons, depuis Mallarmé, à reconnaître « les ressources dites visuelles de la graphie et de la mise en page et l’existence du Livre comme une sorte d’objet total, et ce changement de perspective nous a rendus plus attentifs à la spatialité de l’écriture ». Car « il n’est pas vrai que la lecture soit seulement ce déroulement continu au fil des heures », et « lire comme il faut lire », c’est être attentif :
aux relations à longue portée qui s’établissent entre des épisodes très éloignés dans la continuité temporelle d’une lecture linéaire (mais singulièrement proches, remarquons-le, dans l’espace écrit, dans l’épaisseur paginale du volume), et qui exigent pour être considérés une sorte de perception simultanée de l’unité totale de l’œuvre, unité qui ne réside pas seulement dans des rapports horizontaux de voisinage et de succession, mais aussi dans des rapports qu’on peut dire verticaux, ou transversaux, de ces effets d’attente, de rappel, de réponse, de symétrie, de perspective...3.
4Lire comme il faut lire, c’est donc « toujours déjà relire, parcourir sans cesse un livre dans tous ses sens », car « l’espace du livre » n’est pas « soumis passivement au temps de la lecture successive ». Au contraire, il « ne cesse de l’infléchir et de le retourner, et donc en un sens de l’abolir ».
5Si « La littérature et l’espace » évite d’entrer en contradiction avec les thèses narratologiques du « Discours du récit », malgré sa réfutation exemplaire de l’emprise sur la lecture de la « fameuse linéarité du signifiant linguistique », ce n’est pas seulement qu’il s’agit, dans ces deux analyses, de « perspectives » différentes. Implicitement, la nature du récit est vue comme temporelle et donc linéaire – on ne peut le lire à l’envers, « lettre par lettre, ni même mot par mot ; ni même phrase par phrase4 » – et celle du texte imprimé comme spatiale : « Ce changement de perspective nous a rendus plus attentifs à la spatialité de l’écriture, à la disposition atemporelle et réversible des signes, des mots, des phrases, du discours dans la simultanéité de ce qu’on nomme un texte5. »
6Considérer le texte comme espace, c’est l’ouvrir, certes, à une liberté de lecture ; mais c’est oublier, aussi, que l’espace imprimé ne devient texte que dans le mouvement de la lecture : « ces effets d’attente, de rappel, de réponse, de symétrie, de perspective... » En effet, grâce à la lecture, la narration se modèle en premier lieu sur la parole linéaire, ce mouvement qui porte le récit du début à la fin. Mais lire, c’est aussi « toujours déjà relire », et cette successivité est ainsi contrée par un mouvement de retour qui échappe à son emprise, et où apparaît une voix insistante autre que celle du « je » qui s’exprime. La lecture comportant ainsi un mouvement double – lire et relire – le texte qui en emprunte la temporalité « conditionnelle ou instrumentale » ne peut donc échapper à cette même duplicité. Si le livre, pour reprendre une métaphore de Genette, est un champ à traverser et à parcourir, la lecture ne peut cependant que suivre les chemins qui y sont déjà tracés, et ce n’est pas en regardant le paysage de loin qu’elle pourra en constituer une vue d’ensemble. En ce sens, « l’espace du texte » est une construction secondaire. Car la lecture linéaire traduit le mouvement de la parole autant qu’elle le construit, et la relecture suit, à sa manière, le geste écrit.
7La mise en relief de la nature graphique du texte narratif passe d’abord, dans l’œuvre de Leduc, par la mise en scène de l’acte d’écrire. Cependant, la constitution d’un personnage-écrivain, qui serait aussi le narrateur, n’ouvre pas à elle seule une brèche dans le monde clos du récit, et de tels passages – dans La Bâtarde, dans La Chasse à l’amour, mais aussi, à la première lecture, dans L’Affamée – sont facilement subsumés dans le flot linéaire de la narration. Mais au moment où une tension temporelle se manifeste – interruption ou brisure du texte qui fait retour sur lui-même – le mouvement textuel se dédouble. Ce moment de bifurcation passe par l’inscription silencieuse : reprise ou citation de mots, de lettres, de phrases ; enregistrement d’une date qui retarde ou bien devance l’ici-et-maintenant de la parole.
8Ce qui est mis en œuvre par de tels gestes discrets de l’écriture, c’est bien un mouvement qui entre en conflit avec le courant premier de la voix narratrice, mais qui le circonscrit aussi, en désignant un « dehors » ou un revers du récit. Si sa nature graphique devient ainsi explicite, il reste que cet « extérieur » ne peut plus être perçu comme contenant spatial, livre matériel : nous avons déjà rencontré la main qui écrit, le geste d’écrire à « l’intérieur », comme contenu dans l’histoire racontée. Dans la mesure cependant où ce que donne à lire l’écrit silencieux échappe à l’emprise de la voix narratrice – où ce non-dit, dans L’Affamée, travaille contre la narration et ce qu’elle énonce – il ne peut y avoir d’identité formelle avec le personnage de l’écrivain, cette figure ou masque du narrateur qui le met en scène. Ainsi, dans L’Affamée encore, les jeux subtils entre l’écriture qui a lieu, et la narratrice qui raconte ne pas écrire. Si la linéarité narrative implique l’unicité de la voix narrante comme instance productrice, la mise en relief du geste écrit la déjoue. Dans la mesure où l’inscription silencieuse échappe au discours narratif et le dépasse, le geste qui y conduit ne peut, sans contradiction, être « produit » par le narrateur défini comme sujet unitaire et conscient de la parole.
9Pourrait-on parler d’un sujet de l’écriture comme origine effective du récit6 ? Nous savons que quelqu’un, l’auteur, a écrit un manuscrit, que quelqu’un d’autre l’a édité, que tout un processus a abouti au livre placé devant nous, et que nous nous approchons là de l’origine « réelle » du texte. En même temps, rien de tout cela ne traduit la genèse du sens linguistique, ni ne contredit la mise en place du système narratif, la création du narrateur qui parle. Au contraire, il s’agit de trois opérations bien différentes : la première intentionnelle, la deuxième graphique, la dernière narrative. L’auteur réel qui invente un narrateur et le récit qu’il raconte, ou bien qui s’efforce de faire parler de sa propre voix un narrateur pour raconter un récit « véridique », se trouve en effet à l’origine de l’œuvre ainsi créée, œuvre qui en toute probabilité dépasse de loin, voire contredit, son « intention », sa volonté et ses connaissances initiales. Est-ce donc bien l’auteur comme sujet cognitif, volontaire – « classique », si l’on veut – qui fait l’œuvre ? L’origine effective du texte ne serait-elle pas plutôt l’écrivain, encore « en chair et en os », mais seulement dans la mesure où il écrit ? L’instance effective, au sens le plus strict, ne serait rien d’autre que la main qui fait le geste d’écrire et de signer l’œuvre – et il faut encore franchir un pas pour en arriver aux intentions ou à la volonté de l’auteur.
10Si le geste de tracer des mots sur la page produit effectivement, avec le processus d’édition, le récit qui nous est donné à lire, cet acte n’est pas du même ordre que celui de la production narrative. Dans la mesure où le sujet de la narration se constitue à partir des embrayeurs de son discours, et où de tels signes déictiques ne renvoient pas, dans l’écrit, à une situation réelle, cette situation narrative est toujours « fictive » et appartient au régime du comme si. En réalité, il n’y a personne qui nous parle, dans, ou à travers, le récit écrit. S’il y a lieu de parler du réel, c’est donc bien plutôt sur le plan de la genèse effective. Une telle perspective nous amènerait à admettre – ce qui a déjà été reconnu de façon intuitive, tant par la narratologie que par la théorie de l’autobiographie – que tout récit écrit, « fictif », autobiographique ou historique, comporte à la fois une part de réel et une part de fiction. Poser l’existence du sujet de l’écriture comme instance effective mais non intentionnelle, c’est lever la mise entre parenthèses du réel qu’effectue le récit. La brèche opérée dans le récit ouvre le texte vers un espace qui n’est plus celui de la situation fictive de sa narration, mais celui, réel, où existent le livre imprimé, l’auteur « en chair et en os ». La transition entre ces deux espaces se fait dans l’acte d’écrire dont le texte porte des traces.
11Le sujet de l’écriture serait-il pourtant distinct du sujet de l’énonciation narrative ? Distinguer entre sujet de la parole et sujet de l’écriture, c’est supposer que l’écriture soit en quelque sorte opaque, résistante à la maîtrise, qu’elle s’interpose entre l’auteur et le narrateur, entre la volonté et la parole. C’est, en effet, la situation que met en scène le texte de L’Affamée, mais aussi tout texte où le narrateur se donne pour l’auteur, et où cette identité idéale qui serait à la base du récit « véridique » se trouve brisée par la tension temporelle qui existe entre écrire et dire. En ce sens, l’opacité ou la résistance de l’écriture se traduisent par sa spécificité temporelle, sa passivité ou son recul devant l’ici-et-maintenant parlé.
12Dire que l’acte d’écrire est réel, et l’acte narratif fictif, c’est accepter d’emblée, comme le remarque d’ailleurs Genette, que la situation narrative n’existe que par le truchement du récit écrit. Mais n’est-ce pas dire qu’elle dépend alors de l’acte d’écrire ? Faudrait-il donc parler d’un sujet divisé, producteur à la fois de l’écriture et de la parole ? La logique linéaire apparentée à la parole s’opposerait à une telle duplicité ; mais rien ne nous assure que l’écriture, elle, soit régie par une logique semblable. Dans L’Affamée, l’écriture apparaît, au contraire, comme un lieu de tension et d’opposition entre les paroles citées et celles tues, mais données à lire.
13Dans le récit écrit, il n’y a personne qui nous parle. Mais il est vrai, aussi, qu’il n’y a personne non plus pour écrire, et pour donner ainsi à entendre la voix narratrice. De manière générale, l’écriture est faite, à l’encontre de la parole, pour fonctionner en l’absence du destinateur et de son origine effective. De ce point de vue, le rapport au réel posé à partir de la notion de sujet paraît bien abstrait, à moins de le comprendre précisément comme résistance à toute intention productrice et à toute référentialité narrative. Le sujet de l’écriture n’apparaîtrait qu’à partir des traces textuelles qui, par leur caractère oppositionnel ou tensionnel, feraient signe vers une certaine réalité, c’est-à-dire vers le sujet comme origine effective absente. En ce sens, ce serait moins une question de production que d’interaction tensionnelle. On ne pourrait cependant parler, de manière inverse, d’un sujet de l’énonciation traversé ou trahi par l’écriture : ce serait oublier que le récit même constitue la situation narrative en tant que fiction nécessaire à sa propre possibilité. D’une part donc, le « sujet » de l’écriture serait à la fois effectif et nécessairement distinct du sujet unitaire et intentionnel, mais fictif, de la parole. D’autre part, il n’est apparu que de manière oppositionnelle, et ne se définit que de manière négative. En quel sens, ou selon quel mode, pourrait-on donc dire qu’un tel « sujet » existe ?
14En proclamant, en 1968, la mort de l’auteur, Roland Barthes écrit que « le langage connaît un “sujet”, non une “personne” ». Le sujet serait « vide en dehors de l’énonciation même qui le définit », et, comme l’a montré Benveniste, « tout comme je n’est autre que celui qui dit/e », l’auteur ne serait « jamais rien de plus que celui qui écrit »7. Le sujet de l’écriture ne peut cependant être défini comme instance « vide » de la même manière que le locuteur narratif. D’une part, le discours fournit une position de sujet que peut occuper n’importe quel locuteur : disant « je », il se constitue en sujet linguistique, mais nullement en sujet individuel. L’individualité se définit à partir de l’énonciation et de son contexte – et cette situation narrative, dans le récit, est fictive. D’autre part, dans l’écriture, il n’existe pas de position toute faite pour s’inscrire en sujet (en dehors du discours même – « j’écris » – et de la création d’un personnage d’écrivain fictif). Un tel sujet n’est, en effet, jamais rien d’autre que celui qui écrit, car il ne peut se définir que par rapport à cet acte individuel réel d’écriture.
15Dans l’écrit, le sujet ne peut donc que s’inscrire en négatif, comme ce qui échappe à l’emprise de la narration et fait exister, dans le texte, un rapport tensionnel. Ramener de telles traces dans l’écrit à un acte réel et individuel, c’est supposer que le sujet – sans pour autant se confondre avec l’auteur, ses intentions, son savoir, son statut juridique – soit en lui-même individuel et actif et non pas une simple abstraction formelle. Mais ne pourrait-on pas dire tout le contraire ? Pour Barthes, écrire, c’est « atteindre ce point où seul le langage agit, “performe”, et non “moi” » : « c’est le langage qui parle »8. Qu’est-ce qui nous assure, en effet, que ce dont on parle sous le nom de sujet ne soit pas un effet du système linguistique même, en ce qu’il échappe à la linéarité narrative ? Le sujet serait ainsi « sujet assujetti », « serf du langage »9.
16Dans son analyse du « bloc-notes magique » de Freud, Derrida écrit que le sujet de l’écriture est un « système de rapports » qui travaille entre l’écriture, le psychique et la société10. C’est, en effet, à partir des notions de systématisation et de structure qu’on a pu constituer une conception du sujet comme produit passif ou case vide. Mais au moment où une telle systématisation s’élargit pour prendre en compte non seulement le langage écrit mais aussi le contexte particulier – social mais aussi bien psychique – qui paraît lui être extérieur, ce qu’on entend par un tel « système » est bien, par le fait même de cet entrecroisement de rapports multiples, de l’ordre du singulier ou de l’individuel. Si le sujet est donc « système » singulier, faut-il encore penser qu’il est, en ce sens, pure passivité, assujetti à sa propre systématisation ?
17Nous avons déjà décrit ce que serait le fonctionnement d’un tel système en analysant la métaphore freudienne du « bloc-notes magique ». Figure graphique explicative du psychisme, la métaphore travaille à double sens : elle met en lumière le fonctionnement non seulement du comparé, mais aussi de l’écriture en tant que terme comparant11. D’après le tableau freudien, le sujet psychique se forme au fur et à mesure de l’inscription des expériences gravées dans sa mémoire. Ne pourrait-on pas dire qu’il est, en ce sens, un sujet « écrit » ? La métaphore est en fait beaucoup plus complexe. S’il y a inscription ou impression, c’est grâce à la reproduction de traces qui enregistre la perception fuyante pour qu’elle puisse trouver son chemin vers le conscient comme expérience ; si le sujet psychique est « écrit », c’est dans la mesure où il est, aussi, producteur de l’écriture12. Pour reprendre l’expression de Freud, l’appareil fonctionne « à deux mains », dans un rapport tensionnel entre la perception extérieure et l’investissement périodique « venu de intérieur ». Il ne faudrait donc pas comprendre la « passivité » du sujet comme soumission ou assujettissement, mais comme ce rapport – singulier et mouvementé – à l’antériorité qui permet la production différée du sens. De son côté, le texte narratif fait sens à partir des effets de répétition, dans la mesure où la signification se définit par rapport non seulement au contexte immédiat, mais aussi à l’usage et aux contextes antérieurs. Le signe, en ce sens, est toujours une reprise citée en quelque sorte hors du contexte originaire : il est toujours une reproduction. Cependant, c’est grâce à cette itérabilité, à cette capacité de se détacher du contexte de l’inscription originaire, qu’il en vient à générer une signification singulière, à constituer à retardement du sens par rapport à son antériorité : il produit du sens autant qu’il en reçoit.
18Face à cette absence d’origine, à l’itérabilité nécessaire de l’écriture, peut-on encore parler de traces textuelles d’un acte réel et singulier qui seraient comme la signature du sujet ?
19L’acte de signer est toujours à la fois singulier et répétitif ; s’il inscrit le sujet comme origine, il marque en même temps son absence13. En effet, parler de l’œuvre d’un auteur particulier – Violette Leduc – c’est supposer qu’il y ait un élément commun entre les divers textes qui la constituent. De toute évidence, un tel élément existe, ne serait-ce que sous la forme du nom de l’auteur imprimé sur la couverture du livre. Comme le remarque Foucault, une œuvre n’est-elle pas, en toute simplicité, « ce qu’a écrit celui qui est un auteur14 ? » Et pourtant, nous ne choisissons pas de lire plusieurs livres d’un même auteur à cause de cette seule répétition du nom propre. Au contraire, si nous étions assurés que toute ressemblance s’arrête là, notre choix serait plus qu’arbitraire (à moins d’être une question de remplissage de l’espace dans une bibliothèque, ou de « programmes d’examen » – la suggestion est de Barthes15). Nous nous attendons plutôt à d’autres formes de répétition, aux reprises – ou pour aller dans le sens de Barthes, à un « inter-texte16 » – qui formeront, à force même d’être répétées, le régime singulier de l’œuvre.
20L’élément recherché peut, certes, être une question de « style » (les phrases courtes de Leduc, ses métaphores inattendues, voire « précieuses »), ou de « thèmes » (dans le cas de Leduc, donc, un approfondissement ou une continuation de l’autobiographie, le fait choquant, l’homosexualité, la bâtardise, autant d’insistances thématiques qui transforment le lecteur en voyeur et le renvoient à son propre plaisir). Mais il peut aussi s’agir de la fascination qu’exercent le détail ou le trait énigmatiques : l’insistance autobiographique liée au souci de la dissimulation, le glissement continuel entre temps passé et présent, la reprise dans différents contextes de la couleur bleu azur, voire une certaine répétition des lettres « b » et « d ». Il est certain que la fascination de l’énigme est liée à la recherche de sa solution, qui est par nature de l’ordre du non-dit. Mais que recherche-t-on alors, au juste ? Une « image » de l’auteur « authentique » qui aurait valeur de vérité au-delà de toute mise en scène autobiographique ? Rien n’est moins sûr : dans ce cas, il suffirait d’avoir recours à une biographie de l’auteur, qui viendrait alors éclipser l’intérêt de l’œuvre. La fascination s’exerce peut-être à un tout autre niveau : celui de la nécessité du non-dit, ou du non-dit comme lieu de l’inscription de la vie dans l’écrit.
21La distinction que nous rencontrons ici est celle entre la personne de l’auteur, et ce que nous avons choisi d’appeler le sujet de l’écriture, vu ainsi comme lieu singulier de rencontre entre l’écrit et le réel. À partir d’une telle perception du sujet, deux questions se posent pourtant d’emblée : ce point de rencontre n’est-il pas, en fin de compte, une construction venue non pas de quelque trace ou signature mais du lecteur ? En d’autres termes, le sujet serait-il moins producteur du texte que produit par la lecture de ce texte ? D’autre part, puisque nous parlons d’omissions et de non-dit, ne devrions-nous pas nous intéresser plutôt à la genèse du manuscrit et à ses biffures ? N’est-ce donc pas, après tout, une simple question de l’image que se fait le lecteur de l’auteur – cette « institution » dont « la science littéraire apprend [...] à respecter le manuscrit et les intentions déclarées »17 ?
22L’origine de « la mort de l’auteur », et par là, du passage « de l’œuvre au texte », est – plutôt paradoxalement – attribuée à Mallarmé18. Dans un court texte consacré à la correspondance de Mallarmé, Jean-Michel Rey relie cette absence de la personne de l’auteur dans le texte au rôle du lecteur, mais aussi à une certaine conception de la genèse de l’œuvre. « Si le texte poétique est effectivement le lieu où, une fois pour toutes, s’estompent les moments de sa production, reste sa lecture qui peut agir, à peu de chose près, en sens inverse. Celle-ci n’a lieu, en effet, qu’à saisir l’économie singulière de chaque œuvre […]19. » Si, pour Mallarmé, l’auteur « s’exprime par un geste du petit doigt, en son livre, et l’on a compris, ou pas20 », le rôle du lecteur ne serait-il pas de suivre la trace de ce geste ou de ce mouvement ? Une telle conception de l’écrivain dans son texte paraît très loin de la présence directe de l’autobiographe qui parle et se raconte. Cependant, entendre le geste d’écrire comme acte, c’est entendre un rapport au réel – un lien entre la main écrivant et le mot écrit – qui dépasse celui établi par la parole. Car si l’acte d’écrire échappe à la conscience, aux intentions, à la volonté de l’auteur, si l’écriture est, en ce sens, dissimulation de son origine, cet acte échappe également à toute possibilité de démenti. La parole dissimule, ou bien paraît sincère, mais l’écriture n’existe que dans ce rapport difficile entre l’acte effectif et sa neutralisation dans l’écrit : par son opacité et son itérabilité mêmes, elle ne peut que se livrer au lecteur.
Sujet de la lecture ?
L’écriture, qui suppose silence, passage du vécu au revécu, du revécu à l’imaginaire, suggérant que quelque chose peut être sauvé ou découvert.
La lecture, qui suppose aussi le silence. Elle tient de l’écriture et de la conversation sans être ni l’une ni l’autre.
Henri Thomas, Compté, pesé, divisé
23Pour Roland Barthes, la mort de l’auteur était la condition de possibilité de la naissance du lecteur21. De fait, si nous voulons remplacer la notion de personne, comme volonté intentionnelle, par celle de sujet, les questions de la place et de la fonction du lecteur se posent d’emblée. Le sujet de l’écriture ne serait-il pas, en fin de compte, une construction projetée par le lecteur ? Dans la mesure où ce sujet ne peut être appréhendé qu’à travers les marques textuelles de son geste, son existence même semble dépendre du travail du lecteur : comme tout mouvement temporel dans le texte, celui du geste serait virtuel, effectué réellement seulement dans son rapport métonymique à la lecture.
24Face à l’épaisseur muette des pages imprimées, le lecteur se pose comme l’être réel, actif et singulier, capable d’actualiser le sens virtuel de l’œuvre. Comme le remarque Michel Butor, le lecteur « n’est point pure passivité » : il « reconstitue, à partir des signes rassemblés sur la page, une vision ou une aventure » ; il se sert « du matériel qui est à sa disposition, c’est-à-dire de sa propre mémoire »22. Le lecteur se voit attribuer un rôle productif : à la place de l’auteur absent, il devient lui-même point focal et origine du sens. Le lecteur, comme l’écrit Barthes, est ce « quelqu’un qui entend chaque mot dans sa duplicité, et entend de plus, si l’on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent devant lui ». Il devient le lieu où la multiplicité et les tensions du texte se rassemblent ; il serait « l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ». Ainsi, pour Barthes, « l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination23 ».
25La lecture doit, en effet, être comprise comme cette activité qui réalise le sens virtuel ou potentiel du texte, et par où les caractères graphiques du livre deviennent signes. Mais du moment où le lecteur est conçu comme lieu unitaire, comme espace de rassemblement de la multiplicité textuelle, la lecture n’est plus l’acte, dans un espace et un temps particuliers, d’un individu réel. Barthes le reconnaît, le lecteur ainsi défini « est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit24 ».
26Le lecteur, devenu à ce point idéal, n’est plus l’individu qui réalise le sens du texte. Du moment où l’on veut le projeter comme source unique du sens textuel, le lecteur devient reflet, image purement idéelle : il est ce lecteur qui lit « comme il faut lire » et qui, en fin de compte, n’existe pas. La lecture idéale est peinte comme un rassemblement de toutes les traces et de toute l’ambiguïté de chaque mot du texte. Le lecteur travaille-t-il donc à regrouper ce qui existe déjà, ou à le produire ? L’idée même d’un rassemblement totalisant suggère la réalisation d’un potentiel venu d’ailleurs. Si tel est le cas, peut-on encore parler du sujet comme une projection du lecteur ?
27Peut-on d’ailleurs séparer en deux actes distincts l’écriture et la lecture, la production et la compréhension du sens ? Pour Paul de Man, la compréhension implique de manière générale un rapport spéculaire entre deux sujets, rapport qui est fait à la fois de ressemblance et de différence, car le sujet se constitue à partir de cet échange substitutif avec l’autre. La compréhension serait ainsi à la fois projection et réflexion25. À l’encontre de Barthes, la lecture, comme forme de compréhension, implique ainsi pour de Man un rapport de détermination mutuelle entre lecteur et auteur. Il est vrai que sa discussion du problème se place dans le contexte spécifique de l’autobiographie, genre où l’usage habituel de la première personne fournit une position toute faite pour accueillir l’identification du lecteur et de l’auteur. Que le récit à la première personne soit autobiographique ou non, le narrateur, comme le remarque Butor, « est la représentation de l’auteur, sa persona. N’oublions pas qu’il est également le représentant du lecteur, très exactement le point de vue auquel l’auteur l’invite à se placer pour apprécier, pour goûter telle suite d’événements, en profiter26 ». Mais de Man ne part pas du récit autobiographique pour établir sa conception de la lecture. Au contraire, pour lui, l’autobiographie ne serait qu’une figure de la lecture prise dans ce rapport spéculaire. Cette corrélation est intériorisée dans un texte où l’auteur se déclare son propre objet – l’autobiographe se lit – mais, écrit de Man, l’intériorisation rend explicite la structure à l’œuvre dans tout texte, dès qu’il est attribué à un auteur quelconque et qu’il est lu en tant que tel. En ce sens, tout livre dont on peut lire la page de titre aurait, pour de Man, un caractère autobiographique. Cette structure spéculaire de la lecture – comprendre, c’est aussi se comprendre, et lire, c’est aussi se lire – ne se limite donc pas au genre autobiographique. Elle serait au contraire la manifestation d’une structure linguistique généralisée, celle du trope. Par conséquent, il ne serait possible de fonder la génération du sens ni du côté de celui qui lit, ni du côté de celui qui écrit, par le fait même que le texte se constitue de substitutions tropologiques qui se dérobent à toute attribution d’origine. Pour de Man, la référence mimétique, y inclus le pronom à la première personne, doit être comprise comme figure, toute marque déictique étant effectivement, entre lecteur et auteur, une référence à double entente27.
28Un texte de Leduc intitulé « Je hais les dormeurs », publié en 1948 dans L’Arbalète et dédié à Jean Genet, illustre de manière exemplaire – mais aussi oblique – la place et le rôle du lecteur. Récit d’une nuit d’insomnie passée à côté d’un homme qui dort, le texte, écrit à la première personne, s’adresse à un « tu » et semble ainsi invoquer le lecteur. En l’identifiant au dormeur, le récit thématise les rapports possibles du lecteur à l’écrit, mais il déploie aussi les différentes ressources du langage – l’apostrophe, la matérialité sonore ou, au niveau du sens, l’usage d’un registre de vocabulaire agressif, voire obscène28 – pour mettre en scène son pouvoir de susciter des réactions prédéterminées. Le texte peut donc se lire à deux niveaux, comme récit d’une nuit d’insomnie, ou bien comme un jeu avec le lecteur.
29Le langage du texte joue sur la sonorité et le rythme – « J’use de tous les timbres de ma voix29 » – et met en relief sa matérialité aux dépens du sens. Lire un tel texte, c’est donc d’abord l’écouter, et l’activité du lecteur, si l’on entend par là un quelconque rapport à la compréhension, est réduite au minimum. L’excès d’assonances et de langage imagé dans les premières lignes du texte joue ainsi sur la passivité du lecteur :
À Jean Genet,
Je hais les dormeurs. Ce sont des morts qui n’ont pas dit leur dernier mot. Ils méconnaissent la nuit quand elle est pleine. Je ne veux pas qu’on la répudie. Je veux que l’on se place sous les corbeaux qui abritent les terres de minuit avec leurs ailes ouvertes. Je ne peux pas guerroyer avec les dormeurs. Leur sommeil est plus fort que ma guerre. Il emporte tout. Puisque votre sommeil est plus fort que ma haine, je vous le laisse...30.
30L’enchaînement du texte est associatif : un mot en appelle un autre, au niveau d’abord du son et ensuite du sens. Ainsi, sur le plan phonétique, « Jean Genet » fait couple avec « je hais », et le jeu sur le son de la voyelle trouve son écho, à la fin de la séquence, dans le mot « sommeil ». De même, sur le plan thématique, les mots « dormeur », « mort », « nuit », « corbeaux », « minuit », « sommeil » forment une suite pour ainsi dire naturelle. L’alliance des deux niveaux d’enchaînement associatif a pour effet de dissimuler le manque de rapport naturel ou nécessaire entre certains mots, et l’accès parfois difficile au sens : quel lien référentiel entre la haine et le sommeil, entre la dédicace et le corps du texte ?
31D’emblée, l’accent du texte n’est pas mis sur le référent : pour prendre la terminologie de Jakobson, il est mis sur le message même31. La réponse demandée par le texte n’est donc pas celle d’une compréhension active : il ne s’agit pas de chercher dans un jeu d’équivalences la référence exacte des images figuratives (les ailes des corbeaux, le mort qui n’a pas dit son dernier mot). Bien plutôt, puisque le jeu d’équivalences est transposé sur le plan de l’enchaînement du texte, le rôle demandé au lecteur est celui d’une écoute passive des réitérations sonores et des associations figuratives. Cependant, si le texte travaille ainsi à bercer son lecteur, il le fait pour mieux l’inclure précisément au niveau du référent. En d’autres termes, la mise en relief de la « fonction poétique » n’a d’autre but que d’établir une équivalence référentielle entre l’objet du texte et son destinataire :
Puisque votre sommeil est plus fort que ma haine, je vous le laisse mais installez-vous dans les arbres, allongez-vous sur les toits, renversez-vous. [...] Sortez. Ne boudez plus infiniment la nuit. Les lits ont été créés pour souffrir et pour jouir. Ne perdez pas votre connaissance dedans32.
32Dans les premières phrases, le lecteur demeure en dehors d’un texte où le narrateur parle d’une tierce personne, le dormeur ; malgré les marques du langage discursif, le lecteur ne se sent pas directement concerné. L’usage de l’impératif, dans les lignes qui suivent, a pour effet d’inclure le lecteur, mais non pas en tant que simple narrataire. En faisant jouer la description à la troisième personne avec une deuxième personne discontinue, les deux positions du lecteur se superposent : il est inclus dans le texte, mais en tant que lecteur « réel ». Du coup, il prend effectivement la position passive du « dormeur », car la narratrice, en se servant de la deuxième personne, s’est emparée de sa voix. À l’encontre du langage discursif à la première personne, qui implique une réciprocité possible, l’interpellation du lecteur lui interdit le langage33 et lui ôte son droit de réponse. Il faudrait remarquer que cette implosion des positions du personnage, du narrataire et du lecteur réel a pour effet complémentaire l’identification du narrateur et de son propre personnage avec l’écrivain du texte34.
33Le lecteur en vient donc à s’identifier au dormeur, et son rôle passif est ainsi thématisé – et condamné – par le texte : « Toi, quand tu dors je te hais35. » L’écriture, devenue agressivement impérative, a pour but apparent la provocation d’une attention plus active. Une telle thématisation du rapport au lecteur a cependant une fonction paradoxale. Fournir un rôle passif, c’est abord inviter le lecteur à le remplir pour pouvoir, ensuite, l’inciter à l’action. Mais la réussite de ce jeu avec le lecteur serait donc, aussi, son échec : en refusant le rôle passif qui lui est accordé, le lecteur n’échappe pas à sa manipulation – il ne fait que suivre le chemin qui lui est indiqué.
34De fait, le dormeur – le lecteur – est haïssable tout d’abord parce qu’il « se laisse faire36 », et ses réactions ensommeillées – lorsqu’il « balbutie des mots inintelligibles » et « triche avec le silence, avec la parole, avec l’immobilité, avec le mouvement... »37 – n’ont pour but que de sauvegarder son sommeil, sa soumission sereine, sa « fausse anesthésie38 ». Le dormeur ne résiste à rien, mais ne se laisse pas perturber ; insensible, il ne donne rien et ne reçoit rien : « Un mort abandonné dans une chambre est plus généreux qu’un dormeur39. » Le défaut du dormeur, c’est donc de se poser en objet sans pour autant renoncer à sa vie de sujet : « Descends jusqu’au fond de ton immobilité : meurs en dormant » ; « Je vous hais cadavres incomplets.
35Vous manquez de raideur et de froideur »40. Dans son sommeil, le dormeur reste attaché au « souffle de la régularité et de la monotonie », sans savoir que dans la nuit, son rapport au temps de la vie quotidienne n’a plus cours : « Il n’y a plus d’avenir. Il y a un présent à terminer41. »
36L’activité du lecteur ensommeillé n’est donc que réaction ; mais ce qui rend possible ses réponses, ses mouvements, c’est bien son attache à la vie en dehors du texte. En effet, le texte ne peut travailler à séduire ou à choquer, à prendre au piège le lecteur, que dans la mesure où le lecteur garde une certaine autonomie – et donc une capacité de résistance. Il n’est ni autonome ni dépendant, ni actif ni passif, ainsi que le texte le lui reproche : « Je veux pour les objets la délivrance ou bien la camisole de force. Je ne veux pas de la coupe floue, de la demi-mesure dans les formes42. » Le jeu avec le lecteur n’est nécessaire que dans la mesure où la lecture n’est pas entièrement régie par l’écriture : nul besoin de déployer toutes les ressources de la langue si celui qui lit est réellement passif et malléable au gré de l’écrivain. Que ce soit sur le mode d’un ordre ou d’une invitation, le texte doit d’abord inciter le lecteur à renoncer au temps et à la logique quotidiens pour entrer dans la « nuit » du texte.
37La nuit, par « son pouvoir de dissimulation43 », est lieu de découverte. « C’est par nuit noire que j’ai découvert la vraie hauteur du ciel [...]. C’est par nuit tendre pendant les gelées que, dans les prés traversés, j’ai entendu se propager des craquements d’incendie sous mes pieds. Les bruissements, raccourcis de vie...44 ». Le monde nocturne du récit a sa logique propre, où les contraires coexistent sans contradiction (le gel, l’incendie) et où ce qui se découvre est à proprement parler imprévisible : il ne correspond à aucune connaissance préalable.
Si tu traverses la nuit d’un bout à l’autre [...] tu retiendras que : le fruit qui tombe est un fruit triste, les tours d’une cathédrale fermée à clé sont des hosannas, le chêne palpite sans ses oiseaux, les barrières et les clôtures ne valent pas une allégorie, le chant du rossignol de nuit fait pâlir les verdures, sur le pont le danger prend la forme de l’anneau, l’horloge qui a sonné douze coups est ensuite une captive enchaînée, la longueur et la largeur sont des mesures mortes, le bruit est la conclusion d’un poème terminé (la chute d’une pomme de pin sur du sable), l’autre bruit est le début d’un poème à continuer (l’entreprise du vent dans le feuillage des acacias) [...]45.
38De fait, le lecteur ne pourra « retenir » – garder dans sa mémoire ou faire sienne propre – une telle vision du monde que par sa lecture du texte. On ne peut cependant traverser la nuit « d’un bout à l’autre » au rythme du jour : « la longueur et la largeur sont des mesures mortes », et la nuit est « le calme et l’arrêt du monde » où « tout est en suspens »46. Traverser le texte, c’est donc se détacher des liens qui lient la lecture au temps de la vie. Mais c’est aussi se délivrer d’un certain rapport à l’autre qui sous-tend ce temps quotidien :
Mourir et renaître. Renaître et mourir. C’est la cadence, c’est l’ambition charnelle, c’est la foire dans le sexe. Sur les banquettes des balançoires le vertige, l’illusion de monter, le point de suspension, la retombée sont les mêmes que ceux de notre plaisir charnel. Après la partie viennent la rentrée dans le vieux néant, la légèreté d’une faim qui n’a pas changée. Après nous fumons des cigarettes tandis que nous sommes à nous-mêmes une fumée plus âcre47.
39.À la place de ce temps-là – « Frisson, remuement, contorsion, contraction, gonflement, avancement, retirement, enveloppement, sagesse, recommencement, apaisement, surpassement48 » – le texte offre la lenteur retenue de la nuit. Mais il ne peut le faire qu’en proposant un rapport à l’autre qui, en toute apparence, s’oppose à la logique du jeu avec le lecteur.
C’est dans le ventre chaud que le tour des forces de l’amertume a été réalisé. Mourir et renaître. Renaître et mourir. C’est la cadence, c’est l’ambition charnelle. [...] Je vous propose le ventre froid. [...] Vous êtes tout de suite dedans de la tête aux pieds. […] Prends-toi par le bras. Épouse-toi au fond d’un ventre de ténèbres, solitaire. [...] Cours pour rien. Deviens le prophète de l’ombre et du silence. Mendie tout en ne mendiant rien. Tu recevras l’aumône qui pèse moins qu’une plume : la rencontre de la nuit et de ta main. Partir loin sans voir devant. [...] Jette-toi dans la nuit du dehors49.
40À l’encontre du piège initialement tendu – le lecteur peut être actif ou passif, mais sera néanmoins assujetti au texte – ce qui se propose ici serait un parcours solitaire sans but et sans guide : « Prends-toi par le bras. [...] Cours pour rien. [...] Partir loin sans voir devant. » Dans cette « rencontre » avec le texte, le lecteur devient « le prophète » – la voix ou l’interprète – « de l’ombre et du silence » des paroles, de leur « dissimulation » révélatrice. En ce sens, le lecteur paraît prendre la place de l’écrivain. Porte-parole de la nuit, c’est-à-dire du temps où a lieu l’écriture, il serait un écrivain sans « plume » (« Tu recevras l’aumône qui pèse moins qu’une plume : la rencontre de la nuit et de ta main »). Un tel rapport au texte n’est possible, bien sûr, que si le lecteur s’y abandonne entièrement – le texte se désigne comme « dehors », mais le lecteur doit se placer « tout de suite dedans de la tête aux pieds50 ». Le lecteur doit renoncer à toute attache à la vie quotidienne : il faut qu’il devienne cet homme sans psychologie et sans histoire dont parle Barthes.
41La complexité du rapport proposé devient explicite quelques pages plus loin, lorsque la narratrice se plaît à mettre en scène la séduction du dormeur. Le passage est calculé pour choquer : il s’agit de la masturbation du dormeur pendant son sommeil. Certes, cette provocation d’une réaction programmée est exemplaire du jeu institué avec le lecteur – et en effet, c’est précisément ses réactions involontaires qui forment le contenu de la scène. D’abord, le lecteur y est réduit littéralement à l’impuissance : « [...] ton sexe amoindri. C’est là que ta peau est la plus jeune et la plus fripée, c’est là qu’il y a eu un retour de candeur, c’est là qu’il y a un soupir d’abandon51. » Mis en scène comme objet indifférent « qui n’engendre rien52 », son rapport avec la narratrice devient « une possession abstraite », dont l’improductivité sans but s’oppose à la vie et au temps du jour :
[...] nous nous sommes rencontrés dans la nuit des temps. Nous sommes le calme et l’arrêt du monde. Nous mettons la naissance, l’avortement et l’enterrement, dans l’indécision. [...] Il n’y a plus d’avenir. Il y a un présent à terminer. [...] Ce qui est dans ma main à l’importance d’un nouveau messie nu, livré à l’indifférence de tous les hommes qui dorment. [...] Je tiens sa torche de vie dans ma main mais ce dormeur n’existe pas pour moi et je n’existe pas pour lui. C’est une possession abstraite [...]53.
42La scène de séduction vient clairement en écho de celle, citée plus haut, de l’entrée dans la nuit : « Deviens le prophète de l’ombre et du silence. Tu recevras l’aumône qui pèse moins qu’une plume : la rencontre de ta main et de la nuit. » Dans cette première scène, le lecteur est invité à prendre la place de celui qui écrit, de devenir écrivain sans plume ; ici, la situation se renverse : le lecteur devient (par synecdoque) l’instrument ou la « plume » de l’écrivain – « ce que je tiens dans ma main... ».
43Instrument dans le jeu du texte, le lecteur est transformé en instrument d’écriture ; dans ce système clos, il prend la place de l’écrivain. La logique même de cette clôture exclut la coexistence de deux sujets, puisqu’elle refuse le temps du rapport réciproque, « l’illusion de monter, le point de suspension, la retombée » qui se lient à la communication et à la création. Le « présent à terminer » du texte s’oppose, en effet, à toute création, à tout but : « il n’y a plus d’avenir ». Ainsi le texte serait écrit pour rien, sans but communicatif, et la lecture, elle aussi, aurait lieu pour rien, sans viser la compréhension. Ce serait là le paradoxe de la lecture, mais aussi du texte qui la met en scène. Pour bien lire, c’est-à-dire bien comprendre le texte, il faut renoncer à tout savoir antérieur, se lancer dans la lecture sans rien chercher – et sans rien trouver. Le lecteur manque le texte s’il le ramène vers ses propres mots, ou bien il ne fait que le répéter : dans les deux cas, la lecture ne produit rien. Ainsi le texte, qui n’a d’autre objet qu’une mise en scène de cette lecture, finit par nier sa possibilité, tout en sachant que, par là, l’écriture deviendra, très précisément, « rien ».
44Dans ce jeu de détermination et d’effacement mutuels, l’écrivain se prépare cependant une voie de sortie, dès les premiers mots du texte. Dédier son texte à un auteur, ici Jean Genet, c’est le désigner comme lecteur futur – mais c’est aussi se désigner comme lecteur d’un autre. Plus : la dédicace est reconnaissance d’une dette, et le texte dédié à un auteur se place dans le contexte des lectures multiples qui, en un sens, le produisent. La haine vouée au lecteur se tourne donc aussi vers cet autre « cadavre incomplet », l’auteur qui, mort ou vivant, « n’a pas dit son dernier mot » et continue à parler. Elle vise ainsi, de façon réflexive, l’écrivain comme lecteur.
Je hais les dormeurs. [...] Leur soumission m’exaspère. Je hais leur sérénité inconsciente, leur fausse anesthésie, leur visage d’aveugle studieux, leur saoulerie raisonnable, leur application d’incapable54.
45La description du dormeur ou, par analogie, du lecteur, ne serait-elle pas également un portrait de l’écrivain ? Pensons à tel passage de L’Affamée :
[...] j’essaie d’écrire. Pendant que j’essaie, je me délivre laborieusement et innocemment de mon incapacité d’écrire bien. Ma plume grince. [...] Nous formons ensemble des mots inutiles. J’ai honte d’infliger ce travail à ce petit objet capable. [...] Plus je m’efforce, plus je crois que je travaille bien, plus je m’égare, plus je me drogue avec mon effort. Capables et incapables d’écrire, nous suons de la même sueur55.
46Le lecteur, comme l’auteur, serait à la fois serein et studieux, innocent et laborieusement appliqué, inconscient de son incapacité face à l’écriture. Lecteur et écrivain sont pris dans la même improductivité ; leurs rôles sont interchangeables dans la mesure où lire, c’est se mettre à la place de l’écrivain, c’est-à-dire demeurer lecteur. Non pas que l’écriture soit impossible : la plume est l’indice de la création potentielle, et la lecture, la preuve qu’elle existe. Mais la plume, on l’a vu, n’est qu’un instrument : elle est condamnée ou bien à la reproduction, ou bien à l’impuissance.
47En relisant le début de ce texte de Leduc à partir de sa dédicace à Jean Genet, de ses jeux avec la sonorité de la langue, de son enchaînement associatif d’images déjà connues, venues d’une certaine tradition poétique, n’apparaît-il pas alors comme un idéal cratylique de la bâtardise56 pure du texte, d’une écriture sans genèse et sans but ? Un texte dont le son saurait traduire le contenu, dont le rythme raconterait sans le dire l’histoire d’une rencontre impossible et d’un espoir déçu, pourrait, en effet, faire abstraction de l’intention de l’auteur, de l’interprétation du lecteur. Bien sûr, il n’est possible de lire ces premiers paragraphes à ce niveau que dans la mesure où l’auteur, comme le lecteur du texte, est déjà lecteur d’autres auteurs, d’autres textes où les mêmes préoccupations sont mises en jeu – la question de la tonalité des voyelles déjà posée par Mallarmé (nuit claire, jour sombre)57, celle du rythme par Poe (l’attente déçue du Corbeau)58. C’est bien parce que le texte se place dans un tel contexte que des images comme les corbeaux de minuit, la nuit lieu d’incendie et de vision claire ne sont nullement surprenantes : ce sont des images pour ainsi dire reçues et déjà lues. La possibilité même de lire le texte de Leduc de cette manière – essai d’interprétation à partir d’autres lectures – contredit la notion d’une écriture ou d’une communication pures, et met en relief cette imperfection de l’écrit qui démontre son impuissance à être autre chose que reprise et citation, c’est-à-dire lecture.
48L’improductivité du texte, l’impossibilité d’un rapport d’entente entre lecteur et écrivain, sont cependant ce qui rend possible la création – toujours imparfaite, et donc toujours à refaire et à reprendre. Le présent improductif et sans avenir du texte est, en fin de compte, une chimère, un point de suspension illusoire avant la chute et la remontée ; de même, la clôture de son monde nocturne ne peut se constituer sans faille. Cependant, cette brèche dans sa clôture sera le salut de l’écriture : pour le lecteur, la possibilité de lire et d’agir ; pour l’écrivain, la possibilité de faire et de refaire.
49« Je hais les dormeurs », écrit à la même époque que L’Affamée, reprend certains éléments – l’incapacité d’écrire, l’impossibilité d’un rapport d’entente avec l’autre, le motif du cadavre – pour les travailler autrement ; ce même phénomène de reprise se produit avec d’autres textes de la même période – l’éloge de la nuit dans « Les Maisons de quatre heures du matin », l’attrait du cratylisme dans « Séraphine de Senlis »59. Encore, les premières pages de La Bâtarde retravaillent les mêmes questions concernant la genèse de l’écriture ; La Vieille fille et la Mort revient encore sur la passivité idéale du cadavre. Sept ans plus tard, une partie du texte de « Je hais les dormeurs » sera reprise, sous une forme différente, dans le roman Ravages60.
50Qu’est-ce qui motive l’insistance de telles séquences – de mots, d’images, de paragraphes ? Ce rapport à ce qui a déjà été écrit, qui transforme l’écrivain en son propre lecteur, ouvre chaque texte vers les autres récits de l’œuvre, et ouvre l’œuvre elle-même vers sa propre reprise. Ces fragments dispersés – « un peu comme les cendres que l’on jette au vent après la mort » dit Barthes, en parlant d’un « retour amical de l’auteur »61 – sont peut-être les marques d’une limite de la compréhension, où la lecture et l’écriture ne peuvent que se répéter. De tels fragments ne sont-ils donc pas précisément le lieu d’une rencontre intemporelle et improductive entre lecteur et écrivain ? Ils font sens au-delà de la référence établie par tel ou tel contexte, au-delà de ce que le lecteur peut en comprendre ou l’auteur vouloir y dire, et s’approchent alors de l’écriture pure – du simple trait de plume.
51En lisant « Je hais les dormeurs » à côté d’autres textes, le lecteur se libère de l’emprise du jeu qui semble prévoir ses moindres réactions. Il sort de l’espace du récit pour retrouver celui de sa bibliothèque, et sa lecture se constitue à partir d’un dialogue entre ses multiples lectures. Du coup, l’auteur lui-même s’en trouve dispersé : ce qui se dit dans tel ou tel de ses textes est raturé par la reprise de la phrase dans un autre contexte, l’écho de sa voix se fait entendre dans la phrase d’un autre. Ce qui n’empêche pas, certes, que les livres soient rangés les uns à côté des autres et que l’espace de la bibliothèque donne une image de l’auteur, image à la fois renforcée et brisée, d’un livre à l’autre, par la répétition de certains mots, par une certaine insistance thématique. En ce sens, l’image dispersée de l’auteur est un reflet de l’activité du lecteur. Mais n’est-ce pas, en fin de compte, le texte même qui a rendu au lecteur son autonomie, à partir de quelques mots, d’une dédicace, d’une reprise dont on ne peut plus dire qui en est l’auteur, mais seulement que les mots ont été écrits, imprimés et donnés à lire ? Si l’écriture ne veut rien dire hors du mouvement de la lecture, du rapport entre le texte et son lecteur, en même temps, son opacité et sa résistance à la compréhension affirment une existence hors de l’activité lectrice. C’est à partir de cette résistance que le sujet de l’écriture échappe à toute détermination par le lecteur, y inclus ce lecteur qu’est l’auteur du texte : il demeure ce quelqu’un qui a tracé des mots à la limite de l’incompréhensible.
Constructions du texte
52La reprise d’un texte témoigne d’une distance entre l’auteur et l’écrit. D’un côté, en reprenant ses propres phrases dans un autre contexte, l’auteur se pose en lecteur et s’absente du texte devenu objet ; de l’autre, le texte qui en résulte inscrit les traces de cette lecture. La publication de différentes versions paraît alors à la fois comme dispersion et effacement de l’auteur, et comme inscription, ou mise en scène, d’un travail d’écriture hors-textuel, qui met l’auteur au premier plan.
53Quel statut faut-il donc accorder à la ré-écriture d’un texte ? Faut-il penser que la première version soit une ébauche, une expression imparfaite qu’il s’agit de reprendre, en la corrigeant, pour mieux peindre la sensation ou l’idée voulues ? Ce serait supposer que l’objet des deux textes soit identique malgré les changements apportés, que la motivation de cette répétition soit non le mot – peut-être inadéquat – mais le référent. Ce serait donc, aussi, donner raison à la chronologie, comme si le dernier mot était toujours le mot juste. Mais ne pourrait-on penser, à l’inverse, que la ré-écriture témoigne d’un travail d’élaboration narrative et de censure pratiqué pour gommer ou pour dissimuler ce qui apparaissait d’abord de façon trop claire ? Ce serait encore présumer qu’il y ait écart entre le langage et ce que cherche à dire l’auteur, et donner à la première version le statut d’une ébauche – mais d’une ébauche qui révélerait, cette fois-ci, ce qui se cache derrière le texte « définitif ».
54Enfin, ne serait-il pas tout aussi possible d’accorder aux deux textes un statut égal ? Si le changement du contexte travaille et altère le sens des mots repris, la motivation de la répétition serait dans les mots qui refusent la rature et qui forment alors la seule ressemblance entre les deux versions. Dans ce cas, ce serait le langage même qui insiste et fait énigme, et non pas ce que cherche à exprimer l’auteur. L’écriture apparaîtrait, au contraire, comme ce qui advient pour résister à l’écrivain qui se répète, tourne ses phrases dans tous les sens, éclaire, à la lumière des différents contextes, des mots qui lui échappent ; elle serait toujours, en ce sens, une forme de lecture.
55Pour Jean Ricardou, la lecture serait effectivement constitutive de l’écriture : toute écriture impliquerait la lecture et la transformation d’un premier écrit. « Ainsi, tout le travail d’élaboration du texte, les repentirs de diverses sortes, substitutions, ajouts, retranchements, c’est [...] une lecture qui s’inscrit62. » Dans la plupart des cas cependant, les marques de cette transformation resteraient tacites, ou « clandestines » : l’inscription de la lecture serait ici « une lecture qui s’efface, puisque ce qui s’évanouit, à chaque fois, de cette façon, c’est un des deux termes qui la constituent63 ». Le travail de lecture ne serait affiché qu’au moment où les deux termes d’une substitution sont inclus dans le texte, et que sont constitués ainsi des « parallélismes » entre – par exemple – des « réitérations identiques ou presque, dans un texte, de certains de ces passages »64. Si les remarques de Ricardou sont fondées sur sa propre pratique d’écriture et se limitent, ici, aux rapports intra-textuels, elles permettent aussi d’illustrer ce qui entre en jeu dès que deux versions d’un même écrit sont publiées et se donnent à lire, en quelque sorte l’une à côté de l’autre, dans l’espace plus large de l’œuvre. La réécriture d’un texte déjà édité n’est-elle pas, à la fois, l’inscription implicite d’une lecture et la mise en relief explicite de ce travail qui, du coup, se rapporte non seulement à la deuxième version mais aussi au texte antérieur, voire à chaque texte de l’œuvre ?
56À première vue, l’écriture – par le fait qu’elle est nécessairement décalée du moment de son inscription, qu’elle n’existe que par sa capacité d’être citée, reproduite et répétée – se pose en dehors du temps. Les références déictiques et discursives ne peuvent fonctionner comme embrayeurs effectifs sans être ancrées dans un temps historique : la narration de l’histoire paraît ainsi se dérouler en un éclair. Pourtant, cette intemporalité apparente est déjouée par ces mêmes effets de citation, de répétition et de reprise, qui mettent en œuvre une temporalité autre que celle qui gouverne la narration : celle, précisément, de l’écriture comme lecture. La publication de deux versions d’un même récit serait-elle donc, en tant que mise en regard de deux moments de la genèse textuelle, une matérialisation concrète du temps de l’écriture, du travail du sujet qui écrit ? L’existence de différentes versions d’un texte peut, en effet, paraître comme une forme de stratification du temps de sa genèse.
57Si la ré-écriture et la lecture sont considérées comme constitutives de l’acte d’écrire, on ne peut cependant parler d’un texte original ou d’une première version : rien ne nous assure que le texte publié d’abord ne soit pas lui-même la reprise d’un nombre illimité d’ébauches – ni d’ailleurs qu’il ait été réellement écrit avant un autre texte, publié ultérieurement. Trésors à prendre, le journal d’un voyage entrepris par Leduc en 1951, fut publié en 1960 ; le début du roman Ravages, censuré au moment de sa publication en 1955, fut réécrit par Leduc la même année en vue d’une édition privée. Le récit, intitulé Thérèse et Isabelle, se présente comme une copie du texte manuscrit65. En 1964, l’histoire de Thérèse et Isabelle fut reprise dans La Bâtarde ; en 1966, le début de Ravages fut repris encore pour être édité chez Gallimard, pour la deuxième fois sous le titre de Thérèse et Isabelle. Les trois versions du récit diffèrent largement, et rien n’indique laquelle des trois serait le plus près du manuscrit censuré. De la même manière, rien ne nous assure que le texte de « Je hais les dormeurs » soit réellement la première version du passage publié plus tard dans Ravages : il pourrait tout aussi bien être un remaniement d’une scène déjà écrite du roman66.
58Considérer la version antérieure d’un texte comme une étape de la genèse réelle de l’écriture, c’est affronter le paradoxe inhérent à la mise en scène – la publication – d’un travail qui a nécessairement lieu hors du texte publié. Une fois édité en livre ou en revue, « l’avant-texte » devient le texte même, l’ébauche se transforme en version définitive ; et si la publication ultérieure d’une deuxième version vient raturer celle qui précédait, elle le fait en instaurant un procédé qui risque d’entraîner toute version du texte dans ce même mouvement de reprise et de rature. Le travail de l’écriture, dont la mise en regard des deux textes semble témoigner, demeure un acte préliminaire ou intermédiaire, acte de production ou de transformation qui, dans tous les cas, a lieu dans un temps nécessairement décalé par rapport aux dates inscrites sur la couverture du livre ; la reprise met en relief le travail de l’écriture, mais en tant qu’activité qui a lieu avant l’écrit, ou qui risque d’avoir lieu après, mais dont la genèse ne peut en aucun cas se donner explicitement à lire. Autrement dit, la brèche dans le monde du récit qu’opère la reprise intertextuelle ne mène plus à une implosion temporelle, à l’inclusion dans le texte du temps de l’écriture, mais à une sortie hors du texte imprimé. La matérialisation apparente du mouvement d’écrire, la mise en relief du travail du sujet écrivant ne font, en fin de compte, que souligner l’absence de la main écrivante, et la genèse demeure ce décalage entre le geste manuel et le texte imprimé.
59La mise en regard qu’effectue la publication de deux versions d’un même texte, est-ce donc un leurre qui fait jouer l’apparence d’un travail d’écriture contre la matérialisation réelle du sujet écrivant dans le manuscrit autographe ? Pour Michel Contat, l’étude des manuscrits fait apparaître une nouvelle notion d’auteur, qui ne serait ni l’écrivain souverain des années cinquante, ni l’écrivain effacé devant l’autonomie totale du lecteur : « L’effacement du sujet résiste difficilement à la présence de la main qui trace sur le papier67. » D’après Contat, le manuscrit ou l’« avant-texte » nous ramène à l’acte d’écrire :
On aura beau baptiser « instance écrivante » le combiné hypercomplexe d’affects, d’intentionnalités conscientes et inconscientes, de bifurcations systématiques, de déterminations psychosociales, de stratégies de séduction, de rapports avec l’institution littéraire, que met en jeu une personne qui écrit, il reste que c’est un sujet capable de décision qui a tracé sur du papier telle ou telle configuration de mots et qui l’a ensuite modifiée. Et il l’a fait à un certain moment de sa vie68.
60La motivation des changements donnés à lire dans le manuscrit doit ainsi être rapportée à la personne du « scripteur » en tant que personne « historique » : « Ce qui a été tracé, l’a été dans le temps et c’est ce temps qui nous est donné à voir, ou à reconstituer, dans le manuscrit69. »
61Le texte autographe aurait-il alors, comme le remarque Jacques Neefs, « la valeur d’une immense signature, répandue dans chaque mot, dans chaque hésitation, dans chaque virgule70 » ? D’après Neefs, la « réalité matérielle de l’ensemble [des] papiers écrits » serait tout autant la « trace authentique d’une main » que la dissolution de l’identité de l’auteur. L’auteur « devient ce texte polymorphe qui se cherche, se défait, s’entrevoit » ; il « est aux prises avec ce qui le défait tout autant qu’avec ce qui le fait »71. Le manuscrit serait ainsi la sphère où « l’auteur devient texte, tracé de paroles divisées, figure dispersée dans l’écrit72 ».
62Si le sujet de l’écriture n’est pas une construction purement abstraite du lecteur, le manuscrit autographe serait, en toute vraisemblance, le lieu où se manifeste le geste d’écrire, où à travers les ratures, les modifications, les couleurs même de l’encre, le mouvement de l’écriture devient une stratification spatiale du temps. Il serait l’espace où les différentes versions se donnent effectivement l’une en regard de l’autre, où le mot biffé et illisible témoignerait de la censure, où la modification serait une recherche explicite du mot juste, où le tracé même des lettres trahirait la fatigue, l’angoisse ou bien le bonheur d’écrire. Le manuscrit écrit de la main de l’auteur serait alors comme une matérialisation du sujet écrivant, tissé de « bifurcations systématiques, de déterminations psychosociales, de stratégies de séduction...73 », étalé sur le papier et répandu dans chaque mot. La lecture du manuscrit permettrait-elle donc de voir entre les lignes, derrière les mots du texte imprimé, de cerner les motivations et les résistances de l’écrit ?
63Pourtant, le manuscrit n’est-il pas, aussi, tout simplement un texte ? Le sujet est celui qui écrit, et non pas l’écriture même : il faut éviter de confondre l’antériorité du manuscrit, et l’origine du texte. La page manuscrite n’est-elle pas, elle aussi, une simple étape dans la genèse de l’écrit, qui doit se lire à côté non seulement des épreuves corrigées, du texte imprimé, mais aussi de telle page arrachée, de telle ébauche perdue, voire d’une première version qui ne fut jamais transcrite ? La conservation d’un cahier manuscrit ne pose-telle pas d’emblée la question de l’autre cahier brûlé, vendu, ou donné ? Le geste même qui inscrit le sujet est peut-être toujours celui qui l’efface, qui témoigne d’une distance irréductible entre l’auteur qui écrit et le texte qu’il lit et modifie.
64 Ravages, le roman de Leduc qui reprend, en partie, le texte « Je hais les dormeurs », raconte l’histoire de Thérèse, la narratrice, et sa rencontre avec un jeune homme appelé Marc. Quand ces deux personnages entreprennent une vie commune, Marc tient de plus en plus à se garder un espace de liberté en dehors du couple. C’est à ce moment du roman qu’intervient le récit d’une nuit d’insomnie passée à côté de Marc, dont le corps endormi, passif et indifférent, serait une figure emblématique de sa résistance à la volonté possessive de Thérèse. La scène reprise de « Je hais les dormeurs » se déroule donc dans un contexte spécifique. L’apostrophe, dans ce passage du roman, s’adresse à une personne précise – Marc – et non plus aux lecteurs du texte ; les paroles de la narratrice, ici Thérèse, ne se confondent plus avec celles de l’écrivain. Le remaniement du texte modifie ainsi d’abord le destinataire affiché du discours narratif :
Je hais les dormeurs. Ce sont des morts qui n’ont pas dit leur dernier mot. [...] Puisque votre sommeil est plus fort que ma haine, je vous le laisse. [...] Ne boudez plus infiniment la nuit.
Je hais mon dormeur. C’est un mort qui n’a pas dit son dernier mot. [...] Son sommeil est plus fort que ma haine. [...] Il ne faut pas abandonner la nuit, Marc74.
65Dans la version antérieure, le texte se divise entre les paroles adressées au lecteur, et les passages narratifs qui mettent en scène l’homme endormi et sa séduction par la narratrice. Les scènes narratives sont racontées au passé, mais reliées au discours immédiat par l’ambiguïté référentielle des pronoms « tu » et « vous » ; le glissement entre la narration au passé et le discours présent fait fonctionner la duplicité référentielle du texte. La reprise de « Je hais les dormeurs » dans Ravages modifie donc aussi les temps de la narration, les transposant au présent ; en même temps, une grande partie du discours adressé directement aux dormeurs est coupée. Dans le même mouvement de rature, la constitution d’un lieu nocturne de dissimulation et de découverte, de dissolution du temps, est réduite au simple décor d’une scène localisée dans un espace et un temps déterminés. Ainsi le passage de la traversée de la nuit – « la longueur et la largeur sont des mesures mortes, le bruit est la conclusion d’un poème terminé... » – n’existe plus, ni la scène de l’entrée dans la nuit – « Cours pour rien. Deviens le prophète de l’ombre et du silence. Tu recevras l’aumône qui pèse moins qu’une plume... ». Les scènes du cadavre – « Un mort abandonné dans une chambre est plus généreux qu’un dormeur » – sont également coupées, ainsi que les six dernières pages du texte antérieur.
66La mise en regard qu’effectue la publication de deux versions d’un même texte souligne, d’une part, la différence référentielle qu’apporte la recontextualisation des mêmes phrases. Il ne s’agit plus, dans Ravages, d’un texte à double adresse qui met en question son rapport au lecteur, mais d’un récit localisé dans l’espace et le temps de l’histoire narrée. D’autre part, la différence au niveau du sens met en relief l’insistance des mots répétés dans leur matérialité de signifiants, c’est-à-dire non seulement dans leur sonorité ou leur aspect graphique, mais aussi dans leur capacité de faire sens au-delà du contexte particulier.
67Lorsqu’on interroge le rapport entre les deux versions, le passage dans Ravages ne paraît pas vouloir rendre explicite ce qui aurait cherché à se dire dans le premier texte : la reprise est ici une élaboration narrative qui rature une dimension de la première version pour créer un monde fictif éloigné de l’acte réel de la lecture et de l’écriture. Le récit élaboré ne semble pas non plus comme une censure de ce qui se serait dit d’abord de façon trop claire. De fait, il serait possible d’inverser la chronologie que suggèrent les dates de publication et de lire « Je hais les dormeurs » comme une élaboration du récit de Ravages, modifié pour constituer un parallélisme entre la scène fictive et le rapport au lecteur. Dans les deux cas, le résultat de la reprise est la création d’un système narratif clos et sans lacune apparente, de telle sorte que si la mise en regard des deux versions pose la question de leur genèse, les textes mêmes ne peuvent, semble-t-il, y répondre.
68Si les deux versions représentent deux moments distincts du temps d’un travail de l’écriture qui a lieu hors du texte imprimé, faut-il considérer le manuscrit comme l’espace où les moments de la genèse s’exposent réellement l’un à côté de l’autre, et où le temps qui les sépare se matérialise dans les différentes étapes du travail ? Le texte autographe de Ravages ne répond pas à une telle attente. Le manuscrit se présente en une série de cahiers dont les pages comportent parfois plusieurs épaisseurs de feuilles collées les unes sur les autres : la page manuscrite est ainsi composée déjà de plusieurs versions du texte75. Loin d’être étalés dans l’espace, les différents moments du texte sont superposés en couches qui masquent le travail antérieur. À chaque page de feuilles superposées correspondent, ailleurs dans le cahier, des bandes de papier coupées près de la reliure, témoignant d’une reconfiguration de l’ordre des pages. Il suffit cependant de lire ce cahier manuscrit à côté du roman publié plus tard pour se rendre compte que ce travail de réorganisation et de superposition de différentes versions n’est lui-même qu’une seule étape d’un travail beaucoup plus long, que le cahier qui contient déjà plusieurs versions du texte n’est lui-même qu’une version de ce qui deviendra le texte édité. Si le cahier, avec ses feuilles multiples, masque la première version du texte, il n’est pas non plus la version définitive. Au contraire, les différences entre le manuscrit et le texte publié indiquent l’existence d’un nombre incalculable d’autres cahiers – et rien ne nous assure d’ailleurs que les pages découpées de l’un n’aient pas été collées dans un autre, aujourd’hui égaré. Si l’on ajoute à cela la copie mise au net et envoyée à l’éditeur, ainsi que les différents jeux d’épreuves, « l’avant-texte » prendra l’allure d’une série, très probablement lacunaire, de versions, où le travail de l’écriture se disperse et se fragmente ou, au mieux, apparaît en filigrane. Le manuscrit fait lui-même partie d’un travail de remaniement et de reprise qui a lieu hors du texte autographe.
69Le premier cahier de la série qui constitue le manuscrit de Ravages date du printemps 1948. Dans l’état actuel du cahier, les premières pages sont consacrées à un récit publié en revue sous le titre « Les Maisons de quatre heures du matin ». Il paraît cependant que ce récit – qui, comme « Je hais les dormeurs », fait l’éloge de la nuit – aurait d’abord été précédé d’autres pages. En effet, quelques feuilles furent enlevées du cahier et reliées en volume à part par le propriétaire des manuscrits : ce sont les dernières pages du manuscrit de « Je hais les dormeurs », c’est-à-dire de cette partie du texte qui n’a pas été reprise dans le roman Ravages.
70Le manuscrit de la première partie de « Je hais les dormeurs » a, paraît-il, été perdu ; il manque ainsi les pages reprises dans Ravages, mais aussi la version manuscrite de deux pages qui se trouvent au milieu de « Je hais les dormeurs »76.
71Des passages de ce qui est devenu « Je hais les dormeurs » formaient donc bien, semble-t-il, une partie du cahier manuscrit ; le texte publié en été 1948 dans L’Arbalète serait ainsi effectivement un extrait du manuscrit de Ravages, que Leduc avait déjà commencé à rédiger, en écrivant non pas le début de l’histoire (qui fut, elle aussi, coupée par la censure chez Gallimard...)77, mais deux courts récits portant sur le monde nocturne.
72Quel rapport entretient le fragment qui reste des pages manuscrites avec les deux versions publiées ? À première vue, il paraît que Leduc aurait écrit d’abord le texte de « Je hais les dormeurs », et qu’elle l’aurait ensuite repris dans le contexte de son roman en cours. Ainsi des phrases qui se trouvent dans le texte de L’Arbalète sont raturées ou modifiées dans le manuscrit ; dans la plupart des cas, il s’agit d’une légère transformation syntaxique : « L’odeur du suicidé ne m’incommodait pas, mais une odeur en suggère une autre » ; « L’odeur du suicidé ne m’incommodait pas, mais /elle/en /suggérait/d’autres »78. Toute adresse au lecteur y est également ôtée, soit par la transformation de la phrase, soit par simple rature.
Cherchez les regards des loups, l’éclat de leurs dents et de leurs décisions sur les rails luisants. Vous trouverez en plus la solitude à la faim de loup.
Cherchez/J’ai reconnu/les regards des loups, l’éclat de leurs dents et de leurs décisions sur les rails luisants. Vous trouverez en plus, la solitude à la faim de loup/xxxxx/79
73Cependant, il s’y trouve aussi des phrases qui diffèrent du texte publié dans L’Arbalète et qui suggèrent un travail antérieur.
74Les rideaux s’affolaient. Sur le lit, il y avait la sagesse d’un grand rien. Les huit mains rudement croisées donnaient l’envi d’une prière à soutenir pendant les jours et les nuits. Sur le lit, il y avait la grande envergure de l’immobilité.
Les rideaux s’affolaient. Sur le lit, il y avait la sagesse d’un grand rien. raidies x la sagesse d’un grand rien : mains donnaient l’envi d’une prière rigide Sur le lit, il y avait gouffre un d’immobilité80.
75Ici, les ratures multiples, les bribes de phrases semblent mettre en scène un travail de recherche du mot juste. Ainsi les mots offerts pour décrire les mains du cadavre – inertes, rigides, raidies – sont tous rejetés pour donner la phrase : les huit mains rudement croisées.
76Faut-il penser que les pages manuscrites soient, en réalité, à la fois antérieures et postérieures au texte de L’Arbalète ? Que l’auteur soit revenu sur le cahier à plusieurs reprises, avant et après la publication de l’extrait ? Si l’on tient compte des phrases biffées du manuscrit qui sont remplacées par d’autres phrases dans le texte de L’Arbalète, tout indique plutôt un travail qui a eu lieu hors des pages du cahier. Ainsi la phrase « Les rats immobiles entretenaient un mirage », biffée dans le manuscrit, est-il modifiée dans la version publiée pour devenir : « Les rats ne cavalaient plus81. » La modification de la phrase a peut-être eu lieu sur les feuilles envoyées à l’éditeur, ou sur les épreuves : mais à quoi correspond donc la biffure de la phrase originale ?
77Loin de matérialiser le temps de l’écriture sous une forme spatiale, les pages manuscrites multiplient les lacunes entre deux moments inscrits. Elles ne permettent pas de reconstituer une chronologie de la genèse ; au contraire, elles ne font qu’accentuer la fragmentation du temps. Bien plus, un des traits marquants du cahier est de procéder à une négation du travail d’écriture : une phrase rayée est remplacée par une autre ; celle-ci est complètement raturée et illisible ; une troisième phrase vient réinscrire la phrase originale82. Ici, la biffure et la transformation donnent lieu à la repétition du même.
/Un vent qui soulève les sables et qui signale les cadavres arrivait comme un uhlan.
78Loin d’éclairer la motivation de la reprise – censure, recherche du mot juste – le cahier manuscrit se donne lui-même comme reprise ; au lieu d’expliquer l’insistance d’une suite de mots qui donne lieu à la publication d’une deuxième version d’un texte, le manuscrit insiste sur cette insistance même. Entre deux phrases rigoureusement identiques, il existe un nombre illimité de versions superposées, de biffures intermédiaires. En ce sens, la deuxième version d’un texte ne peut pas être comprise comme une révision définitive dont les biffures effaceraient le texte antérieur : rien n’empêche les mots raturés de se réinscrire dans un troisième temps, plus tardif.
79Dans La Bâtarde, Leduc fait référence au roman d’une façon qui suggère l’inspiration autobiographique des scènes entre Thérèse et Marc : « Je l’ai écrit dans Ravages...83 ». L’on trouve d’ailleurs dans ce premier tome de l’autobiographie une scène nocturne d’écriture à côté du lit où se trouve Gabriel, son mari dans La Bâtarde, qui se transforme ensuite en scène de séduction :
Je commençais avec des arabesques. Ma main était mon espoir. Frivole, légère, aérienne, aventurière, simple, compliquée, enjoliveuse, surprenante, déroutante, hésitante, précise, monotone, indéfinie, nuancée, vive, lente, accablée, consciencieuse. [...] Mon Dieu que j’écrivais bien de son genou à sa toison, mon Dieu, c’était ma religion84.
80L’autobiographie fait ainsi référence à un texte antérieur, Ravages ; le contenu de cette scène se réfère implicitement à « Je hais les dormeurs ». Les parallélismes associatifs entre le temps nocturne et le temps textuel, entre l’acte d’écrire et la séduction, présents dans ce premier texte publié, sont raturés dans le texte intermédiaire, Ravages, pour être ensuite réinscrits dans l’autobiographie plus tardive.
81Si la publication de plusieurs versions d’un texte témoigne d’un éloignement entre le mot écrit et l’écrivain devenu lecteur, cette même distance se retrouve dans les transformations de la page manuscrite. Les phrases, les ratures, les modifications sont en effet la trace matérielle et réelle du geste de l’écrivain. Mais elles sont aussi des marques qui trahissent la résistance du mot à celui qui écrit et qui rature, comme à celui qui lit. Le mot n’est plus l’objet du sujet écrivant, l’instrument de son travail d’écriture, une matière passive à façonner. Au contraire, sa résistance passive se fait pouvoir actif d’attirance. Les inscriptions et les biffures multiples indiquent un travail d’élaboration, mais l’insistance du mot s’oppose au temps, à la cadence de l’écriture. Les traces du travail de l’écrivain sont elles-mêmes raturées par la réinscription du premier mot choisi et rejeté, par la version antérieure qui refait surface : ici, l’écrivain est effacé et transformé en lecteur du mot qui le dépasse. Dans ce mouvement, cependant, l’écrivain se distancie du texte : l’écrit est devenu objet à travailler, et l’écrivain un sujet travaillé par cette passivité de son écriture.
*
82L’autobiographie demande une prise en compte de l’écriture comme acte producteur, ou origine effective, du texte. L’identité que veut établir l’autobiographie exige que l’auteur ne soit pas une simple figure mise en scène dans le récit. Il doit aussi être cet écrivain réel et présent qui trace les mots sur la page. Cependant, l’écriture n’apparaît pas comme pure activité productrice. Si l’écrivain est effectivement à l’origine du texte qui nous est donné à lire, il est aussi lecteur d’une écriture qui lui échappe. Le rapport entre lire et écrire est à l’œuvre dans le texte même, et transparaît à partir de la résistance des mots au sens, et d’une certaine insistance de répétition. L’étude de la genèse du texte le montre, écrire, ce n’est nullement une activité immédiate : l’écriture implique la lecture et la réécriture. Il a pu y avoir, à l’origine du texte, une certaine intention ou volonté de la part de l’auteur, que les versions multiples auraient pour objet de traduire ; mais l’infidélité même de cette traduction est productrice d’un sens qui échappe aux intentions et à la volonté. L’écriture serait faite de cette tension entre la production active et la résistance passive du mot qui, maintes fois raturé, fait retour et s’impose ; elle serait faite de ce décalage entre ce qui s’y dit, et ce qu’elle donne à entendre sans dire.
83Le sujet d’une telle écriture ne serait ainsi ni actif, pure instance d’écriture, ni passif, pur produit assujetti du langage. Il apparaîtrait dans sa singularité à partir des rapports complexes entre l’écriture et la lecture, entre le sens voulu et celui donné à lire. La résistance du mot au sens est la marque de cette tension, la trace d’une certaine réalité du sujet, dont l’« identité » se constitue à partir de cette différence tensionnelle singulière.
Notes de bas de page
1 Nous reprenons ici une remarque de Gérard Genette selon laquelle on ne peut lire un texte à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, à la fois comme autobiographie et comme fiction. Voir « La Métonymie chez Proust », dans Figures III, p. 50, no 1, et le commentaire de Paul de Man dans « Autobiographie as De-Facement », op. cit., p. 69.
2 Figures II, Seuil, coll. « Points », 1969, p. 43-48.
3 Idem, p. 46.
4 « Discours », p. 78. Remarquons toutefois que Genette se sert bien ici du mot « texte » : « On ne peut, sans qu’il cesse d’être un texte, lire un texte à l’envers [...]. »
5 « La Littérature et l’espace », p. 45.
6 Pour Genette, on le sait, le récit ne peut être produit que par l’instance narrative qui, dans le cas du récit factuel, est identique à l’auteur réel ; l’argumentation est développée dans Nouveau discours, p. 96-99, lorsqu’il s’agit de la notion, venue de Wayne Booth, d’auteur « impliqué » ou « implicite » (implied author). Pour justifier l’introduction entre auteur et narrateur d’une troisième instance, il faudrait, remarque Genette, qu’elle soit ou bien idéale, ou bien effective, mais dans tous les cas distincte. Voir Booth, The Rhetoric of Fiction [1961], deuxième édition, University of Chicago Press, 1983.
7 Roland Barthes, « La Mort de l’auteur » [1968], dans Le Bruissement de la langue : Essais critiques IV, Seuil, 1984, p. 63.
8 Idem, p. 63.
9 L’expression est de Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », dans Écrits, Seuil, coll. « Champ freudien », 1966, p. 495.
10 « Freud et la scène de l’écriture », p. 335.
11 Derrida, art. cit., p. 296.
12 Idem, p. 335.
13 Voir Derrida, « Signature, événement, contexte », dans Limited Inc. Nous reviendrons sur la notion de signature dans le quatrième chapitre.
14 « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la société française de philosophie, t. LXIV, no 3, juillet-septembre 1969 (séance du samedi 22 février), p. 79.
15 « De l’œuvre au texte » [1971], dans Le Bruissement de la langue, p. 70-71.
16 S/Z, Seuil, coll. « Points », 1970, p. 217.
17 Barthes, « De l’œuvre au texte », p. 74.
18 Plutôt paradoxalement – c’est-à-dire dans la mesure où il s’agit bien ici de l’auteur et de l’œuvre, et non pas de tel ou tel texte particulier du poète ; Mallarmé paraît en effet comme « père » et « propriétaire » d’une conception particulière du rôle du langage. Voir Barthes, « La mort de l’auteur », p. 62.
19 « La Correspondance de Mallarmé », Café, 2, 1983, p. 54.
20 Correspondance, t. VII, p. 43, cité par Rey, p. 56.
21 « La mort de l’auteur », p. 67.
22 « L’usage des pronoms personnels dans le roman » [1964], dans Essais sur le roman, op. cit., p. 74.
23 « La mort de l’auteur », p. 66.
24 Idem, p. 77.
25 Voir « Autobiography as De-facement », p. 70-71, mais aussi « Criticism and Crisis » [1967] et « Ludwig Binswanger and the Sublimation of the Self » [1966], dans Blindness and Insight: Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, 2e édition, Routledge, Londres, 1983, p. 3-19, 36-50.
26 Op. cit., p. 76.
27 « Autobiography as De-facement », p. 76.
28 Sans jugement de valeur, mais au sens propre du mot : « Qui blesse délibérément la pudeur en suscitant des représentations d’ordre sexuel. » (Petit Robert)
29 « Je hais les dormeurs », p. 83.
30 Idem, p. 81.
31 Voir « Linguistique et Poétique » [1960], dans Essais de linguistique générale, trad. Nicolas Ruwet, Minuit, coll. « Double », 1963, p. 209-248.
32 « Je hais les dormeurs », p. 81.
33 Sur la deuxième personne, voir Butor, art. cit., p. 80 : « Il faut [...] que le personnage en question, pour une raison ou une autre, ne puisse pas raconter sa propre histoire, que le langage lui soit interdit [...]. »
34 Faut-il donc accorder au texte un statut autobiographique ? Le texte qui invoque le lecteur en quelque sorte par analogie (en tant que dormeur) fait référence de façon tout aussi indirecte à l’écrivain (comme insomniaque). D’autre part, les énoncés directs – « je te hais » – sont difficilement assimilables à une notion courante d’autobiographie.
35 « Je hais les dormeurs », p. 96.
36 Idem, p. 85.
37 Ibid., p. 85.
38 Ibid., p. 84.
39 Ibid., p. 91.
40 Ibid., p. 87, 82.
41 Ibid., p. 84, 88.
42 Ibid., p. 93.
43 Ibid., p. 93.
44 Ibid., p. 81-82.
45 Ibid., p. 83.
46 « Je hais les dormeurs », p. 88, 91.
47 Ibid., p. 82.
48 Ibid., p. 92.
49 Ibid., p. 82-83.
50 Ibid., p. 82.
51 Ibid., p. 88.
52 Ibid., p. 89.
53 Ibid., p. 88.
54 Ibid., p. 84.
55 L’Affamée, p. 67.
56 Rappelons que l’illégitimité est un point commun entre Genet et Leduc.
57 Voir « Crise de vers », Œuvres complètes, Pléiade, p. 360-368, et le commentaire de Blanchot, L’Espace littéraire, p. 36 et passim, ainsi que celui de Genette, dans Mimologiques : voyage en Cratylie, Seuil, coll. « Poétique », 1976, p. 271 et passim.
58 Voir la traduction « homéorythmique » de Nicolas Abraham (« L’heure d’une minuit sourde... »), dans Rythmes : de l’œuvre, de la traduction et de la psychanalyse, p. 127, ainsi que le commentaire qui suit, et Jakobson, « Linguistique et poétique », p. 228 et passim.
59 Nous reviendrons sur ce texte inédit au sujet du nom propre. Voir chapitre 4.
60 Les pages 81-90 de « Je hais les dormeurs » sont reprises dans Ravages, p. 221-224, comme nous le verrons un peu plus loin.
61 Sade, Fourier, Loyola, Seuil, coll. « Tel Quel », 1971, p. 13-14.
62 « Les Leçons de l’écrit », dans Problèmes actuels de la lecture, Colloque de Cerisy du 21 au 31 juillet 1979, sous la direction de Lucien Dällenbach et Jean Ricardou, Éditions Clancier-Guénaud, coll. « Bibliothèque des Signes », 1982, p. 17.
63 Idem.
64 Ibid., p. 18.
65 Édition privée de Jacques Guérin, tirée à vingt-cinq exemplaires. Voir Leduc, La Chasse à l’amour : « Jacques [...] me propose un voyage. [...] Je copierai là-bas le début de Ravages refusé par l’éditeur sur du papier de Chine, avec une plume spéciale trempée dans de l’encre de Chine. J’inventerai des ratures, je composerai un nouveau brouillon », p. 51.
66 Nous le verrons un peu plus loin, Leduc a effectivement commencé à écrire le roman avant la publication de « Je hais les dormeurs », en 1948.
67 « La Question de l’auteur au regard des manuscrits », dans L’Auteur et le Manuscrit, textes rassemblés et présentés pas Michel Contat, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1991, p. 21-22 et passim.
68 Idem, p. 23-24.
69 Ibid., p. 23.
70 « L’auteur dans son manuscrit », Hors cadre, no 8, 1990, p. 180.
71 Idem.
72 Ibid., p. 181.
73 Ibid., p. 180.
74 « Je hais les dormeurs », p. 81 ; Ravages, p. 221.
75 Catherine Viollet de l’ΙΤΕΜ a commencé une étude génétique du manuscrit de Ravages. Une description des cahiers manuscrits se trouve dans son article « Violette Leduc : Écriture et sexualité », Tangence (Montréal), no 47, mars 1995, p. 69-83.
76 Le manuscrit de Ravages est déposé au Fonds Violette Leduc à l’IMEC ; les pages du manuscrit de « Je hais les dormeurs » demeurent chez le propriétaire. En citant le manuscrit photocopié, nous rendrons les mots illisibles par une série de croix ; les modifications seront placées entre lignes obliques.
77 C’est cette partie censurée qui est devenue Thérèse et Isabelle.
78 « Je hais les dormeurs », p. 93 ; pages manuscrites.
79 « Je hais les dormeurs », p. 95 ; pages manuscrites.
80 « Je hais les dormeurs », p. 94 ; pages manuscrites.
81 « Je hais les dormeurs », p. 93.
82 D’après Catherine Viollet, ce phénomène est fréquent chez beaucoup d’écrivains.
83 La Bâtarde, p. 354.
84 Idem, p. 314-315.
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