Authenticité de fiction
p. 123-144
Texte intégral
En tant qu’apparition, Erscheinung, et non copie, les œuvres d’art sont des images.
T. W. Adorno, Théorie esthétique.
Un principe de simulation
1La fiction a ceci de particulier qu’elle se remet elle-même en question, d’où la difficulté de la saisir et de la maîtriser en lui donnant une définition. L’axe qu’on choisit pour l’aborder vise à la rendre la plus stable possible, sans perdre de vue sa mobilité. C’est à l’extrême limite où elle se trouve lorsqu’elle a été poussée au bout d’elle-même qu’on voudrait la fixer : on fait ici référence à la réduction pratiquée par les textes de Blanchot, plus précisément à la façon dont la fiction met elle-même en doute ce qui en elle fait événement. La résistance à l’événementiel relève de la profonde tension dans laquelle se tient le mouvement de fiction, toujours prêt à s’effacer, mais toujours s’épanchant, aussi ténue que soit cette venue à soi.
2La démarche blanchotienne accueille un paradoxe qui ne nous embarrasse pas si on tient compte de la feinte interne à la fiction. Ainsi rien d’étonnant à ce que Daniel Wilhem souligne que la voix narrative reprend la question de la représentation car c’est un moyen pour justement s’en démarquer1. Or le propre des textes de Blanchot est de se questionner de l’intérieur, poussant la conduite narrative à déjouer ses propres opérateurs de narration. Michel Thévoz dirait que les récits de Blanchot sont « retors, indécidables, simulateurs, toujours distraits, à la dérive, différant et déportant interminablement leur sens, “une défection de l’œuvre”2 ». Les études de Daniel Wilhem et de Michel Thévoz interrogent principalement la fin de la référence dans les œuvres du XX e siècle et mesurent l’illusion référentielle que porte la fiction. « Simulation interne ou redoublée » pour Thévoz, « dissimulation » pour Wilhem, tous deux s’accordent sur l’ambiguïté du statut du texte blanchotien. Cependant il y a dans l’analyse de Daniel Wilhem un désir d’accorder en un même ensemble tous les textes de Blanchot. Il étudie successivement Thomas l’Obscur, L’Attente l’oubli ou L’Entretien infini comme s’il avait affaire à un même geste d’écriture, à trois récits, et cela en vertu de la reconnaissance de « textes limites » qui, en cette limite, se retrouveraient. On ne saurait considérer le troisième au même titre que les deux premiers, même pour signifier une « narration dédoublée » telle que la pense et la définit Daniel Wilhem. Reconnaître le fictionnel, c’est déjà rendre illégitime la présence de quelque niveau théorique. Il contient par ailleurs un tout autre ordre de réflexion, dont on ne se passera pas pour comprendre le mécanisme fictionnel.
3Notons que la fiction ne vise en rien l’étude de l’écriture menée selon un mode autarcique qui l’enferme : par un jeu de repli, elle tourne autour d’elle en esquissant la possibilité de s’envisager tout en se faisant. Par ce mouvement, comme par reflets, on aperçoit les traces que cette fiction nous laisse à propos d’elle. Les effets de miroir que multiplient les textes ne renvoient pas à la question de la représentation, qui tombe d’elle-même, mais au seul statut de fiction, à l’ambiguïté des rapports que cette dernière entretient avec le réel. La fiction engage un dédoublement originel et, refusant toute priorité au réel, elle ne l’offre que déjà investi par elle.
4L’enjeu est de montrer que la pensée de fiction est interne mais doit être rattachée à une extériorité qui viendrait encore d’elle. Fixer une proposition sur la fiction nécessite de l’aborder comme épreuve du réel. Que pourrait-elle éprouver d’autre sinon à rester seule, radicalement séparée d’un réel dont elle ne ferait pas partie ? Pour Dominique Rabaté, « la fonction de l’écriture n’est pas tant de ressusciter le réel que de s’en débarrasser3 ». On lui répondra que l’enjeu de la fiction est de se poser comme espace frontière qui ni ne ressuscite ni ne se débarrasse du réel, pour la raison qu’il est un point limite entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. En ce sens, l’œuvre de fiction, reconnue pour sa place d’intermédiaire, fragile et inconstante, se trouve, selon l’expression de Georges Bataille, « au bout du possible ». C’est en même temps l’occasion de considérer à la fois ce que pose la fiction, ce qu’elle désavoue, ce qu’elle indique ou dissimule, comment elle apparaît sans se destituer, libérée de ce qui apparemment ne la concerne plus, à savoir le versant de la réalité. Nos interrogations portent sur les modalités d’un réel qu’elle aurait par avance contaminé, sur la priorité d’une pensée qu’elle soutient et qui passe par elle : la pensée de la feinte liée à la folie d’une pensée interne à la fiction, une pensée altérée jouant comme principe d’altération.
La feinte
5La fiction repose sur un masque aux apparences trompeuses. L’ôter, pour voir ce qu’il recouvre, conduirait à une voie sans issue. Il s’agit moins de le retirer que d’exploiter la fiction comme feinte, c’est-à-dire comme invention d’une figure dont le propre est de se montrer dissimulée. On cherche donc ici à rendre compte de sa part de dissimulation. Elle est jouée par le « caractère kaléidoscopique du récit » que Theodor W. Adorno évoque dans Notes sur la littérature à propos notamment de certains textes de Thomas Mann. Franz Kafka, Borges y répondent aussi bien. Un récit peut par exemple contenir une part de fantastique sans forcément s’inscrire dans le genre. Ajoutons que le fantastique côtoie la question de la fiction en ce sens qu’il se place déjà en défaut par rapport au réel. Borges explore le réel en cherchant ce qui se tient au-delà. Les premiers textes de Maurice Blanchot furent rattachés à la littérature fantastique. Dans Situation I, Jean-Paul Sartre propose une lecture de Aminadab en mettant l’accent sur le monde si peu réel dans lequel évolue le roman. Ce n’est pas l’aspect fantastique ou merveilleux que nous retenons mais ce qui est au fondement du fantastique lui-même : la remise en question du réel, voire son débordement.
6Certains écrivains cultivent tout particulièrement ce rapport. L’écrivain et critique Jorge de Sena rejoint, avec Le Physicien prodigieux, l’univers archaïque du conte en gardant une dimension très moderne dans son écriture. Retournant à des textes anciens du XVe siècle, puisant à la source de la littérature portugaise, il renouvelle l’écriture et la renvoie à son état premier de fiction. Noël Devaulx élève le temps de ses écrits jusqu’à la réalisation d’un temps improbable : il retrouve le fantastique, accordant à son récit la valeur d’un inconcevable, imbriquant réalité et fiction à tel point qu’il indifférencie ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Rappelons qu’André Breton critique la description en littérature, tout particulièrement dans l’écriture de Dostoïevski : le romancier a le tort de perdre son temps puisque le lecteur n’entre pas dans la chambre décrite. Pour Blanchot au contraire, la description restaure le caractère « magique » du monde littéraire. Des transformations se produisent, par glissements méthodiquement agencés, et dérangent l’ordre établi. Il insiste sur le fait que le merveilleux naît probablement dans l’esprit du lecteur du fait même de l’impossibilité d’accéder à ces espaces décrits : « Ces chambres auxquelles le lecteur s’intéresse, précisément parce qu’il n’y peut entrer4. » En ce sens, le fantastique n’est pas un genre à part, on en conclura qu’il dépasse la notion de genre. Cela rappelle la réponse formulée par Louis-René des Forêts à qui on demandait s’il accepterait d’être classé dans la littérature fantastique :
Si pour vous, littérature fantastique signifie : refaire la chaîne entre la réalité et la virtualité du possible, alors pourquoi non ? N’est-ce pas ainsi qu’on pourrait en somme définir tout art5 ?
7La fiction est une feinte, elle implique une équation offrant à lire l’improbable comme probable. Elle ne s’inscrit pas dans un rapport avec la vérité, la vraisemblance ne la concerne pas. Espère-t-elle se faire passer pour la réalité ? La fiction ne fait jamais un pas sans indiquer qu’elle ne l’est pas. Donner pour réel, voilà ce que réclame la fiction. Elle fonctionne alors par ruses sans véritablement chercher à tromper : demeure le désir de faire croire à quelque chose d’inexistant, l’instant de la fiction. Le texte met en place un mode d’illusion, pour que l’on croie à ce qui est dit tout en n’y croyant pas. La ruse du récit blanchotien consiste à simuler un excès de sincérité qui finalement tient le soupçon éveillé. De même, Le Bavard de Louis-René des Forêts multiplie les formules aptes à rendre le propos crédible : « à vrai dire », « sincèrement », « franchement ». La fiction fait « comme si », non pas comme si la fiction était la réalité mais comme s’il n’était plus possible de les différencier. C’est la ressemblance qui est trompeuse, tenant l’une et l’autre assimilées : voilà le point fort de la fiction, elle ne s’exerce pas pour tromper mais, parce qu’elle suscite des effets trompeurs, elle va de pair avec un mode d’illusion. « Faire comme si » équivaut en fiction à un « apparaître comme ».
8Le désir de cacher se maintient. L’art de la simulation est lié à celui de la dissimulation et, paradoxalement, au désir de « faire apparaître ». La fiction s’écrit selon une esthétique du dévoilement : en soulevant un voile, elle en constitue un nouveau et ainsi de suite, avec un retranchement sans fin. Dévoiler ne va pas sans la contrepartie d’un revoilement immédiat. Il y a repli vers ce qui est dissimulé. Ce qui est à apparaître n’est rien d’autre que ce qui se tient sous le voile. Autrement dit, ce qui attire le regard reste tourné du côté de l’invisible. La fiction comme esthétique du dévoilement livre le voile avec ses résistances. Découvrir la réalité cachée ce n’est pas ôter ce qui la couvre mais le montrer du doigt. La fiction conserve le secret de la dissimulation, « richesse » précieuse pour René Char :
Lui
Tu me compares continuellement à autrui ou à quelque espèce !
La rencontrée
Je n’y peux rien. Tu n’es jamais celui que j’ai devant les yeux. Ne proteste pas. C’est cela la richesse6 !
9Le voile empêche une véritable identification, ce qui entretient la part d’ambiguïté. L’écart permet de lire l’aspect multiple de l’autre, et la nudité du visage se prête à cet infini jeu de cache-cache. Ainsi s’établit « l’éventail » des figures, objet mallarméen par excellence qui, en se dépliant, masque puis laisse apparaître un visage, le dévoilant, le dérobant. L’éventail respecte la multiplicité des possibles, et le dévoilement implique un revoilement constant.
Le simulacre
10Pour surprendre la fiction en sa marche, on observe certains effets qui répondent au défi qu’elle s’impose à elle-même. Sonder la fiction, c’est en comprendre les rouages. Le récit de Blanchot les éclaire, cependant il exerce les caractères fictionnels de manière réduite, les dénonçant au moment où ils s’énoncent. L’écriture est rusée, Blanchot redouble cet effet de ruse. Il élabore des subterfuges qui touchent à l’être humain en le dépouillant de sa psychologie. La figure blanchotienne passe par des éléments censés constituer sa part d’humanité, ceux-ci relèvent aussitôt sa qualité d’abstraction : des yeux, un regard, un visage, une main, de temps à autre à peine esquissée la sensualité d’une figure féminine, ici une bouche ouverte, là une silhouette, jusqu’au ton obsessionnel d’un rouge éclatant, celui de la robe de Louise dans Le Très-Haut. Ces subterfuges sont à considérer comme des simulacres, ils font le jeu de la fiction. Ils soulignent différents états du corps, du frisson à la fièvre, du froid piquant à la chaleur violente. On note l’absence des sentiments : seulement quelques états d’âme, ceux qu’on ressent dans des instants extrêmes d’attente ou de peur. D’autres détails concernent des éléments naturels mais ni le ciel ni la pluie, ni la neige, ni le vent ne renvoient à quelque milieu cosmique. Ils ne représentent rien, ils présentent artificiellement. Le simulacre de la conversation prend le tour du dialogue : subsistent la destitution et l’absence du sujet parlant. Le « je » absent a-t-il le droit à la parole ? La lui donner renforce son absence, la manifester, c’est ce que font les simulacres. Et là où ils s’engagent, presque tout disparaît : que dire de ce qui reste encore, même si cela n’est présent que sous le mode de la feinte ?
11Le simulacre agit comme un trompe-l’œil, trouble la vision et fausse la logique de perception. La fiction est un mirage séduisant et trompeur, une inépuisable source d’illusion qui l’apparente à un air de songe : elle est aussi réelle, aussi irréelle que lui, comparable à ce qui se trame la nuit, lorsque l’esprit se brouille et laisse place à un univers autre, détaché du réel, une indistinction entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Le songe contient sa part de mensonge. Quelle étrange sensation que celle d’Alberto Giacometti attentif aux apparences et à l’ouverture du monde inconnu des rêves : « Je me réveillai à ce moment-là, mais je me réveillai dans le rêve qui continua7. » Comment discerner sans se tromper le rêve de l’état de veille ? L’un et l’autre sont pris par la fiction du rêve, ce qui maintient le brouillage des repères. Le texte met en relief l’effroi de cet instant d’incertitude où le réveil semble avoir lieu mais n’est qu’un subterfuge rendu possible par la nature même du rêve. La fiction s’emploie à de telles ruses pour accroître l’état de vertige. Pour Jorge Luis Borges : « La littérature n’est, du reste, rien d’autre qu’un rêve dirigé8. » L’assimilation vient du fait que le « travail du rêve » est un travail de travestissement. S’il altère la réalité, il en fait aussi partie. La question est celle des limites : à peine s’autorise-t-on à les établir qu’elles seront forcément à déplacer.
12« L’Imposteur » est une nouvelle de Silvina Ocampo, auteur argentin proche de Borges dans la vie comme en littérature. Le texte présente deux adolescents liés l’un à l’autre par de vifs rapports d’amitié et de haine. Il faut attendre la fin de la nouvelle pour comprendre les véritables enjeux du récit : on y apprend que les deux garçons ne forment qu’une seule et même personne, que l’un est le double que s’est inventé l’autre. Sans entrer plus avant dans une analyse de type psychanalytique sur l’état d’esprit et la folie du garçon, sur les symptômes schizophréniques, on propose de lire autrement la phase du dédoublement. Le récit est touché par une instabilité qui rejaillit à rebours parce que la révélation ne vient qu’au terme du récit. La force de la nouvelle relève donc moins du caractère psychologique que d’une puissance d’illusion qui tout au long du texte laisse croire à la présence simultanée des deux personnages. Le dessaisissement final opère d’autant mieux que l’effet d’illusion a été plus grand : la fiction a devancé la réalité. De plus, le dédoublement n’entend être avoué qu’à l’extérieur du récit proprement dit, par une coupure textuelle qui laisse place aux « Considérations finales de Romulo Sagasta ». Le subterfuge fonctionne car le passage fait en réalité partie intégrante de la nouvelle. Il y a là un exercice d’éloignement qui laisse intact le trouble de la fiction : la présence des deux garçons, tandis que la force de simulation est explicitement déclarée – la phase de dédoublement a déjà eu lieu, mais a été tenue secrète. La fiction n’est-elle jamais autre chose qu’un art d’illusion ? La puissance trompeuse, affirmée par la double présence du garçon, renforce l’effet de fiction et accentue l’ambiguïté d’une soi-disant réalité. Le corps du texte ne bougera pas malgré l’explication finale : les deux garçons restent face à face, et demeure le trouble d’une étrangeté à soi.
Le recours à l’image
13La fiction façonne un rapport à l’image qui appelle un questionnement spécifique. Les récits d’Adolfo Bioy Casares explorent un versant de l’image sans lui donner pour seul lieu le pouvoir de l’imagination. En témoignent Plan d’évasion et L’Invention de Morel : fruits d’un travail savant, des machines sont destinées à suppléer le réel là où il fait défaut. Œuvres de fous ou de désespérés, que sont d’autre ces inventions insensées qui cherchent à donner une réalité au devenir-image de l’être ?
14« Coller » au réel – Casares le montre – c’est lui être fidèle, en rendre compte et être son image. Ainsi dans Plan d’évasion, une « vision imaginaire devient réelle pour celui qui y croit9 ». Le texte est particulièrement intéressant pour l’étude de la fiction : si la réalité est faite de nos rêves et de nos fantasmes, si elle est l’œuvre de l’imaginaire, en quoi diffère-t-elle du statut de l’image ? Les limites deviennent indécidables. Mais le réel dépend-il de l’idée qu’on s’en fait ? C’est ce que suggère ou feint Casares pariant sur la primauté de l’image. À partir du sonnet des Voyelles d’Arthur Rimbaud, des correspondances entre sons et couleurs, un inventeur, Castel, réalise des opérations sur des prisonniers. Il modifie leur cerveau, leur système nerveux, leur système optique de telle sorte qu’enfermés dans une cellule, ils jouissent d’une liberté sans égale et se prélassent sur une île paradisiaque. Leurs perceptions ne leur permettent plus de distinguer de la réalité les images qu’ils ont sous les yeux. Le plan est conçu pour organiser un univers hors réalité. L’usage des couleurs, les mouvements ralentis à l’extrême, l’appel aux synesthésies créent une relation à l’espace, voire l’invention d’un espace autonome où l’existence serait autre : totalement vraie pour ceux qui la vivent, absolument imaginaire pour ceux qui les observent. Castel répond par une machinerie infernale au désir de s’évader hors du réel, son « plan d’évasion » répond à la recherche vaine d’un lieu idéal qui, à l’instar du désir baudelairien, serait « n’importe où hors du monde ». Le plan de Castel s’approche au plus près d’une image qui n’est pas hors du monde, qui s’éprouve sur le mode de l’existence imaginaire des prisonniers.
15La fiction répète l’adéquation inespérée du réel et de son image. Comment en arrive-t-on à ne plus distinguer une image de la réalité, d’où vient l’indistinction des limites, les frontières seraient-elles perméables ? La fiction creuse le réel, exprimant, par le détour qu’elle invoque, qu’elle ne cherche pas à rendre compte du réel. Se plaçant à l’écart, elle le laisse apparaître à travers sa différence. L’imaginaire autorise l’assimilation de deux mondes qui, en contact, s’échangent jusqu’à s’indifférencier. L’Invention de Morel exploite le lien entre la fiction et la réalité de la projection filmique. Après un naufrage, un homme se retrouve sur une île déserte face à d’étranges personnages. Qui sont ces gens qui ne lui prêtent aucune attention et qui ne se rendent pas compte de son existence ? Ce sont des images : dans le passé, une machine a filmé les habitants de l’île aux dépens de leur vie. Ne reste que le film qui se projette sur les rochers à chaque mouvement de marée. L’homme récemment échoué ne distingue pas ces images de la réalité, parce qu’elles en font étrangement partie. Les yeux ne sont plus à même d’établir avec certitude une limite entre ce qui relève du rêve, de l’hallucination, de l’image, et ce qui tient lieu de réalité. L’enjeu de la fiction blanchotienne, de toute fiction, devient l’épreuve de la réalité et la relance de l’indétermination.
16Plus proche de l’écriture de Maurice Blanchot, Jean Paulhan s’attache à la rêverie d’une jeune fille. Lalie se regarde dans les reflets de l’eau d’un puits : elle y voit des figures étranges parmi lesquelles elle croit se trouver, mais ne reconnaît pas son image. Là, dans l’eau ou à travers le regard qui plonge dans l’obscurité, résident les « dames-de-puits », projections peut-être sorties de l’imaginaire de l’enfant, figures données possibles par le merveilleux du récit. Un trouble affecte la raison de l’enfant. On devine un état fiévreux et la proximité d’un vertige :
« L’une de celle-ci est mon image » […] elle se sentait elle-même une ombre : la véritable Lalie devait être dans la mare, avec les dames-de-puits10.
17Lalie ne distingue pas l’image-reflet d’elle-même de l’image-reflet de son imaginaire. La fiction ne joue pas le jeu de l’imagination, elle est à rapprocher de ces images qui trompent les yeux de Lalie et rendent incertain son regard. Poser pour principe qu’on n’est jamais sûr de ce qu’on a sous les yeux, c’est aussi se demander ce qu’est la réalité, où s’arrête et où commence la fiction, comment faire la différence sans prendre l’une pour l’autre. La réalité est-elle ce que « je » conçois et nomme comme telle, et en serait-il de même pour la fiction ?
18Dans « Le Sud » de Jorge Luis Borges, Dahlman se réfugie par ses lectures dans un monde merveilleux. Tout laisse penser qu’il est possible de convertir le monde réel en l’autre, de reconduire la réalité du monde vers celle de la fiction et vice versa : pour Dahlman, apparemment, la réalité n’existe pas plus que la fiction. Selon les conceptions de Hume et de Schopenhauer, l’homme est un être pensant et le monde n’existe que dans la mesure où je le pense, de même Borges met en parallèle le réel et la fiction, tous deux n’existant que dans la mesure où je les pense. La fiction pose une indistinction première et admet une forte confusion. Les éléments qui sèment le trouble bouleversent l’ordre des choses et invitent notre regard à les suivre. Les textes de Borges s’élaborent à partir de cette conception de la fiction, il en résulte un récit baigné d’une étrange réalité. Il n’y a plus moyen de s’évader ni de l’une ni de l’autre : « Dahlman continuera à aimer le Sud – comme mythe – alors que celui-ci est en train de l’assassiner – comme réalité11 » Les fictions blanchotiennes sont un détour utile pour envisager la fiction de Borges chez qui l’effet d’irréalité est accentué. Le passage par les textes de Maurice Blanchot permet en effet de soutenir que la limite marque exemplairement l’absence de toutes limites. Un extrait de La Part du feu viendrait même confirmer qu’en une telle question réside la problématique de la fiction, en la plaçant elle-même comme expérience limite : « L’essence de la fiction qui est de me rendre présent ce qui la fait irréelle12. » Le narrateur de La Folie du jour l’exprime littéralement en pleine fiction : « Tout cela était réel, notez-le13. » L’équivoque est ici extrême par le renversement exigé, par la demande explicite d’attribuer du réel à la fiction : le narrateur arrête son récit pour préciser la réalité de ses propos, non seulement parce qu’ils recouvrent une certaine irréalité mais pour soulever autrement la question du fictionnel : rien de ce qu’il dit n’est le fruit de son imagination, tel est ce qu’il a vécu, tels sont ses propos. Le narrateur expose au plus haut point la feinte fictionnelle, et nous invite à penser à sa suite le réel en la fiction.
19La fiction révèle un manque au cœur de l’image. L’effet de fiction renvoie au miroitement qui laisse apparaître un espace fluctuant, détaché d’un réel soumis à d’autres règles : tous deux conduisent à l’enchantement d’une image vacillante. La fiction blanchotienne admet la gaieté de l’image, elle approche un espace joyeux et lumineux quoique toujours inquiétant. Touchant au merveilleux, l’espace de l’image s’enrichit d’un état de grâce qui l’empêche de sombrer dans la gravité du néant. Il n’est jamais terne mais d’une clarté troublante, jamais obscur, il luit d’une luminosité effrayante, d’un effroi qu’on tient hors de toute psychologie. Il s’agit d’un espace inconnu, non encore frayé, d’une opacité qui fait varier les limites jusqu’à les rendre indécises. La fiction est à rapprocher du miroir parce qu’il est un non-lieu, parce qu’il reste à considérer en tant qu’espace bien qu’il ne se pénètre pas. L’entrée ne se fait que par effraction, contre toute attente : un instant résolument captivant, que Blanchot tient sous le signe de la fascination. On touche au merveilleux de la fiction, elle devient à elle-même sa propre image.
20Le rapport entre fiction et image est moins de l’ordre de la vision que de la projection. Il ne s’agit pas d’évoquer le regard comme pont entre le monde et le sujet, comme ce qui permet la relation ou l’interdit, mais de le penser comme ce qui trompe le sujet et rend le monde opaque. Le regard fait obstacle comme un écran. La fiction est à lier à la figure de l’ombre. Elle est en regard du réel comme une ombre en déplacement, prête à le prolonger. La fiction incarne un jeu d’ombre et de lumière, autorisant la figure de l’autre qui s’impose au dehors du réel, s’ajustant à lui, à la façon des ombres. L’écriture de fiction admet un espace où l’image est défaillante, pourtant elle laisse apparaître. Les textes de Blanchot tournent autour d’un manque à voir, évoquent la stimulation ou la perte de la vue : le choix du vocabulaire, les expressions, les adverbes surenchérissent le trouble. Dans Le Dernier Mot la brûlure se manifeste dans l’œil blessé après une vitre cassée ; sur les yeux du narrateur de La Folie du jour du verre a été écrasé. Les yeux sont toujours chez Blanchot des yeux brûlés par le jour, des yeux bandés ou aveuglés. Reste à savoir si l’image est manquante ou si par effet de fiction, elle paraît manquante.
Un principe d’effraction
21La pensée de fiction est centrée sur l’altérité. Se trouve-t-elle sur le versant de l’autre, du tout autre ? Etablissons un rapport entre la fiction et son autre qu’on identifiera par la notion de réel. On est tenté de croire que le réel est une référence obligée, impliquée par la démarche fictionnelle. Il paraît opportun d’abandonner l’idée d’un réel phénoménologique, en repoussant l’acception de l’existence, en adoptant comme point de vue la possibilité d’un réel investi par le fait de fiction, autrement dit en défaisant le lien d’opposition qui les sépare et en accordant à la fiction la priorité. Laissons de côté la réalité de l’ouvrage, le poids du livre, pour observer le principe de fiction à l’œuvre dans le tissu textuel. Alors la question du réel reste sous-jacente, apparemment exclue, se retrouvant finalement assimilée, entièrement liée à la part de fiction à laquelle elle vient se fixer. Plus le texte fictionnel s’émancipe de son rapport au réel, plus il renvoie à une nouvelle option du réel. La fiction n’est d’aucune sorte opposable ou en contradiction avec quelque réalité. Plus encore que d’une possible déréalisation effectuée par l’intermédiaire de la lettre, il faut partir de la fictionnalisation impliquée par le texte. S’imposant au travers d’une apparente disjonction la fiction devient réexploration du réel – un versant qui se détache mais qui n’en reste pas moins là, à distance.
Dans les marges de l’autre
22Il convient de se défaire de l’idée que la fiction n’est pas ou est hors le réel pour appréhender la tension du rapport qui s’instaure entre l’un et l’autre. Cela engage une série de questions sur la validité du réel d’une part, sur la crédibilité de la fiction d’autre part, et enfin sur la potentialité d’une rencontre improbable. Ce qui est à retenir c’est que la fiction affecte le réel, celui-ci étant précisément ce qui se laisse de plus en plus recouvrir et indéterminer par le principe de fiction. En mettant l’accent sur la réalité du rapport, on situe la part qui revient à la fiction quand elle affirme son ascendant sur son autre, quand elle se donne à penser dans les marges de l’autre.
23Tout d’abord, il est à noter que la fiction met en crise le réel. En tant qu’élément de perturbation, semant le trouble, elle lui retire sa stabilité ainsi que toute possibilité de validation. Par la fiction, ce qui est de l’ordre du réel est menacé, ses données sont transformées. Et pour cela elle porte un trouble sur les repères habituels. La fiction est un effet de perversion. Il apparaît aussi que la fiction recouvre le réel. Ce recouvrement n’est pas total en ce sens qu’il n’y a jamais de perte ni de remplacement de l’un par l’autre. On peut seulement constater qu’il reste caché en-dessous, ou parfois en-dedans, absorbé et pourtant toujours là. Enfin, la fiction dissimule le réel. Il n’est alors plus possible de le retrouver. Il est si secrètement couvert qu’il est impossible à identifier, voire à différencier, non pas laissé en-dessous comme des traces ou des sédiments reconnaissables en tant que couches inférieures distinctes, celles ci sont désormais inséparables de celles qui l’ont recouvertes. Cela est dû à la simulation fictionnelle qui, à tout moment, fait naître le doute sur ce qui est en train de se jouer. On peut en conclure que la fiction ne renvoie pas directement au réel. Non seulement elle ne cherche pas à le représenter mais encore elle ne tient pas la référence pour indispensable même s’il est impossible de s’en défaire. Ainsi, il faut avouer que la fiction inscrit du réel sans que cela implique qu’elle y renvoie. Elle vise le plus souvent à le contre-dire, disant autre chose que lui-même au moment où elle semble en être la parfaite manifestation, assurant ainsi le jeu de la feinte. On peut se demander encore s’il faut considérer la fiction comme une extension du réel, un moyen de le prolonger, de l’étendre, de l’amplifier, au risque de le transformer et de le réduire suivant un mouvement aussi contradictoire que paradoxal – prenant la place d’une greffe, sans en assumer les conséquences, voire en les oblitérant. Cette greffe-là ne vient pas comme un surplus pour remplacer un élément absent, c’est sa venue qui rend absent l’élément sur lequel elle vient se greffer. Aussi improbable qu’impossible l’événement a pourtant lieu : la fiction épuise le réel. En un mot, après en avoir marqué l’oubli, elle se pose dans ses bords.
L’événement fictionnel
24La fiction fait événement en ce sens qu’elle investit le réel. Francis Ponge s’intéresse moins à changer le monde qu’à « transformer les mots », à renouveler le langage par la mise en fiction du monde. En effet ce qui importe, c’est l’audace de poser l’intégrité du monde au travers des mots comme si la force de l’écriture relevait d’un acte d’absolu. Pour Edmond Jabès l’écriture témoigne d’une réalité qui n’est autre qu’une « absence de réalité14 ». La fiction ouvre un monde qui n’en est pas un, où l’événement est feint, entre deux points limites que seraient le réel et l’imaginaire. La difficulté qu’on rencontre pour la déterminer repose sur une ambiguïté qu’elle génère. Elle ne retient la venue de son événement ni en termes existentiels ni en poids de réalité. Ainsi naît la pensée déroutante que cela ne semble pas la concerner. On peut se demander ce qui arrive en cette absence, mais il y a là un point de défaillance qui déplace son lieu à tel point que cela se retourne contre elle. On ne peut plus cerner la fiction sans la contredire, tout commentaire paraît vain sinon à parler contre elle. C’est pourquoi il convient de considérer l’événementiel, avec Jacques Derrida, en rapport à l’Ereignis et, plus explicitement encore, malgré la teneur du paradoxe, de reconnaître que la fiction s’oriente « vers un venir de l’événement (comme é-loignement du proche) » ou comme il le dit plus loin : « L’événement n’arrive pas à arriver15 » Derrida retrouve Blanchot et ses préoccupations sur le récit proprement dit, notamment dans le chant des sirènes : « Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement16 » Analysant Celui qui ne m’accompagnait pas, Derrida exploite la proximité événementielle qui n’arrive jamais à son terme. Il n’y a pas de présence de l’événement, il est toujours décalé par rapport à lui-même. Ce décalage provient du fait qu’il est toujours déjà passé ou à venir. Il ne se stabilise jamais en un instant qui lui conférerait son poids de réalité. Il en résulte que l’événement manque à lui-même et que le vide de la présence ne lui revient que par défaut. Ainsi c’est moins un non-événement que l’événement pris sous sa forme négative mais dynamique qui se rattache à la pensée de la fiction. Ce qui arrive en cet événement extrême, loin d’être assimilable, est cependant proche de ce qu’explore Georges Bataille par le détour de l’érotisme – conduisant à l’idée d’une expérience dont l’intensité porte la ruine, lui refusant tout accomplissement17.
Un principe de réflexion
Mallarmé : la manifestation de l’absence
25La pensée de fiction ne quitte pas le monde, mais par feinte elle prend ses distances et indique ses bords. En cela, elle rejoint d’une certaine façon la pensée mallarméenne selon laquelle le langage tue le monde et qu’avec lui s’absentent les choses. Stéphane Mallarmé nous invite à sonder l’absence devenue réalité, parce qu’il accorde au langage un pouvoir de création et qu’il l’instaure comme véritable fondement de la réalité. Les textes de Blanchot, tournés vers cette absence, prennent le parti de mettre en avant l’oubli du réel que la fiction poursuit mais aussi son incroyable pouvoir de transformation. Aussi, on n’est pas vraiment surpris de voir combien Mallarmé prend d’importance dans les essais de Blanchot, comme s’il accordait à son écriture une place inaugurale. L’idée est récurrente chez Mallarmé, la poésie évacue le monde. Une telle affirmation hante le poète placé devant la matérialité du langage, devant son abstraction et l’éloignement de ce qui sous ses yeux se donne pour réalité. Il est tiraillé par la vision de deux mondes qui se font face, celui dont il veut se défaire et celui-là, idéal, auquel il aspire : il guide en ce sens sa conception de la poésie, persuadé que son travail d’écrivain est la trace de ce battement, qu’il œuvre pour la disparition du monde, vers l’apparition du Livre. Mallarmé réussit une performance littéraire, parvenu à ce point de non-retour sur le monde, en sorte que son écriture établisse un monde d’abstraction. L’azur est devenu sous sa plume un espace témoin de ce qui n’est plus du monde ou qui en est vidé, de ce qui se présente de loin et dont l’éloignement non seulement traduit la distance mais manifeste aussi la présence advenue de l’absence. Cela laisse entrevoir la place privilégiée de l’image. Il y a chez le poète un symbolisme qu’on ne saurait lui retirer mais c’est le vide qui nous intéresse. Mallarmé capte les résonances d’un « rien » qui le fascine à tel point qu’il en fait quelque chose. En ce sens, Mallarmé devient un appui incomparable pour témoigner d’une écriture fictionnelle qui devient à part entière la manifestation d’une absence.
26De nombreux critiques ont étudié le rapprochement ou l’écart entre Stéphane Mallarmé et Paul Valéry. Blanchot en fait partie. Le « mythe de Mallarmé », repris dans La Part du feu, marque l’ampleur de cette confrontation, car Blanchot passe subrepticement de l’un à l’autre en suggérant leur véritable différence. Si en apparence Blanchot fait le procès de Valéry face à la maîtrise de Mallarmé, s’il montre que la pensée de l’un emboîte le pas de l’autre sans la suivre et en se démarquant, il n’en reste pas moins que c’est en passant par ce qui se joue entre l’une et l’autre que Blanchot formule la puissance d’abstraction de l’écriture.
27Tout au long de l’élaboration de son œuvre, Valéry esquisse un jeu sur la figuration, travaille à l’apparition d’une figure, qu’il veut la plus épurée possible, la figure potentielle du « moi pur18 ». S’il la livre, c’est dédoublée par maints jeux de reflets, non pas comme si son unité s’était perdue, mais comme si elle était là, depuis toujours en attente d’elle-même, jamais constituable. De Narcisse à la Jeune Parque, c’est à l’expérience limite de la contemplation de soi qu’il revient. La Jeune Parque qui « devant son miroir pleure pour s’attendrir » fait l’expérience d’une inquiétante étrangeté. Comme le suggère Serge Bourjea, la Parque éprouve une « division entre moi-même et moi », « sent son corps non plus lié mais distancié »19, conformément à une peur qui la constitue elle-même comme sujet : en effet, en certains instants propices, la Parque se connaît autre. Quand ce n’est pas le ciel, l’eau dans laquelle on se mire sert d’écran, de lieu sur lequel s’effectue la projection : le lieu relance la possibilité de la réflexion tout autant qu’il marque l’instant d’une coupure. Le texte de La Jeune Parque est d’une forte efficacité poétique puisque l’élément déterminant pour assurer la jeune fille d’elle-même est, après le miroir qui a reçu ses pleurs – notons que les larmes sont autant d’eau versée –, l’étendue miroitante d’une eau qui l’accueille en sa nudité. La Parque s’est projetée selon deux mouvements, vers l’extériorisation de soi qu’assure l’effusion des larmes, et du côté de l’envers du miroir où elle se retourne en son autre, se perdant plus qu’elle ne peut s’y retrouver. Que telle ou telle figure se perde, elle s’offre encore au regard dit Valéry : « Nier A, c’est montrer A derrière une grille », exprimant ainsi qu’il n’y a rien de tel pour indiquer la présence fût-ce de ce qui a été retiré. Chez Valéry l’une des questions qui passe pour fondamentale est la possibilité de s’absenter d’un monde et d’échapper à la réalité à laquelle on appartient pourtant : « L’homme possède un certain regard qui le fait disparaître, lui et tout le reste, êtres, terre, et le ciel ; et qui le fixe, un temps hors du temps20. » Ce regard s’apparente à une mise en situation particulière, il relève d’un mode sans mesure avec l’expérience commune du monde et doit se détourner du monde s’il veut s’affranchir de lui-même.
L’épreuve de fiction
28La fiction est orientée vers une disparition du monde que met en œuvre l’écriture. La singularité fictionnelle conduit à une pensée qui n’est pas dirigée vers l’azur sublime de Mallarmé, qui n’est pas non plus appelée vers la nudité exemplaire dont parle Valéry. Elle est à inscrire comme élément de fascination, au cœur d’une rupture impossible avec le monde, néanmoins exigée de par le principe d’irréalisation qui est la condition même de la fiction. Inscrivant ses pas dans ceux de Mallarmé, Blanchot suit l’itinéraire valéryen pour animer autrement l’effet de mise en disparition. Dans un article intitulé « La Poétique », Blanchot montre comment Valéry rejoint une certaine pensée de la phénoménologie : « l’œuvre d’art est un irréel », en tant qu’objet esthétique elle n’existe pas. Reprenant l’analyse de Jean-Paul Sartre, Blanchot associe l’image à sa qualité irréelle : elle « répond au contraire à une image qui se présente comme image et qui ne peut comme telle jamais être réalisée21 », puis il montre que les qualités de l’imaginaire sont propres à l’invention du vide parce que l’imaginaire est lui-même le renversement du monde. Or, la fiction n’est-elle plus d’aucun monde ? Invitant à quitter le monde, ce qu’elle ne peut, elle accorde une place à son absence. Ce mode d’invention est à différencier de la conception de Raymond Roussel exprimée dans Comment j’ai écrit certains de mes livres. L’imagination y est en contradiction avec l’ordre manifeste de la réalité empirique. Analysant le type d’écriture de Roussel, Pierre Janet déclare que son œuvre chemine en cherchant à ne contenir rien de réel, rien qui dérive du monde. « Ce sont déjà des idées d’un monde extra-humain22. » Le principe de fiction tel qu’il apparaît avec Maurice Blanchot est bien différent. Rappelons ces mots d’Emmanuel Levinas au sujet de l’écriture blanchotienne car ils évoquent un effet d’extériorité lié au « mode de révéler ce qui demeure autre23 ». Ce caractère paradoxal met en évidence une constante de la fiction, si ce n’est son élément fondateur. La fiction est ce qui apparaît lorsque tout vient sous le signe de la disparition, elle est la marque d’une absence profonde : là s’effectue le rapprochement avec Mallarmé. La fiction donne l’impression d’avoir quitté le monde : là se joue le mode d’une projection qui rappelle Valéry. La singularité de Blanchot réside en une reprise des deux mouvements : il y ajoute la place d’un autre mode de rapport, celui qui prétend s’éloigner du monde sans qu’il y ait possibilité de le quitter. La fiction instaure un double mouvement, s’accomplissant – ne s’accomplissant pas, invitant à l’exil, sans se retirer, mais en tant que fiction, il lui faut se mettre en retrait. Ainsi devient possible l’ouverture vers l’autre du monde, non pas un monde au-delà de celui que la fiction évide, mais une part de ce monde qui vient en se distanciant de celui qu’elle fait reculer. Un seul mouvement donc qui en concilie deux, l’un mettant en défaut tout reste de réalité, l’autre inscrivant en ce lieu de ruines le vide de l’effet de fiction.
29Levinas relie Martin Heidegger et Blanchot car tous deux se rejoignent par une conception commune de l’art en opposition avec l’esthétique classique : pour l’un comme pour l’autre l’art ne construit pas un monde derrière le monde réel. On dira plus encore : avec Blanchot, l’art déracine purement et simplement le monde tel qu’il fut conçu par Heidegger. Définitivement, l’art ne fait pas le monde, il provoque sa ruine. Pour Daniel Payot, Blanchot pose avec l’autonomie de l’art un questionnement sur le rapport à l’extériorité, nous invitant à penser l’art sous le signe de l’altérité24 On comprend combien l’altérité dépasse la construction de l’autre et rend impossible son invention. La fiction de Blanchot dit de façon obsessionnelle l’impossibilité de l’au-delà du monde mais plus encore la nécessité de son altération. C’est exactement l’entreprise de La Folie du jour : plus dense est la fiction, plus fuyante devient l’idée du réel, se dérobant face au poids et le récupérant dans la légèreté d’une fiction qui s’emploie à se réaliser. S’ouvre hors le monde, mais avec lui un espace potentiel tout autant qu’illégitime, affirmant l’autorité récupérée par la fiction qui affirme la faculté qu’elle a de se mettre à distance. Le sujet l’expérimente : « J’allai à cette maison, mais sans y entrer. Par l’orifice, je voyais le commencement noir d’une cour. Je m’appuyai au mur du dehors25. » La mise en scène est claire. Deux espaces se font face, un dehors indéterminé, sans véritable limite, où le sujet paraît capable de se déplacer sans trop de difficultés et qui, malgré son apparente fragilité, sert de point d’appui. À l’inverse, ce qui devrait être l’espace de l’intimité et de la sécurité, l’intérieur de la maison, repousse le sujet ou du moins l’arrête en son mouvement d’approche. Cet espace n’est abordable que partiellement. Le seul accès est celui qu’autorise la vision. Là-bas se trouve vraisemblablement un espace, mais l’œil ne saisit pas grand chose : « Je voyais le commencement noir. » Il ne faudrait qu’un pas de plus, il est précisément interdit, pour voir à l’intérieur ce qui déjà le fait frissonner : le vide – et ce serait l’entrée dans un espace vertigineux. Au contraire le sujet reste « les pieds sur le macadam ». Avec cette précision, la priorité est accordée à l’idée d’une réalité acceptée, assumée – le dehors – et du même coup contrebalancée par ce qui lui est coordonné : « La tête aussi haut que la pierre du ciel. » L’instant de bonheur, atteint en cet instant, arrive grâce à la perception de la cour. Le sujet n’a absolument rien vu de l’intérieur de la maison, mais il a vu l’ouverture d’un espace autre, indistinct, et même si cette cour est d’une noirceur incomparable, il n’en reste pas moins qu’il a un accès à cette obscurité. Juste après l’incident de vision vient cette indication qu’on ne peut s’empêcher de citer à nouveau parce qu’elle est déterminante non seulement pour l’analyse de La Folie du jour mais aussi pour l’appréhension de la part de feinte propre à toute fiction : « Tout cela était réel, notez-le. » La Folie du jour tourne autour de la question de la fiction, sans la poser de façon abrupte, mais paradoxalement, par l’affirmation du réel, lui laisse obtenir la majeure part des choses. Le texte appuie la feinte, mettant en doute ce qui vient d’être dit, renversant jusqu’à la cohérence d’ensemble : le texte glisse progressivement et par à-coups, chaque fois plus profondément, vers une plus grande mise à distance de l’indice de réalité, et décrit un espace de plus en plus flottant, entendu comme l’espace des apparences. « Plus il faut de mots, plus c’est mauvais signe », on pourrait reprendre et détourner cette phrase de Robert Musil pour témoigner de la mise en manque opérée par le langage. En effet, plus les mots s’accumulent au compte de la fiction plus « c’est mauvais signe », dans la mesure où ils décomptent plus amplement la réalité du monde puisqu’ils la vident d’un côté et l’emplissent d’eux-mêmes par effet inverse.
Un miroir interne
30Par leur force d’abstraction, les textes de Blanchot cherchent apparemment à se dégager de leur rapport au monde, à se pourvoir d’une véritable autonomie. Comment ne pas comprendre en même temps que l’enjeu tient paradoxalement à ce rapport tout contesté qu’il soit ? Non seulement les textes sont d’une force fictionnelle qu’on ne peut leur retirer, mais se donne à lire à travers eux un véritable questionnement sur leur propre statut.
31Cependant il ne faudrait pas confondre une réflexion avec l’autre. La fiction formule ses propres points d’ancrage, ce qui lui permet de ne pas en perdre son propre statut. Il faut donc se méfier d’une tendance à l’autoréflexion, qui ne saurait s’en tenir à une réflexion critique sur soi : la réflexion est davantage liée à un effet de miroir. Assurément les textes conservent l’ambiguïté : Celui qui ne m’accompagnait pas impose une forte fréquence du verbe « réfléchir » qui emplit la narration jusqu’à attirer l’attention sur l’aspect systématique de cet effet de retour. Revenant trop de fois pour ne pas avoir de fonction significative, on s’interroge sur sa forte présence. La répétition serait abusive si on ne la pressentait comme un point de repère, une mise en index. La réflexion sur soi sert les enjeux de la fiction et non une pensée autoréflexive qui, à ne plus tourner qu’autour de soi, en perd jusqu’à la teneur fictionnelle. Pour garantir l’authenticité de fiction, il faut assurer son autonomie face au geste critique. Et c’est pourquoi on ne peut décidément pas s’accorder avec les critiques qui procèdent à une double lecture. L’échange, démontré par Philippe Mesnard entre les deux modes d’écriture de Blanchot, ici ne tient plus : « Tous ces textes sont à la fois des récits et une interrogation constante sur la possibilité de la narration […] Un remarquable dédoublement sévit entre récit et texte critique26. » De même, Anne-Lise Schulte Nordholt choisit d’évoquer les récits de Blanchot au travers d’une approche de l’espace de l’écriture, renvoyant par exemple certaines scènes de Celui qui ne m’accompagnait pas à l’expérience de l’écriture elle-même27. Certes, on trouve des échos à des scènes d’écriture, on peut lire l’émission de doutes sur la possibilité ou sur la responsabilité d’être écrivain. Mais il ne faut pas se fier à ces subterfuges trompeurs qui risquent d’entraîner le critique trop loin au-delà du texte. Les échos doivent demeurer au simple rang de référence potentielle. Il est un autre aspect plus révélateur : les récits portent des éléments réflexifs dans la mesure où ils sont préoccupés par eux-mêmes et, en ce sens, on accepte avec Jean Paulhan, parce que ce n’est pas la même perspective qui est engagée, d’accorder l’étiquette d’écrivains authentiques, « je veux dire, au sens de l’étymologie, maîtres d’eux-mêmes, conscients de leurs moyens28 » à ceux qui interrogent l’acte d’écrire en écrivant.
32On ne peut nier les points d’interférence et Jacques Derrida en a assez dit sur la difficulté de placer des limites, notamment dans Parages où il utilise la référence au « pas » blanchotien pour justifier son cheminement. Il s’agit donc seulement ici de témoigner de ladite réflexion de la fiction pour elle-même et elle seule : elle n’a de compte à rendre qu’à elle-même et élargit chaque fois davantage le champ qui est le sien. C’est pourquoi il convient de définir la réflexion sous le signe du miroitement plutôt que sous l’enseigne d’une pensée autoréflexive. Que tel texte ait pour objet la nature particulière qui est la sienne, qu’il soit tourné vers lui-même et préoccupé de lui, la question reste posée par la seule fiction. Le souci de la métatextualité, de la référence interne qui tourne autour de soi, est à présent lisible. Des termes très explicites le confirment, « papier », « encre », « écrivain » traversent le récit renvoyant directement et sans ambiguïté à l’idée d’un texte concerné par lui-même. Cependant, et là se lit davantage ce qui nous préoccupe, Celui qui ne m’accompagnait pas invite à un arrêt spécifique sur l’acte d’écrire : cette phrase, « écrivez-vous en ce moment ? », revient dans le texte, à divers endroits et avec insistance. Dans cette question, la place accordée à la valeur du temps se révèle plus importante qu’il n’y paraît. Répétée, elle propose une réorientation : l’ambiguïté porte moins sur le fait d’écrire que sur la précision temporelle, « en ce moment », moment indéterminé défiant le temps parce qu’il présente un écart dans le temps. La question de l’écriture est liée à un effet de mise en miroir qu’effectivement elle contient.
33Il n’est pas inutile de revenir sur ce que Jean Bessière appelle « le geste d’auto-identification », en ce qu’il « a pour condition l’hypothèse que la littérature incarne constamment l’idée de littérature »29, pour fonder la singularité de la fiction. Le geste fictionnel est à différencier du projet d’« autospécularité ». Il y a retour sur soi, il y a spécularité, mais la place qui revient à la fiction est plus ambiguë, elle ne saurait s’arrêter sur une prétention d’autarcie. Aussi paradoxal que cela paraisse, davantage que le repli sur soi la fiction implique un éloignement de soi. Elle maintient une pensée qu’on pourrait dire non plus réflexive mais réfléchissante, pour assurer son rapport à l’image d’elle-même. En cela, elle dépasse le geste autotélique au moment où, se regardant au plus près, elle se détourne de son objet. Le champ du théorique n’est pas ouvert, c’est la fiction qui réalise ce pas envers soi, loin de soi - et ainsi, en aucun cas elle ne manque à ce qu’elle est.
Notes de bas de page
1 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot. La Voix narrative, UGE, Paris, 1974.
2 Michel Thévoz, « Maurice Blanchot et la fiction du récit », La Quinzaine littéraire, no 202, 16-31 janvier 1972.
3 Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, Paris, 1991, p. 10.
4 Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », Les Cahiers de la Pléiade, avril 1947.
5 Louis-René des Forêts, Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, Montpellier, 1985, p. 23.
6 René Char, « Claire », Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1983, p. 896.
7 Alberto Giacometti, « Le rêve, le sphinx et la mort de T. », Écrits, Hermann, Paris, 1991, p. 27.
8 Jorge Luis Borges, Le Rapport de Brodie, « Préface », Gallimard, Paris, 1989, p. 9.
9 Adolfo Bioy Casares, Plan d’évasion, U. G. E., 10/18, Paris, p. 196.
10 Jean Paulhan, Le Guerrier appliqué - Progrès en amour assez lents - Lalie, Gallimard, 1982.
11 Colloque de Cerisy, Littérature latino-américaine d’aujourd’hui, U.G.E. 10/18, Paris, 1980, p. 387.
12 La Part du feu, op. cit., p. 80.
13 La Folie du jour, op. cit., p. 20.
14 Edmond Jabès, Du désert au livre, Pierre Belfond, Paris, 1991, p. 130.
15 Jacques Derrida, Parages, op. cit., p. 53 et 65.
16 Le Livre à venir, op. cit., p. 14.
17 Blanchot le dit en d’autres termes dans L’Entretien infini : ce qui a lieu en cette « expérience de la non-expérience », Gallimard, Paris, 1969, p. 311.
18 Voir l’analyse de Geneviève Lanfranchi, Paul Valéry et l’expérience du Moi pur, La Bibliothèque des arts, Paris, 1993.
19 Serge Bourjea, Paul Valéry, Le Sujet de l’écriture, L’Harmattan, Paris, 1997.
20 Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, Gallimard, Paris, 1942, p. 159.
21 Faux-pas, op. cit., p. 142.
22 Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Gallimard, Paris, 1995, p. 132 : y sont repris les propos de Janet.
23 Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1975, p. 14-15. Le chapitre concerné, intitulé « Blanchot/Le regard du poète », fut tout d’abord publié sous la forme d’un article, dans Monde Nouveau en 1956.
24 Daniel Payot, Anachronies de l’œuvre d’art, Galilée, Paris, 1990, p. 30.
25 La Folie du jour, op. cit., p. 20. Les exemples suivant sont tirés du même passage.
26 Philippe Mesnard, Maurice Blanchot, Le Sujet de l’engagement, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 97.
27 Anne-Lise Schulte Nordholt, L’Écriture comme expérience du dehors, Droz, Paris, 1995 : voir la deuxième partie, « L’écriture et le dehors », en particulier les chapitres 5, 6 et 7.
28 Jean Paulhan, « Un papier-collé en littérature », NRF, no 7, juillet 1953.
29 Jean Bessière, Enigmaticité de la littérature, PUF, Paris, 1993, p. 73.
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