La numérisation dans le cadre du droit d’auteur
p. 59-63
Texte intégral
1L’examen des projets de numérisation des collections des bibliothèques révèle une situation paradoxale. D’une part, on constate des progrès techniques considérables dans la mise en œuvre des numérisations : le matériel et les scanners sont de plus en plus performants et les coûts sont à la baisse. On est passé en une dizaine d’années d’une numérisation choisie à une numérisation de masse. Et d’autre part, le cadre juridique protecteur semble entraver la mise à disposition d’articles, d’ouvrages et de collections scientifiques sous forme numérique. Les chercheurs font donc face à cet obstacle dans leur travail alors que les progrès techniques de la numérisation devraient faciliter leur accès aux corpus scientifiques.
2Partant du cadre juridique, on fera d’abord le constat que la numérisation est avant tout encadrée par la durée de protection des droits patrimoniaux. Les grands projets de bibliothèques numériques sont donc limités aux œuvres tombées dans le domaine public. Par ailleurs, des autorisations sont accordées au cas par cas et la prise de risque juridique inhérente à ce type d’entreprise existe également. Au-delà, les exceptions de l’art. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) offrent des possibilités supplémentaires d’entreprendre des opérations de numérisation, collectives ou individuelles.
3L’on sait qu’en France, dans les pays de l’Union européenne et dans une grande partie des pays signataires de la Convention de Berne, les œuvres restent, en règle générale, protégées jusqu’à soixante-dix ans après la mort de l’auteur. Le cas le plus simple pour entreprendre sans obstacles juridiques un projet de numérisation est donc celui qui consiste à choisir un corpus d’œuvres entrées dans le domaine public. Si les droits patrimoniaux ont expiré, il faudra néanmoins se prémunir de toute atteinte au droit moral, question qui peut sérieusement se poser lorsque les défauts de la copie numérisée peuvent constituer une atteinte à l’intégrité de l’œuvre, sans parler du droit de paternité, parfois escamoté par des éditeurs de contenus en ligne négligents.
4Tolosana, la bibliothèque numérique toulousaine, tout comme la base Gallica de la Bibliothèque nationale de France (BNF) limitent la numérisation aux œuvres entrées dans le domaine public. Ce sont des bases gratuites et un grand soin est apporté à la numérisation et à l’accès aux documents. Quant à la question des droits patrimoniaux, Tolosana, on l’a vu, offre des corpus remontant au début du XVIème siècle et n’excédant pas pour l’instant la deuxième moitié du XIXème siècle. Gallica fait un suivi très fin de l’expiration des durées de protection des œuvres, ce qui fait que l’on peut avoir accès à des livres et à des revues de la première moitié du XXème siècle. On se souvient que le programme « Google livres » avait quant à lui débordé sur des œuvres encore sous droits et englobé tout un pan des ouvrages du XXème siècle.
5Ces œuvres ont été numérisées mais sauf accord avec les ayants droit, on ne les trouve pas sur internet. Depuis les démêlés judiciaires de Google avec les éditeurs français, 1867 est la date butoir de parution des œuvres au-delà de laquelle on ne trouve pas d’ouvrages en langue française en texte intégral dans la base Google livres. Cette numérisation ne fait en général pas courir de nouveaux droits ce qui n’empêche pas parfois l’ajout de filigranes sur chaque page consultée. Mais en principe, en dehors des oeuvres tombées dans le domaine public, les œuvres peuvent être reproduites librement, en respectant les conditions d’utilisation.
6En dehors des œuvres tombées dans le domaine public, quelles sont les possibilités d’entreprendre des projets de numérisation ? On répondra à cette question en citant quelques exemples parmi les chantiers entrepris pour donner accès à des œuvres pour lesquelles les droits patrimoniaux n’ont pas expiré.
7La base Persée4, un programme de numérisation d’un corpus de revues scientifiques, mené par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, est un exemple de numérisation d’œuvres sous droits. Les procédures de vérifications et de contrôles sont lourdes car la numérisation est précédée d’une demande d’autorisation. De même, toute demande de retrait est immédiatement prise en compte. On trouve donc sur Persée, une remarquable collection de revues scientifiques en accès libre et gratuit et au fil des pages, on découvre parfois des illustrations manquantes, faute d’obtention des droits.
8Une autorisation demandée aux ayants droit est également envisageable dans le cadre d’un projet spécifique. Ce fut le cas de l’exposition Carbonnier organisée par la bibliothèque Cujas et le Sénat. Ce projet a permis un accès gratuit en ligne aux cours polycopiés et à un grand nombre de documents écrits et sonores, parfois inédits, ayant trait à la carrière et à l’œuvre du doyen Carbonnier. L’exposition virtuelle est toujours accessible sur internet5. Enfin, la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 sur la numérisation des livres indisponibles a conduit à la création et à la mise en ligne de la base Relire6 administrée par la BNF, où « l’opt out », le retrait volontaire, a été consacré par le législateur7. C’est donc par une démarche active de « retrait » que les auteurs font le choix de ne pas entrer dans le système de gestion collective. Après une période de questionnements, l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité a finalement confirmé que la loi sur les livres indisponibles n’était pas contraire à la Constitution. Au-delà des débats passionnés ayant entouré l’adoption de cette loi, retenons que c’est tout un pan de la production intellectuelle du XXème siècle (estimée à 500 000 titres) qui sera à nouveau accessible après numérisation mais à la différence des exemples cités plus haut, les œuvres sont « réinjectées » dans le circuit commercial. Là encore, il a fallu la construction d’un dispositif novateur pour avancer dans cette voie, dans le respect de la durée des droits patrimoniaux.
9Les exceptions de l’article 122-5 du code de la propriété intellectuelle, introduites en droit français par la loi n° 2006-961 dite DADVSI (droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information) en 2006, transposant la directive du 22 mai 2001 (2001/29/CE) offrent la possibilité de numériser, donc de reproduire, voire de représenter. Il faut reconnaître que le cadre est passablement réduit, la transposition de la directive en droit français étant limitative pour ce qui concerne les exceptions au droit d’auteur. C’est néanmoins un territoire à explorer, une étroite fenêtre de tir pour les bibliothèques souhaitant offrir à leurs usagers un accès facilité à leurs collections scientifiques.
10Il nous faut faire mention au passage de l’exception pour copie privée (art. 122-5 2°), une copie strictement réservée au copiste qui permet à un usager de numériser des œuvres à la condition qu’elles soient légalement acquises (la « licéité » de la source a été introduite par la loi n° 2011-1898 du 20 décembre 2011 relative à la rémunération pour copie privée) et avec son propre matériel, ce qui exclut tout usage collectif. Cette exception est compensée par une taxe. Cependant, elle peut s’appliquer à des documents appartenant à une bibliothèque, l’usager n’étant pas tenu de les posséder. Bien entendu, en cas de contestation, le copiste devra satisfaire au test dit des trois étapes.
11Moins connue, l’exception dite « bibliothèque » introduite dans notre droit par la loi dite DADVSI, modifiée par la loi n° 2009-669 dite « Hadopi » en 2009, a conduit à la nouvelle rédaction de l’article 122-5 8° du CPI : « l’auteur ne peut interdire (...) la reproduction d’une œuvre et sa représentation effectuées à des fins de conservation ou destinées à préserver les conditions de sa consultation sur place à des fins de recherche ou d’études privées par des particuliers dans les locaux de l’établissement et sur des terminaux dédiés par des bibliothèques accessibles au public, par des musées ou par des services d’archives, sous réserve que ceux-ci ne recherchent aucun avantage économique ou commercial ».
12Grâce à cette exception, les bibliothèques « pourraient », quand les conditions sont réunies, numériser des ouvrages ou des revues encore couvertes par les droits patrimoniaux. Cet emploi du conditionnel témoigne de la difficulté à mettre en œuvre cette exception ; à notre connaissance, peu de bibliothèques s’y sont risquées. En effet, les conditions de l’exception sont restrictives et doivent être interprétées avec soin, notamment les mentions « à des fins de conservation » et « préserver les conditions de sa consultation ». Il faut se rappeler que cette exception trouve son origine dans le risque que fait courir l’obsolescence des supports à la préservation des collections8. Si ces conditions sont respectées, une bibliothèque pourrait numériser des œuvres protégées. Il faudrait bien entendu que la représentation, pratiquement la mise à disposition du public des œuvres en question, se fasse dans de strictes conditions, sur des postes dédiés, dans les locaux de l’établissement et a priori sans possibilité de reproduction par l’usager.
13Les collections de thèses constituent un exemple type du paradoxe évoqué précédemment. Les thèses anciennes et patrimoniales ont rejoint le domaine public mais à quelques exceptions près ne sont pas souvent consultées. Ce n’est pas le cas des thèses du XXème siècle, un outil de travail pour les étudiants et les chercheurs mais d’un accès limité, les droits patrimoniaux n’ayant pas expiré. Peu de thèses récentes sont en ligne, les auteurs étant réticents à autoriser la diffusion sur internet et de fait, les conditions de consultation, sur papier ou sur microfiches sont peu conviviales. Si l’exemplaire papier est de surcroît très consulté et en voie de fragilisation, les conditions sembleraient réunies pour entreprendre une numérisation, au cas par cas.
14Dans le fil de cet exemple, il faudra suivre les retombées de la jurisprudence toute récente de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 117-13 du 11 septembre 2014) concernant l’exception dite « bibliothèque » sur la base de la transposition de la directive de 2001 en droit allemand, question préjudicielle par laquelle la Cour a admis la numérisation par une bibliothèque d’un ouvrage pourtant proposé en version numérique par un éditeur9. Au-delà des consultations précédant le livre blanc de la Commission européenne devant conduire à la réforme de la directive de 2001, la logique des exceptions participe de la complexité de l’application du droit d’auteur dans les pays de l’Union européenne. La réforme à venir aura sans aucun doute des implications pour les bibliothèques.
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15En conclusion, si le cadre juridique limite strictement la numérisation des œuvres sous droits, des exceptions peuvent éventuellement s’appliquer en attendant une réforme de la directive européenne sur l’harmonisation du droit d’auteur.
Notes de bas de page
4 http://www.persee.fr/web/guest/home
5 http://expocujas.univ-paris1.fr/Carbonnier/apropos.html
6 https://relire.bnf.fr/accueil
7 V. l’étude de Florence-Marie PIRIOU, « Nouvelle querelle des anciens et des modernes : la loi du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des indisponibles du XXème siècle », Communication Commerce électronique, n° 10, octobre 2012 et l’analyse de Franck MACREZ, « L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-t-il du droit d’auteur ? » D. 2012 p. 745.
8 A ce propos : Christophe ALLEAUME, « Les exceptions au bénéfice des bibliothèques des musées et des services d’archives », Légicom n° 39, 2007/6.
9 V. le commentaire de Jean-Michel BRUGUIERE, Légipresse 321, novembre 2014.
Auteur
Conservateur des bibliothèques, Université Toulouse 1 Capitole
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