Le Code hors la France*
p. 493-526
Texte intégral
1L’influence du Code civil des Français hors des frontières nationales constitue l’un de ces thèmes de prédilection où nos petites vanités chauvines ont longtemps trouvé un aliment de choix. Sujet de séminaires ou de colloques internationaux1, point de départ de nombre de recherches en droit comparé, question traitée souvent avec un peu de complaisance dans les manuels et les cours d’introduction à la science juridique, le problème de la place de notre droit civil en Europe et dans le monde n’a été que partiellement résolu par des travaux où la bienveillance de nos interlocuteurs étrangers rejoignaient parfois notre tendance à l’autosatisfaction pour sous-estimer le prestige du Code civil allemand à partir de 1900 et le poids de la méthode juridique anglo-saxonne depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
2Il est vrai qu’il n’est pas aisé d’évaluer la portée et l’influence d’un texte de droit hors du pays où il fut élaboré et promulgué. Sauf dans le cas, malgré tout rare et un peu inquiétant sur la valeur des juristes du cru, où tous les articles sont purement et simplement recopiés, il est difficile de faire la part respective des diverses sources d’inspiration qui ont pu s’exercer sur des législateurs nationaux, au surplus assez naturellement enclins à insister sur l’originalité et la spécificité de leur œuvre. À la discrétion des rédacteurs locaux, peu soucieux d’avouer ce qui ne leur est pas propre, répond l’ardeur des comparatistes à débusquer tous les emprunts qui ont pu être effectués. La seule méthode apparemment indiscutable pour évaluer, dans un Code, ce qui revient aux uns et aux autres, consisterait à mesurer -éventuellement à faire mesurer par l’informatique- l’importance des dispositions communes dans des recueils traitant les mêmes sujets mais venant de pays différents. Les programmes destinés à repérer les plagiats dans les travaux universitaires pourraient être, en l’occurrence, utilement mobilisés.
3En fait, l’on sait bien qu’il n’est pas possible de s’en tenir à la pure et simple mesure des termes repris à peu près selon la même construction de phrase d’un texte sur l’autre. Une telle technique n’est guère utile que pour les procès en violation des droits d’auteur et il n’est heureusement pas encore de copyright sur les lois votées et les règlements adoptés. L’influence d’un Code sur un autre peut prendre toutes sortes de forme, depuis la similitude du plan général qui constitue l’emprunt le plus ostensible mais pas forcément le plus révélateur, jusqu’à la mise en œuvre des mêmes modes de raisonnement ce qui semble plus décisif mais qui demeure malcommode à évaluer, en passant par de petites soustractions limitées sur des points précis, des solutions à des problèmes concrets cherchées ailleurs mais parfois présentées en termes trop différents pour que l’on puisse être sûr qu’il y a eu reprise. Au demeurant, en droit comme en art, les sources d’inspiration peuvent être multiples et prendre toutes sortes de voies : la doctrine et la jurisprudence s’enorgueillissent de nourrir et d’infléchir la réflexion du législateur dans le pays même et hors des frontières, certains textes étrangers jouent le rôle de relais et c’est par leur intermédiaire que des lois nationales voient leur zone d’influence s’étendre. De tout cela, le Code civil des Français donne maints exemples.
4Les arguments les plus souvent invoqués pour expliquer le prestige du Code Napoléon consistent à vanter l’ampleur de la démarche qui contraste avec la dispersion des ordonnances d’Ancien Régime, la rigueur de la méthode adoptée que l’on oppose aux approximations des coutumes et des pratiques d’avant 1789, la clarté et même l’élégance du style à l’appui duquel l’on en appelle au témoignage rien moins que de Stendhal, enfin l’audace de la pensée, expression du progrès des idées au XVIIIe siècle et sous la Révolution. Toutes ces considérations flatteuses font peu de cas du poids politique que représentait la France en Europe au début du XIXe siècle, lorsque la question se posait pour nombre de pays de se choisir un modèle en matière de codification, et même si les juristes français insistent peu sur cette cause d’influence, finalement moins valorisante pour eux que d’invoquer la valeur exceptionnelle des grands ancêtres, les jurisconsultes du Consulat et de l’Empire.
5Si les succès des armées impériales ont donc été à l’origine directe des premières extensions internationales de notre Code civil au point que sa zone d’influence coïncide assez exactement avec la carte des conquêtes napoléoniennes (I), par la suite c’est sur des bases plus pacifiques qu’il va poursuivre sa carrière comme source d’inspiration des Codes civils étrangers et en tant qu’élément de l’influence culturelle et intellectuelle de la France à l’étranger (II).
I – Le Code Napoléon dans les pays ayant subis les conquêtes impériales
6C’est pratiquement dès leur promulgation que les Codes français, et d’abord le Code civil, commencèrent à s’appliquer hors de France2, en tout cas hors des frontières de notre pays telles que nous le concevons aujourd’hui. Encore qu’il répugne à la toge de trop devoir aux armes, il faut reconnaître que les victoires militaires ont été un puissant renfort à l’accueil de nos lois à l’étranger à l’époque de Napoléon (A) ; du moins s’y sont-elles en général maintenues après les défaites de 1814 et 1815 (B).
A - Le Code Napoléon sous Napoléon
7On a peine à imaginer, de nos jours, ce que fut l’Empire napoléonien et jusqu’où s’étendit son influence directe avec une France qui, dans sa plus grande extension, comprenait la totalité de la Belgique et des Pays-Bas ainsi qu’une notable partie de l’Allemagne jusqu’à Hambourg, de la Suisse avec Genève, Porrentruy et Sion, et de l’Italie jusqu’à Rome3, avec des États vassaux qu’unissait l’appartenance de leur monarque à la famille Bonaparte, les royaumes de Westphalie avec Jérôme, d’Italie avec Napoléon lui-même et Eugène comme vice-roi, de Naples avec Murat et d’Espagne avec Joseph pour s’en tenir aux principaux. Telle était la zone d’influence qui s’offrait sans effort au Code Napoléon à peu près dès sa parution : rien moins qu’une bonne moitié de l’Europe occidentale.
8Il est vrai que cette politique expansionniste ne se voulait pas seulement militaire mais aussi de conquête durable des esprits, voire de séduction. Et là, le Code civil avait un rôle à jouer... Prétention naïve des envahisseurs français que de se vouloir aimés, en tous cas appréciés ? En fait, ambition pas si absurde qu’il ne paraît à première vue et qui eut ses succès. Le point de départ de ce processus de conquête est bien connu d’autant qu’il nourrit une partie de la geste républicaine dans notre pays : ce sont les soldats de l’an II, la proclamation de la patrie en danger, la levée en masse, la formule « guerre aux châteaux, paix aux chaumières », l’article du projet de constitution de Saint-Just selon lequel « le peuple français vote la liberté du monde », bref la conviction valorisante que l’on ne se bat que parce que l’on a été attaqué et que, si l’on envahit un peu les voisins, c’est pour leur bien, pour les libérer de leurs oppresseurs.
9L’historiographie républicaine répandra complaisamment cette image, même si les bons auteurs admettent qu’il y eut quelques dérapages, des commissaires aux armées un peu âpres au gain, tel ce Rapinat si bien nommé et taxant lourdement les cantons suisses, des troupes françaises un rien enclines au pillage, tels ces soldats de l’armée d’Italie auxquels Bonaparte explique qu’ils ne doivent pas s’inquiéter d’être démunis de tout, « nus, mal nourris » puisqu’il les conduit vers « les plus fertiles plaines du monde »4 ; on imagine aisément ce que comprirent ces troupes : qu’elles allaient pouvoir s’emparer de tout à leur guise. Le plus surprenant est que -efficacité de la propagande ou succès des idées nouvelles- les armées françaises d’invasion furent un peu partout et au moins dans un premier temps, accueillies en libérateur par une partie de la population, surtout la bourgeoisie éclairée, parmi laquelle des personnalités aussi peu suspectes de propension à trahir que Fischte en Allemagne, le futur auteur des Discours à la nation allemande, ou Goya en Espagne, bientôt le dessinateur des « désastres de la guerre ».
10Le point d’aboutissement de ce processus de conquête qui se voulait si rassurant au début et qui l’était beaucoup moins à la fin, est moins connu, comme si l’on en avait un peu honte au pays de Descartes et de Voltaire. C’est rien moins que « l’empire du monde » que Napoléon commence à mettre en œuvre, surtout à partir de 1811, à partir de la naissance du roi de Rome, projet qu’il présente comme une tentation bien excusable, lorsque, en 1815, il passe aux aveux auprès de Benjamin Constant : « J’ai voulu l’empire du monde et qui ne l’aurait pas voulu à ma place ? »5. Il faut reconnaître qu’à l’époque, il répugne à avouer l’ampleur de ses ambitions mais il met tout en œuvre pour y parvenir. Les provinces contiguës des frontières françaises sont, de proche en proche, intégrées au territoire même de la « Grande Nation ». L’Italie fait l’objet d’une union personnelle lorsque Napoléon coiffe la couronne de fer. Il est protecteur des Confédérations germanique et helvétique. Il place ses frères et beau-frère sur les trônes qui passent à sa portée avec une désinvolture qui étonne jusqu’aux bénéficiaires eux-mêmes, tel Joseph invité à passer de Naples à Madrid, tel Murat croyant recevoir l’Espagne et devant se contenter de l’Italie du sud.
11Qu’il y ait songé dès le début ou que l’idée lui soit venue progressivement, il se convainc, sans trop oser le dire, que la constitution de ces royaumes vassaux n’est qu’une étape avant l’intégration pure et simple à l’Empire. Lors du baptême du roi de Rome, les monarques appartenant à sa famille et accourus à l’événement, sont traités par le protocole en « princes français » ce qui leur montre bien qu’aux yeux du maître c’est là leur principal et plus durable titre. Il veut faire de Paris le centre politique et religieux de cet empire universel et rêve de vastes transformations urbanistiques : le pape s’y installerait de façon permanente, tous les Rois d’Europe y auraient leur palais et viendraient, lors du sacre de l’Empereur des Français au moins, y résider et faire acte d’allégeance6. L’échec de l’expédition de Russie dissipera tous ces projets.
12Il ne suffit pas de contrôler par le haut, par des monarques asservis, par des traités imposés et par la plus grande armée du monde ; il faut s’assurer de la maîtrise des esprits et le fait d’imposer son Code civil se situe dans cette perspective. En territoire nouvellement français, le système administratif impérial est appliqué sans état d’âme, ni adaptation. Les vieilles provinces néerlandaises7, germaniques, helvétiques et italiennes sont divisées en départements avec préfectures, sous-préfectures, juges de paix, tribunaux d’instance et Cours d’appel ; les mêmes schémas de commandement, les mêmes circulaires, les mêmes types de fonctionnaires doivent être respectés partout. La presse est mise au service de ce travail d’uniformisation et d’intégration, à la fois du point de vue politique puisqu’elle en est réduite à recopier le Moniteur, le journal officiel édité à Paris directement sous les yeux de l’Empereur, et du point de vue linguistique avec obligation d’être rédigée mi-partie dans la langue locale, mi-partie en français. Le Code civil constitue un autre moyen d’assimilation et c’est dans cet esprit que Napoléon veille à ce qu’il soit scrupuleusement respecté, d’autant plus attentif qu’il est convaincu de la supériorité de sa codification, « synthèse du passé et de l’avenir, susceptible de convenir à tous les peuples »8. Il ne s’agit donc de rien moins, avec ce Code, que de s’assurer le contrôle du temps et de l’espace. Vaste programme, l’on en conviendra.
13Il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas par la force que Napoléon entend imposer ses lois civiles. Même si le passage des armées françaises fournit l’occasion d’en faire découvrir les bienfaits aux peuples occupés, il souhaite qu’elles s’implantent ensuite toutes seules, par leur perfection technique et le progrès qu’elles représentent. Non seulement elles doivent être capables de survivre au départ de nos soldats mais à certains égards, il leur appartient d’être en mesure de se substituer à eux pour maintenir des liens avec la France, des liens d’autant plus solides qu’ils sont fondés sur un accord sincère. Dans cette perspective, Napoléon encourage vivement l’introduction des Codes français dans les royaumes vassaux, en Allemagne et en Italie notamment9. Il n’est jusqu’à la Pologne, dans ce Grand duché de Varsovie qu’il crée pour répondre aux attentes polonaises sans trop inquiéter le Tsar, où le Code est imposé malgré les protestations du clergé qu’indignent certaines règles de laïcisation du mariage et de l’état-civil et malgré les oppositions d’une partie de la noblesse qui jugent inquiétantes les dispositions sur la propriété foncière10.
14En dépit des réticences que son apparition suscite, en dépit des changements qu’il impose dans la vie des affaires et parfois jusque dans les rapports familiaux, le Code Napoléon s’applique pourtant sans trop de problèmes, dans ces pays intégrés ou sous influence. Ce n’était pourtant pas la tradition de l’époque en cas de conquête militaire et les vieilles monarchies avaient plutôt l’habitude de conserver aux territoires nouvellement acquis leurs lois et leurs coutumes. Mais, justement, telle n’est pas la pratique des révolutionnaires français et de leur successeur botté. Ils sont si bien convaincus de leur rôle messianique qu’ils croiraient manquer à leur devoir en ne faisant pas bénéficier les peuples soumis des avantages d’une législation fondée sur la raison universelle. Et ces idées rencontrent un certain écho dans une partie de l’opinion publique à laquelle elles s’adressent.
15De plus, dans nombre de pays conquis, l’irruption des lois françaises, commencée dès le Directoire, généralement avec le système des Républiques-sœurs, est plutôt progressive, démarrant par quelques textes à portée limitée avant de culminer, à partir de 1804, avec l’arrivée des Codes français. Enfin, il faut reconnaître que les transformations juridiques ainsi provoquées étaient peu de chose à côté des bouleversements politiques et sociaux induits par la Révolution française. La disparition de dynasties séculaires, la suppression du système féodal et la mise en cause de la place de l’Eglise étaient autrement traumatisantes que d’imposer un Code civil finalement bien fait.
16C’est surtout chez les spécialistes de droit -magistrats, avocats et professeurs- et d’abord dans les pays de tradition germanique non directement soumis à la France que se développe un discours savant passablement hostile au Code Napoléon. Les auteurs y sont d’autant plus sévères que leur législateur a précédé la Grande Nation dans l’élaboration de Codes synthétiques, ainsi la Bavière dès 1756 et la Prusse en 1794. C’est en Autriche que démarre une mise en cause globale du texte de 1804, assez logiquement puisque Vienne se souvient de sa responsabilité comme capitale du défunt Saint Empire et que Metternich fait figure d’adversaire irréductible de tout ce qui paraît marqué au coin des idées révolutionnaires françaises. En 1811, le pays se dote d’un Code civil général, marqué par les principes de Franz von Zeiller qui reproche pêle-mêle au Code français son manque d’esprit d’égalité, notamment au détriment des étrangers, des absents, des femmes et des enfants naturels, son peu d’uniformité et d’unité avec des dispositions qui ne relèvent pas du pur droit civil et d’autres qui sont contradictoires d’un article à l’autre comme en matière de puissance paternelle ou de substitutions, enfin ses lacunes, ainsi dans le domaine successoral11. Si les critiques de Zeiller sont encore peu systématiques et plutôt désordonnées, du moins nombre de points évoqués mériteront en effet des réformes.
17Au surplus, c’est seulement en 1814 que le procès du Code français prendra sa forme durable, avec la célèbre polémique entre Thibaut et Savigny, à partir de laquelle raisonneront des générations d’adversaires et de partisans de la codification. Il est vrai que la controverse dépasse largement l’énumération des avantages et des inconvénients du texte adopté sous l’influence de Napoléon pour s’étendre à une discussion sur la méthodologie la plus souhaitable en matière de rassemblement des lois nationales en un ensemble synthétique et ordonné. À noter que les polémistes appartiennent tous deux à des familles d’origine française et sont professeurs d’Université, le premier à Heidelberg, le second à Berlin. Pour résumer une discussion trop connue pour ne pas être elle-même objet de contestation dans l’interprétation, Thibaut, tout en souhaitant une codification simplificatrice et fruit de la Raison nationale, critique le Code Napoléon de plusieurs points de vue : la mort civile, la condition des étrangers, la situation de l’enfant naturel, le régime de l’adoption, l’organisation du conseil de famille, la publicité des hypothèques...12. Savigny, pour sa part et sans négliger la critique de l’œuvre réalisée par le législateur français notamment en se fondant sur les travaux préparatoires, développe sa pensée en présentant le Code Napoléon comme l’expression des tendances nihilistes de la Révolution française, tendances désastreuses et inguérissables si on voulait les appliquer en Allemagne, alors qu’une codification doit être le résultat d’un travail de longue durée, d’une recherche juridique approfondie dont elle couronne les résultats13.
18Les inquiétudes et les critiques des juristes autrichiens et prussiens sont d’autant plus compréhensibles que l’influence du Code Napoléon ne se limite pas aux régions récemment intégrées à l’Empire ou placées sous la domination de la famille Bonaparte, là où le Code est purement et simplement appliqué sans autre modification qu’une traduction hâtivement effectuée dans la langue locale. Une autre forme d’influence commence à se faire jour, plus insidieuse, encore rare mais promise à un bel avenir, celle qui consiste à présenter comme une codification nationale, en tout cas adaptée au pays, ce qui n’est parfois qu’une reprise, passablement servile, du texte français, selon une technique de rédaction par copie plus ou moins avouée. Le temps est trop compté de 1804 à 1814 pour que la méthode ait pu beaucoup faire école. Du moins a-t-elle déjà été conduite à deux reprises aux marches de l’Empire, la première fois sans grande portée puisque le pays concerné, la Hollande, fut promptement intégré à la France, la seconde plus riche de conséquence puisque le Code du Grand duché de Bade exerça une influence sur le droit allemand, plus tard notre principal concurrent. Au surplus ces textes eurent leur originalité : si le Wetbock Napoléon ingerigt voor het Koninkrijk Holland (Code Napoléon aménagé pour le Royaume de Hollande), résultat du travail d’une commission mise en place par Louis Bonaparte sur instruction de son frère aîné, se démarque peu du modèle français et s’applique à peine plus d’un an, de mai 1809 à novembre 1810, en revanche le Badishces Landrecht (droit de l’État de Bade) de 1810 est fortement mâtiné d’ancien droit badois et survit à la domination napoléonienne.
B - Le Code Napoléon après Napoléon
19Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, les défaites de 1814 et 1815 ne se sont pas traduites par un abandon immédiat du Code Napoléon par les pays étrangers auxquels il avait été plus ou moins imposé. C’est même le contraire qui s’est produit ce qui tendrait à faire penser que la greffe n’était pas si artificielle que certains l’avaient cru. En fait, il n’y a guère que dans le Royaume du Hanovre que l’annulation de l’application du Code civil a été immédiate et, pour faire bonne mesure, rétroactive14. Il faut aussi y ajouter le Valais dont l’appartenance à l’Empire fut trop brève pour que le droit français ait le temps de s’implanter dans cette « chétive population », pour reprendre la formule de Napoléon, et passablement conservatrice autour de son agriculture traditionnelle et de la religion catholique. La situation fut à peu près comparable, agriculture de montagne exceptée, dans les États pontificaux.
20Si l’on met à part ces quelques exceptions, le Code Napoléon continue à être respecté à peu près partout où il avait été mis en application, de longues années après la chute de l’Empereur et même, dans la majorité des cas et si singulier que cela puisse paraître, pour une durée de l’ordre du siècle. Evidemment chacun de ces Codes a vécu à partir de là de manière autonome, interprété de façon différente par les tribunaux du pays, modifié au gré des majorités législatives, adapté aux préoccupations et aux évolutions nationales. Ce pourrait d’ailleurs être une source de réflexions que d’étudier dans quelle direction chacun de ces textes, à l’origine exactement identiques, a évolué, notamment en fonction du tempérament juridique de chaque nation.
21Si l’on classe les pays où s’est appliqué le Code Napoléon en fonction de la durée de leur fidélité à ce texte et de la date où ils se sont dotés d’un nouveau document synthétique, entièrement refondu, ce sont les Pays-Bas qui apparaissent comme les moins durablement attachés aux lois héritées de l’occupation française. C’était bien « par provision et en attendant l’adoption de nouveaux Codes » qu’un décret souverain du 11 décembre 1813 avait prolongé l’application de la législation française. Pour ce qui est du Code civil, il fallut cependant attendre 1838 pour la mise en vigueur du Code civil néerlandais ; encore cette date avait-elle été artificiellement retardée puisqu’un texte était prêt dès 1829 mais que la séparation d’avec la Belgique en 1830 avait conduit à remettre en chantier.
22L’Italie vient en deuxième position dans l’ordre d’abandon des lois impériales, du moins si l’on va au-delà des apparences qui donnent l’impression, autour de 1820, d’une rafale de recueils venant remplacer le Code Napoléon. En fait, la plupart de ces documents reprennent d’assez près le texte français dont ils prolongent ainsi l’application en lui donnant une apparence nationale qui apaise les patriotismes les plus susceptibles. Tel est bien le cas en 1819 du Code pour le Royaume des Deux-Siciles qui s’efforce de paraître remplacer les cinq Codes français par un Code unique mais divisé en cinq parties avec des numérotations autonomes et dont les développements en droit civil reprennent les dispositions françaises, à l’exception de ce qui concerne la puissance paternelle, la succession légitime, l’emphytéose et les majorais. La même ressemblance avec les lois françaises et le même souci de synthèse se retrouvent dans le Code du duché de Modène, promulgué en 1851 et qui tente d’unifier droit civil et droit commercial.
23En revanche, les Codes civils de Parme, adopté en 1820 par Marie-Louise, seconde épouse de Napoléon et promptement consolée, et des États sardes, promulgué en 1837 par Charles-Albert de Savoie-Carignan, ce qui vaut à son recueil le surnom d’Albertin, tentent de s’éloigner sur certains points du modèle venu d’outre-Alpes. Le Code de Parme est considéré comme techniquement le meilleur, rédigé par un comité qui cherche son inspiration dans tous les textes anciens ou récents paraissant dignes d’intérêt, mais sacrifiant surtout et évidemment à la France. Le Code Albertin, pour sa part, est fait de contrastes avec des reculs par rapport au législateur napoléonien comme à rencontre des non-catholiques, des étrangers, des enfants naturels et des femmes, mais aussi avec des adaptations apparemment judicieuses aux habitudes locales, notamment en matière de régime matrimonial, d’organisation des successions et de statut des eaux. Finalement, si l’on écarte d’une part le Grand duché de Toscane et les États pontificaux qui affectent avec plus ou moins de succès de revenir aux règles d’avant la Révolution française, et d’autre part la Lombardie-Vénétie qui se voit imposer le texte autrichien de 1811, c’est à peu près toute l’Italie qui continue d’appliquer plus ou moins le Code Napoléon, à travers des documents divers mais obéissant à un modèle commun. L’unification de l’Italie et l’adoption d’un Code civil en 1865 viendront mettre fin à cette situation, même si ce dernier texte demeure encore fort marqué par la tradition française15. La formule d’un juriste italien résume la situation du Code civil français de l’autre côté des Alpes : d’abord appliqué ratione imperii, il est désormais respecté imperio rationis16. Napoléon aurait souscrit à ce jeu de mot. Par la suite, et malgré la tentative menée entre 1916 et 1928 mais aboutissant à un texte qui ne fut pas mis en application, le droit italien prit progressivement son autonomie à l’égard du droit français, jusqu’à l’entrée en vigueur d’un nouveau Code civil en 1942.
24Toujours en fonction de la date de sortie du système napoléonien, l’Allemagne se situerait en troisième rang dans notre système de classement. Il est vrai qu’il y est apparu très tôt une authentique volonté de bâtir une législation réellement originale, à base de traditions germaniques et de droit romain, en tous cas bien distinct du modèle français. En même temps, l’influence de juristes qui, comme Savigny, considèrent avec méfiance toute tentative de codification qui ne serait pas précédé d’un long travail de recueil des sources à base de coutumes populaires et de droit romain, d’unification des principes et de précision des concepts, dissuade, là où le Code français a été introduit par conquête, de faire semblant de lui substituer un texte nouveau qui n’en serait en réalité que la copie.
25Un fond juridique d’origine française va donc se maintenir non seulement en pays badois mais également dans les territoires se situant sur la rive gauche du Rhin. Dans le Grand duché de Bade, le Badisches Landrecht survit au prix de quelques cinq cents modifications touchant d’une part au régime des terres et de façon à permettre la survie de quelques traditions locales, d’autre part au droit de la famille et dans le but d’atténuer certaines règles trop rigoureuses ou inégalitaires du droit français17. En Rhénanie se pose le problème tenant à ce que ces provinces ont été rattachées à des princes divers et parfois à de vastes ensembles comme la Prusse, la Bavière et le Hesse. C’est donc à titre de droit local prussien, bavarois ou de Hesse que le Code Napoléon a continué de s’appliquer dans certaines localités, sous sa forme littérale et sous réserve de modifications législatives ultérieures. C’est Savigny lui-même qui, bien que fort hostile au Code français, a plaidé pour son maintien lorsque les cercles « Vieux Prussiens » tentèrent, en 1818, de le remplacer par le Code prussien de 1794 : Savigny s’opposa à ce projet de réintroduction d’une législation qui, dit-il, « a coupé le lien entre la pratique et la science »18.
26Evidemment cette survie de quelques régions de tradition juridique française dispersées sous des autorités politiques diverses et au sein du territoire allemand, entraîna des problèmes spécifiques. Elle suppose d’abord des juges spécialisés pour veiller à l’application de ce droit particulier : ce sera d’abord et surtout le rôle de la Cour d’appel de la Cologne dont le procureur Simons accédera aux fonctions de ministre de la Justice de Prusse et dont le président Daniels publiera une traduction du Code civil français ; ce sera ensuite, à partir de 1879, donc après l’unification bismarkienne, la fonction de la deuxième chambre civile, dite « rhénane » ou de droit français au sein du Tribunal d’Empire, chambre dont chacun souligne la qualité de la jurisprudence19. Ce système suppose ensuite un instrument de réflexion commune et c’est ce que fournira, de 1870 à 1907, la Puchelts Zeitschrift für das franzosische Recht (Revue pour le droit français) du nom de son fondateur. Comme on pouvait s’y attendre, cette place du droit français en Allemagne déclina rapidement avec l’entrée en vigueur du Burgerliches Gesetzbuch (Recueil des lois concernant les citoyens) en 1900. Ses qualités spécifiques lui permettront non seulement et fort naturellement d’évincer le droit civil français d’Allemagne mais également de se substituer à lui comme source d’inspiration principale pour les codifications ultérieures dans le monde.
27En quatrième position de notre classement, il faut sans doute placer les cantons romans de la République helvétique. Leur situation du point de vue du code Napoléon est comparable à la fois à celle de l’Italie et à celle de l’Allemagne. Comme en Italie, certains législateurs ont choisi d’adopter rapidement leur propre code civil mais en acceptant une forte inspiration française. C’est dans ces conditions que sont successivement promulgués les codes civils vaudois en 1821, fribourgeois entre 1834 et 1849, valaisan en 1855 et neuchâtelois entre 1853 et 1855. L’ambiance qui préside aux travaux des commissions de rédaction paraît à peu près semblable d’un canton à l’autre, autant que l’on puisse en juger d’après les déclarations officielles. Ces législateurs cantonaux balancent entre deux préoccupations sans vouloir en sacrifier aucune. D’une part, ils rendent hommage au code français et, de ce point de vue, c’est le canton de Vaud qui, reconnaissant à la France de son aide pour son autonomie, se montre le moins ménager des superlatifs : « fruit du travail des plus habiles jurisconsultes d’une nation avec laquelle nous avons toujours eu les plus grands rapports de mœurs et de langage (...) ».
28D’autre part, ils insistent sur le respect de leurs spécificités locales, leur pureté de mœurs qui rend inutiles certaines rigueurs françaises, les solidarités communales qui doivent être prises en compte, le rôle traditionnel et bienfaisant du clergé qui s’accommode mal de la laïcisation du droit français, un régime foncier original auquel propriétaires et exploitants sont attachés... et ici c’est le canton de Fribourg, à la charnière des pays romans et germaniques qui se montre le plus déterminé à préserver ses spécificités, intégrant non seulement de nombreuses règles de son droit traditionnel mais aussi certaines dispositions du code civil bernois marqué d’influences germaniques. En tous cas et du point de vue qui nous intéresse ici, celui de l’influence du code civil français, elle est évidente dans ces quatre codes, ostensible même20.
29Ailleurs, en Suisse française et comme en Allemagne, certaines autorités cantonales ont préféré conserver le code français, quitte à le faire évoluer sur des points précis et par des lois successives. Il s’agit de Genève et du Jura alors bernois. Dans les deux cas, il était prévu se débarrasser des lois françaises au plus tôt. Ainsi à Genève où était annoncée l’intention du conseil représentatif et des citoyens de « reprendre aussitôt que possible, les anciennes lois civiles et de procédure de la République, en n’y faisant que les changements évidemment nécessaires »21. Il en va de même dans le Jura où l’acte d’union de 1815 prescrit que « la législation civile française est abolie en principe dans les parties de l’évêché où elle existe encore ; l’époque de son abolition sera fixée par le Gouvernement Bernois ». Il faut reconnaître que, dans les deux cas, les formules utilisées sont passablement alambiquées, apparemment fermes sur le retour aux vieilles coutumes mais n’excluant ni exceptions, ni délais.
30De fait, tant la commission chargée de rédiger le Code civil genevois nommée dès 1814 par le Conseil provisoire, que la commission jurassienne de législation installée en 1816 par le Petit conseil de Berne durent se séparer sans avoir pu proposer de texte. Là encore les motifs invoqués semblent, avec le recul, savoureux. A Genève, le professeur Alfred Martin utilise des termes un peu contradictoires, présentant le Code français comme « une construction trop neuve et trop solide pour être démolie promptement ». La commission jurassienne, pour sa part, ne s’encombre pas de fioritures : « les Jurassiens, qui avaient profité pendant une dizaine d’années d’une législation claire et précise, n’étaient pas prêts à remettre en vigueur des coutumes surannées et des lois désuètes qu’il était d’ailleurs impossible de retrouver »22. C’est dans ces conditions que le Code civil français survivra en République helvétique sous son nom ou à travers des versions adaptées, jusqu’au Code civil suisse de 1912.
31En cinquième position, notre critère conduirait à placer la Pologne dont on se souvient que, pourtant, elle n’avait accueilli le Code Napoléon qu’avec réticence. Devenu Royaume de Pologne mais uni à la Russie par le traité de Vienne, bénéficiant malgré tout d’une assez large autonomie, le pays souhaite se doter d’une législation spécifique. Le processus de rédaction d’un Code civil polonais était en cours, avec vote, dès 1825, d’un premier livre introduisant l’Eglise et le droit canonique dans la législation de la famille, lorsqu’éclate la révolte des années 1830-1831. L’écrasement des insurgés par les troupes tsaristes va entraîner une politique systématique de russification avec tentative d’éliminer la langue polonaise et, pour ce qui est des aspects juridiques, mise en place d’une procédure et de tribunaux calqués sur le modèle russe et application d’une loi sur le mariage qui met à égalité les religions orthodoxe et catholique. A partir de là, ce qu’il restait du Code Napoléon applicable aux territoires centraux de la Pologne russe devient, pour les populations qui y demeuraient soumises, un symbole d’autonomie et de lutte contre la domination tsariste. Il fut donc soigneusement préservé, notamment par la Faculté de droit de Varsovie qui faisait une large place au modèle juridique français. Le processus d’élaboration d’une codification nationale reprend après 1918, avec l’indépendance recouvrée mais est de nouveau interrompu en 1939 en ayant seulement pu faire adopter un Code des obligations. Il a donc fallu attendre l’après deuxième guerre mondiale pour que, se fondant sur les travaux antérieurs, le législateur polonais puisse terminer l’unification du droit civil et, le 31 décembre 1946, mettre fin à toute application du Code Napoléon dans ce pays23.
32En sixième position enfin, donc « pays le plus fidèle au Code Napoléon »24 : la Belgique. De fait, il y est encore en application, maintes fois modifié comme en France mais à certains égards plus proche du texte original. C’est au point qu’il fallut attendre une loi du 15 décembre 1949 pour que soient éliminés les termes primitifs : « France », « territoire français », « Empereur », « procureur impérial » et remplacés par « Belgique », « territoire belge », « Roi » et « procureur du Roi »... Le résultat le plus notable de cette singulière vie parallèle du même texte tient dans une série d’interprétations jurisprudentielles différentes. Plusieurs articles jamais modifiés du Code civil de 1804 sont appliqués de façons différentes par les Cour de cassation française et belge : ainsi en va-t-il des articles 1137 sur la faute contractuelle qui doit être appréciée par rapport au comportement du bon père de famille (ce qui a conduit la haute juridiction française à décider, à propos de la convention de Varsovie sur le transport aérien, que la faute devait être appréciée objectivement, tandis qu’en Belgique, elle doit être appréciée in concreto), 1384 sur la responsabilité du fait des choses (ce qui a été interprété en France mais pas en Belgique -divergence célèbre- comme établissant une présomption de faute dans la garde des choses), et 1645 sur la présomption des vices cachées de la chose vendue (ce qui met une présomption de connaissance des vices cachées à la charge du fabricant ou du vendeur professionnel, présomption irréfragable en France, susceptible de preuve contraire en Belgique), etc. Si ces divergences jurisprudentielles entre deux tribunaux dont nul ne saurait discuter la compétence, sont riches d’enseignement dans une perspective de relativisme juridique, il ne faudrait pas qu’ils débouchent sur un cynisme de mauvais aloi.
33Au terme de cette énumération des pays étrangers soumis au Code Napoléon et l’ayant plus ou moins rapidement et complètement abandonné, il est facile de souligner tout ce qu’un tel classement en forme de palmarès peut avoir d’artificiel. Fondé sur la date à laquelle a pu être adopté un Code national capable de remplacer le Code français, il fait intervenir un critère hautement aléatoire puisqu’il suffit d’une guerre, d’une révolution, parfois d’un changement de majorité au Parlement, voire simplement d’une mésentente au sein d’une commission de juristes pour retarder, quelquefois de façon durable, le processus de codification apparemment le mieux engagé. Les Pays-Bas avec la crise de 1830, la Rhénanie avec le rôle dissuasif de Savigny, Genève et le Valais avec la médiocre détermination de leur commission de rédaction, la Pologne avec le retournement imputable à l’insurrection écrasée de 1830- 1831 en sont autant d’exemples. Mais d’un certain point de vue, il est salubre de souligner toutes les difficultés et tous les obstacles que la conjoncture, et parfois seulement le hasard, peuvent opposer à la volonté du législateur de donner un Code à un pays. Ces procédures de codification que certains voudraient décrire comme un mouvement irrésistible venu des profondeurs de la conscience nationale et destiné à produire un document gravé dans le marbre pour les générations futures, se révèlent à l’usage fort fragiles dans leur déroulement et aléatoires dans leurs résultats.
34Une autre objection à ce classement résulte de ce qu’il ne permet pas d’établir le niveau actuel d’influence du système juridique français au sein de chacun des pays concernés. De ce dernier point de vue en effet, il serait absurde de présenter l’Allemagne comme plus imprégnée de législation française que l’Italie par exemple. De même, ce n’est pas parce que la Pologne n’a pu terminer la mise en place de son droit civil qu’après la deuxième guerre mondiale tandis que le Code civil suisse est du début du XXe siècle, que la Confédération helvétique fait moins de place au droit français que la République de Pologne récemment libérée du communisme. Outre que l’influence juridique française ne passe pas seulement par le Code civil, mais également par le Code pénal, par les Codes de procédure civile ou pénale, voire si surprenant que cela puisse paraître compte tenu de sa qualité technique plutôt médiocre, par le Code de commerce, souvent aussi par les traditions constitutionnelles et administratives françaises, il apparaît que le fait de s’être doté rapidement d’un ou plusieurs Codes spécifiques ne peut être considéré comme le signe d’un abandon complet du système français. A certains égards, c’est le contraire qui peut être soutenu : ainsi les Codes néerlandais et surtout italien, adoptés assez tôt après que le pays ait pris sa configuration durable, donc avant qu’il ait pu se doter d’un appareil juridique vraiment complet et original, sont-ils moins éloignés du modèle français que les Codes allemand et suisse, résultats d’un long travail de réflexion doctrinale et de construction jurisprudentielle.
35S’agissant enfin des points sur lesquels le Code Napoléon a fait, au cours de ce XIXe siècle largement entendu, l’objet du plus grand nombre de modifications, l’on peut les regrouper autour de quatre motivations principales. La plus évidente et la plus aisément justifiable tient au souci des législateurs étrangers de gommer certaines imperfections techniques que les jurisconsultes français avaient laissé passer ou qu’ils n’avaient pas osé réformer. De ce point de vue, l’exemple le plus fréquemment cité est celui des insuffisances de la publicité foncière, considérée comme trop mal assurée par le Code Napoléon pour protéger efficacement les créanciers, les tiers et même les acquéreurs ; dans nombre de Codes étrangers, ont donc été introduites les règles traditionnelles du pays en ce domaine, règles dont on explique, avec une satisfaction non dissimulée, qu’elles sont plus efficaces que celles du Code français, prétendument plus moderne.
36Un deuxième type de motivations, également fort légitimes mais peut-être plus difficiles à satisfaire consiste à instiller dans le texte français quelques institutions coutumières caractéristiques de la nation considérée, touchant généralement au régime des terres ou aux règles successorales, et tournant autour des idées de conservation du patrimoine dans les familles, donc d’inaliénabilité ou de préférence successorale, ou encore de préservation des biens communautaires, donc impliquant là encore des éléments d’inaliénabilité auxquels on ajoute des modes collectifs de gestion. La greffe est d’autant plus difficile à réussir sur le Code Napoléon que d’une part ces institutions coutumières sont très diverses parfois d’une région à l’autre, donc difficiles à enfermer dans quelques prescriptions simples, d’autre part que les jurisconsultes français connaissaient bien ces pratiques contre lesquelles ils entendaient justement lutter pour lever tous les obstacles à la circulation des patrimoines et à la vie des affaires.
37Les deux autres catégories de motivations qui ont pu pousser à modifier le Code civil français sont contradictoires, encore qu’on les trouve parfois mêlées dans les mêmes législations. Il s’agit, pour certains, de revenir sur cette laïcisation du droit que les Français considéraient comme une conquête de la Révolution et un progrès couronnant une évolution pluriséculaire. C’est donc une démarche plutôt conservatrice, sinon réactionnaire, qui conduit certaines populations, parfois fortement protestantes, plus généralement très majoritairement catholiques et influencées par le clergé à mettre prioritairement en cause tout ce qui concerne l’état civil et le droit familial. Il s’agit de rendre aux curés leur rôle traditionnel de tenue des documents d’état civil -source, symbole et occasion d’influence- et de célébration des mariages - moyen de faire respecter les règles canoniques et d’abord l’indissolubilité du lien conjugal- point de départ à partir duquel d’autres entreprises de reconquête peuvent être menées, concernant les biens du clergé, le serment comme mode de preuve, l’autorité du père de famille...
38A l’inverse, il s’agit pour d’autres de moderniser le Code Napoléon, ou plutôt d’en éliminer ces éléments trop rigoureux ou trop inégalitaires qui ont survécu du passé ou qui sont liés à l’esprit bourgeois du temps. On le sait bien : le législateur français de ce début du XIXe siècle a des sortes de protégés tels que le père de famille ou le propriétaire, il a aussi des victimes quasi désignés comme l’épouse, les enfants et plus encore les enfants naturels. Beaucoup est mis en œuvre pour protéger l’homme en cas de faiblesse, tels que l’adultère ou les paternités non contraire qui peut être soutenu : ainsi les Codes néerlandais et surtout italien, adoptés assez tôt après que le pays ait pris sa configuration durable, donc avant qu’il ait pu se doter d’un appareil juridique vraiment complet et original, sont-ils moins éloignés du modèle français que les Codes allemand et suisse, résultats d’un long travail de réflexion doctrinale et de construction jurisprudentielle.
39S’agissant enfin des points sur lesquels le Code Napoléon a fait, au cours de ce XIXe siècle largement entendu, l’objet du plus grand nombre de modifications, l’on peut les regrouper autour de quatre motivations principales. La plus évidente et la plus aisément justifiable tient au souci des législateurs étrangers de gommer certaines imperfections techniques que les jurisconsultes français avaient laissé passer ou qu’ils n’avaient pas osé réformer. De ce point de vue, l’exemple le plus fréquemment cité est celui des insuffisances de la publicité foncière, considérée comme trop mal assurée par le Code Napoléon pour protéger efficacement les créanciers, les tiers et même les acquéreurs ; dans nombre de Codes étrangers, ont donc été introduites les règles traditionnelles du pays en ce domaine, règles dont on explique, avec une satisfaction non dissimulée, qu’elles sont plus efficaces que celles du Code français, prétendument plus moderne.
40Un deuxième type de motivations, également fort légitimes mais peut-être plus difficiles à satisfaire consiste à instiller dans le texte français quelques institutions coutumières caractéristiques de la nation considérée, touchant généralement au régime des terres ou aux règles successorales, et tournant autour des idées de conservation du patrimoine dans les familles, donc d’inaliénabilité ou de préférence successorale, ou encore de préservation des biens communautaires, donc impliquant là encore des éléments d’inaliénabilité auxquels on ajoute des modes collectifs de gestion. La greffe est d’autant plus difficile à réussir sur le Code Napoléon que d’une part ces institutions coutumières sont très diverses parfois d’une région à l’autre, donc difficiles à enfermer dans quelques prescriptions simples, d’autre part que les jurisconsultes français connaissaient bien ces pratiques contre lesquelles ils entendaient justement lutter pour lever tous les obstacles à la circulation des patrimoines et à la vie des affaires.
41Les deux autres catégories de motivations qui ont pu pousser à modifier le Code civil français sont contradictoires, encore qu’on les trouve parfois mêlées dans les mêmes législations. Il s’agit, pour certains, de revenir sur cette laïcisation du droit que les Français considéraient comme une conquête de la Révolution et un progrès couronnant une évolution pluriséculaire. C’est donc une démarche plutôt conservatrice, sinon réactionnaire, qui conduit certaines populations, parfois fortement protestantes, plus généralement très majoritairement catholiques et influencées par le clergé à mettre prioritairement en cause tout ce qui concerne l’état civil et le droit familial. Il s’agit de rendre aux curés leur rôle traditionnel de tenue des documents d’état civil -source, symbole et occasion d’influence- et de célébration des mariages - moyen de faire respecter les règles canoniques et d’abord l’indissolubilité du lien conjugal- point de départ à partir duquel d’autres entreprises de reconquête peuvent être menées, concernant les biens du clergé, le serment comme mode de preuve, l’autorité du père de famille...
42A l’inverse, il s’agit pour d’autres de moderniser le Code Napoléon, ou plutôt d’en éliminer ces éléments trop rigoureux ou trop inégalitaires qui ont survécu du passé ou qui sont liés à l’esprit bourgeois du temps. On le sait bien : le législateur français de ce début du XIXe siècle a des sortes de protégés tels que le père de famille ou le propriétaire, il a aussi des victimes quasi désignés comme l’épouse, les enfants et plus encore les enfants naturels. Beaucoup est mis en œuvre pour protéger l’homme en cas de faiblesse, tels que l’adultère ou les paternités non désirés hors du mariage, ce qui n’empêche pas de lui faire confiance dans la gestion du patrimoine familial. La femme est au contraire soigneusement tenue en lisière de même que les enfants jusqu’à leur majorité et même un peu au-delà par la survie de quelques procédures humiliatoires. Si l’on y ajoute la suppression de règles paraissant inutilement sévères comme celles qui sont liées à la mort civile, l’on aura une idée du terrain où a pu s’exercer la mansuétude des jurisconsultes étrangers dans leur souci d’amélioration du Code Napoléon. Il est vrai qu’ils seront rapidement suivis sur ces points par le législateur français, ici imitateur et non plus inspirateur.
II – Le Code civil français dans les pays n’ayant pas été soumis à la dictature napoléonienne
43Les juristes français insistent plus volontiers sur cette forme d’influence, moins suspecte d’impérialisme dans la mesure où elle ne trouve pas sa source dans des conquêtes militaires. En même temps, il faut reconnaître qu’elle est plus difficile à apprécier puisqu’elle suppose d’évaluer, dans les Codes dont se dotent des pays souverains, la part de la législation d’origine française, part qui peut se manifester dans le plan adopté, dans la méthode suivie ou dans telle ou telle règle précise, reprise de façon plus ou moins textuelle. Dans cette perspective, l’on peut distinguer d’une part les nations d’Amérique (A), qu’il s’agisse de ces confettis de l’Empire colonial français de l’Ancien Régime, perdus les derniers par notre pays et se situant en Amérique du nord ou dans les Caraïbes, qu’il s’agisse de ces nations d’Amérique latine qui cherchent une alternative à l’influence des Etats-Unis, d’autre part l’Europe centrale, l’Afrique et l’Asie (B), avec des Etats nés du traité de Versailles ou du processus de décolonisation.
A - Le Code civil français en Amérique
44En Amérique du nord et dans les Caraïbes, ce sont quatre ensembles bien distinct qui ont été assez longtemps soumis à la domination française pour que notre tradition juridique y laisse des traces perceptibles jusqu’à nos jours : il s’agit du Québec abandonné par la France à la Grande-Bretagne au terme de près de dix ans de guerre, de 1754 à 1763, de Saint-Domingue, ayant accédé à l’indépendance après près de quinze ans de révoltes, de 1791 à 1805 et donnant ensuite naissance à deux Etats distincts, Haïti et la République dominicaine, enfin la Louisiane vendue par Bonaparte aux Etats-Unis en 1803.
45L’influence du Code civil français va s’exercer dans l’ordre chronologique inverse de celui de sortie de l’orbite politique de la France puisque c’est en Louisiane qu’intervint la première codification, suite à l’autorisation accordée par le Congrès des Etats-Unis au nouveau territoire de conserver son système de droit. L’on n’a pas fini de discuter de ce qui fut prépondérant dans le Code louisianais de 1808, de l’influence espagnole ou française. Les tenants de la première thèse soulignent que telle paraît avoir été l’intention du Conseil législatif du territoire d’Orléans qui déclencha le processus de rédaction et qu’en cas de divergences entre droits français et espagnol, c’est ce dernier qui avait été préféré25. Les partisans de l’influence française font valoir que les deux rédacteurs désignés, James Brown et Louis Moreau-Lislet, ont rédigé leur Code en français et que près des trois quarts des articles étaient repris du Code français ou du projet qui l’avait précédé en l’an VIII...
46Finalement la question n’a plus qu’une valeur historique puisque chacun s’accorde à constater que le Code de 1825 qui remplace celui de 1808 abandonne largement la source espagnole pour l’influence française en intégrant notamment les commentateurs français au Code de 1804, sous forme de longs et verbeux articles. Ce Code est encore rédigé en français et ensuite seulement traduit en anglais, la première version faisant foi. En revanche, le troisième texte, celui de 1870, théoriquement toujours en vigueur même s’il a été profondément modifié depuis, est rédigé en anglais, signe d’une évolution inéluctable. Du moins dans sa version primitive est-il très fidèle au Code de 1825 avec simple adjonction des lois votées entretemps et suppression des dispositions sur l’esclavage. En fait, c’est un autre péril qui menace l’originalité du droit applicable en Louisiane : il tient à la domination de la jurisprudence de Common Law qui marque tous les Etats-Unis, au point que certains juristes américains en viennent à prétendre que c’est le mode normal et ancien d’interprétation du Code de Louisiane, malgré son origine évidemment française26.
47S’agissant d’Haïti et de la République dominicaine, l’on sait qu’elles eurent une histoire passablement compliquée par la longue rivalité, à leur sujet, entre l’Espagne et la France, et par les alternances d’unité politique de l’îlle et de division, solution qui a donc finalement prévalu. La domination française s’était progressivement élargie, au détriment de l’Espagne premier occupant, depuis la convention de Rijswyck de 1697 qui officialise la présence française dans la partie occidentale, en passant par le traité d’Aranjuez de 1777 qui l’accroît et jusqu’au traité de Baie de 1795 qui l’étend en principe à toute l’îlle. En fait, le territoire est, depuis 1791, en proie aux révoltes des noirs, exaltés par la Révolution et décidés à obtenir toute leur liberté, parvenant même à réaliser l’unité de l’îlle par la prise de la ville espagnole de Santo Domingo en 1801 et par l’écrasement des armées françaises en 1803 et 180427. La France est désormais exclue de ce théâtre d’opération ce qui, paradoxalement, facilitera l’adoption de ses lois civiles, pénales et commerciales. Le jeu se déroule en effet désormais entre habitants de l’îlle et Espagnols qui rêvent de revenir et y parviennent pour la partie orientale -leur implantation traditionnelle- en 1809 tandis que la partie occidentale -dite Haïti- demeure indépendante. De 1822 à 1844, Haïti reconstitue l’unité de l’îlle sous son autorité. De 1844 à 1861, deux Etats indépendants cœxistent, la République de Saint-Domingue étant parvenue à se séparer d’Haïti. De 1861 à 1865, les Espagnols tentent une dernière fois de revenir à Saint-Domingue et en sont finalement chassés. A partir de là, l’indépendance des deux pays se partageant l’îlle n’est plus contestée dans son principe. Ce ne fut pas sans mal.
48Les avancées et les reculs de l’influence des Codes français, et d’abord du Code civil, résultent de façon assez étroite de ce passé très composé. C’est en 1825 qu’Haïti se dote d’un Code civil qui s’inspire très étroitement du Code Napoléon, avec quelques différences de forme puisqu’il substitue, par exemple, une division en lois à celles en livres et titres. Ce texte s’applique à toute l’îlle jusqu’à ce que la partie autrefois espagnole accède à l’indépendance en 1844 et, ne voulant pas rompre avec le droit français dont elle avait pris l’habitude mais souhaitant se démarquer de la domination haïtienne, adopte les cinq Codes français dans leur version française de l’époque, celle de la Restauration28. Tandis que la législation haïtienne connaît une évolution spécifique ne reniant pas son origine française mais cherchant à s’adapter à un contexte économique et sociale très différent, Saint-Domingue s’ancre d’autant plus dans sa propre tradition française que la tentative de retour des Espagnols l’éloigne encore de son premier colonisateur. Il faudra attendre 1884 pour que le Code civil soit traduit en espagnol ; encore s’agit-il de la version française modifiée à l’époque de Louis-Philippe et de Napoléon III. C’est ce texte qui est actuellement en vigueur, évidemment modifié par des lois postérieures mais assez fidèle au modèle primitif pour qu’un auteur ait pu dire que les Codes en vigueur en République dominicaine sont « plus napoléoniens qu’en France »29. Il est vrai que cette fidélité s’explique peut-être moins par un attachement aux jurisconsultes français que par le rejet de l’envahisseur haïtien et du colonisateur espagnol.
49Si les conditions de préservation du droit français au Québec ne sont guère moins paradoxales qu’en République dominicaine, c’est pour des raisons assez différentes : l’on peut dire, en forçant un peu le trait, que le principal obstacle à l’introduction du droit français tel que le concevait le Code de 1804 y fut le droit français lui-même tel que le concevait l’Ancien Régime. Dans la « Belle Province », la présence française remonte à l’arrivée de Jacques Cartier en 1534 et, si chaque communauté de colons apporte ses propres coutumes en fonction de sa province d’origine, l’unification juridique finit par se faire au moins partiellement autour de la coutume de Paris et en application de la charte de la compagnie des Indes occidentales. Si l’occupation anglaise fut à l’origine de controverses sur le droit applicable, l’acte du Québec de 1774 fit une large place au droit d’origine française en matière de « propriété et droits civils ». Cette survie a été confortée par le sentiment plus ou moins justifiée que le droit français du début du XVIIIe siècle était, à maints égards, plus moderne que le droit anglais de la même époque. En revanche, sous l’influence de juges anglais ignorants des pratiques continentales, la procédure se rapproche de celle en vigueur dans les pays de Common Law et le barreau dut s’adapter à cette évolution. Ainsi la jurisprudence se vit reconnaître un rôle plus important qu’en France. Cette situation dura jusqu’au milieu du XIXe siècle.
50C’est dans cette ambiance qu’en 1857 et sous l’influence de sir Georges-Etienne Cartier, le Parlement du Canada se mit en devoir de codifier les lois civiles du Bas-Canada. Les intentions des commissaires-rédacteurs étaient claires : tout en rendant hommage au Code Napoléon, « chef d’œuvre dans son genre »30, ils n’entendaient imposer aucune règle qui en fut extraite différente des coutumes en honneur au Québec, mais en se réservant le droit d’une part d’utiliser la formulation du Code civil français lorsqu’elle paraissait meilleure que celle habituelle au Canada mais sans changer le sens de la règle, d’autre part de proposer de substituer une prescription du Code civil français lorsque la norme québécoise semblait à rejeter mais en précisant bien qu’il s’agissait d’une modification de ce qui se faisait jusqu’alors et en laissant le choix au Parlement de se rallier ou non à la proposition31.
51Le Code civil du Bas-Canada entra en vigueur en 1866 dans ces conditions. Il se différenciait de sa source d’inspiration d’outre-Atlantique notamment par la place faire à la religion et au clergé (surtout à l’occasion de la célébration du mariage) et par l’autonomie reconnue à l’individu (entre autres au profit du testateur, également en faveur de l’étranger). A partir de là, le Code québécois a continué son évolution comme on peut le constater dans le Code civil du Québec adopté en 1991 et mis en application en 1994. Le fond reste français et les chiffres fournis par les services officiels ne doivent pas tromper32 : lorsqu’il est indiqué que, sur 990 sources étrangères introduites dans le nouveau Code, 465 proviennent de la Common Law et 338 seulement du droit français, il ne s’agit pas d’évaluer le poids respectif des deux traditions dans le nouveau recueil mais d’indiquer l’origine des nouveautés empruntées à l’étranger. On sait la différence entre stock et-flux.
52En Amérique latine plus qu’ailleurs, ce sont des coupures chronologiques qu’il faut tenter de déceler pour distinguer les diverses formes d’influence du Code civil français sur les successives vagues de codification qu’ont connues les pays de ce continent. Ainsi, et avec ce que les solutions de continuité trop brutales peuvent avoir d’arbitraires, peut-on proposer d’opposer trois périodes assez nettement différentes : durant la première moitié du XIXe siècle, la nouveauté du texte français, ses qualités de clarté et de méthode, sa réputation de refléter les idées progressives du siècle des lumières, le prestige du pays des droits de l’homme et de la grande Révolution, sans doute aussi l’impopularité de l’Espagne qu’il a fallu plusieurs batailles pour chasser de sa position de puissance coloniale, se conjuguent pour offrir au Code de 1804 sa période de plus grande influence ; durant la deuxième moitié du siècle, les progrès de la science juridique, une meilleure appréciation des règles locales héritées d’une présence espagnole qui n’est plus si fortement rejetée et correspondant à des pratiques qui font figure d’éléments d’un passé désormais accepté, une connaissance plus complète des systèmes de droit étranger sans s’en tenir à la seule connaissance du Code Napoléon aboutissent à la production de Codes mêlant des influences plus diversifiées, surtout française et espagnole, parfois autrichienne, et intégrant des règles locales, souvent d’origine espagnole également mais que la population s’est appropriée : l’ensemble est souvent un peu hétéroclite mais finalement plus flatteur pour l’orgueil national ; enfin au XXe siècle, l’influence du Code allemand devient, parmi les apports étrangers, tout à fait prépondérante, par le prestige du plus récent recueil publié, par sa réputation de rigueur scientifique et par l’idée qu’il ne faut pas se réclamer de systèmes juridiques trop différents si l’on veut conserver une certaine cohésion : cette domination germanique qui ne s’exerce d’ailleurs pas seulement en Amérique latine, ne connaît guère d’éclipse qu’à l’époque du nazisme.
53Au cours de la première moitié du XIXe siècle, l’exemple le plus net, sinon le plus convaincant, de l’influence française doit être cherché en Bolivie, avec le Code civil de 1831. Sa confection est inséparable de la personnalité du chef de l’Etat, le « grand maréchal Andres de Santa-Cruz », qui ambitionnait d’être le premier président d’une République d’Amérique latine à faire codifier les lois de son pays. Une commission composée de quatre juges de la Cour suprême travailla assez promptement pour permettre au maréchal de publier le Code civil -ainsi que le Code pénal- par un décret du 28 octobre 1830, précédé d’un exposé des motifs passablement grandiloquent33. En fait, il s’agissait d’une reprise assez textuelle et médiocre du Code français avec même des erreurs de traduction que les spécialistes se firent un malin plaisir de dénoncer, par exemple entre les articles 1008 bolivien et 1587 français, 1037 bolivien et 1618 français, 1049 bolivien et 1633 français, 1051 bolivien et 1635 français, etc. Pourtant, toutes les tentatives de réforme, y compris celle menée par le Président Ballivian en 1845, échouèrent et il fallut attendre 1977 pour que le texte de 1831 soit remplacé34.
54En attendant, Santa Cruz était si fier de son œuvre qu’il en fit envoyer des copies aux gouvernements étrangers, aux personnalités et aux bibliothèques. Ce ne fut pas en pure perte puisque certains autres pays d’Amérique latine s’en inspirèrent, tel le Costa Rica qui se contenta de modifier les règles sur le mariage pour l’adapter au droit canon et sur les successions pour ne pas rompre avec le droit castillan ; c’est dans ces conditions que le Code civil appliqué au Costa Rica, de 1841 à 1888, fut également, par modèle bolivien interposé, une copie du Code Napoléon. Il en alla de même, quoiqu’avec un peu plus de liberté à l’égard du texte chilien, des Codes équatorien de 1861 et colombien de 1873. Ailleurs, comme au Pérou, l’influence française fut à la fois plus directe et moins déterminante : le prestige du droit et des jurisconsultes français comme Domat et Pothier, relayé par les enseignements donnés à l’Université de San Marcos, aboutit à la mise en application d’un Code civil, en 1852, très proche du Code de 1804. Il ne sera remplacé qu’en 1936 par un nouveau Code péruvien, cette fois beaucoup plus marqué par le droit allemand.
55Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la réflexion s’approfondit en Amérique latine en matière de codification. Le Chili constitue un bon exemple de ces pays qui, partis de l’idée rassurante de se borner à reprendre le Code Napoléon, en viennent à mettre en place une procédure de rédaction très interactive en liaison avec les milieux juridiques et la classe politique. De fait, la volonté de doter le pays de Codes modernes est exprimée, dès 1822, par le « Directeur suprême » de la nation, dont Bernardo O’Higgins, à la session inaugurale de la convention préparatoire du Congrès qui devait rédiger la constitution du nouvel Etat. Ses intentions sont claires : adapter les cinq Codes élaborés sous l’autorité de Napoléon en France, à la fois pour profiter « du savoir de ces derniers temps » et pour « effacer pour toujours les institutions bâties sous un plan colonial »35. A partir de là, l’idée fit son chemin mais en s’éloignant progressivement de la conviction qu’il n’y avait de salut que dans le texte français. Ainsi, en 1826, un député propose-t-il la mise en place d’une commission de rédaction qui chercherait dans les Codes civil et pénal français « ce qui est adaptable »36. En 1831, un projet gouvernemental échoue devant la crainte des juristes chiliens de trop fortes influences étrangères, notamment françaises.
56Finalement, c’est à un sénateur d’origine vénézuélienne, don Andrès Bello, qu’il allait revenir d’élaborer le Code civil du Chili, entre 1833 et 1855. S’il effectue à peu près seul le premier travail de rédaction, il sut susciter un vaste débat d’idée en s’appuyant d’une part sur le journal qu’il dirigeait Arancano où il publiait son texte au fur et à mesure qu’il était prêt, éveillant volontairement la discussion, répondant aux objections ou s’y ralliant, d’autre part sur une commission de codification mise en place par le Sénat à sa demande, moins pour effectuer le travail d’écriture que pour passer son projet au crible de la critique. Au terme de ce processus de plus de vingt ans, le Code civil de Bello fut adopté par le Congrès national chilien, en entier et sans discussion. Il mêle influences française (y compris à travers le Code de Louisiane et donc les textes préparatoires de l’an VIII), romaine (notamment à propos des modes d’acquisition de la propriété), espagnole c’est-à-dire castillane (avec des règles s’appliquant sur le continent depuis trois siècles et demi) et même allemande (à propos des personnes juridiques). Il est encore en vigueur actuellement37.
57Parmi les autres grands pays d’Amérique latine qui se sont également dotés d’un Code civil au cours de cette deuxième moitié du XIXe siècle, l’on doit citer l’Argentine et le Mexique. Le premier a adopté son Code en 1869 au terme d’un processus de rédaction qui a mis au premier plan le juriste Dalmacio Velez Sarsfield et qui a été fort influencée par la doctrine française alors très connue notamment grâce aux Argentins exilés par le parti fédéral, et enseignée à l’Université de Buenos Aires. Pour autant, les juristes argentins insistent sur les éléments de supériorité de leur Code par rapport au précédent français : regroupement des développements sur les faits et les actes juridiques, séparation de la théorie des obligations et des contrats, élargissement de la théorie des droits réels, livre spécial sur le droit des successions...38.
58Au Mexique, le processus codificateur démarra au niveau des Etats composant la fédération. Parmi les Codes élaborés dans ce cadre, le plus proche du modèle français fut celui d’Oaxaca, de 1828. Par la suite et progressivement, ce sont trente-deux Codes civils qui constitueront la base du système juridique mexicain. Pour autant, les autorités centrales ne renonçaient pas à l’idée d’un Code national pour la partie commune de la législation. Le projet s’imposa avec une force particulière pendant la brève période où le Mexique fut un Etat unitaire, de 1835 à 1846, mais ne put pas déboucher. De fait, les projets vont se succéder, certains marqués par le droit espagnol, tel celui de Juan N. Rodriguez de San Miguel, plus souvent inspiré du modèle français, tels celui de Vincente Gonzales Castro, puis celui de Justo Sierra dont l’influence ultérieure fut considérable même s’il ne fut pas tout de suite adopté au niveau national, enfin celui de l’empereur Maximilien qui, tout en affectant quelques idées libérales, choisit de ménager le clergé qui le soutenait39.
59Finalement, c’est en 1870 que fut adopté le premier Code civil mexicain auquel les juristes du pays assignent, comme « sources immédiates », les droits romain et espagnol ainsi que les droits Albertin, autrichien, hollandais et portugais ; ces textes ayant eux-mêmes été marqués par le Code français de 1804, ils qualifient ce dernier de « source médiate » si importante que l’on peut présenter le recueil mexicain de 1870 comme fondé essentiellement sur le Code Napoléon. Un nouveau Code civil national est adopté en 1884, puis en 1928, ce dernier considéré cette fois comme fondé substantiellement sur le modèle français40. En fait, c’est dans une préoccupation sociale de plus en plus accentuée et correspondant au programme du parti désormais durablement au pouvoir que la législation mexicaine trouve sa spécificité et fait à son tour figure de modèle.
60Au XXe siècle, en Amérique latine comme ailleurs, l’influence française ploie devant le prestige du jeune Code civil allemand. Les Codes du XIXe siècle, imprégnés de tradition napoléonienne, laissent la place, dans plusieurs pays, à de nouvelles versions germanisées, ainsi, comme on l’a vu, au Mexique ou au Pérou. Là où le travail de codification n’a pu encore être mené à bien, les rédacteurs du XXe siècle n’ont même pas à s’embarrasser de textes anciens, imprégnés de références françaises. Ainsi en va-t-il du Brésil qui n’a rompu avec la famille royale portugaise que bien après que la partie espagnole de l’Amérique latine se soit émancipée. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, ce sont les ordonnances philippines qui s’appliquent. Ensuite s’exerce l’influence d’un avocat, Teixeira de Freitas, qui a tenté sans succès de doter son pays d’un Code général et dont la compilation -Consolidation des lois civiles- fait autorité. Finalement c’est Clovis Bevilaqua qui rédige en sept mois un projet de Code qui est adopté en 1916 et s’applique jusqu’à nos jours. Les juristes brésiliens se sont efforcés de déterminer l’origine des 1 000 articles qui composent ce recueil : 500 correspondent à la législation brésilienne antérieure, 200 suggestions de la doctrine, 200 propositions de Freitas, 170 articles venant du Code Napoléon, 83 du Code portugais, 72 du Code italien, 70 du Code allemand, 70 du Code zurichois, etc. Ces chiffres ne doivent pas tromper et les spécialistes de souligner que les règles dites françaises sont en fait le plus souvent des dispositions tirées du droit romain41. Chacun s’accorde donc à considérer que la principale influence ayant joué sur le Code brésilien est allemande.
B - Le Code civil français dans les pays nés du traité de Versailles ou du processus de décolonisation
61La majorité des pays composant l’ensemble géographique un peu flou dénommé « Europe centrale et Balkans » n’ont accédé à la pleine autonomie qu’après la première guerre mondiale, grâce à ces traités aux noms prometteurs, ceux de châteaux d’Ancien Régime : Versailles, Trianon, Saint-Germain, Neuilly, Sèvres. C’est dire qu’apparus après l’adoption par l’Allemagne de son Code prestigieux, beaucoup ont été tout naturellement incités à faire appel à ce dernier comme source d’inspiration prioritaire pour leur propre codification. Au surplus, parmi les grands ensembles politiques auxquels ces pays étaient intégrés au XIXe siècle, c’est-à-dire les empires allemand, autrichien, russe ou turc, les deux premiers relevaient justement de cet ensemble germanique si prestigieux sur le plan juridique à partir de 1900 et les deux autres n’avaient pas su se doter d’un corps de règles de droit assez cohérent et moderne pour laisser une trace importante dans les nations cherchant à leur échapper.
62C’est dire qu’apparemment, rien ne pouvait faire obstacle à ce que ces nouveaux Etats entrent en bloc et sans état d’âme dans l’orbite du droit allemand. Un tel diagnostic, souvent soutenu à propos de l’Europe centrale et des Balkans, n’est pas sans portée pour l’avenir : dans la mesure où nombre d’entre eux, libérés en cette fin du XXe siècle, de la tutelle communiste, cherchent à se doter d’une législation adaptée à la société libérale et à l’économie de marché, la plupart des observateurs trouveraient logique qu’ils reviennent à ce que l’on croit être leur uniforme tradition juridique antérieure, celle du droit allemand. Analyse que l’intérêt économique vient confirmer, avec le poids financier et le potentiel commercial que représente l’Allemagne des années 1990. La vérité historique est plus complexe et le Code civil français a eu une certaine place, il est vrai limitée dans l’espace et dans le temps.
63À la veille de la mise en place du rideau de fer, c’est en Pologne et en Roumanie que la législation française était implantée de la façon la plus importante et ancienne. Pour ce qui est de la Pologne, l’on a vu que c’était un héritage de l’épopée impériale préservé par les Polonais avec d’autant plus de détermination que l’application chez eux du Code Napoléon constituait l’un des derniers éléments qui faisaient obstacle à la politique d’assimilation mise en œuvre à leur encontre par la Russie à partir de 1831. Peut-être d’ailleurs dans l’attitude relativement respectueuse des autorités de Saint-Pétersbourg à l’égard du Code français appliqué dans leurs possessions polonaises, entrait-il un vague souvenir du prestige de ce texte, en Russie même, au tout début du XIXe siècle. C’avait été au point que le tsar Alexandre avait mis en place, peu de temps après son arrivée sur le trône, une commission de codification, présidée par un admirateur du droit français, Speransky. Alors que le travail était fort avancée tant en ce qui concerne le Code civil que le Code de commerce, et dans les deux cas très imprégné d’influence française, la guerre de 1812 et un général et explicable sentiment anti-français mirent fin au processus. Les juristes russes durent se contenter, entre 1825 et 1830, d’une compilation en cinquante volumes et d’une consolidation en seize volumes des lois du pays42. Du Code Napoléon, il ne resta donc dans l’empire tsariste, que l’îllot polonais. On a vu qu’il survécut au retour du pays à l’indépendance.
64En ce qui concerne la Roumanie, la présence du Code de 1804 tenait à des circonstances moins dramatiques. Le point de départ de ce processus est connu : c’est le très grand nombre d’étudiants roumains ayant fait leurs études en France et surtout à Paris durant la première moitié du XIXe siècle et revenus dans leur pays séduits par la culture française, notamment juridique. Le point d’aboutissement est également connu : le 10 octobre 1864, cinq membres du Conseil d’État roumain chargés par le prince Couza de rédiger un Code civil, se répartissent le travail ce qui leur permettra de déposer, le 4 décembre suivant, un projet qui, à la faveur de la dissolution des chambres sera promulgué par le prince le 25 juin 1865 pour application au 1er janvier 1866. Et chacun de souligner qu’en si peu de temps, le Code civil roumain ne pouvait qu’être très proche du Code civil français, ce qu’il est en effet. C’est simplifier la procédure de codification en Roumanie qui pose un peu plus de problèmes qu’il ne semble à première vue.
65Le premier problème tient à ce que la mission confiée par le prince aux membres du Conseil d’État consistait à s’inspirer non du Code français, mais du Code italien, à la fois proche du Code français par l’esprit et s’appliquant à un pays géographiquement plus voisin de la Roumanie que la France. En fait, il semble que ce soit le président du Conseil d’État, C. Bozinu, qui ait pris la responsabilité de passer outre au « message princier » et de s’inspirer directement du modèle français et non de sa version dérivée en Italie.
66Le deuxième problème tient aux assez nombreuses innovations introduites par les rédacteurs, réalisées en un temps à peine suffisant pour effectuer une traduction un peu soignée. Si certaines transformations du texte français peuvent être attribuées à l’inadvertance des conseillers d’État ou de leurs collaborateurs, donc à la brièveté des délais, ainsi de l’oubli de déterminer un régime matrimonial de droit commun, lacune que la jurisprudence dut combler, en revanche des améliorations comme celles apportées au sort des enfants naturels ou du conjoint survivant donnent une haute idée de la rapidité de travail des juristes roumains. En fait, le projet de codification est bien antérieur à octobre 1864. C’est dès l’union des deux principautés roumaines en 1859 que le ministre de la Justice souhaita la confection d’un « corps de lois » inspiré du droit français pour éviter que ce travail prenne plus de « dix ans »43. Une commission travailla ensuite sur ces bases de 1862 à 1864 et l’on ne peut exclure que les conseillers d’État de 1864 ait utilisé ses travaux.
67En tous cas, la greffe française a réussi en Roumanie puisque le Code de 1865 s’est appliqué sans mise en cause majeure jusqu’après la deuxième guerre mondiale, jusqu’au régime communiste. L’on peut s’en étonner dans la mesure où la tradition juridique roumaine en honneur au milieu du XIXe siècle semble a priori fort différente, moins sophistiquée que ne l’était le modèle emprunté à la France et parce que les conseillers d’État concernés n’ont fait qu’un médiocre effort d’adaptation du droit français au pays. En fait, cette longue application d’un droit en apparence peu adapté au terrain s’explique non seulement par un commun attachement à la tradition romaine, par le maintien de flux importants d’étudiants de Roumanie vers la France, par le travail intelligent et complémentaire de la jurisprudence et du législateur, mais surtout par la détermination des classes dirigeantes roumaines de minimiser les éléments orientaux de leur histoire pour ancrer leur pays dans la tradition et la culture européennes, évolution à laquelle le Code français contribuait parfaitement. C’est au point qu’après la première guerre mondiale, lorsque se posa le problème de l’assimilation des nouvelles provinces comme la Bucovine, la Transylvanie, la Bessarabie ou le Banat, de traditions juridiques très diverses, autrichienne, hongroise et russe, les travaux du conseil législatif mis en place pour élaborer un nouveau Code civil adapté à tous, échouèrent et c’est le Code de 1865 qui fut appliqué à tout le territoire44.
68Intermédiaire entre ces deux pays, la Pologne et la Roumanie, fort marqués par l’influence française et les autres composantes de l’Europe centrale, telles la Tchécoslovaquie et la Hongrie, plus sensibles à l’attraction germanique, un ensemble un peu intermédiaire est constitué par la Bulgarie, la Grèce et, si l’on veut l’intégrer à l’Europe, la Turquie. Tous trois ont en commun d’avoir été, un temps, au XIXe siècle séduits par certains aspects du droit français, parfois d’ailleurs par l’intermédiaire du droit italien. On trouve des traces de ces influences dans un certain nombre de lois adoptées en Bulgarie entre 1890 et 1910 et concernant notamment les successions, la tutelle et la curatelle, les obligations, la prescription, les biens, la propriété et les servitudes, etc. Il en alla de même pour quelques lois modernes introduites en Grèce entre l’accession à l’indépendance du pays en 1830 et la deuxième guerre mondiale. Quant à la Turquie, elle montra son intérêt pour le droit français en lui empruntant la majorité des éléments figurant dans son Code de commerce de 1840 et dans son Code pénal de 1858.
69Ces trois pays ont également en commun leur difficulté à se doter d’un Code civil avant une date relativement tardive et même jusqu’à nos jours pour ce qui est de la Bulgarie. Pour ce qui est la Grèce, un décret du 23 février 1835 décida qu’en attendant l’adoption du futur Code civil hellénique, le pays serait régi par les lois civiles des empereurs byzantins et par les coutumes respectées depuis longtemps ou confirmées par les tribunaux : en fait il fallut attendre 1946 pour que ce Code intervienne45. Quant à la Turquie, longtemps soumise à la Charia pour ce qui est du droit des personnes, de la famille et des obligations, elle attendra Atatürk et la laïcisation du droit pour oser se doter en 1926 d’un Code civil emprunté au droit suisse, préférence que certains justifient par le caractère récent de ce dernier mais que peut aussi contribuer à expliquer l’influence d’étudiants turcs passés par les Universités helvétiques. Quoi qu’il en soit, dans ces trois pays, l’écho du Code civil français s’atténue depuis le début du siècle.
70Avec les pays d’Afrique et d’Asie ayant été soumis à la colonisation et donc au droit français, l’on entre dans un système d’influence qui rappelle un peu celui déjà constaté en Europe occidentale au début du XIXe siècle et lié aux conquêtes napoléoniennes. Certes, l’on peut faire valoir qu’il s’agit de deux phénomènes de nature différente. Le premier chronologiquement, mené dans le cadre de l’Empire napoléonien, a consisté en une occupation militaire relativement brève (de l’ordre de cinq à vingt ans pour les plus longues), réalisée dans des pays ayant atteint un niveau de développement comparable à celui de l’envahisseur, et se terminant rapidement à la suite des défaites militaires de ce dernier, consécutives à des attaques venant de l’extérieur et non d’un effort de libération né au sein des populations dominées. À l’inverse, le second, l’Empire colonial de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, a affecté les territoires contrôlés de façon beaucoup plus durable (de l’ordre d’une trentaine d’années à plus d’un siècle comme en Algérie), a porté sur des sociétés très en retard du point de vue de l’organisation tant économique que politique, le plus souvent ne connaissant même pas une véritable structure étatique, et surtout devant leur indépendance à des guerres de libération souvent sanglantes et menées de l’intérieur par les populations elles-mêmes, exaspérées de leur statut inférieur et des vexations subies de la part des colons et des représentants de l’autorité coloniale.
71Pour autant, la comparaison est peut-être moins absurde que l’on ne pourrait l’imaginer à première vue, du moins dans la perspective qui est la nôtre, celle de la recherche d’influences juridiques durables. De ce point de vue, la principale convergence devrait être recherchée dans ce phénomène d’un droit plutôt moderne et sophistiqué -en tous cas par comparaison- imposé par la force à des populations jusque là soumises à des règles d’origine coutumière ou religieuse, généralement considérées comme plus rustiques et ayant atteint un moindre degré d’abstraction. Dans les deux cas, le paradoxe le plus surprenant pour un observateur extérieur, tient à ce que l’implantation du droit français a survécu au départ de nos troupes, que s’est alors créé un vaste ensemble de pays authentiquement indépendants et reconnaissant désormais notre législation comme la leur, se revendiquant comme appartenant à la même communauté juridique, entretenant des rapports réguliers entre eux et avec l’ancienne métropole ce que symbolise un réseau complexe et interactif d’échanges d’informations, d’expertises, de colloques et de congrès pour comparer les solutions normatives et confronter les expériences.
72De même que les nations d’Europe occidentale et centrale ayant été soumises au Code Napoléon au début du XIXe siècle se reconnaissaient une spécificité par rapport au reste du monde, de même les territoires d’Afrique46 (46) et d’Asie issus de l’Union française et ayant notamment préservé certaines des traditions juridiques de l’ancienne métropole affirment-ils leur originalité et leur solidarité au sein de la communauté des pays francophones. Concrètement, cela implique des influences réciproques, mais surtout il faut le reconnaître depuis la France vers les pays autrefois dominés, pour tout ce qui est en aval de la loi, pour tout ce qui concerne sa mise en application : pendant des dizaines d’années après le départ des troupes françaises, les juridictions suprêmes d’États souverains continuent de citer les arrêts de la Cour de cassation comme argument d’autorité pour interpréter des règles dont la formulation trahit l’origine ; les professeurs des jeunes Universités étrangères évoquent les auteurs français comme autant de références prestigieuses dont on approuve ou critique les analyses avec une surabondance d’arguments qui témoignent du poids qu’on leur attribue ; les textes réglementaires d’application s’inspirent des décrets et des circulaires françaises avec une fidélité où l’on ne sait pas ce qui résulte de la qualité de nos juristes et ce qu’il faut attribuer, chez les fonctionnaires étrangers, à un très légitime souci d’économie d’effort.
73L’on peut s’interroger sur les causes de cette singulière survie du droit français dans des États où le souvenir des inévitables excès de toute occupation militaire aurait dû au contraire constituer une excellente raison de se débarrasser de tout ce qui rappelait une domination imposée et rejetée, surtout du point de vue normatif. S’il est flatteur pour notre pays d’invoquer les qualités spécifiques de notre droit, notamment sa rigueur et sa clarté, s’il est consolant d’imaginer la domination française, que ce soit sous le premier Empire ou à l’époque coloniale, comme plus douce, en tout cas laissant moins de souvenirs désagréables que les autres, il faut reconnaître que ces arguments sont un peu trop unilatéralement flatteurs pour paraître entièrement convaincants, en tous cas suffisants, surtout le second. Finalement quatre considérations paraissent devoir être prises en compte.
74La première s’applique à tout système juridique et conduit à constater que c’est sans doute l’aspect d’une occupation étrangère qu’il est le plus difficile d’éliminer : l’on peut renverser les statues et marteler les inscriptions, pourchasser les collaborateurs et confisquer quelques grosses fortunes trop récentes, éventuellement réécrire l’histoire pour exalter chaque acte de résistance réel ou imaginaire, il est en revanche extrêmement périlleux de mettre en question tous les droits acquis, même s’ils l’ont été à la faveur de règles d’origine étrangère ; au surplus, une telle opération est trop technique, avec une valeur symbolique et démonstrative trop faible pour que beaucoup la réclament. Quel que soit l’envahisseur, les qualités techniques de sa législation, son souci d’assimilation ou au contraire d’isolement des peuples vaincus, l’on ne peut imaginer d’occupation étrangère un peu durable qui ne laisse quelques traces dans le droit local.
75Une deuxième considération tient au renfort qu’a constitué pour notre droit, et notamment pour notre Code civil, la place de la langue française dans l’Europe du début du XIXe siècle d’abord, dans les territoires anciennement colonisés d’Afrique et d’Asie en cette fin du XXe siècle. C’est peut-être par ce biais que les qualités de rigueur et clarté que nous prêtons, parfois un peu complaisamment, aux recueils napoléoniens, peuvent être invoquées : ils sont tombés entre les mains de classes dirigeantes, et entre autres de juristes, capables d’apprécier cette rigueur et cette clarté d’autant que, pour ces élites, la connaissance du français constitue souvent, plus qu’un goût ou une tradition culturelle, un mode de reconnaissance et d’identification sociales, parfois à la limite le moyen valorisant de n’être pas compris de la masse. Ajouter à cela le rôle d’accueil de l’Université française, en l’occurrence de ses Facultés de droit, et l’influence que peut exercer sur toute une carrière quelques années de formation passées à l’étranger à l’âge de toutes les curiosités et de la plus grande vulnérabilité intellectuelle47.
76Une troisième considération résulte de cette volonté messianique qui a saisi notre pays dans les dernières années du XVIIIe siècle et dont nos actuelles maigres velléités d’ingérence humanitaire constituent une forme dérivée et – heureusement- atrophiée. Les révolutionnaires ne rêvaient de rien moins que d’apporter le bonheur, « idée neuve en Europe » selon la formule de Saint-Just, au reste de l’humanité. Le bonheur par les lumières. Napoléon prit naturellement leur suite. Après les désastres militaires qui ont mis fin au premier, puis au second Empire, les ambitions se sont déplacées. L’on a abandonné à son sort cette Europe décidément récalcitrante à ce que la France lui montre la voie, pour reporter nos espoirs d’influence sur les peuples soi-disant primitifs qui paraissaient plus accueillants à nos valeurs. Pour Jules Ferry, l’une des figures de proue du « parti colonial », il n’y avait pas contradiction, mais au contraire complémentarité, entre son souci de développer un enseignement laïc, gratuit et obligatoire et son désir d’accroître les territoires sous influence française outre-mer : dans les deux cas, il s’agissait de combattre l’ignorance et l’obscurantisme pour répandre les lumières. Pour lui comme pour ses concitoyens, une telle ambition passait, dans les colonies, par la mise en application progressive et bienfaisante, au fur et à mesure que les esprits seraient prêts à le recevoir, d’un droit imprégné des principes de liberté et d’égalité. Cette confiance dans les qualités libératrices et égalisatrices du droit français s’est transmise, par contagion, chez nombre de dirigeants des pays autrefois dominés.
77Enfin, l’on ne peut négliger une quatrième considération, même si elle est moins flatteuse pour notre amour-propre national que certains aspects des précédentes. Il n’est pas possible d’exclure que la médiocre propension des nations libérées du joug français à se débarrasser des éléments juridiques imposés s’explique en partie par la conviction que le départ de nos troupes était définitif tant avaient été rédhibitoires les deux désastres de 1814 et 1815, tant semble irréversible le processus de décolonisation. C’est peut-être par ce biais que l’on peut éclairer le sentiment que ces successives occupations françaises ont suscité moins de réaction de rejet que l’on aurait pu s’y attendre48. En poussant le trait, l’on pourrait soutenir qu’après son éviction, notre pays paraissait trop pitoyable pour mériter trop de rancune de ses anciennes victimes.
78Pour autant, et bien entendu, les différences sont nombreuses entre le processus d’influence juridique initié par les conquêtes napoléoniennes et celui résultant d’une expansion coloniale se déroulant près d’un siècle plus tard. Une première différence, sans doute médiocrement décisive dans l’absolu mais capitale du point de vue du sujet du colloque qui nous réunit ici, tient à ce que cette influence ne passe plus guère par la confection de Codes dont ces pays nouvellement indépendants ne paraissent pas très pressés de se doter sauf sous forme de compilation des lois existantes. Une deuxième différence, à la portée sans doute plus large, encore qu’elle ne soit pas tout à fait indépendante de la première, peut être cherchée dans la moindre place reconnue au droit privé dans ce processus d’influence : sans doute ce déclin peut-il s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’un domaine juridique où les solutions sont trop marquées par les prescriptions religieuses et par les coutumes locales pour ce qui est du droit familial, par les pratiques internationales en ce qui concerne le droit des contrats et, plus généralement des affaires, par les politiques nationales à l’égard du droit pénal...
79L’on peut se demander si, à l’inverse, ce ne sont pas désormais les disciplines relevant du droit public qui constituent un meilleur article d’exportation : droit constitutionnel avec le texte français de 1958 révisé en 1962 et finalement assez adapté à des pays en phase de transition démocratique avec des pouvoirs importants reconnus au chef de l’État49, droit administratif avec la question posée un peu partout de déterminer s’il est souhaitable du point de vue de la bonne marche des services publics et de la protections des citoyens de se doter d’un corps de juridiction distinct des tribunaux judiciaires et inspiré de notre Conseil d’État, droit public économique caractérisé par le souci de laisser fonctionner les équilibres naturels du marché sans que l’Etat renonce à toute intervention du point de vue de la régulation de la conjoncture, de l’aide aux secteurs en difficultés et de l’aménagement du territoire.
80Les influences juridiques françaises sont également différentes d’un ensemble géographique à l’autre. S’agissant du Maghreb, l’héritage recueilli n’est pas le même en Algérie, longtemps marquée par les tendances socialistes du parti unique, au Maroc et en Tunisie, tous deux plus ouverts à l’économie de marché et à l’influence occidentale sauf pendant l’expérience menée par Ben Salah en Tunisie. La colonisation avait laissé dans ces pays un important ensemble de Codes très inspirés du droit français. Si le droit de la famille reste très marqué par la Charia, en revanche un Code des obligations et contrats adopté en 1906 en Tunisie et en 1913 au Maroc régit cette importante branche du droit civil en s’inspirant du modèle français. Après l’indépendance, les Codes ont été complétés et modernisés sans que l’influence française disparaisse. En fait, le principal élément d’autonomisation de ces systèmes juridiques tient à l’arabisation de la procédure devant les tribunaux50. À noter que la tentation, manifestée à la veille et au moment de l’indépendance de se distinguer du modèle français s’est trouvé freinée par le rôle qu’avait joué la France dans le processus de codification du pays qui aurait pu servir de nouveau modèle : l’Egypte. Les trois générations de Codes qui s’y sont succédé (Codes mixtes en 1875, premiers Codes nationaux en 1883, deuxièmes Codes nationaux en 1949) sont très marquées par le droit français, même si les inspirations d’origine allemande, italienne, japonaise et suisse ne sont pas non plus absentes.
81En Asie51, et plus précisément dans les pays nés de l’indépendance de l’ancienne Indochine, le système communiste a entraîné une rupture par rapport à l’influence du droit français. Actuellement la discussion est vive dans ces pays pour l’élaboration de nouvelles règles juridiques adaptées aux nouvelles orientations économiques et, parfois, politiques adoptées par les dirigeants. Le retour à une certaine place accordée au droit français n’est pas exclu mais l’efficacité semble, aux yeux de beaucoup, conduire plutôt à se rapprocher des traditions juridiques anglo-saxonnes. À noter que, sur ce continent, le Japon aurait pu jouer un rôle comparable à celui tenu par l’Egypte en Afrique du nord : sous l’influence d’un professeur de la Faculté de droit de Paris, Gustave Boissonade, un Code civil très inspiré par le Code français avait été promulgué en 1890 pour être appliqué en 1893 ; en fait l’hostilité d’une partie des universitaires et de la classe politique à ce qu’ils considéraient comme un texte trop individualiste conduisit à remettre l’ouvrage sur le métier et c’est finalement un recueil plus proche du futur Code allemand qui fut promulgué entre 1896 et 1898.
82Près de deux cents ans après sa publication, le Code civil des Français ne peut évidemment plus invoquer la jeunesse comme moyen de séduction. L’argument, de toutes façons, était mince puisque, à le prendre au pied de la lettre, c’est au Code autrichien de 1811 qu’il aurait plutôt dû revenir de pouvoir se targuer d’une telle supériorité, en tous cas jusqu’à ce que -pour s’en tenir aux grandes nations- le Code civil italien de 1865 lui ravisse ce titre. On l’a vu : ce n’est pas une telle considération qui peut se révéler décisive, au moment de la mise en place d’un processus de codification, pour déterminer les modèles sur lesquels se fonder. En fait, au terme de ce bref survol des avatars du Code Napoléon à l’étranger, les objectifs poursuivis par les législateurs nationaux paraissent singulièrement divers. Si on se laisse séduire par les tentations de la typologie, l’on peut soutenir que, parmi les motivations affichées ou clandestines pour choisir de s’inspirer de tel Code étranger plutôt que de tel autre, il en est de rationnelles ou se prétendant tel, et ce sont en tous cas les plus fréquemment avancées ; il en est également de passionnelles même si les juristes n’osent pas trop l’avouer et laissent ce soin à la classe politique ; il en est enfin d’accidentelles, les plus difficiles à déceler, à certains égards les plus décevantes tant il est contraire à ce qu’il peut y avoir de goût de la logique dans notre esprit, de constater qu’une décision aussi importante que d’imposer à une société des règles devant régir la propriété, les contrats et jusqu’aux rapports au sein de la famille, puisse résulter d’éléments de pure circonstance, sans exclure l’arbitraire, ni le caprice.
83Les causes rationnelles sont donc le plus souvent mises en avant, surtout dans les documents officiels où l’on ne saurait rien arguer que de logique et de noble. Au début du XIXe siècle, les partisans du Code civil français ont fait l’éloge de ses qualités de clarté et de rigueur, voire d’élégance du style, ainsi que l’idéal des lumières, hérité du XVIIIe siècle, pétri de valeurs libérales et de raisonnable égalité, qui l’animait : ils l’opposent à la variété des coutumes héritées du Moyen Age, absurdes ou cruelles, qui régissaient jusqu’alors la société. Ces arguments ont eu leur succès, en Amérique latine et d’abord en Bolivie qui a joué ensuite le rôle de relais d’influence sur tout le continent, au proche orient et surtout en Egypte qui a exercé la même fonction dans nombre de pays islamiques, en Asie où le Japon a failli quelques mois choisir le droit français et où la Thaïlande tend à exercer, dans une certaine mesure, cette responsabilité. À leur tour, au début du XXe siècle, les défenseurs du Code civil allemand ont vanté son caractère scientifique et systématique, le long travail doctrinal et jurisprudentiel qui l’a précédé, le soin apporté à l’équilibre général des développements et à la définition des concepts : ils soulignent le contraste avec la précipitation qui aurait animé les jurisconsultes français, un approfondissement insuffisant des notions à la lumière des catégories romaines, des maladresses de plan et des archaïsmes de rédaction.
84De nos jours, les praticiens du droit anglo-saxon s’émerveillent de son empirisme, de ses capacités d’adaptation, de sa flexibilité en fonction des situations et des problèmes ce qui lui donnerait vocation à prétendre au titre de nouveau droit commun des affaires au niveau international : ils dénoncent à l’inverse la rigidité des systèmes codifiés, leur caractère artificiel et faisant une place insuffisante à la jurisprudence. À noter, pour en finir avec cette litanie intéressée des vertus et des défauts comparés de chaque système, que les arguments utilisés à l’intérieur du pays ne sont pas toujours les mêmes que ceux privilégiés à l’égard de l’extérieur : lors de la promulgation, le législateur insiste plus volontiers sur l’adéquation de son texte aux problèmes spécifiques du pays auquel il va s’appliquer, sur son étroite adaptation à la société qu’il va régir ; à l’inverse lorsqu’il s’agit d’attirer des disciples étrangers, l’on insistera plutôt sur les qualités abstraites du recueil, sur sa valeur intemporelle et hors de toute considération spatiale, applicable partout et toujours.
85Parmi les arguments plus passionnels, certains demeurent très raisonnables comme ceux qui évoquent les liens traditionnels, voire d’amitié ou de gratitude qui peuvent unir deux nations. Le Code Napoléon en a profité, ainsi à l’égard du canton de Vaud qui avait bénéficié de l’aide de la Grande Nation pour faire confirmer son autonomie à l’égard de Berne, de la Belgique acquérant son indépendance dans le cadre du mouvement créé par la révolution de 1830, ou de l’Italie quelque temps reconnaissante à la France de l’avoir épaulée dans sa lutte pour l’unité et contre l’Autriche. Des zones d’influence apparaissent ainsi : l’Europe centrale pour le droit germanique, l’Europe de l’ouest et jusqu’aux deux rives de la Méditerranée pour le droit latin, voire francophone, peut-être demain toute la zone pacifique comme aire d’influence américaine.
86Si les affinités électives ont leur place, les haines recuites et les rancunes ancestrales jouent également leur rôle comme il se doit dans les relations internationales. Le Code français en a profité tout autant qu’il en fut victime : ainsi la Pologne a conservé le Code Napoléon plus comme digue à l’assimilationnisme russe que par amitié pour son auteur, de même la République dominicaine y est revenue par rejet d’Haïti et de l’Espagne tandis que le Québec en usait pour compléter la coutume de Paris et affirmer sa spécificité face à l’écrasante présence anglo-saxonne ; à l’inverse le mauvais souvenir laissé par l’occupation napoléonienne tant en Allemagne qu’en Espagne a nourri dans ces pays un durable sentiment anti-français qui a eu des conséquences sur le plan juridique : s’il serait présomptueux d’attribuer l’effort de codification originale des juristes germaniques à la seule volonté de se démarquer de l’ancien envahisseur, il ne fait pas de doute que le rejet d’une série de projets uniformément accusés de trop de révérence à l’égard du texte français s’explique en Espagne en grande partie par une durable et explicable méfiance à l’égard du voisin d’outre-Pyrénées.
87Quant aux raisons qualifiées d’accidentelles, ce ne sont pas les plus faciles à débusquer au point qu’on les pressent plus facilement qu’on ne les démontre. Ce serait cependant donner une image partielle et trop idéalisée des processus de codification que de négliger les considérations personnelles qui peuvent jouer et parfois de façon déterminante, le rôle des hommes, enclins à privilégier une tradition plutôt qu’une autre, par fidélité à leur Université d’origine, par goût pour une doctrine ou par inclinaison pour une école de pensée parce qu’on la perçoit mieux. L’on cite traditionnellement le cas du Code civil suisse introduit dans la Turquie d’Atatürk par un ancien étudiant. Le Code civil français a bénéficié d’initiatives et d’attachements du même type sans qu’il soit aisé d’en évaluer le caractère plus ou moins décisif : ainsi lorsque James Brown et Louis Moreau-Lislet donnent à la Louisiane des lois très françaises alors que les instructions du Conseil législatif du territoire étaient de s’en tenir au droit romain et au droit espagnol ; de même lorsque Bozianu, en Roumanie, passe outre le message princier qui prescrit de s’inspirer du Code italien, et prend comme modèle le texte français.
88Ce n’est pas diminuer les auteurs des codifications que de souligner la part d’arbitraire que peut comporter leur démarche, à côté de beaucoup de travail et de ce qu’il y faut de préoccupation scientifique. Ce n’est pas parce que des générations ont peint Lycurgue en majesté qu’il ne s’est jamais départi de cette attitude. Au surplus, il est dans la logique de la loi de ne survivre qu’à travers les adaptations dont elle fait l’objet, méconnaissable.
Notes de bas de page
1 Parmi les actes de colloques, citons d’autant que nous les avons largement utilisés pour cet article : Association Henri Capitant pour ! a culture juridique française et Société de législation comparée, L’influence du Code civil dans le monde. Travaux de la semaine internationale de droit (Paris 1950), Paris 1954, 912 pages (cité désormais : L’influence du Code civil…) ; La codification et l’évolution du droit. XVIIIe congrès de l’Institut international de droit d’expression française, publié par la Revue juridique et politique. Indépendance et coopération, 1986, p. 201 à 906 (cité désormais : La codification et l’évolution...) ; Travaux de l’Association Henri Capitant, La circulation du modèle juridique français. Journées franco-italiennes, t. XLIV, 1993, 661 pages (cité désormais : La circulation du modèle...) ; citons aussi : Le Code civil. Livre du centenaire, Paris 1904 (cité désormais : Livre du centenaire).
2 Pour ces développements sur la période correspondant à la première moitié du XIXe siècle, nous avons notamment utilisé : Concordance entre les Codes civils étrangers et le Code Napoléon, Paris 1840, 148 pages (cité désormais : Concordance). Cet ouvrage compare, sous forme de tableaux extrêmement utiles, article par article, les Codes français, des Deux-Siciles, de la Louisiane, sarde, du canton de Vaud, hollandais, bavarois, autrichien, prussien, suédois, de Berne, de Fribourg, d’Argovie, de Bade, d’Haïti.
3 Réunion de la Belgique : 1er octobre 1795 ; de la rive gauche du Rhin : 4 nov. 1797 ; du Piémont : 11 nov. 1802 ; de la Ligurie : 8 oct. 1805 ; de la Toscane et de Parme : 24 mai 1808 ; de ce qui reste des Etats pontificaux : 17 févr. 1810 ; de la Hollande du sud : 24 avr. 1810 ; de la Hollande du nord, de l’Allemagne du nord et du Valais : 13 déc. 1810. L’Illyrie sera également réunie à l’Empire mais non divisée en départements : il est cependant décidé d’y appliquer le Code civil à partir du 1er janv. 1812 ; la Catalogne sera également réunie à l’Empire (26 janv. 1812) et divisée en quatre départements.
4 Proclamation du 31 mars 1796 ; ce texte célèbre -et d’ailleurs un peu reconstitué- eut des précédents, tel l’appel que suggérait deux ans plutôt Carnot à Pichegru sur les richesses de la Belgique, qui montrent ce qui était considéré comme les conditions normales des conquêtes révolutionnaires.
5 A. CABANIS, « Contribution à l’étude des opinions politiques de Napoléon 1er », dans Res publica, 1975, p. 137.
6 CAULAINCOURT, Mémoires, t. 1, p. 341, t. II, p. 368 ; MIOT de MELITO, Mémoires, t. III, p. 185 ; PASQUIER, Mémoires, t. 1, p. 472 ; Mme de REMUSAT, Mémoires, t. 1, p. 407-408, t. II, p. 276 ; VILLEMAIN, Souvenirs contemporains, t. 1, p. 179.
7 Date d’application du Code civil aux Pays-Bas : 8 nov. 1810 pour les provinces du sud, 6 janv. 1811 pour les provinces du nord.
8 Robert CHABANNE, « Napoléon, son Code et les Allemands », dans Études offertes à Jacques Lambert, Paris 1975, p. 399.
9 Date de publication du Code civil en Italie. Publication dans les territoires intégrés à l’Empire français : 20 mars 1804 dans le Piémont ; 4 juill. 1805 dans l’ancienne République de Gènes ; 23 sept. 1805 dans le duché de Parme ; l" mai 1808 en Toscane ; 14 janv. 1812 dans la partie des Etats pontificaux rattachée à la France. Publication dans les territoires intégrés au Royaume d’Italie à partir du 16 janv. 1806 en traduction officielle en italien (Codice civile di Napoleone il Grande per el regno d’Italia) et en latin : 16 janv. 1806 en Lombardie ; 30 janv. 1806 dans le duché de Modène ; 30 mars 1806 en Vénétie ; 12 août 1806 dans la province de Guastalla ; 2 avr. 1808 dans la partie des États pontificaux intégrés au Royaume d’Italie. Publication le 21 avr. 1806 à Lucques et à Piombino. Publication dans le Royaume de Naples (d’abord sans le titre relatif au divorce) : 26 déc. 1809. « Ainsi, toute l’Italie continentale fut régie par le Code Napoléon » (docteur Mario BERRI, « Italie », dans L’influence du Code civil..., Paris 1954, p. 617-618).
10 K. SOJKA-ZIELINSKA, La réception du Code Napoléon en Pologne (8e congrès international du droit comparé), Varsovie 1970, p. 211 et s. ; Biruta LEWASZKIEWICZ-PETRYKOWSKA, « Pologne », dans L’influence du Code civil..., p. 443 à 446.
11 Texte en annexe de l’article de Johannes Michael RAINER, « Autriche », dans La circulation du modèle..., p. 360 à 362.
12 Ueber die Nothwendigkeit eines allgemeinen biirgerlichen Rechts fur Deutschland.
13 Von Beruf unsrer Zeit fur Cesetzgebung und Rechtswissenschaft.
14 Le Code Napoléon avait fait l’objet d’une vive mise en cause d’August Wilhelm Rehberg (Ueber den Code Napoléon und dessen Einfiihrung in Deutschland) publiée à Hanovre dès 1813.
15 Pour une comparaison article par article du Code Napoléon et du Code Sarde : Concordance, t. 1, p. 1 à 126. Certains commentateurs se montrent fort optimistes quant à l’influence du Code français : « Le Code Napoléon, fondé sur les principes de l’égalité civile et de la tolérance, régit déjà les deux tiers du monde civilisé et il est permis de penser qu’il sera un jour adopté par tous les peuples » (HUE, Le Code civil italien et le Code Napoléon, Paris 1868, p. 2). Il est vrai qu’à la même époque, d’autres auteurs soulignent que les réformateurs français du Code Napoléon pourraient s’inspirer avec profit des transformations imaginées par les auteurs du Code italien et d’autres Codes élaborés à partir du modèle français mais en y ayant apporté des améliorations (GIDE, « De la législation civile dans le nouveau royaume d’Italie », dans Revue de droit français et étranger, 1866, p. 392 et s.).
16 FIORE, Trattato di diritto civile. Disposazioni generali, t. I, p. 2.
17 Modifications introduites dans le Code badois et concernant le régime des terres : statut des fermes passant à l’héritier principal, des fiefs ou fondations héréditaires, des propriétés féodales de famille ou de parenté, les charges foncières, les dîmes, les redevances emphytéotiques, etc. ; et concernant le droit de la famille : l’adultère du mari, la recherche en paternité, les droits des enfants naturels, le rôle du conseil de famille (Gustav BOEHMER, « Allemagne », dans L’influence du Code civil..., p. 583 ; Concordance, t. II, p. 113 à 124).
18 G. BOEHMER, art. cité, p. 582-583.
19 Livre du centenaire, t. II, p. 634-637.
20 Pour quelques éléments sur l’accueil des codes français en Suisse : D. et A. CABANIS, « Code Napoléon et code civil vaudois de 1819 : adaptation et progrès », dans Mélanges Marty, Toulouse 1978, p. 221 à 234 ; A. CABANIS, « L’influence du droit révolutionnaire en République helvétique », dans La révolution et l’ordre juridique privée : rationalité ou scandale ?, Paris-Orléans 1988, p. 557 à 572 ; pour une vue générale sur la codification en Suisse : Hélène MAIRE-DE RIEDMATTEN, « La codification et l’évolution du droit suisse », dans La codification et l’évolution..., p. 834 à 860 ; Concordance, notamment t. II, p. 43 à 112.
21 Robert PATRY, « Suisse », dans La circulation du modèle..., p. 472 et s.
22 Ibid. et Pierre CAVIN, « Suisse », dans Le Code civil et son influence..., p. 688 et s.
23 K. SOJKA-ZIELINSKA, ouvr. cité.
24 René PIRET, « Le Code Napoléon en Belgique », dans Revue internationale de droit comparé, 1954, p. 753 ; cf. aussi Christian LAMBOTTE, « Les réalisations en matière de codification en Belgique », dans La codification et l’évolution..., p. 806 à 816.
25 Territory of Orléans Législative Council, lois de mai 1806 et du 7 juin 1806.
26 R. Robert RACKLEY, Synopsis of Lousiana and practice : a complète one-volume référence for important concepts of Lousiana law and the Napoleonic Code, Bâton Rouge 1982, 485 pages. Cf. aussi les cinq allocutions de bienvenue et les quatre communications présentées lors du XVIIIe congrès de l’IDEF, tenu à Bâton Rouge, à Lafayette et à la Nouvelle-Orléans à l’invitation des autorités louisianaises du 3 au 9 nov. 1985 (La codification et l’évolution..., p. 219 à 225 et 569 à 601).
27 Sur la fin de la présence française, cf. Mourir pour les Antilles. Indépendance nègre ou esclavage et notamment A. CABANIS et M. MARTIN, « L’indépendance d’Haïti devant l’opinion publique française », p. 221 à 237.
28 Concordance, t. II, p. 127 à 138 ; Louis BORNO, Code civil d’Haïti annoté, Haïti et Paris 1892 ; (Fernand DELATEUR), « La codification et l’évolution du droit en Haïti », dans La codification et l’évolution..., 1986, p. 557 à 568 : il met en regard l’influence du Code Napoléon sur le Code civil haïtien de 1826 avec le serment prêté par les trente-six signataires de l’Acte d’indépendance d’Haïti du 1er janv. 1804 de « renoncer à jamais à la France » (p. 557).
29 Federico C. ALVAREZ, « République dominicaine », dans La circulation du modèle..., p. 203.
30 P. CARIGNAN et A. MAYRAND, « Province de Québec », dans L’influence du Code civil..., p. 784.
31 P. BASILE-MIGNAULT, « Le Code civil au Canada », dans Le livre du centenaire, p. 727. D’après Alain-François BISSON (« Effet de codification et interprétation en droit civil québécois »), dans La codification et l’évolution..., p. 524), les codificateurs québécois de 1866 « auraient préféré simplement reproduire le Code Napoléon qui leur était donné pour modèle, en y corrigeant les défauts révélés par une expérience plus que centenaire et en y insérant les dispositions requises par nos lois et nos circonstances particulières ».
32 H. Patrick GLENN, « Canada », dans La circulation du modèle..., p. 624.
33 Le maréchal n’y ménage ses compliments ni à l’égard des membres de la commission de rédaction, « éminemment patriotes et illustres », inspirées par « le patriotisme aidé de la science et de la maturité », ni à l’égard du texte qui résulte de leur travail, Code civil « conforme aux principes établis par la civilisation », « œuvre aussi intéressante » que le peuple « peut considérer comme sa propriété ». Au passage, le maréchal se targue d’avoir personnellement présidé aux travaux d’examen du texte définitif, ce qui évoque évidemment la présence de Napoléon au Conseil d’État.
34 Manuel DURAN, « Bolivie », dans L’influence du Code civil..., p. 771.
35 Alejandro GUZMAN, Andrès Bello codificator. Historia de la codification y codificacion del drecho civile en Chile, Santiago 1982, t. II, p. 14.
36 Id., p. 25.
37 Alejandro GUZMAN, « Chili », dans La circulation du modèle..., p. 147-152.
38 Juan Justo DASSEN, « Argentine », dans L’influence du Code civil..., p. 760 à 767.
39 Jorge SANCHEZ CORDERO, « Mexique », dans La circulation du modèle..., p. 169-170.
40 Pablo MACEDO, Evolucion del derecho civil, Mexico 1942, p. 12 à 14, 26 à 28 et 52 à 55 (cité dans L’influence du droit civil..., p. 433).
41 Arnoldo WALD, « Brésil », dans La circulation du modèle..., p. 131. Cf. jugement d’un juriste brésilien à propos du droit français : « la Révolution française, dans son bref et tumultueux procès politique, a révélé, dans une espèce de prologue alluciné, toutes les faces culturelles que l’expérience juridique universelle revêtirait pendant deux siècles » (Miguel REAGLE, Novas Fases do Direito Moderno, Sao Paulo 1990, p. 93).
42 Vladimir TOUMANOV, « Russie », dans La circulation du modèle..., p. 458.
43 M. CONSTANTINESCU, « Roumanie », dans L’influence du Code civil..., p. 673.
44 Virgil VENIAMIN, « Roumanie », dans L’influence du Code civil..., p. 476.
45 Apostolos BOURNIAS, « Grèce », dans L’influence du Code civil..., p. 73 et s.
46 Eric AGOSTINI, Droit comparé, Paris 1988, p. 257 à 267. V. aussi les communications présentées sur les codifications au Burundi, au Cameroun, au Gabon, à Madagascar, au Mali, au Rwanda, au Sénégal, au Tchad et au Zaïre dans La codification et l’évolution..., p. 288 et s. Dans son article synthétique (« Codification et uniformisation du droit en Afrique noire francophone »), René Dégni Segui note que l’œuvre codificatrice, importante durant la première décennie qui suit l’indépendance, « s’est ralentie dans la deuxième décennie », et qu’elle « fait peu de place aux droits traditionnels qui résistent ». Il conclut : « L’avenir dira lequel des deux systèmes triomphera » (La codification et l’évolution..., p. 284).
47 M. MARTIN et A. CABANIS, « Les étudiants étrangers en France : notes préliminaires sur leur démographie, 1880-1980 », dans Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1984, p. 201 à 227.
48 Si les réactions de rejet du droit d’origine française dans les pays autrefois colonisés sont rares, elles ne sont pas inexistantes. L’on évoquera, de ce point de vue, le discours du capitaine Sankara, président du Burkina Faso, à l’ouverture des premières assises des Tribunaux populaires révolutionnaires, fixant comme objectif de « sonner le glas du vieux droit romain » et de faire retenir « le chant du cygne pour le droit social étranger napoléonien » (Justice populaire au Burkina Faso, Ouagadougou 1985, p. 8).
49 M. MARTIN et André CABANIS, « Le nouveau cycle constitutionnel ultra méditerranéen francophone et la constitution d’octobre 1958 », dans Les politiques du mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, Paris 1993, p. 139 à 164.
50 Cf. Hassan EL OUFIR, « La codification du droit marocain » ; Abdellah BOUDAHRAIN, « La technique législative marocaine en question » ; Ridha MEZGHANI, « La codification en Tunisie », dans La codification et l’évolution..., p. 391 à 411 et 451 à 473.
51 Sur les conditions de la codification en Asie et son application, cf. Eugène SCHAEFFER, « De l’importation de Codes à la fin du 19e et au début du 20e siècle et de leur réception », dans La codification et l’évolution..., p. 264 à 269 et 276 à 279.
Notes de fin
* Publié dans La codification (dir. Bernard BEIGNIER), Dalloz, Paris 1996, p. 33 à 61.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017