L’utilisation du temps par les rédacteurs du Code civil*
p. 481-491
Texte intégral
1Rendant compte des travaux effectués pour la rédaction du projet de Code civil, Maleville s’enorgueillit de ce que quatre mois aient suffi à la commission dont il faisait partie. Même si l’on y ajoute les délais nécessaires ensuite pour recueillir les observations des Tribunaux d’appel et du Tribunal de cassation, et pour organiser les discussions du Conseil d’Etat, du Tribunat et devant le Corps législatif, l’on n’arrive guère qu’à un total de quatre années, durée somme toute réduite pour rédiger, examiner et adopter 2 281 articles, à une époque où bien d’autres réformes sollicitent l’attention des juristes. En fait, et malgré la confusion qui avait marqué le travail législatif à l’époque révolutionnaire, les premières tentatives de Code, envisagées dès 1791 et poursuivies jusqu’en 1799, ont préparé le terrain. Cambacérès, futur deuxième consul après le coup d’Etat de brumaire, y joue un rôle important. Quatre projets se sont succédé. Deux d’entre eux remontent à la Convention, le premier rédigé au nom du comité de législation, le second revu par une commission de six membres présentés par le comité de salut public afin d’écarter les « hommes de loi » au profit des « bons révolutionnaires », capables de traduire la spontanéité des masses en règles de droit. Deux autres projets sont élaborés sous le Directoire, le premier par une commission de la classification des lois, le second par une section de législation dont les réunions furent interrompues par le changement de régime. Ce sont donc des travaux se prolongeant de 1791 à 1804 qu’il convient d’étudier pour connaître l’état d’esprit et les préoccupations des divers auteurs du Code civil primitif.
2Il n’est pas question, ici, en quelques pages, après beaucoup, de prétendre synthétiser les débats qui ont précédé l’adoption de ce Code, ni de rendre compte des tendances contradictoires de ces nombreux juristes, coutumiers et romanistes mêlés. Du moins est-il un biais qui peut se révéler intéressant, auquel nous rendent sensible l’enseignement et la recherche du maître auquel ces lignes sont dédiées1, le problème du temps tel que le traitèrent les rédacteurs successifs. Certes aucun d’eux n’inséra sa réflexion dans une théorie générale du temps, du moins la façon d’éluder ou d’utiliser cette notion peut-elle révéler des intentions plus ou moins conscientes et exprimées.
3Pour s’en tenir à quelques idées trop brèves pour n’être pas contestables : les hommes d’Ancien Régime attendent du droit qu’il fournisse les moyens de pérenniser les avantages acquis, de maintenir les positions et les fortunes au-delà des siècles. Ils s’y montrent d’autant plus attachés que les limites de la vie humaine et les équilibres économiques précaires rendent les individus et les possessions peu solides, toujours menacés. Les institutions témoignent de la volonté du propriétaire de voir ses biens demeurer dans sa famille selon un ordre rigoureux, fût-ce au prix d’une banqueroute par génération. Les rentes constituées, les baux emphytéotiques permettent de satisfaire un goût pour les revenus durables, indéfinis même. Le temps est un obstacle dont le droit rend possible le franchissement. Grâce à lui, certains patrimoines peuvent traverser les siècles, à peu près intacts ; les rentes continuent d’être dues, à l’abri des troubles économiques, sinon des fluctuations monétaires. Bien sûr, de telles conceptions sont indissociables des idées en honneur à l’époque classique, elles tiennent « autant à la psychologie qu’à l’économie d’un siècle pour qui la permanence du patrimoine n’est qu’un aspect de la stabilité nécessaire des institutions »2.
- I-
4Avec la Révolution, et sans que le temps fasse pour cela l’objet d’une théorie globale, les préoccupations dominantes changent. Implicitement. Le temps est désormais reconnu comme une force devant laquelle il faut s’incliner, que le législateur ne peut prétendre dominer. « D’ailleurs, indique Portalis, comment enchaîner l’action du temps ? comment s’opposer au cours des événements ou à la pente insensible des mœurs ? comment connaître et calculer d’avance ce que l’expérience seule peut nous révéler ? »3. Si cette révérence à l’égard du temps se maintient dans les projets successifs de Code depuis la Convention jusqu’au Consulat, sa justification évolue quelque peu.
5Les discours de présentation des articles rédigés à l’époque révolutionnaire affectent d’y voir un aspect ou une conséquence de la soumission des légistes à ce qui est naturel : « la nature est le seul oracle que nous ayons interrogé. Heureux, cent fois heureux, le retour filial vers cette commune mère ! » Le temps est un élément de cette nature digne de respect, et les rédacteurs de tout expliquer par des références à la nature, explication d’autant plus commode, pour justifier les règles nouvelles en matière de mariage, de filiation, de propriété, de convention, qu’ils savent ne pas risquer de démenti de la part de cette mère complaisante. Ils se comparent aux législateurs les plus illustres de l’Antiquité, tels Solon, Lycurgue, Numa, et se jugent, bien sûr, très supérieurs : ces auteurs n’ont pas su en leur temps, se libérer de leurs préjugés alors que « pour nous, plus sages, (...) nos lois ne seront que le Code de la nature, sanctionné par la raison et garanti par la liberté »4.
6Les rédacteurs de l’époque du Consulat, plus réalistes, plus attentifs aux exigences de la vie des affaires et pas du tout gênés d’afficher de telles préoccupations, se réclament d’un autre système, celui du libéralisme économique qui se méfie des droits indéfinis, des biens frappés de prohibitions empêchant de les aliéner. « Ces propriétés restaient dans une espèce d’interdiction, souvent abandonnées, faute de réparations auxquelles les revenus ne pouvaient suffire ; elles étaient hors de la circulation du commerce »5. I l faut éliminer tout ce qui peut faire obstacle aux transactions et gêner la fluidité des échanges.
7Reflet de cette volonté de limiter la portée dans le temps des obligations nées de la loi ou des conventions, les projets de Code de l’époque de la Convention et du Directoire rassemblent les mesures déjà prises pour supprimer ces droits perpétuels que connaissait l’Ancien Régime, d’autant plus suspects qu’on les présume souvent infestés de féodalité. Jusqu’à l’inaliénabilité du domaine public, précaution héritée de l’administration monarchique, qui est remise en cause, non que le législateur ait une grande confiance dans l’habileté des gestionnaires publics mais avec la secrète espérance que ces biens ne resteront pas toujours hors du commerce. Les rentes perpétuelles, les rentes foncières sont toujours rachetables. On ne peut engager ses services pour toujours, ce serait un retour au servage ; pour qu’il y ait louage, il faut que le temps de la location soit convenu. Les substitutions sont supprimées. Tout cela dès la Révolution.
8Le Code civil du Consulat maintiendra ces modifications. La plupart des Tribunaux d’appel s’en félicitent, tel celui de Limoges : « il faut reconnaître qu’aucun homme n’a, par un droit naturel et inné, le pouvoir de commander après sa mort (...) et c’est mal à propos que, par des substitutions, on étendait cet empire de génération en génération »6. Quelques tribunaux auraient souhaité la résurrection ou la survie des baux emphytéotiques et des baux à rente foncière. Ils sont à contre-courant.
9Si la règle de droit ne doit pas prétendre organiser, de façon précise et immuable, un avenir trop lointain et lier les parties pour toujours, elle ne doit pas non plus reculer ses effets dans le passé. La non-rétroactivité de la loi apparaît dans le livre préliminaire du projet de Code civil de l’an VIII. Malgré Portalis qui considère qu’un tel principe « ne peut être contesté », les membres du Tribunat le jugent déplacé : c’est un principe de droit ou de morale plus qu’un article de Code, c’est une question qui ne regarde que le législateur et qui ne doit pas fournir au juge de prétexte pour ne pas exécuter la loi votée, c’est une maxime dangereuse en ce qu’elle pourrait être utilisée par certains pour réclamer la non application des mesures révolutionnaires supprimant les substitutions, le droit d’aînesse et les prérogatives féodales.
10Devant ces objections, Portalis revient à la charge et justifie son projet : « l’office des lois est de régler l’avenir. Le passé n’est plus en leur pouvoir ». Il n’y a, explique-t-il, que la loi naturelle qui puisse prétendre n’être limitée « ni pas le temps, ni par les lieux, parce qu’elle est de tous les pays et de tous les siècles ». Le droit positif est tenu de se montrer plus modeste. La même justification revient de discours en discours : il faut préserver l’ordre économique et faciliter les transactions : « l’homme, qui n’occupe qu’un point dans le temps comme dans l’espace, serait un être bien malheureux, s’il ne pouvait pas se croire en sûreté, même dans sa vie passée ! ». Et Portalis d’essayer d’arracher la conviction des membres du Corps législatif en faisant passer devant leurs yeux l’image effrayante qu’offriraient des règles de droit affligées de strabisme divergent et qui, « ayant sans cesse un œil sur le passé, et l’autre sur l’avenir, dessécheraient la source de la confiance, et deviendraient un principe éternel d’injustice, de bouleversement et de désordre »7. Cet argument singulier qui relève de la tératologie plus que du droit, fait moins pour convaincre les députés de voter le projet que l’épuration des assemblées mise en œuvre par Bonaparte.
11Les rédacteurs de la Révolution et du Consulat s’accordent donc à limiter la portée de la loi dans le temps : ils lui interdisent toute incursion dans le passé, ils limitent ses conséquences dans l’avenir. Le temps est une valeur digne de respect et de considération, qu’il faut utiliser, dont il convient de tenir compte sans prétendre la violenter. Conception commune aux auteurs de la Convention, du Directoire et du Consulat. Cependant, et même si certains légistes parviennent à survivre aux coups d’Etats successifs et se retrouvent d’une constitution à l’autre, les régimes sont trop différents d’esprit pour que la conception implicite qu’ils se font du temps, la place qu’ils lui accordent en fait, soient exactement les mêmes.
- II -
12A l’époque révolutionnaire, le temps est considéré et utilisé comme un allié dans l’œuvre de destruction et de régénération qu’entendent mener les nouveaux dirigeants. Le temps détruit. C’est un juge redoutable devant lequel il n’est guère d’institution qui puisse trouver grâce. Son passage laisse peu subsister. Il y a la nature, éternelle et immuable, parfois oubliée mais source permanente de vérité, à laquelle il faut fréquemment s’adresser pour retrouver une authenticité perdue, et il y a l’ancienneté toujours suspecte, voire condamnable, laissant sa marque infâmante sur des règles inadaptées, incompréhensibles, aberrantes.
13Les rapports présentés par Cambacérès à la Convention au nom du comité de législation et accompagnant les premiers projets de Code expriment hautement une volonté de rupture à l’égard des institutions juridiques héritées de l’Ancien Régime. Il n’est même pas nécessaire de les détruire, elles ne sont plus que ruines, sur lesquelles « il faut élever le grand édifice de la législation civile »8. Aucune référence historique sinon pour condamner les prescriptions inhumaines imposées par les intérêts coalisés de l’Eglise, de la féodalité et de la monarchie, ou alors pour citer quelques anecdotes rappelant les mœurs en Grèce ou à Rome car, si une grande ancienneté inspire toujours de la défiance, une extrême antiquité est considérée avec davantage de bienveillance tant il est difficile de rejeter toute référence au passé.
14Toujours en est-il qu’il faut tout reconstruire. Les légistes ne se dissimulent pas l’ampleur du travail et affectent d’y trouver un motif d’exaltation plus que de découragement. Ils s’emploient à déconsidérer les objections éventuelles qui ne peuvent être l’effet que d’une timidité suspecte : « quelle entreprise, dira la malveillance accablée, quelle entreprise de tout changer à la fois dans les écoles, dans les mœurs, dans les coutumes, dans les esprits, dans les lois d’un grand peuple ! »9. Et de citer, en réponse, une phrase de Bacon disant que ce n’est pas l’audace des réformateurs qui le consterne mais bien la pusillanimité dont s’enorgueillissent les conservateurs. La cause est entendue, il faut tout changer. C’est, avec la Convention, le point culminant de la Révolution.
15Le Directoire fait preuve d’un peu moins d’audace. Le personnel politique a traversé trop de proscriptions pour n’avoir pas perdu une part de sa belle confiance dans l’avenir. Les deux nouveaux projets sont également précédés de rapports, l’un sous forme de discours préparé par Cambacérès au nom de la commission de la classification des lois, l’autre présenté comme des « idées préliminaires » par Jacqueminot au nom de la section de législation. Ce discours et ces idées préliminaires sont plus modestes que quelques années plus tôt. Certes, il faut réformer profondément notre droit. Le nouvel ordre des choses ne peut s’accommoder de coutumes disparates, plus ou moins fixées, différentes selon les régions. Il est cependant des domaines où les changements ne peuvent être très importants, par exemple en ce qui concerne les conventions en général.
16Le législateur de l’an IV et celui de l’an VIII ont perdu les illusions de 1793. Ils n’espèrent plus tout régler ; ils comptent sur l’avenir pour compléter, réformer ; ils font appel à toutes les bonnes volontés pour être éclairés. La nature n’est plus de mise ; en rédigeant les nouveaux projets, les juristes ont « considéré la république avant le citoyen, et le citoyen avant l’homme ». L’on se démarque des préjugés, du « fanatisme d’une égalité follement interprétée », de la « dépravation des idées politiques »10 qui ont obscurci le travail de la Convention.
17Le temps détruit donc, et il détruit rapidement. Les délais prévus par ces projets de Code sont, logiquement, réduits. En quelques années, les situations se modifient et le droit ne tarde guère pour officialiser les nouveaux équilibres. Ainsi, en cas d’absence, lorsqu’un citoyen disparaît de son domicile et ne donne plus de nouvelles au point que sa famille puisse craindre son décès. « Ce doute, après un laps de temps, doit se convertir en certitude, afin que la propriété des biens de l’absent ne demeure pas toujours incertaine ». Le premier projet révolutionnaire prévoit que la perte de propriété est irrévocable à la date où l’absent aurait cent ans. Le deuxième projet le dépossède définitivement trente ans seulement après les dernières nouvelles. Dans le troisième projet, le législateur devient prudent, prolonge ce délai jusqu’à cinquante ans. Le temps ne se contente pas de retirer leur droit de propriété à certains pour le transmettre à d’autres, il éteint les créances. « De même que les propriétés ne doivent pas être toujours incertaines, les dettes ne doivent pas toujours subsister ; et lorsque, depuis le moment où elles ont été contractées, il s’est écoulé un temps assez considérable pour qu’on puisse croire que le créancier eût exigé le paiement, le débiteur doit être libéré »11.
18La prescription est alors fondée sur une présomption selon laquelle celui qui jouit d’un droit a sans doute quelque juste titre, celui qui cesse d’exercer un droit en a été dépouillé par quelque juste cause, celui qui est demeuré longtemps sans exiger sa dette a été payé. A cette époque où tout est menacé, où il n’y a pas de position assurée, pas de pouvoir durable, ce « temps assez considérable » dont parlent les rapports, demeure fort réduit puisque la prescription la plus importante est limitée à dix ans, ce qui ne semble pas long pour perdre ou acquérir un immeuble. Par ailleurs, toute une série de durées sont prévues, chichement mesurées, conjecturant le délai normal dont chacun a besoin pour exercer son droit. Ainsi, passés six mois, le vendeur-détaillant ne peut plus réclamer son dû ; passés deux ans, le propriétaire dépossédé d’un bien mobilier, sauf par vol, est privé de recours ; tout ce qui est payable par années, semestre, trimestre ou mois se prescrit lorsque deux termes de paiement sont passés12.
- III -
19Avec le Consulat, les idées évoluent. Le temps reste une force qu’il faut utiliser sans la contraindre. Les juristes continuent de la traiter comme une alliée, mais une alliée dont la fonction a changé, désormais au service de la politique de stabilisation à laquelle s’applique le nouveau maître. Le temps ne détruit plus, ou plutôt ce n’est plus cela qui lui est demandé, il consolide désormais. Autre aspect du même phénomène13. Ce qui a survécu doit être maintenu et protégé car l’on ne peut remettre en cause ce qui semble acquis depuis longtemps sans troubler la paix des familles et la sécurité des affaires. Les législateurs du Consulat se montrent sévères à l’égard des illusions des révolutionnaires, voulant tout reconstruire à partir de rien. Le temps n’est donc plus considéré sous son aspect destructeur mais comme un juge éclairé qui laisse subsister, après mûres réflexions, le meilleur. Cela n’exclut pas que certaines disparitions puissent être de son fait, que certaines lois s’effondrent devant sa juste sévérité, qu’elles ne supportent pas l’épreuve du temps. Même dans ce cas, son action est bienfaisante, apaisante, ne menaçant pas la stabilité sociale. Il y a presque de la douceur dans les termes que le législateur emploie pour analyser le processus paisible qui aboutit à la désuétude de certaines règles de droit. Rien de violent ni de brutal dans l’action du temps : c’est « une puissance invisible qui, sans commotion et sans secousse, nous fait justice des mauvaises lois, et semble protéger le peuple contre les surprises faites au législateur et le législateur contre lui-même » ; tenir compte des leçons du passé redevient à la mode. Certains vont très loin, tel Montlosier, publiciste contre-révolutionnaire, qui va jusqu’à critiquer l’idée même de rassembler toutes les règles de droit en un Code unique, au risque d’introduire de dangereuses innovations, voire simplement de prolonger des lois trop récentes entre lesquelles la tradition n’a pas encore effectué son tri. Portalis l’apaise d’une formule devenue célèbre : « la doctrine des rédacteurs est qu’il faut conserver tout ce qu’il n’est pas nécessaire de détruire, et qu’il ne faut se permettre des changements que lorsque la plus grande des innovations serait de ne pas innover ». Montlosier doit être rassuré. De toute façon, le ministre de la Police interdit son journal, autre façon de l’apaiser. Persuadé ou convaincu, chacun s’accorde autour d’une idée : « on ne fait pas un Code, il se fait avec le temps »14.
20La prudence est désormais de mise. La rage de détruire a fait place au désir de sauvegarder, au prix de quelques restaurations. Dans son discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le premier pluviôse an IX, la commission nommée par le gouvernement consulaire fait preuve de rigueur envers certains textes qui ont précédé le sien, à l’époque révolutionnaire. Un bon Code civil ne pouvait naître au milieu des convulsions politiques qui agitaient alors la France. Chaque réforme introduite visait moins à se rapprocher de la sagesse et de l’équité qu’à encourager les éléments révolutionnaires. Si l’on a voulu favoriser l’enfant contre le père, la femme contre le mari, si l’on a entendu bouleverser l’ordre des successions, c’était pour se créer des alliés dans le combat pour une société nouvelle. A l’époque, « les institutions se succèdent avec rapidité, sans qu’on puisse se fixer à aucune ; et l’esprit révolutionnaire se glisse dans toutes ».
21Maintenant que la stabilité politique est atteinte, il va être possible de créer une législation durable, c’est-à-dire adaptée aux hommes pour laquelle elle est faite. « Il faut être sobre de nouveautés en matière de législation ». Les lois anciennes ont fait leur preuve au feu de la pratique. « En corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même »15. Des lois à la fois nouvelles et bienfaisantes, il n’y en a guère que deux ou trois par siècle, résultat d’un coup de génie, d’une sorte d’illumination soudaine. Autrement la prudence s’impose. En laissant survivre certaines règles, le temps lui accorde son label.
22Cette idée que le temps doit consolider se retrouve, bien sûr, dans un certain nombre d’articles de loi. Il est des cas où cela n’entraîne pour le législateur aucun problème de conscience. Ainsi, rien ne s’oppose à la réduction du délai octroyé à celui qui souhaite intenter une action en nullité ou en rescision de convention. Bigot de Préamneu souligne qu’autrefois le délai le plus long pour demander l’annulation était de trente ans. On a réduit le délai maximum à dix ans car « on a senti la nécessité de ne pas laisser dans une plus longue incertitude le sort des contractants ». Il y a là, insiste-t-il, un « changement important ».
23Le tribun Jaubert renchérit, expliquant que si le temps laissé à la partie trompée, forcée ou lésée est si court, « c’est pour que les propriétés ne restent pas longtemps incertaines ». Il cherche une justification qui fasse quelque place à l’équité ; il trouve un argument sans trop de soucier de sa vraisemblance : « un laps de temps sans réclamation doit faire présumer la ratification ». Mais là n’est pas la véritable et profonde motivation. Le législateur considère surtout qu’une règle différente serait « attentatoire au repos des familles »16 ; entendez : attentatoire au repos de la grande famille des possédants. Ici le souci de protéger les situations acquises et celui d’assurer la facilité des transactions se rejoignent. Pas de problème.
24Ce n’est pas le seul cas où l’on peut à la fois garantir les droits que le temps a consolidés et favoriser la sécurité des affaires. Il en va de même en ce qui concerne le délai de prescription acquisitive. Pour elle également, Bigot de Préamneu a ciselé quelques formules bien balancées : « le temps qui, sans cesse et de plus en plus, établit et justifie le droit du possesseur, ne respecte aucun des autres moyens que les hommes ont pu imaginer pour constater ce droit. Il n’est point de dépôt, il n’est point de vigilance qui mette les actes publics ou privés à l’abri des événements dans lesquels ils peuvent être perdus, détruits, altérés, falsifiés ». Et d’ajouter, ne reculant devant aucune image, si éculée soit-elle : « la faux du temps tranche de mille manières ce qui est l’ouvrage des hommes ».
25 Voilà pour les grands principes. Ils sont venus au secours d’aimables intérêts. Le Tribunal de Montpellier se montre parfaitement explicite : le but de la prescription « est tout à fait politique ». Ou encore : elle est « un des fondements de l’ordre social ». Sans elle, « tout serait incertitude et confusion ». Entre le propriétaire ou le créancier négligeant de faire valoir ses droits, et les légistes n’ont pas de mots assez sévères contre ce mauvais sujet, presque ce mauvais citoyen, cet individu anormal qui ne défend pas ses intérêts d’une part, et le possesseur de bonne foi, paisible et public, que l’on devine gestionnaire attentif d’autre part, le choix n’est pas difficile. Il faut protéger le possesseur. D’autant que d’autres personnages viennent encore faire pencher la balance : les tiers qui ont conclu un marché avec ce possesseur, qui lui ont prêté de l’argent par exemple, « trompés par les apparences de la fortune que leur présentent ceux avec qui ils contractent »17.
26Entraîné par ces considérations, le Tribunal de cassation, rejoint par certaines juridictions d’appel, souhaite une prescription très rapide, en vingt ans au plus. Finalement, le Code s’en tiendra à trente ans pour la durée la plus longue. Le tribun Goupil-Prefeln s’en fait l’avocat devant le Corps législatif : « la prescription est donc une de ces institutions bienfaisantes et salutaires, sur lesquelles repose la tranquillité de tous et de chacun, celle des familles et de l’ordre social ; elle doit être consacrée par la législation de tous les peuples policés et qui reconnaissent le droit de propriété ». Il avoue que la mauvaise foi camouflée pourra parfois s’en prévaloir et que le Code viendra alors protéger l’usurpation ou le vol. Il s’en console aisément : « la morale est pour la vertu, la loi est pour la paix »18.
27Parfois, le choix n’est pas si aisé. D’autres considérations interfèrent. Les rédacteurs sont écartelés entre des préoccupations contradictoires. Par souci de stabilité sociale, ils sont tentés de conserver certains contrats à long terme tel le bail emphytéotique et le bail à rente foncière ce qui, pouvant créer des droits réels permanents, permet d’améliorer « le nombre des propriétaires, c’est-à-dire des vrais citoyens », de favoriser « la classe précieuse des propriétaires ». Dans chaque propriétaire foncier, le législateur devine avec une satisfaction non dissimulée, un tempérament conservateur de l’ordre social. A l’inverse, la volonté de ne pas gêner le dynamisme économique inhérent au système libéral conduit à interdire tout ce qui pourrait s’opposer aux échanges, fausser le libre-jeu de la concurrence, retarder la fortune des plus habiles et l’appauvrissement des maladroits. Tandis que le Tribunal d’appel d’Orléans se fait, parmi d’autres, l’avocat sans réserve de ces contrats, le Tribunal de cassation rappelle les dangers qu’il y aurait à ressusciter des liens perpétuels entre propriétaire et locataire, entre créancier et débiteur19. Il faudra trancher en réservant de larges possibilités de rachat.
28 De même, la situation de l’absent fait l’objet de nombreuses discussions. Certes la loi doit protéger celui qui est parti pour un voyage au long cours, qui voulait enrichir sa famille et sa patrie par des découvertes ou des produits nouveaux, et que des difficultés imprévues empêchent d’avertir de sa survie. Les orateurs ont des formules émouvantes pour décrire la situation de ce malheureux, échoué sur une île déserte ou prisonnier de peuplades sauvages. Bouffée d’exotisme du milieu de discussions généralement austères. D’un autre côté, il ne faut pas que certains biens demeurent longtemps vacants, non exploités, hors du commerce. Certes, il y a la législation révolutionnaire permettant l’intervention des pouvoirs publics en cas d’abandon des terres cultivables mais cela ne peut suffire.
29Il est souhaitable de ne pas décourager ceux qui s’occuperaient des biens de l’absent en leur imposant des obligations trop lourdes en cas de retour, comme de rendre les fruits perçus pendant les vingt ans qui ont suivi le départ. Une telle règle serait insupportable en contraignant parfois à la restitution du double du capital confié. Surtout il est nécessaire de limiter le temps durant lequel certains biens sont hors du marché, exclus de la vie des affaires, ne pouvant être aliénés dans l’attente d’un retour hypothétique20. Le législateur arbitrera en décidant l’envoi en possession provisoire de la fortune de l’absent après cinq ans, l’envoi en possession définitive après trente ans, et, en cas de réapparition, la récupération d’une proportion de plus en plus réduite du fruit au fur et à mesure que l’absence se prolonge.
30Les auteurs du Code civil primitif balancent entre un souci de conservatisme social et les bienfaits du dynamisme économique. Après les désordres révolutionnaires, ils aspirent à la stabilité des institutions, à la pérennité des fortunes, à la perpétuité des rapports sociaux. Les nouveaux privilégiés ne sont évidemment pas les moins ardents à réclamer la fin des troubles dont ils ont profité. En même temps, les nouvelles théories économiques ont fait leur chemin. Il faut laisser libre cours à l’initiative privée. Les intérêts particuliers exacerbés, chacun luttant sans entrave pour s’enrichir, réaliseront l’intérêt général, la plus forte croissance et la meilleure répartition des revenus en fonction des mérites de chacun. Rien ne doit faire obstacle à la concurrence. Il faut prohiber les obligations perpétuelles qui interdisent certaines transactions, les engagements indéfinis qui ne peuvent être périodiquement renégociés en fonction de l’équilibre changeant du marché. Le temps est l’un des éléments qui permettent au législateur d’arbitrer entre ces deux préoccupations contradictoires, limitant la durée des engagements, faisant varier les délais, modulant les prescriptions.
Notes de bas de page
1 P. HEBRAUD, Cours de doctorat, le temps et le droit ; « La notion de temps dans l’œuvre du doyen Maurice Hauriou », dans Annales de la faculté de droit de Toulouse, 1968, t. XVI, p. 179 à 207 ; « Observations sur la notion du temps dans le droit civil », dans Etudes offertes à Pierre Kaiser, Aix-Marseille, 1979, t. II, p. 1 à 58 (ce dernier article abrégé désormais : HEBRAUD).
2 P. OURLIAC et J. de MALAFOSSE, Histoire du droit privé, t. III : le droit familial, Paris, 1968, p. 528.
3 P.-A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, 15 vol., Paris, 1827 (abrégé désormais : FENET), t. I, p. 469. Procédant à une approche lexicale du temps dans le Code civil de 1804, par décompte des termes utilisés, Michèle Bordeaux constate notamment que « le domaine de la fin (mort) est très dessiné, que ce soit par la fixité, la conservation, la répétitivité ou réellement le décès par opposition au mouvement, à la nouveauté, au renouvellement créateur (...). On ne peut que prendre acte de l’hypertrophie quantitative de l’emploi de certains termes temporels par rapport à la « langue ordinaire ». C’est très net en ce qui concerne le vocabulaire de la conservation et du provisoire organisé ; c’est toujours net pour l’âge et la datation, la mesure du temps (...). C’est cela la grille du temps de la loi, une grille efficace anti-liberté, s’opposant aux morcellements et aux éclatements incompatibles avec l’économie aristotélicienne et bourgeoise » (extrait de « La grille du temps : approche lexicale du temps des lois (Code civil 1804) », dans Langages, n° 53, mars 1979, p. 103 à 116).
4 FENET, t. I, p. 10-109. Selon Léo WEISS, c’est par le droit que se trouvent réunis ces éléments essentiels à la société que sont la durée, l’ordre et la norme (Zeit, Zeitlichkeit und Recht, thèse droit, Zurich 1968).
5 FENET, t. VIII, p. 483. Décrivant Les juristes face à la société du XIXe siècle à nos jours (Paris, 1975, p. 37 à 43), André-Jean Arnaud situe la période des « préoccupations socio-économiques » vers les années 1838 à 1870. Il est bien vrai que la législation commerciale, industrielle et sociale s’épanouit entre ces deux dates. Il n’en demeure pas moins que les théories économiques libérales avaient profondément marqué les milieux éclairés, notamment juridiques, dès le tout début du XIXe siècle, et infléchissaient leurs préoccupations (cf. à ce sujet les formules révélatrices utilisées, au détour de considérations très techniques, par le Tribunal d’appel de Lyon à propos du projet de Code civil, dans FENET, t. IV, p. 27 et s.)
6 FENET, t. IV, p. 23 ; cf. J.-M. AUGUSTIN, Famille et société. Les substitutions fidéicommissaires à Toulouse et en Haut Languedoc au XVIIIe siècle, thèse droit Toulouse, Paris, 1980, p. 478 à 492. Cette volonté de combattre les droits demeurant à perpétuité dans une famille n’empêche évidemment pas d’organiser des droits perpétuels, telle la propriété, survivant au passage d’un patrimoine à l’autre : cf. J.-F. BARBIERI, Perpétuité et perpétuation dans la théorie des droits réels, thèse droit Toulouse, 1977, Grenoble, s.d.
7 FENET, t. VI, p. 13-65-123 à 125-184-353-354 ; J. de MALEVILLE, Analyse raisonnée de la discussion du Code civil au Conseil d’Etat, Paris, 1805, t. I, p. 10-11.
8 FENET, t. I, p. 2. Sur le temps qui détruit, cf. la formule utilisée par Gaston Berger : « le dieu Kronos dévore ses enfants » (dans Phénoménologie du temps et prospective, Paris, 1964, p. 193).
9 FENET, t. 1, p. 11.
10 FENET, t. I, p. 175-329.
11 FENET, t. I, p. 159-169.
12 FENET, t. I, p. 107-122-123.
13 J.-E.-M. PORTALIS, Discours, rapports et travaux inédits sur le Code civil, Paris, 1844, p. 76 (cité désormais : PORTALIS). Avec cette « puissance invisible » qui arbitre entre le droit naturel, les mœurs et le droit positif, qui corrige les erreurs des juristes, l’on n’est pas si loin de la « main invisible » dont parle Adam Smith dans la Richesse des nations et qui récompense ou sanctionne les pratiques des entrepreneurs, en vue de promouvoir l’intérêt général. Omniprésence de l’optimisme libéral à cette époque, dans le monde du droit comme dans celui de l’économie.
14 FENET, t. I, p. 476 ; Courrier de Londres, 2 juin 1801 ; PORTALIS, p. 68 à 83.
15 FENET, t. I, p. 465 à 467. Sur les interrogations des hommes du début du XIXe siècle, écartelés entre le « temps social actif et ordonné de la bourgeoisie triomphante » et la « nostalgie du temps passé », cf. J.-P. PETER, « Temps de l’histoire et temps de l’historien », dans Entretiens sur le temps. Paris-La Haye, 1967, p. 67 à 70.
16 FENET, t. XIII, p. 287-370-371 ; MALEVILLE, t. III, p. 416 à 421.
17 FENET, t. II, p. 753 ; t. IV, p. 489 ; t. XV, p. 574-575.
18 FENET, t. XV, p. 604 ; cf. HEBRAUD, p. 50-51
19 FENET, t. II, p. 725 ; t. V, p. 89-90-277-278 ; cf. HEBRAUD, p. 21 à 23. Appliquant une méthode d’analyse structurale, André-Jean Arnaud étudie le Code civil comme « la règle du jeu dans la paix bourgeoise », appliquée à permettre la poursuite du jeu sans risque d’interruption, grâce à des garanties organiques par perpétuation des classes de joueurs et des enjeux, et grâce à des garanties fonctionnelles sous forme de sûretés. Cf. A.-J. ARNAUD, Essai d’analyse structurale du Code civil français, Paris, 1973. Dans une telle perspective, et comme sous l’Ancien Régime, le législateur espère dominer le temps, assurer la durée aux équilibres qu’il protège. A la différence de l’Ancien Régime, il ne garantit plus la pérennité à certaines fortunes ; il accepte de les sacrifier aux équilibres économiques, donc sociaux.
20 FENET, t. VI, p. 45-46 ; t. VIII, passim. Arnaud voit dans les articles du Code sur l’absence le moyen de rétablir la chaîne de transitivité des biens, chaîne que l’absent menace de rompre. Il constate que le législateur, attentif à prévoir des délais stricts lorsqu’il s’agit de patrimoine, s’inquiète moins de la solitude qui menace le conjoint de l’absent et maintient indéfiniment le lien matrimonial (Essai d’analyse structurale du Code civil français, p. 63-64). A ce sujet, MALEVILLE allègue un oubli des rédacteurs (Analyse raisonnée de la discussion du Code civil, t. I, p. 156).
Notes de fin
* Article publié dans Mélanges offerts à Pierre Hébraud, Toulouse 1981, p. 171 à 183.
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