Le juge selon Montesquieu*
p. 445-460
Texte intégral
1Comme nombre d’idées promises à un bel avenir, il y a une part de malentendus dans le principe de séparation des pouvoirs préconisé par Montesquieu dans L’Esprit des Lois : il l’emprunte à Locke mais il se garde de le citer sur ce point1 ; il présente sa distinction en se référant aux modes de gouvernement de l’Angleterre2 dont on sait que, compte tenu du rôle du parti majoritaire, ils ne constituent pas le meilleur exemple de séparation entre l’exécutif et le législatif, entre les ministres et la Chambre des communes ; ses idées ont été récupérées par les tenants de la démocratie libérale alors que c’est plutôt dans les rangs des partisans d’un libéralisme aristocratique3 qu’il faut le classer4.
2En même temps, il est peu de constructions intellectuelles qui aient exercé une telle influence dans le domaine politique, une influence croissante au demeurant. Récupéré et fortement mis en œuvre par les Pères fondateurs de la République américaine, reconnu par les Britanniques comme un élément d’explication de leur système de gouvernement au point de leur donner parfois envie de ressembler au modèle qui leur était proposé d’eux-mêmes, le principe de séparation va connaître une vogue croissante : la monarchie constitutionnelle progressivement en honneur dans l’Europe du XIXe siècle s’en inspire ; le parlementarisme rationalisé imaginé et expérimenté au cours du premier tiers du XXe siècle l’affine et y ajoute des solutions à l’instabilité gouvernementale dont la séparation des pouvoirs est parfois considérée comme partiellement responsable ; l’effondrement du bloc communiste fait disparaître ce pan du monde qui lui échappe encore, autrefois caractérisé par des constitutions se réclamant du marxisme, affectant de concentrer les pouvoirs au sein d’une large assemblée élue et censée fonctionner selon le système du mandat impératif, dissimulant en réalité la mainmise du parti unique.
3 Actuellement et depuis une quinzaine d’années, il n’est guère de constitutions dans le monde qui ne respecte un plan à peu près uniforme : une déclaration des droits puis, dans un ordre presque partout constant, trois parties distinguant l’exécutif, le législatif et le judiciaire, sans autre spécificité que, parfois, une inversion des places entre exécutif et législatif ou encore le titre « les autorités de contrôle » ou quelque chose d’équivalent, pour la partie consacrée au pouvoir judiciaire, au contrôle de constitutionalité, à l’ombudsman ou au médiateur, à ce que l’on tend en France à appeler les autorités administratives indépendantes.
4C’est sur ce pouvoir judiciaire, d’abord présenté par Montesquieu comme la « puissance exécutrice [des choses] qui dépendent du droit civil », puis que, mieux inspiré il désigne comme la « puissance de juger », que nous concentrerons nos développements. C’est également la principale modification apportée par Montesquieu à la distinction imaginée par Locke. Ce dernier opposait en effet les pouvoirs exécutif, législatif et fédératif, ce dernier correspondant sans doute mieux au fonctionnement d’un Etat fédéral comme les Provinces Unies où Locke vécut longtemps, ou à un pays décentralisé comme la Grande-Bretagne dont il était originaire. La distinction était en revanche peu adaptée à un pays comme la France, depuis longtemps en voie de centralisation. Quoiqu’il se garde d’en rien dire, c’est sans doute dans ces conditions que Montesquieu substitue le pouvoir judiciaire au pouvoir fédératif.
5Les esprits cyniques y décèleront l’expression du désir de se démarquer de son devancier5 tout en conservant un système ternaire qui évite le risque de blocage qui pourrait résulter du face à face de deux institutions égales et plus ou moins rivales ; peut-être même le soupçonnera-t-on de complaisance à l’égard de ce qui fut sa fonction exercée sans beaucoup d’enthousiasme pendant une trentaine d’années, comme président à mortier au Parlement de Bordeaux6. De façon plus conforme à la méthode de Montesquieu qui cherche à tirer les principes et les lois de la nature des choses7, l’on peut souligner qu’à aucune autre époque de notre histoire, le rôle du juge ne fut aussi important qu’au XVIIIe siècle, marqué par la puissance des Parlements, ces Cours souveraines qui n’hésitèrent pas à s’opposer à la monarchie absolue de Louis XV, puis de Louis XVI, ni à s’affirmer comme un véritable contre pouvoir : dans ces conditions, parler du troisième pouvoir comme de la « puissance de juger » ne pouvait étonner personne dans la France d’alors.
6 Rien de plus éloigné cependant des analyses de Montesquieu que de faire des parlementaires de son temps le modèle du juge tel qu’il le conçoit8. Son objectif est le même que celui qu’il poursuit tout au long de son œuvre, chaque fois qu’il se départit de sa position la plus habituelle, celle d’un observateur bienveillant, imperceptiblement ironique9 : il s’agit de promouvoir la liberté. Il attend de la puissance judiciaire comme d’ailleurs du législatif et de l’exécutif, qu’elles se mettent d’abord au service de la liberté. Dans une distinction qui se veut aussi objurgation, il oppose l’Asie où n’importe qui peut se faire dépouiller sans disposer d’aucun recours, à l’Europe où chacun « a des juges qui peuvent le garantir de l’oppression »10. De même, rien de plus éloigné de son état d’esprit que de se faire des illusions sur la nature humaine11. On connaît sa formule sur le fait que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser »12. C’est dans cet esprit que, toujours attentif à dénoncer les pratiques liberticides, il commence par énumérer tous les dangers que le juge peut faire courir à la liberté (I), avant d’indiquer les diverses règles qu’il faut lui imposer pour obvier à ces dangers (II), sans que son réalisme l’empêche de repérer les périls résultant des précautions mêmes qu’il a prévues et de tenter, là aussi, de proposer des solution (III).
I - Les dangers que le juge peut faire courir à la liberté
7Le principe sur lequel Montesquieu revient sans cesse, c’est celui de la séparation des pouvoirs. De même que ni l’exécutif, ni le législatif ne doivent avoir le droit de juger car la tentation serait trop grande de vider leurs différends par des sentences iniques, de même le juge ne doit participer ni à la fonction exécutrice, ni à la confection des lois. Le péril est aisé à repérer. Premier cas de figure : « si la puissance de juger […] était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur ». Deuxième cas de figure : « Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur »13.
8Sur les dangers inséparables de la première hypothèse, Montesquieu est extrêmement disert. Ce ne peut être que dans un « Etat despotique », fondé sur la crainte, que le pouvoir de juger et celui du chef de l’exécutif, du prince sont confondus. C’est en revanche inconcevable dans ce qu’il appelle un « Etat monarchique », donc fondé sur le respect des lois, le régime qui a sa préférence14. Selon sa méthode habituelle, il donne d’abord quelques arguments théoriques qu’il renforce ensuite par des exemples tirés de l’histoire, l’ensemble étant surtout placé sous le signe du droit pénal. Ainsi parmi les arguments théoriques, parmi ceux qui impliquent une contradiction dans les termes dans l’idée de prince-juge, il évoque le fait que c’est au nom du prince que sont organisées les poursuites : la même autorité ne peut être procureur et juge ; de même c’est le prince qui bénéficiera des confiscations en cas de condamnation : s’il condamnait lui-même, la tentation serait trop forte de le faire pour s’enrichir ou, en tous cas, la suspicion existerait ; enfin c’est le prince qui peut faire grâce : ce serait absurde de lui demander grâce pour une sentence qu’il a lui-même prononcée.
9Comme à l’accoutumée, il appuie sa démonstration théorique sur quelques exemples puisés dans sa riche documentation : bien sûr, il utilise largement l’histoire romaine, citant l’empereur Claude qui trouva dans la prétention de rendre la justice l’« occasion de toutes sortes de rapines » ; il évoque Arcadius, trop faible et sous le règne duquel « la nation des calomniateurs se répandit […] de sorte que, pour les gens modérés, il n’y avait rien de plus désirable que la mort » ; il parle même de Justinien dessaisissant les tribunaux qui se trouvèrent désertés « tandis que le palais du prince retentissait des clameurs des parties qui y sollicitaient leurs affaires ». Il n’a garde dans ses exemples d’oublier la France et évoque Louis XIII souhaitant être juge dans le procès de la Valette et se faisant sévèrement rappeler à l’ordre par le président de Bélièvre. Cette interdiction de prétendre exercer la justice ne concerne évidemment pas seulement le chef de l’exécutif mais également ses ministres15 et ses commissaires : il le précise et le justifie16.
10Il n’est guère moins complet sur les dangers qu’il pourrait y avoir à lier pouvoirs législatif et judiciaire, pour employer nos termes. Pour sa démonstration, il rapproche la Turquie et Venise : dans les deux cas, l’arbitraire des magistrats est bien connu. A Constantinople, « où l’on fait très peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur des sujets, on termine promptement, d’une façon ou d’une autre, toutes les disputes […] Le bacha, d’abord éclairci, fait distribuer à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux »17. Le bacha, c’est le juge ottoman selon Montesquieu. Son grand défaut, ce sont moins les coups de bâton que de juger à sa fantaisie. On le retrouve souvent dans L’Esprit des Lois, comme l’archétype du mauvais juge. Tout est préférable plutôt que de tomber sous son arbitraire.
11Il étend sa méfiance à l’encontre de la Turquie à l’ensemble du continent : « en Asie, les juges despotiques seraient eux-mêmes les oppresseurs »18. A Venise, c’est le système des « inquisiteurs d’Etat » qu’il dénonce. Il leur reproche de s’appuyer sur les dénonciations déposées anonymement dans des emplacements discrets destinés à cet usage, les bocche di leone : « le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’Etat par ses volontés générales ; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières »19. Les dangers résultant de l’action d’un magistrat qui se voudrait en même temps auteur des lois se vérifient de manière éclatante dans le cadre du procès pénal, avec le risque d’une condamnation injuste et inattendue à une peine afflictive et infamante mais cela pourrait se retrouver aussi dans les affaires civiles si les jugements n’étaient pas la pure et simple application des lois connues depuis longtemps : si les jugements « étaient une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société, sans avoir précisément les engagements que l’on y a contractés »20.
12En somme, le juge qui prétend faire lui-même la loi constitue, par cette confusion des rôles, l’un des plus grands dangers qui puissent menacer la liberté. En ce domaine aussi, le droit est protecteur puisqu’il permet à chacun de connaître ses droits et ses devoirs Dans son hommage à Montesquieu, placé en tête du tome V de l’Encyclopédie, d’Alembert résume bien ses maximes en soulignant qu’à ses yeux « les magistrats dans quelque circonstance et pour quelque grand intérêt de corps que ce puisse être, ne doivent jamais être que magistrat ».
13L’ancien président à mortier du Parlement de Bordeaux se démarque donc de ceux de ses anciens collègues, parlementaires des diverses Cours souveraines de France, qui prétendent juger en équité, prendre des arrêts de règlement ayant force de loi et refuser les ordonnances ou les édits royaux au nom de leur conception de l’intérêt général à la lumière de la tradition. Il ne peut admettre des magistrats qui se veulent juges de la loi. Si l’on cherche une actualité de Montesquieu, comme y invite le titre de ce colloque21, l’on dira qu’il n’est pas évident qu’avec l’idée de se référer à des traités internationaux ou à des principes généraux du droit, cette conviction que les juges ont le droit de refuser d’appliquer certains textes de loi, ne soit pas présente chez quelques juges dans la France du XXIe siècle22.
14Du principe général, celui du grave danger pour la liberté résultant de l’attitude d’un juge qui ne se voudrait pas soumis aux lois délibérées par le pouvoir législatif, Montesquieu passe naturellement à quelques risques plus précis qu’il entend également dénoncer. Le plus important est lié à la question des arrestations arbitraires. On ne peut s’étonner de l’intérêt qu’il porte à cette question à cause de la place qu’elle a occupée dans la conquête de leur liberté par les Anglais, peuple modèle pour le philosophe de La Brède, même s’il s’en défend pour ne pas choquer ses compatriotes, même s’il appréhende de paraître aller chercher des références hors de nos frontières, dans un pays toujours rival et souvent ennemi23. De fait, n’est-ce pas avec l’Habeas Corpus et par le biais de la protection contre les arrestations arbitraires par les agents royaux, que la liberté s’est progressivement implantée en Grande-Bretagne ?
15Le passage où Montesquieu évoque, sous le nom de sûreté, cette liberté de ne pas être détenu sans raisons sérieuses constatées par la Cour, est si connu qu’il est à peine nécessaire de le citer. En même temps la présentation est trop importante pour que l’on puisse s’en dispenser : « La liberté politique, dans les citoyens est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté »24. Au-delà même du risque réel ou imaginaire, statistiquement peu vraisemblable ou hautement improbable, d’être détenu sans avoir rien fait, Montesquieu se place du point de vue des mentalités : l’on est libre si l’on n’a pas à craindre de se retrouver en prison sur le caprice d’un agent public. Si l’on cherche une actualité de Montesquieu, l’on dira qu’il n’est pas évident qu’avec le système de la détention provisoire confiée à de tout jeunes magistrats qui considèrent comme les prémisses d’une belle carrière de mettre en examen quelques notables, cette tranquillité d’esprit puisse exister chez chacun de nous dans la France du XXIe siècle.
16Un deuxième risque aux yeux de Montesquieu tient au manque d’impartialité du juge. S’il dénonce évidemment la corruption et la concussion, l’on pressent que ce n’est pas, selon lui, le principal péril. En tous cas, ce n’est pas le plus difficile à prouver pour obtenir, le cas échéant, réparation. Il appréhende surtout le cas du juge ayant des préventions. Il est donc tout à fait hostile au principe du juge unique. Il consacre au rejet de ce système un chapitre de l’Esprit des lois25. Il commence par expédier le problème d’une phrase péremptoire : le magistrat unique « ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique ». Et d’ajouter l’exemple éclatant que constitue le jugement rendu par Appius à l’encontre de Virginie, présentée comme esclave et dont la remise provisoire fut accordée non, comme la loi le prévoyait, au père de famille mais à celui qui la réclamait. Il y revient plus loin déplorant, à propos de la France, que se soit perdu, au moins au niveau des tribunaux locaux, « l’usage constamment observé dans la monarchie, qu’un juge ne jugeait jamais seul »26. On retrouve l’idée déjà esquissée à propos de la sûreté : Montesquieu voit un critère du sentiment de liberté, donc de la liberté elle-même, dans l’absence d’inquiétude : « il faut que le gouvernement soit tel, qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen »27, c’est-à-dire en l’occurrence un juge. Il est encore plus explicite quelques lignes plus loin : dans un état libéral, « la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un certain état, ni à une certaine profession, devient pour ainsi dire invisible et nulle. On n’a point continuellement des juges devant les yeux ; et l’on craint la magistrature, et non pas les magistrats »28.
17A noter que, parmi les causes de prévention avancées par Montesquieu, celle sur laquelle il revient le plus souvent, avec une inquiétude presque suspecte, figure le danger qu’il y aurait à comparaître et à devoir s’expliquer devant des juges d’une autre condition que soi et qui, par jalousie, par animosité de classe, par incompréhension des modes de vie et des valeurs pourraient rendre une sentence injuste. Là encore, ce n’est pas seulement le risque qui est pris en compte mais simplement le sentiment du risque : « Il faut même que les juges soient de la condition de l’accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence ». Toujours la même préoccupation : procurer aux individus la « tranquillité d’esprit » qu’apporte une justice qui rassure. Bien que l’idée de différences sociales telles qu’elle puisse influer sur les jugements paraisse dépassée, mais si l’on cherche cependant une actualité de Montesquieu, il n’est pas évident qu’avec le développement jusqu’à une date récente d’idéologies antagonistes sur les rapports sociaux, la crainte de décisions de justice influencées par les valeurs sociales et politiques auxquelles se réfère le juge, soit complètement absurde dans la France du XXIe siècle.
II - Les règles à imposer pour obvier ces dangers
18Au péril majeur, celui du magistrat prétendant trancher en équité, réplique une norme fondamentale : le juge doit être l’esclave de la loi. Il doit l’appliquer de façon quasi mécanique. Selon une formule célèbre de Montesquieu, quoique plus ou moins bien interprétée, il est la bouche de la loi29. L’on s’est parfois égaré sur le sens à donner à ce propos et, de fait, y à l’époque comme on le verra, certains l’utilisent pour soutenir que, sans le juge, la loi n’existe pas, qu’en tous cas elle est muette et que, d’un certain point de vue, c’est le juge qui la fait et qui lui donne vie. Tel n’est pas le propos de Montesquieu30. Ancien magistrat, il connaît les limites et les incertitudes des décisions de justice et il dénonce les causes de ces variations : « La jurisprudence se charge de décisions, qui quelquefois se contredisent ; ou parce que les juges, qui se succèdent, pensent différemment ; ou parce que les affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues ; ou enfin par une infinité d’abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C’est un mal nécessaire que le législateur corrige de temps en temps, car contraire même à l’esprit des gouvernements modérés »31.
19Il établit une gradation dans la marge de manœuvre du juge en fonction des types de régime, une gradation qu’il résume en une formule : « plus un gouvernement approche de la République, plus la manière de juger devient fixe »32. Il développe ensuite. Premier cas de figure : « Dans les Etats despotiques, il n’y a point de lois : le juge est lui-même la règle » ; c’est évidemment la pire des situations : du côté des tribunaux le règne de l’arbitraire et du caprice, du côté des justiciables l’insécurité et la crainte. Deuxième cas de figure : « Dans les Etats monarchiques, il y a une loi ; et, là où elle est précise, le juge la suit ; là où elle ne l’est pas, il en cherche l’esprit » ; telle est la logique du régime vers lequel Montesquieu porte donc ses préférences : dans la mesure où la liberté règne, l’on peut donner aux magistrats une marge de manœuvre, quoiqu’avec toutes sortes de précautions telles la collégialité et une procédure protectrice. Troisième cas de figure : « Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution, que les juges suivent la lettre de la loi » ; il ne faut pas s’y tromper : si Montesquieu se montre si rigoureux dans les conditions de fonctionnement de la justice, c’est qu’il se méfie de la République, des entraînements du peuple, des haines et des jalousies qu’il est capable de déployer ce qui exige une protection plus assurée des citoyens. Il refuse même toute idée d’interprétation de la loi : « Il n’y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quant il s’agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie ».
20Hors de ces cas, l’on peut peut-être imaginer une petite possibilité d’initiative du juge mais l’on a de la peine à trouver des cas qui le permettent. Montesquieu est si convaincu que de bonnes lois mécaniquement appliquées garantissent la liberté la plus absolue qu’il soit possible d’atteindre, qu’il en arrive à une affirmation un peu paradoxale qui nous fournit l’occasion de retrouver ce bacha turc évoqué plus haut, symbole de tous les arbitraires, l’anti-juge en somme : « dans un Etat qui aurait […] les meilleures lois possibles, un homme à qui on ferait son procès, et qui devrait être pendu le lendemain, serait plus libre qu’un bacha ne l’est en Turquie »33. Encore que cet homme qui va être pendu le lendemain et auquel un politologue explique qu’il est parfaitement libre rappelle la situation du patient auquel son médecin annonce qu’il va mourir bientôt mais que tous les symptômes de sa maladie ont disparu, on comprend le propos de Montesquieu : celui qui est condamné par application stricte de lois qu’il connaissait avant de se décider à les transgresser, ne peut s’en prendre qu’à lui-même des conséquences de son choix.
21Il n’est pas indifférent de rappeler qu’en préconisant un juge qui se borne à appliquer la loi, Montesquieu prend position dans le cadre d’une controverse qui, à l’époque de la publication de l’Esprit des lois, oppose depuis plusieurs dizaines d’années le pouvoir royal à la magistrature et cette attitude n’est certainement pas celle de la majorité de ses anciens collègues parlementaires qui se prétendent au contraire investis d’un véritable pouvoir législatif. Sans rappeler tous les arguments qui furent échangés sur ce thème au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l’on peut en trouver un résumé topique dans le compte-rendu d’une controverse célèbre qui opposa, au cours de quinze conférences tenues entre les 26 janvier et 17 mars 1667, huit commissaires issus du Conseil du roi et dirigés par leur doyen Henri Pussort, à vingt-neuf conseillers du Parlement de Paris, ayant à leur tête le premier président, Guillaume de Lamoignon. De part et d’autre, ils utilisent des termes que l’on retrouve chez Montesquieu. En tous cas, c’est à la demande pressante de Lamoignon auprès du roi que se tinrent ces séances pour une ultime consultation avant la publication de l’ordonnance civile de 1667, enregistrée au Parlement de Paris le 20 avril et unifiant la procédure devant toutes les juridictions royales. Les conseillers se plaignent des contraintes nouvelles qui vont leur être imposées pour une justice rapide et efficace et les sanctions dont elles sont assorties. Ils se veulent, selon une formule du Moyen Age susceptible d’interprétation plus ou moins large quant à leur marge d’interprétation, la viva vox juris34. Lamoignon exprime l’opinion largement majoritaire dans les Parlements.
22Ils mettent sans cesse en avant l’honneur et la conscience des juges ce qui leur donnerait « l’avantage de faire parler Sa Majesté dans leurs arrêts »35. Selon lui, et l’on trouve déjà la formule de Montesquieu mais avec une interprétation inverse : « la loi n’agit point d’elle-même ; elle n’a d’oreille ni de voix que celle du magistrat, pour écouter la raison et la faire entendre »36. La position de Pussort annonce au contraire les idées de Montesquieu. Il souligne qu’« il n’y a personne qui ne sache que le juge ne fait pas le droit, mais seulement qu’il le déclare. Il en est le dispensateur et non le maître : la puissance de la souveraineté sont en la loi et non en lui »37. Selon Pussort, « Ce serait un péril extrême si le juge était maître de la loi, et que sans crainte d’aucune peine, il la pût violer ». Ou encore : « le juge étant fait pour la loi, et non pas la loi pour le juge, il est bien plus honnête que le magistrat obéisse à la loi, dont il est le ministre, que la loi au magistrat dont elle est la supérieure »38.
23Même si l’application mécanique de la loi, constitue la principale garantie de bonne justice et comme on ne prend jamais assez de précautions pour protéger la liberté, Montesquieu n’exclut pas quelques règles supplémentaires correspondant aux autres périls, évoqués plus haut. Contre les arrestations et les détentions arbitraires, la solution est aisément trouvée, empruntée à l’Angleterre : c’est la caution fournie par le justiciable. Contre le juge unique, il n’y a pas non plus de doute : la collégialité doit être la règle. Toujours minutieux, Montesquieu en organise le fonctionnement qui doit être conforme à la nature du régime. Dans les monarchies, les juges s’inspirent des méthodes de l’arbitrage : il y a donc concertation entre eux pour rapprocher les points de vue, si possible : « Ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis pour le rendre conforme à celui d’un autre ». Et Montesquieu de rappeler une pratique de la délibération collective qui prouve son expérience du fonctionnement interne des tribunaux : « les avis les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands »39. Dans les régimes républicains, le collège des juges s’inspire des procédures mises en œuvre au sein des assemblées populaires pour opiner : il n’est pas question de se concerter pour se mettre d’accord, il faut choisir entre des propositions tranchées sur lesquelles chacun se prononce sans commentaire. Il en allait ainsi « à Rome, et dans les villes grecques, les juges ne se communiquaient point : chacun donnait son avis d’une des trois manières : J’absous, je condamne, il ne me paraît pas ». Avec la collégialité, Montesquieu se démarque de son habituelle anglophilie qui préconise plutôt le juge unique, il est vrai tempéré par le jury. Il apporte au contraire le renfort de son autorité à la tradition française, celle de la collégialité, principe de plus en plus souvent abandonné de nos jours dans la pratique, sinon dans le discours.
24Contre le juge prévenu, Montesquieu propose une solution que l’on ne trouve guère, de nos jours en France, que pour les jurys mais qui se conçoit dans la mesure où elle se combine avec une conception large de la collégialité : il s’agit de la technique de la récusation. Il prévoit de mettre cette faculté à la disposition du justiciable en conférant à ce dernier, surtout en matière pénale, un pouvoir très largement discrétionnaire qu’il définit de la façon la plus large : « Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges ; ou, du moins, qu’il en puisse récuser un si grand nombre, que ceux qui restent soient censés être de son choix »40. A l’appui de cette proposition qui étonne un peu par l’ampleur du droit reconnu par exemple à un criminel, Montesquieu appelle à l’aide ses références et ses renforts habituels : Rome et l’Angleterre. Il explique que la récusation y était largement ouverte : à Rome, « ce qui était très favorable à la liberté, c’est que le préteur prenait les juges du consentement des parties. Le grand nombre de récusations que l’on peut faire aujourd’hui en Angleterre, revient à peu près à cet usage »41.
25Au surplus, une autre règle doit encore contribuer à rassurer le justiciable : il s’agit du jugement par les pairs. On a dit que Montesquieu se méfiait des jalousies et des incompréhensions pouvant se développer entre individus appartenant à des catégories sociales ou professionnelles différentes, employons le terme de l’époque : relevant de corps différents. C’est faire l’éloge des justices prud’homales, des tribunaux de commerce, des justices de mer… C’est surtout pour lui un moyen de protéger cette noblesse à laquelle il appartient, de la jalousie des classes populaires : « Les grands sont toujours exposés à l’envie ; et, s’ils étaient jugés par le peuple, ils pourraient être en danger et ne jouiraient pas du privilège qu’a le moindre des citoyens dans un Etat libre, d’être jugés par ses pairs »42. Il en est tellement préoccupé qu’il prévoit, ici, de déroger à sa quasi-sacrée séparation des pouvoirs : « il faut donc que les nobles soient appelés, non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation, mais devant cette partie du corps législatif qui est composé de nobles ». Ainsi, il préserve, modernise et étend la vieille pratique de la France d’Ancien Régime, sur le rôle judiciaire de la Cour des pairs, pourtant déjà considérée comme un peu archaïque en son temps.
III - Les inconvénients du système et les solutions à y apporter
26Montesquieu a conscience que, dans ce domaine de l’organisation des pouvoirs, il n’est guère de solution apportée à un problème qui ne comporte quelque inconvénient. Il n’a garde de se dissimuler les conséquences défavorables -y compris pour la liberté- de certaines de ses préconisations. La première objection à l’application stricte de la loi, qui reparaît périodiquement comme on en a vu un exemple récent avec la loi du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive et instaurant des peines planchers, est celle qui résulte de ce qu’il est convenu d’appeler le principe de la légalité des peines. Que le juge exécute strictement les prescriptions de la loi civile ne suscite pas trop de protestations dans la mesure où, même si parfois cela peut déboucher sur une décision rigoureuse, par exemple à l’encontre d’un débiteur pour lequel on ne tiendrait pas suffisamment compte des difficultés de remboursement qu’il a rencontrées, du moins est-ce un gage de sécurité juridique : chacun sait à l’avance à quoi il est tenu. Un problème se pose en revanche en droit pénal, avec le risque de sentences trop sévères car ne prenant pas suffisamment en considération les circonstances particulières. C’est au XVIIIe siècle que se développe cette idée de la légalité des peines, Beccaria représentant la « phase juridique » de cette tendance tandis que Montesquieu en représente la « phase politique »43. Il donne en modèle l’Angleterre et la façon dont intervient la condamnation pénale : « les jurés décident si l’accusé est coupable ou non du fait qui a été porté devant eux ; et, s’il est déclaré coupable, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait : et, pour cela, il ne lui faut que des yeux »44.
27En France, l’idée est reprise par Servan, magistrat45, puis par Turgot qui est partisan d’une vision « mécanique » et passive de l’office du juge pénal46. Cette proposition séduira les révolutionnaires qui imposent, pour les crimes, un système où les juges appliquent une peine préfixée à partir de la réponse du jury à la question de la culpabilité. On sait le résultat d’une règle aussi rigide : les jurés en arriveront à affirmer, contre toute vraisemblance, l’innocence du prévenu pour lui épargner une peine trop lourde compte tenu des circonstances dans lesquelles est intervenu le forfait. On connaît également les étapes de la mise en cause du principe de fixité des peines, avec le code de 1810 qui détermine un maximum et un minimum pour certains crimes mais pas les plus graves, avec la réforme du 28 avril 1832 qui consacre les circonstances atténuantes pour toutes les infractions du code pénal, avec la loi du 14 août 1885 qui prévoit la possibilité d’une libération conditionnelle, avec la loi du 26 mars 1891 qui introduit le sursis à exécution.
28Ce serait fournir une présentation abusivement simplifiée des analyses de Montesquieu que d’affirmer qu’il n’a pas mesuré l’éventualité d’une sentence trop sévère parce qu’appliquée trop mécaniquement : « Il pourrait arriver que la loi qui est en même temps clairvoyante et aveugle, serait, en de certains cas, trop rigoureuse »47. Pour autant, il ne souhaite pas élargir la marge d’interprétation du juge comme cela a été la tendance de notre législation. Puisqu’il faut faire fléchir le principe de la séparation des pouvoirs pour permettre une interprétation indulgente de la loi que quelque circonstance particulière rendrait trop sévère, il préfère, sur ce point, trancher en faveur du pouvoir législatif et lui permettre de s’immiscer dans la puissance de juger, plutôt que l’inverse, ce qui est révélateur de ses hiérarchies et de ce qu’il juge les plus dangereux pour la liberté. Il est vrai que cet arbitrage, il l’effectue au profit de la chambre aristocratique. On sait qu’il a, pour cette dernière, toutes sortes de complaisances qu’il serait sans doute trop rapide d’attribuer à une simple solidarité de classe.
29En tous cas, cette extension du rôle de l’assemblée représentative de la noblesse est la seconde qu’il lui concède puisqu’il a déjà prévu d’en faire le juge compétent pour les procès pénaux mettant en cause des aristocrates. Il complète ainsi le droit de grâce dont on fera bénéficier celui qui risque d’être victime d’une loi pénale trop rigoureuse dans son cas : « C’est donc la partie du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l’est encore dans celle-ci ; c’est à son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi même, en prononçant moins rigoureusement qu’elle »48. Si l’on cherche ici encore une actualité de Montesquieu, l’on dira que cette proposition d’un droit de grâce refusé au chef de l’Etat -ce qui à l’époque est encore plus audacieux que cela ne le serait de nos jours- mais plutôt confié à une assemblée, rejoint certaines propositions actuelles, développées notamment lors de la récente campagne présidentielle49.
30Après s’être efforcé de trouver les mécanismes à même de limiter les dangers pour la liberté de son principe fondamental en faveur d’une application stricte de la loi par le juge, Montesquieu évoque les autres dysfonctionnements qui peuvent résulter de l’idée de séparation des pouvoirs ainsi que les moyens de les atténuer. C’est surtout la délinquance politique qui retient son attention ou du moins ce qui peut être présenté comme tel dans le cadre d’un débat partisan. Il évoque l’hypothèse où « quelque citoyen, dans les affaires publiques, violerait les droits du peuple, et ferait des crimes que les magistrats établis ne sauraient ou ne voudraient pas punir »50. Le cas de figure est si délicat que c’est, après le jugement des nobles et l’exercice du droit de grâce, la « troisième exception » qu’il fait à son principe de séparation des pouvoirs et toujours au profit de la chambre aristocratique pour ce qui est de la décision finale, au profit de cette assemblée qui « n’a, ni les mêmes intérêts [que les députés], ni les mêmes passions ».
31Il imagine en effet une procédure visiblement inspirée de l’empeachment anglais : c’est à la chambre basse qu’il reviendra de se prononcer sur la mise en accusation, c’est la chambre haute qui prononcera la sentence51. On sent bien que Montesquieu ne souhaite pas que le juge de droit commun se mêle de ce genre d’affaire : ce serait diminuer la classe politique et ne garantirait pas que les droits de la défense soient assurés à l’accusé. A partir du moment où une majorité de députés s’est prononcée sur l’accusation, elle ne peut « s’abaisser devant les tribunaux de la loi qui lui sont inférieurs, et d’ailleurs composés de gens qui, étant peuple comme [eux], seraient entraînés par l’autorité d’un si grand accusateur ». Si l’on cherche une actualité de Montesquieu, l’on dira que cette proposition de ne pas permettre au juge de droit commun de trancher certaines accusations portant sur des questions politiques, n’est pas sans éveiller des échos liés à des affaires en cours.
32Observateur désabusé de la nature humaine, Montesquieu sait qu’il faut parfois tirer parti des faiblesses des individus pour parvenir à ses desseins et, pour ce qui le concerne, pour assurer une meilleure protection de la liberté : « la politique fait faire de grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut »52. Ainsi en va-t-il de deux caractéristiques souvent critiquées des tribunaux français de l’époque : il invite à s’en accommoder. Ainsi en va-t-il de la vénalité des offices, ce système apparemment si injuste et conservateur qui implique que les particuliers se portent acquéreurs de la plupart des emplois publics, et au premier chef des charges de judicatures. La fortune - généralement héritée- ne constitue évidemment pas le meilleur critère de recrutement et débouche en tous cas sur un corps très marqué du point de vue social. Montesquieu s’y résigne et, sans doute, pas seulement parce qu’il en a profité en recevant son siège au Parlement de Bordeaux d’un oncle paternel. Son argumentation fait la part des choses : « Cette vénalité est bonne dans les Etats monarchiques parce qu’elle fait faire, comme un métier de famille, ce qu’on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu ; qu’elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l’Etat plus permanents »53.
33C’est un peu dans le même état d’esprit qu’il interprète les lenteurs et le coût de la justice dans un Etat monarchique. Il reconnaît que, si l’on se place du point de vue du temps nécessaire « à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage », l’on trouvera toujours que les formalités des tribunaux sont trop longues. Mais « si vous les regardez dans le rapport qu’elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu ; et vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté »54. Il a pleinement conscience de la complexité du droit de son temps et sans doute ne serait-il pas, de ce point de vue, dépaysé de nos jours. Il énumère avec une forme de jubilation toutes les formes de biens, de propriétés, de possessions dont le juge doit tenir compte pour trancher. Il évoque les différences de statuts entre lesquels se répartissent les sujets : « une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l’honneur, demande des recherches scrupuleuses ». Sa conclusion devrait lui réconcilier ceux des magistrats qui le trouveraient trop méfiants à l’égard d’une profession qu’il a exercée : « La délicatesse du juge augmente à la mesure qu’il a un plus grand dépôt, et qu’il prononce sur de plus grands intérêts »55.
*
34Il n’y a pas de doute que Montesquieu se montre d’autant plus exigeant à l’égard de la magistrature qu’il mesure le pouvoir exorbitant dont elle est revêtue vis-à-vis des individus qui composent la société. Ses attentes et les précautions qu’il accumule sont à la mesure du haut niveau où il situe ses anciens collègues. Comme pour nombre d’auteurs, on pourrait, selon les citations utilisées, donner des images fort différentes de sa pensée soit qu’il reconnaisse au juge une place décisive dans l’organisation politique, à l’égal du chef de l’Etat et de ses ministres, ainsi que des membres des deux chambres -et c’est l’image que l’on a généralement retenue- soit que l’on mette en exergue certains adjectifs prodigués : « êtres inanimés », « puissance […] pour ainsi dire invisible et nulle », « puissance […] en quelque façon nulle »…, formules destinées à évoquer leur travail quasi mécanique d’application de la loi. En fait, ces deux types d’appréciation ne sont nullement contradictoires : c’est à cause de l’intervention quotidienne des magistrats dans la vie des citoyens, du fait de leur possibilité d’intrusion dans le destin de chacun à l’occasion d’une accusation ou d’une plainte, étant donné en somme une capacité de nuisance à l’encontre de la liberté, beaucoup plus habituelle et perturbante que ne sauraient le faire l’exécutif ou le législatif, que le pouvoir judiciaire se voit encadré dans les barrières étroites, celles qui doivent résulter d’une soumission absolue à la loi.
35Dans le texte déjà cité plus haut, extrait de l’Encyclopédie, d’Alembert peint le magistrat selon Montesquieu comme devant être « sans parti et sans passion ». C’est bien la difficulté : être revêtu d’une telle autorité, pouvoir exercer une telle influence, être en position d’infléchir les rapports au sein de la société en fonction de l’idée que l’on se fait de la justice et du progrès et devoir se l’interdire pour appliquer purement et simplement les prescriptions du législateur. La tentation de sortir du domaine limité où l’auteur de la théorie de la séparation des pouvoirs a voulu cantonner ses anciens collègues est d’autant plus forte qu’à toutes les époques, nombre de penseurs et parfois les théoriciens officiels du régime en place ont invité la justice à sortir de son rôle strictement entendu d’arbitre pour infléchir ses décisions pour orienter la société, voire pour la réformer dans un sens plus conforme à l’idée qu’ils se font de l’intérêt général, ajoutant parfois à leurs objurgations que les juges sont les mieux à même de mener ce combat dans la mesure où la classe politique n’en avait ni le goût, ni le courage56. Certains juges ont succombé à des invitations si flatteuses ce qui ne leur a évidemment pas valu que des éloges, y compris de la part de ceux qui croyaient pouvoir les contrôler.
36Ainsi, sous l’Ancien Régime et dès le Moyen Age, les rois ont-ils invités les tribunaux à se faire les défenseurs des principes sur lesquels était fondée la monarchie et à partir desquels se faisait la construction de l’Etat, y compris en s’opposant aux concessions abusives, aux dépossessions, aux usurpations qu’un entourage prédateur pouvait arracher à un gouvernement faible ou mal informé. Les Parlements ont longtemps tenu ce rôle d’utiles gardiens des grands principes du droit public jusqu’à ce que cette attitude débouche sur des blocages, l’opposition à toute réforme, la défense des valeurs les plus conservatrices, ce qui va contribuer à la fin de l’Ancien Régime. Au XIXe siècle, la demande politique est différente : à la suite de Napoléon très marqué par les insurrections de la Révolution, la bourgeoisie au pouvoir attend d’une magistrature qui en est issue qu’elle apporte sa contribution - souvent quasi bénévole- au maintien d’un ordre dont elle est l’une des bénéficiaires, en sanctionnant durement toutes les atteintes à la propriété et aux équilibres sociaux en honneur à cette époque. L’image des juges n’en est pas forcément sortie grandie, accusés d’être trop respectueux des fortunes et des pouvoirs en place, durs aux faibles et indulgents aux puissants. Par réaction, s’est développé au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, un nouveau discours et une nouvelle attente qui a éveillé des échos jusqu’au sein de l’Ecole nationale de la magistrature : le juge a une responsabilité dans le sens de la justice sociale, il doit protéger le défavorisé contre le privilégié dans le domaine des conflits du travail d’abord, mais également les consommateurs, les administrés, les émigrés… en n’hésitant pas à chercher des responsables au plus niveau, dans les entreprises, dans la fonction publique, dans la classe politique… On sait les éloges et les critiques que ces pratiques suscitent. Ce n’est, en tous cas, pas ce rôle de réformateur de la société que Montesquieu entendait assigner au pouvoir judiciaire.
Notes de bas de page
1 L’on se souvient de l’épigraphe placé en tête de son livre, emprunté à Ovide : « Prolem sine matre creatam » (« créature enfantée sans mère »). Une formule un peu prétentieuse, surprenante chez cet auteur d’une orgueilleuse modestie.
2 Plus précisément dans le chapitre VI du livre XI dont il sera beaucoup question dans cette communication et qui s’intitule « De la Constitution d’Angleterre ». Il est vrai que ce chapitre démarre par la formule « Il y a, dans chaque Etat, trois pouvoirs ». Ce « dans chaque Etat » donne à sa théorie une valeur générale que le titre du chapitre paraît lui refuser.
3 Jean-Jacques CHEVALIER, « Montesquieu ou le libéralisme aristocratique », dans Revue internationale de philosophie 1955, p. 330-345. Sur le « capitalisme mercantile », en opposition à ce « libéralisme aristocratique », v. Victor GOLDSCHMIDT, « Introduction » dans MONTESQUIEU, De l’Esprit des Lois, 1979 [désormais cité : L’Esprit].
4 Pour l’analyse d’un auteur marxiste : Louis ALTHUSSER, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris 1959 (rééd. 2003).
5 Même s’il affecte de considérer que « Peu importe que ce soit lui, ou d’anciens et célèbres jurisconsultes, qui disent des vérités, pourvu que ce soit des vérités » (L’Esprit, titre 28, chap. 4).
6 Sur « la vie parlementaire » de Montesquieu : Pierre BARRIERE, Un grand Provincial : Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, Paris 1946. Sur sa médiocre considération pour les juristes, cf. ce passage sur les causes de décadence des Romains : « Ne pouvant avoir de vertus politiques et militaires, ils n’obtinrent de distinctions que par quelques connaissances dans le droit civil et la perfidie de cet art du barreau qui scavoit confondre l’innocence et assurer le vice » (ibid., p. 121).
7 L’Esprit, préface.
8 A noter que Montesquieu utilise beaucoup le terme de magistrat mais généralement dans le sens dont on l’employait à Rome, c’est-à-dire avec une signification plus large que celle qu’implique de droit de juger mais pour désigner toute charge publique.
9 Il n’y a guère qu’à propos de quelques peines pénales particulièrement cruelles (L’Esprit, livre 12, chap. 14) et à propos de l’esclavage des noirs aux Antilles (L’Esprit, livre 15, chap. 5 que l’ironie de Montesquieu devient cinglante, ce qui n’empêche pas quelques interprétations à contre-sens de sa présentation indignée du discours des esclavagistes (Jean LACOUTURE, Montesquieu. Les vendanges de la liberté, Points-Seuil, Paris 2003, p. 284 à 288).
10 L’Esprit, livre 13, chap. 11.
11 La « Fable des Troglodytes », dans les Lettres Persanes expriment bien le scepticisme de Montesquieu, pour lequel « les mœurs sont plus efficaces que les lois […] mais les hommes se lassent d’être vertueux » (Jean TOUCHARD, Histoire des idées politiques, Paris 2001 (rééd.), t. II, p. 393.
12 L’Esprit, livre XI, chap. 4 ; on cite rarement la suite : « […] il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites ».
13 L’Esprit, livre 11, chap. 6.
14 L’Esprit, livre 6, chap. 5. Par souci de symétrie, Montesquieu montre qu’il est également inconcevable de confier la puissance de juger dans « l’Etat démocratique ».
15 L’Esprit, livre 6, chap. 6 : « Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger ».
16 L’Esprit, livre 12, chap. 22 : « Des choses qui attaquent la liberté dans la monarchie » : en l’occurrence « les commissaires nommés quelquefois pour juger un particulier ».
17 L’Esprit, livre 6, chap. 2. Il est fort sévère à l’égard de cette justice sultanienne : « Lorsque nous lisons, dans les histoires les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons, avec une espèce de douleur, les maux de la nature humaine » (Id., livre 6, chap. 9.
18 Id., livre 13, chap. 11.
19 Id., livre 11, chap. 6. Contre les dénonciations anonymes : livre 6, chap. 8.
20 L’Esprit, livre 11, chap. 6.
21 Cet article correspond à une communication présentée dans le cadre d’un colloque tenu par Association des diplômés de l’Institut d’études politiques de Toulouse à l’hôtel d’Assézat à Toulouse le 20 octobre 207 et consacré à « La modernité de Montesquieu ».
22 Pour s’en tenir à un exemple, l’on évoquera la décision rendue par la Cour d’appel de Paris le 6 juillet 2007 à l’encontre des dispositions de l’ordonnance du 2 août 2005 prise sur le fondement de la loi d’habilitation du 26 juillet 2005 sur le contrat nouvelle embauche. Elle témoigne de la volonté d’utiliser les ressources des principes généraux du droit (en l’occurrence la protection des avantages acquis : « cette régression va à l’encontre des principes fondamentaux du droit du travail dégagés par la jurisprudence et reconnus par la loi ») et surtout du droit international pour exercer un contrôle sur la législation en vigueur. En l’occurrence la Cour a considéré le CNE contraire à l’article 7 de la convention 158 de l’Organisation internationale du travail, avec des attendus qui ont mécontenté les députés de la majorité, notamment lorsque l’arrêt s’en est pris aux motifs de la loi qui considérait l’assouplissement des règles du contrat de travail comme un moyen d’inciter les entreprises à embaucher : « il est pour le moins paradoxal d’encourager les embauches en facilitant les licenciements ». Jacques Maynard, député des Yvelines, y a vu « la preuve que les magistrats n’ont pas fait du droit mais de la politique » (Le Figaro, 7-8 juillet 2007, p. 23). Il est vrai que les juges partagent l’hostilité au CNE avec, semble-t-il, certains des ministres du nouveau gouvernement Fillon. Sur le principe du respect des avantages acquis : cf. Albert ARSEGUEL et André CABANIS, « Les avantages acquis : croyances et réalité », dans Gestion et croyance, Toulouse 2000, p. 291 à 306.
23 Après quelques développements sur la liberté née de la séparation des pouvoirs, voici la conclusion du chapitre 6 du livre 11 sur la constitution d’Angleterre : « Ce n’est point à moi d’examiner si les Anglais jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffit de dire qu’elle est établie par leurs lois, et je n’en cherche pas davantage. // Je ne prétends point par là ravaler les autres gouvernements, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modérée ». V. Joseph DEDIEU, Montesquieu et la tradition politique anglaise en France, Slatkine Reprints, 1971.
24 L’Esprit, livre 11, chap. 6. Il en est si convaincu qu’il reprend la formule quelques pages plus loin, répétition rare donc qui trahit l’importance que lui accorde Montesquieu : « La liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins dans l’opinion que l’on a de sa sûreté » (Ibid.).
25 Id., livre 6, chap. 7.
26 Id., livre 28, chap. 42.
27 Id., livre 11, chap. 6.
28 Ibid. Formule de la même eau : « Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est, en quelque façon, nulle » Ibidem (298).
29 Id., livre 11, chap. 6 : « les juges de la nation ne sont, comme nous l’avons dit, que la bouche qui prononce la parole de la loi ; des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force, ni la rigueur » (301).
30 Une interprétation différente dans Désunion de la magistrature ou dans Mélanges Roussillon ??
31 Id., livre 6, chap. 1.
32 Id., livre 6, chap. 3.
33 Id., livre 12, chap. 2.
34 Jacques KRYNEN, « Punir les juges ? 1667 Pussort contre Lamoignon », dans A propos de la sanction (dir. Corinne MASCALA), Toulouse 2007, p. 85.
35 Ibid.
36 Id., p. 84.
37 Id., p. 89.
38 Ibid.
39 Id., livre 6, chap. 4.
40 L’Esprit, livre 11, chap. 6.
41 Id., livre 11, chap. 18.
42 Id., livre 11, chap. 6.
43 Caroline GAU-CABEE, « Arbitrium Judicis. Jalons pour une histoire du principe de la légalité des peines », dans A propos de la sanction, Toulouse 2008, p. 47.
44 L’Esprit, livre 6, chap. 3.
45 Caroline GAU-CABEE, art. cité, p. 48.
46 Ibid..
47 Id., livre 11, chap. 6.
48 Ibid..
49 Si l’on pousse plus loin la recherche d’une actualité de Montesquieu, l’on pourra reconnaître une certaine logique à son idée de confier à la chambre haute cette prérogative qui suppose prudence, expérience et modération. Pour ce qui est de la France, ce serait une façon de revaloriser un Sénat auquel la constitution de 1958 n’a reconnu qu’une place modeste.
50 L’Esprit, livre 11, chap. 6.
51 Ibid. Montesquieu est si attaché à la liberté qu’il n’exclut pas que, dans certains cas et comme à Athènes avec la procédure de l’ostracisme, l’on sanctionne une personnalité politique qui, sans être véritablement coupable, serait, par son prestige, son influence, son nom, un danger pour la liberté. En même temps il est si désireux de préserver les droits de l’accusé contre l’arbitraire du juge qu’il se croit obligé de construire tout un raisonnement indiquant que, dans la mesure où une sentence si exorbitante ne peut être prise que par un vote des assemblées en charge du pouvoir législatif, cela revient en quelque sorte à « faire une loi singulière sur sa personne » (L’Esprit, livre 12, chap. 19). Ainsi a-t-il le sentiment de préserver la règle de la légalité des peines.
52 Id., livre 3, chap. 5.
53 Id., livre 5, chap. 19.
54 Id., livre 6, chap. 2. Il tient suffisamment à son idée pour la reprendre un peu plus loin en visant plus spécialement l’accusé dans le cadre d’un procès pénal : « dans les Etats modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur ou ses biens qu’après un long examen : on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle-même l’attaque ; et elle ne l’attaque qu’en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre ».
55 Id., livre 6, chap. 2.
56 André CABANIS et M. MARTIN, « La justice depuis le XIXe siècle : attentes sociales et dérives professionnelles », dans La légitimité des juges, Toulouse 2004, p. 25 à 37
Notes de fin
* Article publié dans Revue des sciences politiques, n° 59 premier semestre 2008, p. 17 à 37.
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