La justice depuis le xixe siècle : attentes sociales et dérives professionnelles1
p. 433-443
Texte intégral
1Au cours des deux dernières décennies, les magistrats se sont trouvés, sans doute plus que dans le passé, au centre des polémiques. Certains observateurs dénoncent l’irruption des juges dans le débat politique, économique et social. Ils y voient la preuve d’un inacceptable entrisme dont le troisième pouvoir se rendrait coupable dans des domaines qui ne relèveraient pas de ses compétences normales, en principe limitées, du moins à leurs yeux, au maintien de la concorde dans les familles et dans le monde des affaires, à la protection de la propriété et à la préservation de l’ordre public. Une autre tendance les loue au contraire de sortir de leur rôle traditionnel de conservateur des équilibres sociaux pour contribuer à moraliser des secteurs de la vie publique où nul autre qu’eux ne saurait s’aventurer efficacement. En ce sens, on les admire de ne se laisser impressionner ni par les puissances économiques, ni par les notabilités, ni par les fonctions officielles.
2Les travaux consacrés à l’histoire de la magistrature ont généralement posé les problèmes en termes de subordination ou à l’inverse d’opposition au pouvoir politique. Dans ce schéma, le magistrat qui fait l’objet du jugement le plus flatteur, est celui qui ose se dresser contre la hiérarchie officielle. Il doit montrer son indépendance et rester sourd aux sollicitations émanant de la classe politique dont les desiderata étaient jusqu’à récemment complaisamment relayés par la chancellerie et le parquet. Dans cette perspective, la lutte de la magistrature pour son indépendance prend place entre l’opposition à la censure et la dénonciation des fraudes électorales, comme un élément du grand combat que l’humanité mène depuis des siècles pour sa libération.
3Sans nier les avantages évidents d’une magistrature délivrée des injonctions politiciennes, les quelques développements proposés ici ne se situent pas dans la logique de ce combat. La magistrature n’a jamais été ni en opposition absolue, ni en soumission totale à l’égard du pouvoir. Une grille d’explication un peu différente de celle qui oppose le mauvais magistrat, obéissant et carriériste, au bon juge, indépendant et désintéressé, conduit à replacer les évolutions dans leur contexte historique, étant entendu qu’à chaque époque, c’est sous l’influence du pouvoir politique et en tension avec lui que les tribunaux se transforment et s’affirment.
4Les présents développements tentent de montrer que trois figures différentes et successives -une quatrième s’esquisse peut-être aujourd’hui- ont marqué les relations entre le juge et le politique depuis un demi millénaire et se sont développées en fonction des attentes du pouvoir politique et du souci des magistrats de les satisfaire. Grosso modo, la première correspond à l’Ancien régime, la seconde au XIXe siècle et au début XXe, la troisième va jusqu’à ces dernières années. Par ailleurs, chaque fois, semble-t-il, la posture en honneur tend à se corrompre graduellement, pour être en quelque sorte, remplacée par sa version "déviante", marquée par la volonté des magistrats de pousser jusqu’au bout de leur logique les relations de pouvoir entretenues avec les classes dominantes aux plans politique et économique, jusqu’à provoquer de la part de ces dernières des réactions de protestation, sinon de rejet. Et, d’un certain point de vue, cette dérive préfigurera, mais de manière inversée, ce que sera le nouveau modèle qui entrera en opération dans la période suivante.
5Cette hypothèse pose plusieurs interrogations. Il y a d’abord la question du degré de coïncidence entre l’image que la société se fait de la magistrature et les principes que les dirigeants politiques souhaitent imposer. Sauf à imaginer une classe politique complètement déconnectée de la réalité sociale, un certain degré de concordance peut être nécessairement observé entre les attentes de la population et les exigences de ceux qui se veulent à la fois ses représentants et ses guides. Pour autant la similitude ne peut être totale. Dans sa prise en compte des aspirations du corps social, la classe politique a souvent un temps de retard. Par ailleurs, elle a naturellement tendance à privilégier un système de normes qui contribue à consolider son maintien aux affaires. C’est dans cette perspective que les présentes réflexions traitent de l’évolution entre le juge et le politique, étant entendu que ce dernier laisse filtrer un certain nombre d’attentes sociales, mais en les reconfigurant et en les affectant d’une hiérarchie qui lui appartient. La société n’est pas absente de la définition des valeurs imposées ou suggérées au juge, mais elle ne peut les exprimer qu’à travers la classe politique.
6Il va sans dire que les schémas explicatifs proposés pour chaque époque, lesquelles sont d’ailleurs envisagées de manière très générale, ne sauraient être pris comme une description uniformément fidèle du corps des magistrats et des caractéristiques de chacun de ses membres. Il s’agit d’idéaux-types au sens où l’entendait Max Weber, c’est-à-dire de descriptions (et en l’espèce d’esquisses hâtives) aux traits forcés, et non d’une évocation des caractéristiques moyennes de la population concernée.
I – Du juge gardien de l’ordre social au juge inféodé au pouvoir
7L’on ne saurait aborder l’image du juge au XIXe siècle, sans rappeler brièvement ce qu’elle fut au cours de la période précédente, sous l’Ancien Régime. À l’époque, les conceptions liées à l’idée de monarchie à grand conseil ainsi que la conviction que l’exercice du pouvoir politique et administratif est inséparable de la faculté de juger, conduisent à une confusion des genres dont le roi et ses magistrats vont s’accommoder pendant plusieurs siècles. Le monarque utilise ses juges comme des conseillers privilégiés disposant de compétences techniques qu’ils mettent au service de la construction de l’État moderne. Ils se fondent sur le droit romain pour durcir et accroître les prérogatives royales, tant au regard des ressortissants nationaux, que vis-à-vis — enjeux importants alors — des autorités pontificale ou impériale.
8Si la théorie officielle est celle de la justice retenue, ce qui autorise le roi et ses conseils de se substituer à tout moment au juge de droit commun, une pratique d’abord encouragée par le souverain lui-même, puis survivant à ses sollicitations, conduit les Cours de justice à se comporter en organe de contrôle du pouvoir législatif. Techniquement, c’est par le biais de la procédure de l’enregistrement que les Parlements se mêlent de renvoyer au gouvernement les textes qui ne leur paraissent pas techniquement impeccables ou qu’ils considèrent comme non conformes aux coutumes du pays. À l’origine, c’est-à-dire à la fin du Moyen Âge et aux débuts des Temps modernes, il est d’autant plus volontiers tenu compte de leur avis que c’est souvent la prérogative royale qu’ils défendent contre ceux qui tentent d’abuser de la bienveillance du souverain dans sa tendance à donner satisfaction aux requêtes qui lui sont présentées.
9Progressivement toutefois, ce rôle de légistes modernisateurs est détourné au profit d’une conception nettement conservatrice des équilibres sociaux, au point qu’à la fin de l’Ancien Régime, les Cours souveraines finissent par faire figure de principal obstacle à la volonté réformatrice du gouvernement royal. Par le blocage de toutes les initiatives d’origine ministérielle et par la réclamation, un peu imprudente de leur point de vue, d’une réunion des états généraux, elles contribuent involontairement à la défaite du système monarchique et à l’installation de la république en France.
10Les révolutionnaires ne s’y trompent pas : en toute ingratitude, ils suspendent les Parlements, font passer leurs membres devant les tribunaux d’exception et interdisent désormais au juge de troubler l’administration « de quelque manière que ce soit ».
11Après l’intermède du magistrat élu, qui fait figure d’exception dans le paysage constitutionnel français, — même si elle est aujourd’hui réexaminée avec intérêt — le système instauré par Napoléon érige le juge en garant des équilibres sociaux.
12Hantées par le sentiment d’une fragilité de l’ordre économique et social en place, les classes bourgeoises mobilisent toutes les forces disponibles pour étouffer dans l’œuf les tendances révolutionnaires des masses. Aux côtés du curé, de l’instituteur, du policier, le juge tient pleinement son rôle dans cette responsabilité de protection du statu quo. Il fait partie, pour utiliser la formule imagée de Napoléon, de ces « masses de granit » sur lesquelles il entend appuyer la nouvelle société. Dans cette perspective, il n’y a que des avantages à ce que les juges soient le plus nombreux possible, recrutés dans les classes favorisées de la société, vivant de leurs revenus, donc n’ayant pas besoin d’être rémunérés, sauf aux postes les plus élevés et afin de mieux les contrôler.
13Poussé à la sincérité par son exil à Sainte-Hélène, Napoléon explique qu’il n’a pas été en mesure d’aller jusqu’au bout de ses idées : il aurait souhaité des juges entièrement bénévoles pour bien témoigner qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un métier mais plutôt d’une responsabilité sociale, en quelque sorte d’un tribut dont les catégories privilégiées doivent s’acquitter de façon à participer au maintien d’un ordre social fondé au premier chef sur le droit de propriété. Parmi les témoignages de cette préoccupation, figure la mise en place sur tout le territoire d’un réseau très dense de juges de paix, chargés d’apaiser les conflits avant qu’ils ne prennent une extension susceptible de perturber la communauté tout entière. Le système des « surnuméraires », ces fils de famille exerçant les fonctions de magistrats sans aucune rémunération, en attendant qu’un poste se libère, témoigne de la survie du système au cœur du XIXe siècle.
14Par ailleurs, les successives épurations dont la magistrature a été victime au cours du XIXe siècle ont conforté la tentation pour le juge à se soumettre à l’ordre établi, voire au groupe politique en place. Ces épurations sont souvent présentées comme les épisodes d’un grand combat entre la recherche de son indépendance par le juge et la volonté de la classe politique de les utiliser pour son maintien aux affaires.
15En l’an VIII puis derechef en 1807 et 1810, ce sont les juges républicains qui sont éliminés. En 1815, la rancune du pouvoir monarchique découvrant sa fragilité avec les Cent-Jours, le conduit à s’attaquer aux magistrats bonapartistes. En 1830, la révolution de Juillet fait porter ses rigueurs sur les juges légitimistes en attendant qu’en 1848 la République ne cherche à se débarrasser des royalistes. Cette longue et vieille animosité entre magistrats se voulant fidèles aux Bourbons et ceux se réclamant des Orléans trouve alors une première forme de réconciliation involontaire avec leur éviction commune. Par la suite, autour de 1883, la République durablement installée rassemble dans la même vindicte les légitimistes, les orléanistes et les bonapartistes.
16Tel est le schéma classique. Chaque régime se débarrasse des membres des juridictions qui ne lui paraissent pas de toute fiabilité. Nul doute en même temps qu’il y ait, dans ce monde politique où toutes tendances idéologiques confondues, les juristes jouent un grand rôle, des règlements de compte à réaliser et des vengeances à tirer, voire des postes à obtenir. Il ne faut pas non plus sous-estimer le caractère aléatoire des procédures d’épuration, liées à la précipitation dans l’établissement des listes de proscriptions à partir de renseignements hasardeux et dont les archives publiques portent la trace.
17Mais à nouveau et de manière graduelle, un hiatus apparaît entre une magistrature d’autant plus imprégnée de sa mission de contrôle social qu’elle y trouve son intérêt et une classe politique qui, à partir de la IIIe République, devient plus attentive aux attentes et aux revendications du corps électoral. Malgré les épurations, la logique des modes de recrutement favorise un type de juge très soucieux de maintenir les équilibres sociaux fondés sur les droits du propriétaire dans les divers domaines d’une économie en transformation, donc non seulement en matière agricole, mais également industrielle, en prenant parti le plus souvent en faveur du chef d’entreprise.
18Au surplus, les affinités, voire les sympathies entre le juge et les catégories financièrement dominantes, le conduisent à des accommodements avec le monde des affaires, ce qui lui interdit de jouer le rôle de contrôle et de sanction qui devrait normalement lui appartenir. La classe politique et l’opinion publique dans sa partie la plus avancée puisent dans ce constat un certain mépris à l’égard des tribunaux, volontiers accusés d’être trop arrangeants, montrant autant de rigueur à l’égard des petits criminels que d’indulgence vis-à-vis des puissants du moment. Ainsi semble-t-on être passé d’un juge gardien de l’ordre public à une magistrature en porte-à-faux avec les attentes de la société et parfois même avec celles du politique, d’autant qu’à la fin du XIXe siècle, ce sont des majorités de gauche qui s’imposent.
19Le siècle suivant va voir émerger une troisième figure du juge (si l’on tient compte de celle de l’Ancien Régime), laquelle va également évoluer jusqu’à se contredire. Le juge, devenu agent du changement social se transforme au point de se valoir d’être accusé de contestation de la légitimité démocratique.
II – Du juge agent du changement social au juge accusé de contestation de la légitimité démocratique
20Comme il est habituel lorsque l’on se penche sur un passé récent, le recul nécessaire manque pour apprécier, sans risque d’erreur, l’image dominante que laissera le magistrat du XXe siècle. Au surplus, la réforme de son statut ne suit qu’avec un certain décalage les transformations qui affectent sa place dans la société puisqu’il faut attendre 1958 pour que les dirigeants politiques prennent réellement en compte sa nouvelle vocation. Ce ne peut plus être le notable chargé de protéger un ordre social auquel il était d’autant plus attaché qu’il en bénéficiait. C’est désormais un professionnel du droit, responsable de son application et de la gestion des conflits en fonction des valeurs admises par la société, éventuellement anticipant l’apparition de nouvelles hiérarchies. La revalorisation du statut en 1958 constate et accentue cette transformation. Il en va de même du rôle reconnu à l’École nationale de la magistrature, tant par le biais du concours, qui joue son rôle traditionnel de barrière et de niveau, qu’en raison de la formation délivrée. S’y ajoute enfin l’apparition de structures de défense de la profession, tel le Syndicat de la magistrature dont les prises de positions tendent à exonérer le juge de sa fonction habituelle de protection d’un ordre social considéré comme archaïque et inégalitaire.
21Se voulant spécialistes, y compris dans des domaines très pointus, comme celui des affaires financières, s’affirmant insensibles au statut des personnes en cause, si puissantes qu’elles paraissent, certains magistrats finissent, au cours du dernier tiers du XXe siècle, par se considérer comme investis d’une fonction de moralisation de la vie économique, sociale et politique. Invoquant une présomption de responsabilité à la charge de l’employeur, donnant une forte extension à la notion d’abus de biens sociaux, tirant parti des textes récents sur le financement des partis politiques, ils font les titres des journaux par la notoriété des personnalités mises en examen. À ceux qui y voient une immixtion dans des domaines qui ne relèvent pas directement de leurs responsabilités, voire une revanche sociale à l’égard de milieux qui les ont trop longtemps jugés comme négligeables et inoffensifs, ils répondent en indiquant qu’ils ne font que leur métier, celui de veiller au respect du droit. Sans doute aussi, leur mouvement se situe-t-il dans un contexte international plus large, celui qui encourage les magistrats à jouer le rôle de justiciers au-delà de leur champ d’intervention habituelle. En tout cas, et comme à la fin du XVIIIe siècle, allant jusqu’au bout des missions qui lui avaient été imparties, les dépassant dans une certaine mesure, la magistrature donne l’impression de se démarquer nettement de la classe politique, voire des milieux dirigeants en général, ce qui lui vaut d’être désormais considérée avec quelque méfiance.
22La création du Syndicat de la magistrature en juin 1968 accompagne cette évolution. Les fondateurs estiment que les juges ont trop longtemps joué le rôle de gardien de l’ordre établi. À tous ceux qui leur reprochent de nier cette exigence d’objectivité qui doit caractériser la fonction de magistrat, ils répondent qu’il s’agit de faire évoluer une institution jusque-là ostensiblement et presque déontologiquement conservatrice, et, en fin de compte, de la rééquilibrer à gauche. « Nous n’avons pas politisé la magistrature, nous avons introduit l’alternance », explique l’un des fondateurs du syndicat1. D’un certain point de vue, il puise dans la dénonciation des attitudes supposées de leurs prédécesseurs qu’ils accusent de trop de déférence à l’égard des pouvoirs établis, une justification pour adopter la posture inverse. La tendance va d’ailleurs jusqu’à donner l’impression que la vigilance à rencontre des politiques, ainsi que le contrôle de leurs actions, rédiment la magistrature d’une attitude pérenne de subordination au pouvoir, soit-il exercé par des élus. Plusieurs congrès successifs du Syndicat de la magistrature essaient de construire une théorie sur ces bases, notamment en 1971 sur le thème « justice et argent ».
23Ce qui paraît symptomatique d’une transformation, c’est qu’en amont de cette argumentation à connotation politique, autrement dit au-delà du comportement, se produit une évolution des identités et des conceptions de carrière. Ainsi certains juges jouent de la modestie et de la solitude supposées de leur situation sociale comme d’un encouragement à étendre le champ de leur intervention sur le domaine des valeurs ultimes dont ils s’estiment les gardiens. Et les puissants de ce monde, responsables politiques ou économiques, se retrouveront au centre de leur vindicte puisque leurs actions sont dans un rapport direct avec ces valeurs. Progressivement, les méthodes de définition puis de traitements des « affaires » et des « scandales » impliquant des notables deviennent le moyen de « métamorphoser » le rôle du magistrat pour l’ériger en « pourfendeur » d’une société perçue comme corrompue ou en « justicier » de la démocratie.
24Pour ce faire, tous les moyens apparaissent légitimes : instrumentalisation des médias, « opérationalisation » des divers champs de l’action judiciaire, « sensationnalisme », utilisation tendancieuse de la jurisprudence, sinon quasi-détournement de procédures. Ainsi, le recours à la procédure de répression d’abus de biens sociaux, l’ABS, est révélatrice de la récupération par le juge de son rôle de gardien de la propriété, non plus pour sanctionner les plus défavorisés, autrefois volontiers soupçonnés de chercher à s’accaparer le bien d’autrui, mais les notables qui en font une utilisation à la limite de la corruption. Le procédé consistant à faire usage de l’ABS est particulièrement net dans le cas de l’affaire Noir-Bottom, avec une société qui avait versé de l’argent pour une intervention auprès du trésor public. Dans le principe, il ne pouvait plus y avoir de sanction dans la mesure où une qualification au titre de la corruption se serait heurtée à la prescription. Pourtant, le juge s’est considéré en droit de poursuivre en qualifiant le versement par l’entreprise d’abus de biens sociaux et la réception par l’homme politique de recel d’abus de biens sociaux. L’on peut citer l’analyse réaliste de la juge Boizette pour qui l’ABS, créé pour défendre les intérêts internes de la société, afin d’éviter une dilapidation de ses biens ou de son crédit, devient « un délit d’intérêt général pour combattre les déséquilibres et les mécanismes qui sont faussés ». Elle reconnaît qu’il s’agit sans doute d’un « détournement de procédure », mais le considère comme « acceptable », au moins « du point de vue de la morale économique ». Le magistrat récupère donc au XXe siècle, et dans un but de justice sociale et de moralisation politique, une technique imaginée au XIXe pour protéger les actionnaires capitalistes ; il la détourne au profit du citoyen.
25Que le juge soit allé trop loin ou que les attentes à son égard se soient modifiées, cette posture et ces stratégies d’action ont fini par susciter un malaise au sein du système socio-politique. Celui-ci s’est d’abord traduit, au sein de la classe politique en particulier, par des réponses négatives consistant à tirer tout le parti possible des règles de procédure en se fondant, elles aussi, sur des arguments purement techniques tendant, non à empêcher ostensiblement le déroulement des enquêtes, mais à en retarder certaines étapes importantes. Ici, ministres de droite et de gauche se rejoignent. M. Vauzelle, Garde des sceaux d’un gouvernement socialiste en 1992 et 1993 propose une distinction difficile à interpréter tant dans son fondement que dans ses conséquences. Il oppose les détournements laissant entrevoir un enrichissement personnel des pratiques qui tendent à favoriser le financement d’un parti politique. Le traitement qu’il en déduit laisse perplexe. Dans le premier cas de figure, les procureurs doivent s’en remettre au juge d’instruction ; dans la seconde hypothèse, il leur revient de se saisir eux-mêmes du problème pour diligenter une enquête préliminaire. Chacun conserve le soin d’interpréter ce choix d’abandonner le premier cas de figure au juge d’instruction et le second au procureur dans le cadre de la procédure des enquêtes préliminaires. L’on ne sait s’il faut considérer que la recherche des modes de financement des partis politiques exige de mobiliser une structure importante et professionnelle, ou s’il faut y voir un moyen de bloquer certaines enquêtes avant qu’elles n’éclaboussent les institutions politiques elles-mêmes. À droite, on peut citer en 1995 le message adressé par Jacques Toubon à son homologue suisse, qui aboutissait en fait à limiter l’utilisation par les juges d’une technique prévue par les textes européens en matière d’entraide judiciaire, celle dite de la clause d’urgence, qui débouchait sur la faculté d’accorder aux magistrats la possibilité de contourner la voie diplomatique et de s’adresser directement à leurs collègues étrangers.
26Par-delà les méthodes, c’est sans doute ce nouveau modèle de justice que les critiques remettent en cause. Les adversaires du rôle que s’attribuent les magistrats insistent sur l’idée que le sentiment de revanche ne serait pas collectif mais quasi individuel. Il s’agirait en quelque sorte, de la part de « petits fonctionnaires », perçus comme piètrement rémunérés et médiocrement situés dans la hiérarchie sociale, de faire savoir aux chefs d’entreprise ou aux leaders politiques qu’ils ne sauraient toujours se prétendre protégés. Attesteraient de cette vindicte, divers propos tenus à rencontre des responsables politiques, qui s’empressent de les dénoncer, ainsi ceux du juge Van Ruymbeke devant le trésorier du Parti républicain, à propos d’un déplacement en avion de François Léotard, dont le coût correspondait selon ce magistrat à plusieurs mois de son propre salaire.
27Mais plus significatifs sont les reproches qui accusent le juge de vouloir devenir « un interlocuteur aussi valable que le politique », pour reprendre les souhaits d’un ancien président du Syndicat de la magistrature, sinon de prétendre s’y substituer. Au fond, tout le discours sur le « petit juge », « seul contre tous », complaisamment repris par les uns et les autres, masquerait cette ambition. Les arguments développés par le juge Jean-Pierre en faveur de la légitimité ou de l’autorité « technique », celle que tirent les médecins ou les juges de leurs études, des examens et des concours qu’ils ont passés ainsi que de leurs parcours professionnels et de leur expérience, sont probants. Implicitement, ils mettent en parallèle la légitimité démocratique et un pouvoir administratif, sinon bureaucratique, et ce faisant visent peut-être à remplacer la première par le second. On mesure d’un point de vue théorique la part de confusion liée au fait de se réclamer d’une légitimité fonctionnelle mais également au risque qu’il y aurait à ce que tout corps bénéficiant d’une compétence technique s’arroge un droit de décision en dernier recours. C’est en cela que l’on peut dire que la figure du juge agent du changement social s’est estompée au profit de sa version « déviante », où il se donne à voir comme contestataire de la légitimité démocratique.
28L’on peut à ce point de l’analyse s’interroger sur les nouvelles attentes sociales à l’égard de la justice. Les sondages d’opinion n’en donnent qu’une idée imparfaite dont on peut toutefois extraire le fait que les jugements portés sur la magistrature sont globalement favorables. Il convient d’en tenir compte lorsque l’on s’interroge sur la légitimité des juges.
29Au-delà de ce constat, quelques tendances récentes s’observent. Se remarque d’abord la volonté du législateur de mettre en cause certaines jurisprudences par des textes visiblement destinés à infléchir la tendance actuelle des tribunaux à multiplier les cas de responsabilité. Il en va ainsi avec la modification de l’article 121-3 du code pénal conditionnant la responsabilité à « une violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement imposant également la constatation chez les personnes poursuivies d’une « faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elle pouvait ignorer ». Des dispositions comparables introduites dans le code des marchés publics témoignent également du souci de limiter les possibilités de mise en cause d autorités administratives. La bienveillance du législateur et le souci de faire obstacle une trop forte extension de la responsabilité par les décisions de justice, s’étend également aux personnes privées, comme l’atteste la rapide intervention du Parlement pour limiter les conséquences de l’arrêt Perruche en matière de responsabilité médicale.
30En fait, la demande sociale, du moins telle qu’exprimée par les représentants du peuple, demeure ambiguë. Il est attendu du juge qu’il se montre compréhensif à l’égard de certaines catégories de responsables potentiels, ainsi des élus locaux ou des petits fonctionnaires, notamment dans le secteur de l’enseignement. En revanche, il leur appartient de manifester toute la rigueur possible vis-à-vis, notamment, des chefs d’entreprise ou des « délinquants routiers ». Dans la mesure où les textes ne peuvent évidemment intégrer cette dimension de sélectivité parmi les responsables, le travail du juge ne s’en trouve pas facilité.
31D’autres tendances pourraient se noter et que l’on se bornera à évoquer ici, telle 1a faveur accordée à l’idée de juge de proximité, tel l’intérêt porté à une forte spécialisation de certains magistrats, comme en matière de criminalité financière, de terrorisme, d’activité mafieuse, etc. Il ne fait pas de doute que les nouvelles attentes sociales à l’égard de la magistrature sont encore en gestation. On ne sait si elles anticipent l’émergence d’une nouvelle figure du juge ; pour le moment en tout cas, elles rendent plus difficile pour lui d’arguer d’une légitimité fonctionnelle en y répondant convenablement.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les citations qui suivent sont extraites des travaux cités dans la bibliographie jointe à cet article.
Notes de fin
1 Article rédigé avec Michel Louis MARTIN et publié dans La légitimité des juges (dir. J. KRYNEN et J. RAIBAUT), Toulouse 2004, p. 25 à 33.
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Bilan et perspectives de la recherche
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