L’université saisie par l’évaluation*
p. 385-396
Texte intégral
1L’évaluation est dans l’air du temps. Les médias l’utilisent pour des classements aléatoires qui font les gros titres. Entreprises et administrations affectent d’y voir une composante décisive pour leur politique de gestion des ressources humaines et de réforme des structures. Avec l’audit, l’évaluation se drape de termes savants ou latins, comme souvent lorsqu’il faut donner de l’autorité à une notion un peu nouvelle et menaçante. Comme tout ce qui est la mode, elle connaîtra sans doute la disgrâce et rejoindra dans le cimetière des panacées abandonnées, la rationalisation des choix budgétaires ou la promotion du cash-flow. En attendant, elle se situe au carrefour d’une revendication de transparence, présentée avec d’autant plus de véhémence qu’elle émane d’un public manipulé, qui électeurs ou actionnaires, qui usagers ou patients, et d’un sentiment de culpabilité, mêlé de vertuisme, soigneusement entretenu par diverses agences à caractère associatif ou syndical.
2Dans ce contexte, l’évaluation apparaît de plus en plus prégnante. Son absence donne à soupçonner à tout le moins une tendance à la dissimulation, au pire des pratiques relevant de l’escroquerie. Au-delà de la menace que peut constituer pour chacun le risque de faire l’objet dans son activité professionnelle d’une appréciation malveillante, un discours lénifiant tend à présenter la procédure d’évaluation comme une garantie de sérieux et de professionnalisme, avec des critères définis à l’avance et des protocoles établis dans le cadre d’une concertation attentive. L’on reprend, notamment au niveau des structures professionnelles, les vieilles techniques d’examen de conscience ou d’autocritique en honneur dans nombre d’institutions collectives traditionnelles à caractère religieux ou idéologique. Il ne suffit pas de se soumettre à contrôle ou à enquête, il faut que ceux qui en font l’objet s’approprient le jugement, éventuellement la condamnation, au minimum acceptent cette dernière, de préférence la sollicitent comme la condition probable à leur rédemption.
3L’évaluation sous sa forme moderne fait ses premiers pas sur le terrain de l’entreprise privée. Elle se différencie alors de l’enquête par son absence de lien avec des événements bien précis, parfois dramatiques, liés à des dénonciations ou des suspicions. Elle se veut apaisée, récurrente, libérée de toute méfiance, organisée dans une ambiance de consensus, comme un mode aseptisé de gestion à partir de normes négociées, donc connues à l’avance et acceptées par tous. Elle ne concerne d’abord ni le monde politique où toute investigation fait figure d’agression, en tout cas de manœuvre d’un parti contre un autre, ni l’univers administratif où la conception exigeante du service public que chacun affiche est censée garantir intégrité et efficacité dans une ambiance de saine émulation. Ce n’est que progressivement que l’évaluation gagne le secteur public, y bénéficiant d’un préjugé favorable, parfois d’une force d’adhésion caractéristique des nouveaux convertis.
4L’on n’imagine plus aujourd’hui une institution administrative d’un niveau un peu significatif qui ne se soumette régulièrement à des procédures d’audit, de préférence externalisées, source d’inquiétude pour ceux qui en sont l’objet et de rentrées financières pour les organismes spécialisés en ce domaine, de plus en plus nombreux et courtisés. Parmi ces structures appelées à exercer une magistrature de niveau international, et même si les entreprises privées y ont leur place et si les administrations ne répugnent pas à faire appel à ces dernières dans un grand élan d’ouverture et de transparence, les agences publiques d’évaluation ne sont pas absentes, avec les autorités administratives indépendantes qui complètent et renouvellent un type d’activité longtemps réservé aux inspections générales de chaque ministère. Ce qui faisait figure autrefois de « cimetière des éléphants », espace de fin de carrière paisible pour des hauts fonctionnaires au bord de la retraite, avec quelques missions chichement réparties par le cabinet du ministre, est appelé à faire place à des équipes dynamiques, investigatrices, chargées de débusquer les îlots de conservatisme et les facteurs de blocage, puis de balayer les féodalités enkystées dans les divers corps composant l’administration.
5Parmi les institutions habituellement soupçonnées de vouloir échapper à tout jugement au nom de la liberté de pensée, l’Université occupe l’une des premières places. L’indépendance académique, qui fut acquise difficultueusement, a longtemps servi d’argument pour disqualifier toute tentative d’introduire ces techniques d’évaluation, présentées comme contraires au caractère de quasi-souveraineté censé entourer la vocation de diffusion des savoirs. C’était l’époque où, au mépris de toute règle régissant la fonction publique et même de tout bon sens, les titulaires allaient jusqu’à se prétendre propriétaire de leur chaire. S’y ajoutait la crainte, toujours latente tant l’histoire de l’Université fut celle d’une longue opposition aux autorités religieuses ou politiques, d’une intervention des pouvoirs, tendant à imposer leurs visions pour mieux maîtriser les valeurs inculquées aux futures classes dirigeantes. Cette indépendance farouche attachée à la notion de tour d’ivoire se délite progressivement. L’Université française sort peu à peu de l’isolement protecteur dont elle a longtemps profité, paradoxalement grâce à la logique du système napoléonien et au monopole dont elle bénéficie désormais en matière de collation des grades.
6De nos jours, l’enseignement supérieur fait figure de vaste marché où chacun doit se positionner par rapport à une communauté globale avec des classements comparés destinés à attirer les étudiants, avec une logique de commercialisation et des phénomènes de prophétie créatrice qui font que les établissements qui se trouvent être accidentellement classés en tête finissent par mériter cette position, du fait de l’afflux des meilleurs éléments. L’Université publique se voit mise en cause par le développement des établissements privés qui ne bénéficient pas des mêmes allocations budgétaires mais qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. Aussi est-ce un nouveau défi qu’elle a été appelée à relever. Et parmi ceux qui ont contribué à l’engager dans cette voie, le professeur Spitéri figure au premier rang, avec une volonté affichée depuis longtemps de moderniser l’école toulousaine de gestion. C’est donc à lui que ces lignes sont dédiées, sur un ton non-conformiste qu’il ne dédaigne pas jusqu’à le pratiquer à l’occasion. Dans cet esprit, on notera que, parmi les procédures mises en œuvre pour atteindre cette exigence de rénovation et de qualité, l’évaluation apparaît comme exposée à divers types de récupération qu’il convient de dénoncer pour avoir plus de chance d’y échapper.
L’évaluation-alibi
7Sans succomber à l’inclination, habituelle parmi les adversaires de toute réforme, d’en rechercher l’origine et d’en rejeter la responsabilité sur des influences étrangères et, plus singulièrement en France, sur celles venues d’outre-Atlantique, l’on ne peut nier que le modèle universitaire en honneur en Amérique du Nord a eu un rôle significatif sur la réglementation française en matière d’évaluation des enseignants par leur auditoire, sur une initiative venue, paradoxalement mais non inexplicablement, des milieux de gauche. C’est en effet avec la loi Savary de 1984, novatrice à cet égard, que le législateur engage précautionneusement ce processus. Ce sont ensuite les articles 20 et 21 de l’arrêté du 23 avril 2002 sur les études universitaires qui prescrivent l’obligation pour les établissements de procéder, chaque année, à des évaluations auxquelles les étudiants doivent être associés. Il est vrai que, comme effrayés par l’audace du texte, ses auteurs s’empressent d’ajouter qu’il n’est d’ailleurs pas vraiment question d’établir une estimation des qualités des formateurs, mais la pertinence des formations (on évite d’ajouter comme l’arrêté y invitait « et des enseignements »).
8Dans la plupart des Universités, ces atténuations seront convenablement respectées avec des questionnaires rédigés en termes suffisamment vagues pour que personne n’y trouve à redire. Ainsi parmi les items, figurent notamment : l’à propos de la liste des enseignements prévus par rapport à un projet pédagogique, qui d’ailleurs n’a jamais été vraiment précisé ; la coïncidence entre les éléments traités par rapport à un programme qui n’a pas été communiqué aux étudiants, à supposer qu’il existât ; l’originalité de l’approche sans que les personnes interrogées soient en mesure de l’apprécier ou de faire des comparaisons autrement que par la lecture des principaux manuels ; l’utilité des matières par rapport à un projet professionnel que les étudiants seraient bien en peine d’énoncer, les yeux fixés sur les examens de fin de semestre, etc. Finalement, l’on a l’impression que les questions posées sont conçues soit, dans l’hypothèse la moins favorable, comme un moyen de paraître souscrire aux consignes gouvernementales tout en enterrant le projet par la collecte de réponses inutilisables, soit, au mieux, comme une première étape pour apprivoiser les enseignants, apaiser leurs craintes et leur faire admettre un système appelé à devenir dans l’avenir plus contraignant et opérationnel.
9Certaines institutions, les plus ambitieuses ou, du fait de leur médiocrité, les plus soucieuses de se mettre en avant, ont fait preuve de plus de détermination, voire de l’ardeur du prosélyte, et avec des questionnaires ostensiblement destinés à inciter les étudiants à vraiment révéler leurs attentes et leurs critiques. Parmi les signes d’une telle démarche, diverses procédures tendent à leur garantir l’anonymat en vue de leur assurer l’impunité en cas d’appréciation susceptible de leur valoir la rancune des enseignants. Les questions posées poussent à dénoncer ce qui ne convient pas en proposant toute une série de points mettant en exergue des défauts et des lacunes : absentéisme, manque d’actualisation, confusion dans le plan, maladresses pédagogiques, avec parfois in fine des considérations globales sur l’enseignant et son cours. Cette démarche est susceptible de donner lieu à de véritables règlements de comptes qui, dans l’enseignement public et à l’égard des titulaires, n’ont guère de conséquences au plan de la carrière mais dont il est à craindre qu’elles suscitent plus de réactions de rejet que de propensions à s’améliorer.
10De toute façon, le résultat a été le même à peu près partout. Après une période d’engouement, la plupart des institutions universitaires ont abandonné ces procédures d’autant que le ministère n’a rien fait pour valoriser celles qui s’y étaient lancées avec le plus d’enthousiasme. Les protestations des enseignants se considérant comme injustement mal notés et dénonçant l’incapacité où étaient les étudiants de porter un jugement objectif sur les cours qui leur ont été délivrés, ont trouvé dans la médiocre motivation des auditoires une confirmation des oppositions. Les documents discrètement distribués, rarement ramassés, n’ont permis de rassembler qu’un nombre de plus en plus limité de réponses, généralement circonscrites aux plus virulentes, donc, du moins peut-on l’espérer, les moins représentatives. Le spectre de l’étudiant qui se venge d’une notation défavorable, le rapport hypothétiquement établi entre la vivacité des critiques et la médiocrité des résultats à la session précédente sont systématiquement brandis comme moyens de disqualifier les résultats péniblement comptabilisés et précautionneusement divulgués. Si l’on accepte, du bout des lèvres, de reconnaître quelques vertus au système américain, c’est parce qu’on lui attribue, en contrepartie, l’allocation de primes dont on exagère fort le caractère fastueux.
L’évaluation-justification
11Sur leurs terres d’origine, aux États-Unis, les questionnaires d’évaluation sont clairement destinés à établir un dialogue entre étudiants et professeurs. Les éléments d’appréciation proposés, officiellement destinés à mobiliser les enseignants, tendent également à canaliser les critères de jugement de leurs auditoires. Il ne s’agit pas d’exalter les virtuosi de la chaire enflammant un public magnétisé par de mirobolantes dialectiques ou les eruditissimi sacrifiant à l’herméneutique de la poésie gnomique. De tels spécimens ne sauraient s’imposer aisément et l’administration universitaire américaine, comme celle du monde entier, s’en méfierait plutôt. Les questions posées portent plutôt sur le respect des horaires, l’actualisation du syllabus, la pertinence des thématiques, l’adéquation entre le programme annoncé et les sujets traités, la disponibilité aux demandes d’entretien et, naturellement, les manquements aux valeurs relevant du politiquement correct. On ne fait pas dans le génie, mais on vérifie le respect d’une honnête moyenne, ce qui garantit une bonne Université, même si la présence de quelques étoiles dont les travaux sont abondamment référencés, notamment dans le Science citation index, donne à l’institution un « plus » appréciable.
12Le système français a récupéré certains de ces préceptes mais en les transposant au plan collectif. Il ne s’agit pas de proposer à chaque enseignant des critères à la portée de chacun, mais de fournir à l’établissement et surtout à ses responsables, des éléments d’appréciation susceptibles d’être pris en compte pour orienter les programmes de réforme. Par ailleurs, il n’est pas négligeable pour les responsables politiques de donner l’impression aux électeurs que l’on se préoccupe de la bonne utilisation de leurs impôts. En effet, il ne faut pas sous-estimer la médiocre image de l’Université dans l’opinion publique, l’incompréhension devant ses méthodes, la méfiance à l’égard d’un personnel auquel on prête les défauts du corps des enseignants du primaire et secondaire, affectés d’un multiplicateur. L’Université française est d’autant plus volontiers vilipendée qu’en l’absence de sélection à l’entrée, la majorité de ceux qui y sont passés en ont été éliminés après la première ou la deuxième année et puisent dans les critiques qu’ils lui adressent, une justification à leur échec.
13Dans ces conditions, le ministère souhaite mobiliser les arguments permettant de justifier son action et la répartition des fonds dont il dispose. Il y est poussé par les gens des Finances. Même si l’immense machine que constitue l’Éducation nationale, la plus grande armée du monde après l’armée rouge, disait-on autrefois et dont l’on imagine que la disparition de l’Union soviétique l’a laissée en première ligne, ne consacre qu’une petite partie de son budget à l’enseignement supérieur, ce dernier en constitue l’aspect le plus spectaculaire et, à certains égards, aux yeux de beaucoup le plus choquant. Dans la mesure où les procédures d’inspection, source d’angoisse et d’infantilisation pour les maîtres d’école, sont épargnées aux professeurs des Universités, il convient de donner une apparence d’objectivité aux procédures de répartition des moyens. Le système mis en place par les médias en matière de classement des grands établissements les uns par rapport aux autres, apparaît comme trop brutal surtout pour les plus petits centres universitaires provinciaux qui ne peuvent espérer, sauf accidents statistiques dont a bénéficié dans le passé par exemple l’Université de Valenciennes, figurer en bonne place.
14La création du Comité national d’évaluation prévu par l’article 65 de la loi Savary de 1984 répond visiblement à cette préoccupation. Encore que le texte législatif renvoie au règlement pour ce qui est de l’organisation et du fonctionnement de cet organe, il se montre incisif dans l’évocation des pouvoirs d’investigation, et impératif dans l’obligation de remise d’un rapport annuel. Les procédures de contractualisation sur une base quadriennale ont prolongé cette tendance en s’efforçant de fournir les fondements d’une répartition des moyens supplémentaires mis à la disposition de chaque Université en fonction de l’adéquation de ses objectifs avec les priorités nationales, de l’audace de ses propositions et des résultats déjà obtenus. Nul ne s’y trompe. Il s’agit d’inciter les chefs d’établissement à prendre des engagements ambitieux et de leur faciliter la tâche au moment de les imposer à leurs collègues. L’évaluation trouve toute sa place lorsque, à l’occasion de la discussion du contrat suivant, l’on s’interroge sur le degré de réalisation des objectifs annoncés et des programmes financés précédemment. Les nouvelles méthodes de gestion administrative sont ici interpellées. Elles s’inspirent ostensiblement des modalités pratiquées dans les entreprises privées, même si leur mise en œuvre réelle se heurte à des obstacles syndicaux qui les rendent plus incantatoires qu’efficaces. Les mouvements politiques de gauche puisent dans l’idée de défense du service public une justification de recourir à des procédures qui sont finalement celles du secteur privé. Nombre de responsables administratifs se délectent de pouvoir s’appuyer sur ces critères pour légitimer leur irruption dans l’activité des collègues et des enseignants, auxquels en outre, histoire de montrer leur prépotence, ils peuvent à l’occasion transmettre perfidement quelques évaluations malveillantes en provenance d’étudiants rancuniers.
15Ici encore la réalité est moins inquiétante que les principes sembleraient le laisser croire. Bon an mal an, la répartition des moyens varie peu. Les augmentations sont modestes et les diminutions sont exclues du fait de la mise en place de cliquets protecteurs. Les procédures d’évaluation se veulent encore ici plus mobilisatrices que décisoires. Le problème tient à ce que, menaçants lorsqu’on les engage, leurs effets s’émoussent progressivement et naturellement avec le constat que des efforts considérables sont très médiocrement récompensés alors qu’une attitude délibérément indifférente n’est jamais sanctionnée. Il demeure une gesticulation à laquelle les responsables administratifs sont encore plus ou moins attentifs, à base de rapports, de statistiques, d’évolution de programmes et d’appréciation des débouchés. Ces responsables sont moins naïfs qu’un observateur extérieur pourrait le croire. Ils savent bien que cela ne changera pas grand-chose dans leurs rapports individuels ou collectifs avec le ministère, mais ils y voient une occasion de mobiliser les enseignants, à tout le moins les plus jeunes, en tout cas les plus crédules. C’est par le biais de ces derniers que les procédures d’évaluation seront susceptibles de contribuer à faire évoluer l’institution.
L’évaluation-sanction
16Dans ce qui précède, l’évaluation paraît plus riche d’espoirs et de menaces que de portée pratique. On la brandit avec d’autant plus d’ostentation que l’on a moins l’intention de la mettre en œuvre et surtout que l’on n’entend n’en tirer aucune conséquence. Il y aurait donc là une de ces pratiques gesticulatoires dont l’administration française, et notamment l’administration universitaire, sont coutumières. On joue à se faire peur, à évoquer le risque des réformes pour mieux goûter le plaisir raffiné de ne rien changer.
17Il est cependant un domaine où l’évaluation n’est certainement pas exempte de conséquences. C’est dans l’organisation des diverses procédures internes de recrutement, d’avancement, de promotion et de reconnaissance des activités de recherches. La règle universitaire selon laquelle c’est le corps lui-même qui s’autogère, a pendant longtemps été appliquée par les instances élues dans des conditions où la courtoisie des rapports était censée dissimuler l’ostensible arbitraire des décisions, atténué il est vrai par l’appel à la vieille technique du « tour de bête ». Ces procédures à forte connotation corporative étaient d’autant moins contestées que le nombre de ceux qui en relevaient était comparativement réduit et qu’ils se connaissaient assez bien pour prévenir les injustices majeures. Elles n’ont plus désormais leur place dans une institution universitaire qui s’efforce de colorer d’objectivité des techniques de prise de décision largement subordonnées à la réunion de majorités fondées sur des promesses d’appui réciproque, avec des problèmes de gestion des carrières individuelles rendues plus difficiles par le quasi-décuplement des effectifs à prendre en ligne de compte.
18C’est dans ces conditions que les conseils d’administration pour ce qui est des maîtres de conférences, les conseils scientifiques s’agissant des professeurs, les sections du Conseil national des Universités s’agissant des avancements décidés au niveau national, affectent de multiplier les rapports et les contre-rapports, parfois même d’établir des critères objectifs, notamment à base de décomptes des publications, avec bien entendu une mention spéciale pour les revues dites à comité de lecture ou censées se situer au cœur de la discipline. À cet égard, les protocoles du CNRS jouent le rôle de source privilégiée d’inspiration, voire de modèle très prédominant. Le caractère d’autorité des appréciations portées, l’appel à des techniques de notation chiffrées devant favoriser les comparaisons, dissimulent mal les querelles d’écoles et la volonté de certains groupes de verrouiller les procédures et de se répartir les recrutements, les promotions, les labels et les crédits. À la limite, la mise en œuvre de ces protocoles soi-disant objectifs donne aux organes collégiaux contrôlés par un groupe particulier, une bonne conscience qui le rend plus à même de favoriser ses membres. Une vision cynique du système conduirait à soutenir que la transparence affichée constitue le meilleur allié de l’arbitraire et du favoritisme.
19La technique de l’évaluation des activités de recherche a été reprise par le ministère, en y ajoutant une touche de mystère qui en augmente l’autorité. Elle concerne la création, l’habilitation et le renouvellement des diplômes de 3e cycle et des laboratoires de recherche ainsi que l’octroi des primes d’encadrement doctoral, ce qui constitue le terrain privilégié où ces procédures s’épanouissent. Des experts dont l’identité est censée rester secrète, des commissions dont la composition ne saurait être révélée officiellement, fournissent des avis rarement communiqués, sinon de manière laconique, en tout cas péremptoire – « il faut fusionner ! » ; « il faut pratiquer l’interdisciplinarité » ; « il faut se concentrer sur la discipline »-, qui les rend à peu près inutilisables pour celui qui en est le bénéficiaire ou la victime d’une façon assez largement aléatoire. Tout un jeu de fausses confidences et de révélations partielles s’établit entre les universitaires de base et ceux qui gravitent autour des services ministériels. Les experts sont partagés entre le souci de protéger un anonymat qui leur évitera des rancunes durables et le désir de sortir de l’ombre pour bénéficier de la légitime reconnaissance que doivent leur valoir les services rendus. Ils jouent un jeu compliqué dont l’ensemble des individus composant l’institution universitaire est parfaitement complice, chacun espérant secrètement que son tour viendra pour accéder à ce type de consécration, en fait réservé à ceux auxquels leurs responsabilités syndicales ou administratives ont permis de rendre quelques services. Aux fausses confidences correspondent des rumeurs improbables émanant de ceux qui se prétendent en liaison directe avec les décideurs.
L’évaluation-publicité
20Le système français de diplômes nationaux est en principe incompatible avec l’idée de classement des formations et des institutions universitaires. Quelles que soient les équipes d’enseignants sur lesquelles elles s’appuient, quelle que soit la notoriété de ceux qui interviennent, toutes les formations sont censées être équivalentes. On comprend qu’en revanche aux États-Unis, où toute la gamme des Universités est représentée, il soit indispensable de situer les établissements d’enseignement supérieur les uns par rapport aux autres, et nombre de structures associatives participent à la préparation de classements qui font autorité et qui influencent le choix des étudiants dans leurs candidatures, parfois aussi celui des donateurs dans leurs largesses.
21À cet égard encore, l’effet d’imitation joue d’autant plus qu’une telle procédure qui, outre-atlantique relève d’une logique académique avec des critères à prétention scientifique, fondés sur le nombre des publications, sur les contrats de recherche ainsi que sur les évaluations publiées par les établissements eux-mêmes, a été récupéré en France par les grands médias qui en font leurs gros titres en fonction des logiques du calendrier : essentiellement en juin lorsque les familles s’interrogent sur les inscriptions. Les résultats sont souvent inattendus, d’autant que les critères sont généralement fondés sur des questionnaires remplis par les étudiants un peu au hasard et des appréciations fournies par quelques universitaires interrogés de façon aléatoire et constituant des panels approximatifs constitués selon des méthodes qui épouvanteraient les spécialistes des sondages. Dans d’autres cas, un faisceau d’indices est utilisé avec une apparence de notation objective pour chacun d’eux, aboutissant parfois à des résultats surprenants. Le processus a démarré avec les écoles d’ingénieurs dont les diplômes ne sont pas parfaitement identiques. Il s’est étendu ensuite aux instituts rattachés aux Universités ou autonomes dont chacun s’efforce à défendre sa spécificité et ses points forts. Il a finalement atteint les facultés.
22Ces classements, qui n’avaient rien d’officiels, ont trouvé chez divers responsables ministériels une oreille complaisante. Ceux-ci y ont vu un élément de motivation susceptible de mobiliser les enseignants, un signe de modernisme au point que le fait de se plier à une évaluation est en soi valorisant, quel que puisse en être le résultat. L’appréciation que le public porte sur ces procédures ne répond guère à l’objectif avancé de plus grande transparence, de meilleure orientation et d’incitation à la performance. Au-delà des propos auto-laudateurs des responsables lorsqu’ils font l’objet d’un classement flatteur ou des critiques sur la non pertinence des critères mis en œuvre lorsque la position est défavorable, ces procédures mettent en cause la recherche d’une équivalence des institutions universitaires, fondée sur des modes de recrutement à base de concours nationaux et de gestion des carrières sur des critères identiques. Quels que soient les dévouements dont font preuve les personnels des petits centres, les grands établissements bénéficient généralement d’un préjugé favorable. Il n’est pas sûr qu’un tel système soit avantageux ni pour la logique d’équivalence des diplômes, ni pour les exigences de l’aménagement du territoire.
L’évaluation-intégration
23Toute une série de procédures visent à valoriser ceux qui les ont imaginées. Les publications demeurent au cœur de l’appréciation. L’idéal est évidemment un livre -il va sans dire, chez un éditeur académiquement salonfähig- ce qui n’est pas donné à tout le monde, supposant un effort d’une continuité dont tout un chacun n’est pas capable, notamment dans les années qui suivent la réalisation d’une thèse, qui elle-même s’avère souvent une source d’épuisement fatal. Les articles ont un bien meilleur rapport qualité-prix, mais encore faut-il qu’ils sortent dans les bonnes revues, si possible celles dites « centrales à la discipline », celles qui participent au mainstream au plan des méthodes et des thèmes. Certaines ont une ancienneté qui garantit leur sérieux et avec des parrainages qui témoignent de leur capacité de préserver une notoriété acquise au cours de longues années de parution. D’autres plus récentes s’appuient sur des thématiques rénovées, avec des concepts rajeunis, avec une ouverture sur des auteurs plus inattendus ou revisités, trahissant le poids de chapelles intellectuelles impatientes, construites dans la dissidence, affichant une volonté de remise en cause des paradigmes traditionnels, bref dans l’ambiguë configuration de l’émergence, celle qui appelle et construit la notabilité.
24Quel que soit le positionnement de ces périodiques, l’accueil des textes est supposé s’y faire selon des protocoles rigoureux et implique, après un triage préalable destiné à rejeter les propositions désinvoltes ou hors champ, l’intervention d’une batterie d’experts, de rapports indépendants de la part de spécialistes extérieurs au comité éditorial et, au-dessus de tout, cette proverbiale « lecture à l’aveugle » qui pour contradictoire qu’elle apparaisse dans les termes, fait figure de garantie ultime du sérieux des textes proposés, même si inconsciemment, elle opère sur le repérage des tics d’école, de la boite à outil jusqu’aux tournures stylistiques, des citations savantes, avec ce qu’il faut de références obligées et de trouvailles exotiques, parfois des sous-entendus connexionistes. Ces procédures sont brandies à l’égard de tous ceux qui souhaitent obtenir l’honneur d’être publiés dans la revue, surtout ceux que l’on va refuser et la rigueur en est invoquée avec cette gravité qui faisait dire à Cicéron que deux augures ne peuvent se regarder sans rire.
25Le jeune chercheur se voit très tôt initié à cette logique. Toute une série de protocoles qui sont à la fois des procédures de sélection et plus encore des rites initiatiques sont mis en œuvre pour lui faire prendre conscience des us et coutumes du milieu auquel il s’efforce d’accéder. Le niveau d’exigence qui lui est présenté, fait figure de seuil minimum, tant pour ce qui est du nombre de travaux publiés chaque année que des impératifs scientifiques auxquels il doit absolument satisfaire, même s’il est fréquent que ceux qui les formulent ne soient plus guère capables de s’y conformer. Il est imposé aux futurs collègues d’être en possession du « paquetage » doxique de base, avec les auteurs dits « canoniques » que l’on ne saurait n’avoir pas lus et cités, avec les concepts qu’il convient de donner l’impression de maîtriser parfaitement, avec l’expérience du « terrain » où l’on apprend à satisfaire l’injonction à la distanciation tout en valorisant le vécu, avec encore le témoignage de la fréquentation des manifestations scientifiques obligées, initiées par les associations savantes en vue, et où il n’est pas imaginable de ne pas se montrer et si possible y communiquer ; ceci également l’objet d’un screening pointilleux. Les disciplines les plus minoritaires et qui se sentent donc les plus vulnérables, développent un état d’esprit quasi obsidional qui conduit à considérer chaque collègue débutant comme une sorte de missionnaire envoyé en terrain hostile, « des agneaux au milieu des loups » qui ne sauraient survivre sans leur « kit » méthodologique pour préserver leur authenticité disciplinaire et protéger leur pureté épistémique.
26Des procédures d’audition et de sélection tendent à vérifier, à chaque étape des techniques de recrutement, la bonne appropriation de ces valeurs et de ces paradigmes. La vie du jeune chercheur, dès avant même la venue en soutenance de sa thèse s’il est ATER, est un long fleuve d’évaluations dont la fréquence tend moins à éliminer les éléments les moins brillants ou les moins originaux qu’à vérifier l’intégration au groupe dominant et à garantir la reproduction chez les futurs modernes des valeurs imaginées par ceux qui nourrissent le discours prépondérant ; une forme comme une autre d’insiderism.
*
27On connaît la formule d’Ésope sur la langue, la pire et la meilleure des choses. Ce serait un peu facile de recourir à cette comparaison s’agissant de l’évaluation à l’Université, ce temple du verbe. Compte tenu de l’idée qu’il n’est pas absurde de soumettre le service public à des procédures destinées à connaître le degré de satisfaction de ceux qui sont censés en être les bénéficiaires, malgré le constat que les étudiants font entrer dans leurs jugements des critères, telles l’indulgence du professeur, la familiarité qu’ils peuvent avoir avec lui ou encore ses capacités à sacrifier à certains thèmes à la mode qui ne sont pas complètement pertinents, on ne peut pas imaginer que l’évaluation ne joue aucun rôle dans les nouveaux modes de gestion des établissements publics d’enseignement supérieur. L’irruption de la concurrence dans le monde universitaire la rend nécessaire. Il ne sert à rien de pleurer la douceur des cours confidentiels, la splendeur des cérémonies académiques, le charme des publications érudites. Elle est morte l’Université de papa. Un véritable marché mondial des formations académiques s’est mis en place où tous les établissements d’enseignement supérieur du monde, publics et privés, offrent leur produit. L’ensemble des étudiants et leurs familles effectuent leurs choix en fonction de critères qui sont ceux de l’efficacité à court ou à moyen terme.
28Pour autant, il ne faut pas négliger une démarche tendant à dénoncer les récupérations qui peuvent être faites de ces procédures dans un but inverse de celui officiellement proclamé, ni les dévoiements susceptibles d’en résulter. Il est bon que les grandes disciplines scientifiques avec la définition de critères stricts quant aux méthodes d’investigation à mettre en œuvre et quant aux types de conclusions auxquelles parvenir, manifestent leur spécificité et imposent à tous leurs membres des contraintes qui garantissent la validité des résultats obtenus. C’est une façon de résister aux sirènes du sens commun privilégiant les coups médiatiques, les effets d’annonce et l’affirmation anticipée de résultats hasardeux. En même temps, le fait pour une discipline de se refermer sur des valeurs rigoureusement imposées à tous ceux qui la pratiquent, et d’abord aux plus jeunes, risque de compromettre le nécessaire renouvellement épistémologique auquel chaque école doit tendre pour progresser et les ruptures paradigmatiques utiles aux mutations. La rigueur des critères d’évaluation peut faire obstacle à l’innovation, dans la mesure du moins où celle-ci se fait également par bonds qualitatifs, même si l’incrémentalisme propre à la « science normale » demeure la forme essentielle des progrès. Il convient d’éviter de donner au monde universitaire une uniformité qui finit par faire un univers couleur muraille, peuplé d’enseignants terrifiés à la seule perspective de transgresser si peu que ce soit les normes imposées au nom d’une forme d’« académiquement correct ».
Notes de fin
* Article rédigé avec M. Martin et publié dans les Mélanges offerts au professeur Pierre Spiteri, Toulouse 2008, p.??
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017