Une tradition ancienne ?
Cent cinquante ans de formation continue dans l’enseignement public (1789-1939)1*
p. 281-296
Texte intégral
1Vouloir reconstituer l’histoire de la formation continue au XIXe et au début du XXe siècle, c’est se pencher sur un phénomène multiforme, depuis les conférences publiques prévues par Condorcet jusqu’à l’enseignement technique de la loi Astier, en passant par les classes d’adultes, les cours du soir et les Universités populaires. C’est s’exposer à étudier non seulement l’évolution des structures d’éducation et du droit du travail, mais aussi le progrès des idées sociales et des mouvements ouvriers, les vicissitudes de la vie politique et le développement des industries. On rencontre aussi bien les rêveries de Cabet ou de Proudhon que des institutions encore en place, comme l’« Association Polytechnique pour le développement de l’instruction populaire », créée en 1830, ou la « Ligue de l’Enseignement », qui remonte à 1866.
2Il n’est pas toujours facile d’effectuer un choix dans ce foisonnement. Dans leurs projets, les hommes politiques et les idéologues préconisent volontiers d’authentiques institutions de formation continue, confondues avec des pratiques relevant plutôt de la propagande politique ou de l’animation culturelle, mais qu’ils tentent de justifier au nom de l’éducation populaire. Des initiatives intéressantes se réalisent là où on ne les attendrait pas. Certains chefs d’entreprises organisent des cours pour leurs ouvriers, ainsi les Dollfuss à Mulhouse, Jules et Emile Peugeot dans la Loire. Les expériences les plus originales ne sont pas les mieux connues. Si le Sillon de Marc Sangnier mêle, de façon fort traditionnelle, des préoccupations religieuses et éducatives, ses conceptions pédagogiques font date : l’enseignement populaire lui apparaît non comme un rapport de subordination entre maître et élèves, mais plutôt comme une occasion d’échanges réciproques entre intellectuels et ouvriers, permettant de bâtir une société libre, démocratique et égalitaire. Cette tentative de prêcher la révolution au peuple au nom du catholicisme romain s’achève en 1910 avec la condamnation pontificale. Il est vrai que les institutions les plus prometteuses ne sont pas celles qui durent le plus longtemps. Apparues à l’époque de l’affaire Dreyfus, vers 1898, les Universités populaires se multiplient au point qu’on en dénombre plus de 120 tant à Paris que dans les départements, quatre ans plus tard. Encore quelques années et la plupart auront disparu, même s’il subsiste quelques associations d’entraide qui conservent ce titre.
3En définitive, s’il est un fil conducteur qui mérite d’être suivi, c’est bien l’Instruction publique, puis l’Education nationale. C’est elle qui, par son aval, permet de démêler l’authentique de l’apparent, la véritable formation continue des entreprises commerciales ou politiciennes. Elle peut mobiliser des moyens considérables au service de nouvelles méthodes pédagogiques, les expérimenter et, le cas échéant, les répandre partout où nécessaire. Par sa permanence, elle garantit aux institutions qu’elle adopte une durée qu’aucune structure privée, quel que soit l’enthousiasme de ses fondateurs, ne saurait leur assurer.
4Bien rares, les penseurs politiques du XIXe siècle, et notamment les plus avancés d’entre eux, qui n’incluent dans leur plan de société idéale, une réforme de l’enseignement public avec quelques structures adaptées aux adultes. Ces idées, avancées parfois il y a plus de cent cinquante ans, méritent d’autant plus d’être étudiées qu’elles préfigurent certaines controverses modernes. On ne peut s’en tenir là. Alors même que les polémistes s’affrontent, des instituteurs mettent progressivement et discrètement en place une forme d’enseignement populaire -les cours d’adultes- qui durera plus d’un siècle et formera, certaines années, près d’un million de personnes. Institution considérable et méconnue dont il conviendra de décrire l’évolution1.
I – Les conflits d’idées
5Les propositions des divers auteurs en matière de formation, continue sont difficilement séparables de leur idéologie. Bien peu n’y voient qu’un problème technique. Les hommes politiques en place pendant la première moitié du XIXe siècle se méfient d’autant plus de l’éducation populaire que les révolutionnaires de 1792 et 1793 en ont fait l’éloge. A l’inverse, les penseurs socialistes du temps songent à l’utiliser comme moyen de propagande pour faciliter la mise en place d’une nouvelle organisation sociale.
A – Les projets révolutionnaires
6En matière d’éducation, l’époque révolutionnaire est celle des projets de réforme, séduisants, faisant une place à la formation continue, mais rarement adoptés et mal appliqués.
7Pendant la période girondine, les idées en ce domaine se précisent et s’affinent. Un projet de Discours sur l’Education Nationale retrouvé dans les papiers de Mirabeau et imprimé sur l’ordre de l’Assemblée, se contente de préconiser la publication, dans chaque département, d’un journal destiné au grand public et contenant les découvertes les plus récentes et les plus utiles dans tous les domaines : « agriculture, commerce, manufactures, politique, morale, sciences naturelles, littérature même ; ce journal devrait tout embrasser et tout approprier aux circonstances locales»2.
8Le comité chargé de rédiger un rapport sur l’enseignement public, va un peu plus loin. C’est en son nom que Talleyrand proclame, à la barre de l’Assemblée nationale, que l’instruction « doit exister pour tous les âges. C’est un préjugé de l’habitude de ne voir toujours en elle que l’institution de la jeunesse3 »3. Puis, apparemment embarrassé au moment d’appliquer ces principes, il se contente de prévoir la création d’un Institut national, situé à Paris et remplaçant les divers collèges, académies et sociétés savantes héritées de l’Ancien Régime, institution évidemment destinée à une élite oisive, ne délivrant ni diplôme, ni licence d’enseignement. Les classes laborieuses ne sont cependant pas tout à fait oubliées. Il suffira d’organiser quelques fêtes et quelques spectacles en plein air, avec distribution de récompenses pour les plus méritants. Ici, Talleyrand rejoint Mirabeau dans sa conviction que quelques distributions de couronnes de lauriers ou d’olivier suffiront pour faire naître dans le peuple des campagnes, besogneux et naïf, un vif sentiment d’émulation ; ils comptent sur des décorations en branchages pour que la paysannerie se précipite dans les écoles4.
9Il faut attendre le discours prononcé par Condorcet le 20 avril 1792 pour rencontrer des principes fermes suivis de propositions précises et réalistes. Des principes fermes : « Nous avons observé enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles, qu’elle devait embrasser tous les âges, qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et possible d’apprendre, et que cette seconde instruction était d’autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites »5. Il ne s’intéresse pas seulement à l’enseignement professionnel et voit dans la formation générale un moyen de lutter contre l’avilissement des travailleurs, lié à la parcellisation croissante des tâches dans les manufactures. Des propositions précises et réalistes : chaque enseignant sera tenu d’assurer des conférences régulières destinées aux adultes, conférences hebdomadaires dans les écoles primaires et secondaires pour répandre des connaissances élémentaires, conférences mensuelles au niveau de l’enseignement supérieur pour divulguer les dernières découvertes de la science. Au surplus, un certain nombre de places, dans les salles de cours, demeureront réservées aux auditeurs libres, qu’il s’agisse de parents d’élèves ou d’adultes n’ayant pu suivre une formation complète dans leur jeunesse. Le projet prévoit même d’utiliser les compétences locales pour assurer des formations spécialisées : dans les villes de garnison, un professeur d’art militaire s’adressera aux soldats ; dans les ports, des professeurs d’hydrographie enseigneront l’art nautique ; les médecins fourniront quelques connaissances d’hygiène élémentaire aux classes les plus pauvres. « Ce discours a été interrompu presque à chaque phrase par les applaudissements unanimes de l’Assemblée et des spectateurs » note le sténographe. Il est également interrompu par l’arrivée du roi, venu proposer la guerre contre l’empereur d’Allemagne, soulevant l’enthousiasme. Les députés vont avoir d’autres soucis que la formation continue6.
10Avec la période montagnarde, les projets d’organisation de l’instruction publique prennent un tour différent, plus original. Ils continuent à faire une place à l’éducation des adultes mais en lui assignant des buts nouveaux, où la propagande le dispute à l’animation culturelle. L’assemblée rejette le texte proposé par un comité d’instruction publique dont les membres, très modérés, avaient été choisis à l’époque de la majorité girondine. Ces derniers s’étaient notamment contentés de reprendre le rapport de Condorcet puisque les instituteurs devaient effectuer « à des jours marqués, pour tous les habitants, des lectures périodiques sur des points de morale, d’ordre social, d’économie rurale, etc. ». Ces conférences dominicales rappellent trop les prêches des curés de village pour ne pas susciter une opposition générale, d’autant qu’elles font peu de place à l’instruction civique et politique7.
11Coupé et Lequinio, députés de l’Oise et du Morbihan, se rejoignent pour engager les instituteurs à lire et commenter publiquement les journaux et les livres que leur adresserait le gouvernement : il faut que les bonnes idées pénètrent dans les campagnes8. Delacroix, député de la Marne, propose d’institutionnaliser des pratiques si utiles et d’adapter les locaux scolaires à leur nouvelle destination. Chaque maison d’éducation devra comporter « un amphithéâtre pour l’instruction publique des citoyens et de leurs enfants » ainsi qu’une arène pour les exercices physiques, les danses et les fêtes. Il invite les citoyens de tous âges à s’y rendre « autant qu’il sera possible », pour « participer à l’instruction publique, écouter les nouvelles et les discussions auxquelles elles pourront donner lieu9 »9.
12On ne peut s’en tenir là et Hentz, député de Moselle, va plus loin : chaque soir, enfants et parents se retrouveront autour de l’instituteur, dans la « salle d’assemblée publique », pour écouter le commentaire d’un chapitre de l’Emile ou d’un autre traité d’éducation. Tous les dimanches et fêtes, les citoyens viendront écouter l’instituteur lire les nouvelles politiques de la semaine et analyser les travaux du Corps législatif à partir des bulletins officiels et du « journal d’un écrivain patriote ». Ces assemblées populaires sont également invitées à décerner des prix civiques aux plus méritants et des censures publiques aux éléments douteux10. Le souci de propagande apparaît à chaque instant de la discussion : l’instituteur doit faire contrepoids à l’influence du curé dans les campagnes, « c’est lui qui fera connaître aux bons laboureurs vos décrets bienfaisants et qui leur en fera sentir les avantages »11.
13Aucune de ces propositions ne peut déboucher sur des décisions concrètes. Robespierre s’est entiché d’un autre projet, élaboré par Le Peletier qui ne fait aucune place à la formation permanente et dont le principal titre est d’avoir été assassiné par un contre-révolutionnaire. C’est son texte qui sera adopté. D’ailleurs, plusieurs membres de l’assemblée jugent imprudent de trop instruire le peuple : à lui enseigner sans discernement les diverses théories philosophiques, les doctrines politiques, on risque de le rendre sceptique, doutant de tout, difficilement mobilisable. « N’apprenons pas à l’homme cette apathie raisonnée, laissons-le obéir à toutes les impulsions de la nature et rester peuple »12. Il ne faut pas que les masses, trop éclairées, perdent leur spontanéité révolutionnaire.
14Si la Révolution n’a pas su mettre en place une véritable formation permanente, du moins doit-on lui reconnaître des vues prophétiques, qu’il s’agisse des principes énoncés par Condorcet ou de ces centres d’animation culturelle et politique imaginés par les Montagnards, plus proches de nos Universités d’après mai 1968 que des lycées de Jules Ferry.
B – Les craintes de la bourgeoisie
15Les régimes du XIXe siècle vont consolider les conquêtes de la Révolution et réaliser certains de ses projets, en abandonnant les idées trop naïves ou trop en avance sur leur temps, notamment la formation continue. Elle n’apparaît plus dans les projets de réforme de l’instruction publique. Si les hommes politiques en place y font parfois allusion, c’est par la bande lorsqu’ils s’interrogent sur la durée souhaitable des études, problème qui implique de prendre position sur leur éventuel caractère obligatoire et gratuit. Les régimes successifs s’accordent pour refuser au peuple une éducation trop poussée, trop théorique, inadaptée à de futurs travailleurs manuels. On craint qu’un tel système ne produise que des déclassés, déçus par leur situation et amers, de futurs révolutionnaires. Napoléon Ier est convaincu de savoir mieux que personne ce qui convient au peuple : « Je préfère voir les enfants d’un village entre les mains d’un homme qui ne sait que son catéchisme et dont je connais les principes, que d’un quart de savant qui n’a point de base pour sa morale et point d’idée fixe »13.
16L’éducation populaire doit donc se limiter à quelques connaissances pratiques et à ces principes moraux qui garantissent des convulsions sociales et que les curés de village ont une vocation naturelle à enseigner. Analyse si généralement acceptée dans la première moitié du XIXe siècle qu’on la retrouve chez la plupart des hommes politiques, jusqu’aux plus éloignés du catholicisme, appartenant au milieu protestant comme Guizot ou à la bourgeoisie voltairienne comme Thiers. Selon Guizot, « pour qu’elle soit vraiment bonne et socialement utile, il faut que l’instruction populaire soit profondément religieuse »14. De même Thiers : « je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir »15.
17Bien entendu, avec de tels principes, la formation continue ne peut apparaître que comme une périlleuse rêverie. Guizot s’en inquiète : « L’invasion des classes pauvres par l’instruction est un élément qui doit miner la société dans ses fondements »16. Membre de la commission extraparlementaire chargée de préparer la loi Falloux, Thiers manifeste les mêmes craintes : « L’enseignement primaire ne doit pas être forcément et nécessairement à la portée de tous ; j’irai même jusqu’à dire que l’instruction est suivant moi, un commencement d’aisance, et que l’aisance n’est pas réservée à tous (...). Je ne puis consentir à laisser mettre du feu sous une marmite sans eau ». Plus brutalement : « l’enfant qui a suivi l’école, trop souvent ne veut plus tenir sa charrue »17.
18En 1866 encore, alors que le nombre d’auditeurs aux cours d’adultes a décuplé en quelques années, le ministre de l’Instruction publique de Napoléon III juge nécessaire de rassurer ceux qui voient dans l’ignorance du peuple « un gage de sécurité », ceux qui craignent que le développement de l’instruction incite les paysans à déserter les campagnes. L’agriculteur, ayant reçu une formation spécialisée, saura mieux tirer partie de sa terre, explique-t-il : « l’ouvrier agricole (...) n’ira pas demander à la ville un salaire plus fort parce qu’il saura le gagner à la campagne »18.
C – Les utopies socialisantes
19Cette hostilité du personnel politique traditionnel incite à chercher ailleurs des prodromes d’une théorie générale de la formation continue : chez les penseurs socialistes, qui n’ont pas les mêmes raisons de se défier d’un enseignement populaire.
20Certains d’entre eux apparaissent encore mal dégagés des principes en honneur à la Convention. C’est le cas de Buonarroti, décrivant en 1828 la Conspiration des Egaux démantelée sous le Directoire, mêlant souvenirs et prophéties au point qu’on peut hésiter à le classer parmi les révolutionnaires de 1795 ou de 1830. L’éducation postscolaire, telle qu’il la conçoit, rappelle certaines idées mises en avant par les Montagnards et relève plutôt de l’instruction civique ou de la propagande politique telles qu’elles peuvent exister dans une dictature prolétarienne. Pour Buonarroti, l’école ne peut être neutre, elle fut « une institution conservatrice dans les mains de la république fondée », elle sera « un moyen de régénération dans celle des réformateurs ». Parmi les institutions projetées, il en est qui font une certaine place à la spontanéité populaire. C’est le cas des assemblées d’instruction auxquelles chaque citoyen peut participer, pour expliquer en public « les préceptes de la politique et de la morale ». Des imprimeries et des bibliothèques, placées auprès de ces assemblées, leur auraient donné des allures d’Universités populaires. En même temps, l’abolition de la propriété individuelle des moyens de production devait permettre d’utiliser la presse comme un instrument de direction des esprits, étroitement contrôlé par le pouvoir politique. Enfin, les jeunes Français sortis de l’école auraient été tenus de compléter leur formation en assistant pendant quelques temps, en silence, aux assemblées populaires, pour s’initier à la vie politique active19.
21Dans l’Icarie décrite par Cabet, l’enseignement postscolaire semble plus soucieux de véritable instruction mais encore mal distingué de la formation initiale. Jusqu’à 17 ans ou 18 ans, les enfants reçoivent une éducation générale identique pour tous. Ils abandonnent alors l’école pour se spécialiser dans un métier librement choisi. Pendant trois ans, ils suivent le matin une formation professionnelle théorique et pratique, l’après-midi des cours d’instruction civique, de littérature, d’histoire universelle, d’anatomie, d’hygiène et « de maternité » pour apprendre aux futurs parents à élever leurs enfants conformément aux principes officiels. Au delà de 20 ou 21 ans, « la République fait faire beaucoup de cours pour les personnes de tout âge » et Cabet, jusqu’alors si précis, semble plus embarrassé pour citer « par exemple, un cours d’histoire de l’homme ». Bien sûr, journaux, livres, musées, théâtres sont utilisés comme autant de moyens d’instruction complémentaire20.
22Les projets de Saint-Simon et Proudhon apparaissent d’une ampleur, d’une originalité, d’un intérêt tout nouveau. Ils se rejoignent par leur volonté d’utiliser le système éducatif pour modifier l’organisation sociale, en faveur des producteurs - ceux qu’il appelle les industriels- chez Saint-Simon, en faveur des ouvriers chez Proudhon. La conception que chacun d’eux se fait de la formation continue est donc inséparable de son programme général de réforme.
23Pour Saint-Simon, l’un des « premiers pas à faire sur la route de la civilisation » consistera à créer trois grands professorats, pour instruire les adultes des principaux éléments de la science sociale. Deux sortes d’enseignement seraient destinées à l’ensemble des citoyens : des chaires de morale pour convaincre chacun qu’il doit combiner son intérêt particulier avec l’intérêt général, des chaires de science positive pour lui apprendre « les moyens généraux de modifier, de la manière la plus avantageuse pour l’homme, les phénomènes de la nature sur lesquels il peut exercer son influence ». Formule sibylline et ambitieuse qui doit dissimuler de très banals cours d’agriculture et d’artisanat pratiques. Ce qui semble plus original, ce sont des chaires créées à l’intention des industriels de tous niveaux, pour leur enseigner « la conduite politique et industrielle qu’ils doivent tenir (...) ainsi que pour développer en eux un grand sentiment de dignité, en leur apprenant que leur classe étant celle qui possède la plus grande capacité en administration, ce sont les plus importants d’entre eux qui doivent être chargés de diriger la haute administration de la fortune publique21 ». Certaines de ces vues sur la formation continue se retrouveront chez Auguste Comte, bien sûr.
24Proudhon veut également réformer la société mais pour la fonder sur une fédération d’ateliers. Avec une telle organisation sociale, chaque travailleur passera successivement par les états d’apprenti, de compagnon et de maître. A chaque stade, il recevra un enseignement professionnel assez original par son caractère « polytechnique », refusant une trop grande spécialisation et notamment le travail parcellaire22.
II – Les cours d’adultes
25Les ouvrages sur l’enseignement au XIXe siècle s’inquiètent peu du progrès des écoles d’adultes, réalisé en marge des grandes controverses qui ont marqué chaque étape du développement de l’instruction publique. Injustice puisque, sans polémique et sans crédits, les écoles d’adultes ont su rassembler chaque année des centaines de milliers de personnes. Elles n’ont vu leur importance diminuer que par trop de succès, leur tâche accomplie.
A – La Monarchie de juillet et la Deuxième République
26Les cours donnés aux adultes par les instituteurs de l’enseignement public ont d’abord résulté d’initiatives individuelles, surtout après 1815. Cependant, pendant plusieurs années, aucun texte officiel ne vient encourager ces expériences, ni pour les cautionner, ni a fortiori pour les rétribuer, y compris la loi du 28 juin 1833, réglementant l’enseignement primaire et muette sur les cours d’adultes. C’est par une instruction adressée la même année aux préfets et aux recteurs par Guizot, ministre de l’Instruction publique, que la formation continue apparaît dans les textes officiels. Guizot indique que la loi s’est contentée « de ne prescrire que ce qui est généralement possible et nécessaire », sans empêcher « d’aller au-delà ». Ainsi, « il doit exister au-delà des écoles primaires (...) des établissements spéciaux où la génération laborieuse déjà engagée dans la vie active puisse recevoir l’instruction qui a manqué à son enfance, je veux parler des classes d’adultes ». Guizot demeure cependant très prudent : il n’invite ses fonctionnaires ni à créer de telles classes ni même à en aider la création, mais seulement à « inspirer le désir de voir fonder (...) des écoles d’adultes partout où il en existe le besoin23 »23. Chaque terme est restrictif.
27Pour plus de précautions, « considérant (...) que ces sortes de classes demandent des précautions particulières dans l’intérêt des mœurs et du bon ordre », l’autorisation d’ouvrir un cours d’adultes relève du Conseil royal de l’Instruction publique, sur demande de l’instituteur et sur avis motivé du comité d’arrondissement transmis par le recteur. Procédure particulièrement lourde alors que ces cours se comptent déjà par milliers si bien que la décision est bientôt dévolue aux divers recteurs. On demeure prudent : la demande d’autorisation devra être appuyée d’un avis motivé du Comité local, d’une délibération du Comité d’arrondissement, d’un plan du local certifié par le maire de la commune, enfin d’un programme des leçons, étant entendu qu’elles ne peuvent porter que sur les matières énumérées par la loi sur l’enseignement primaire24.
28Une nouvelle étape est franchie avec la loi Falloux de 1850. La formation continue bénéficie désormais des honneurs d’un texte législatif, mais très limitatif et en retrait sur les propositions de la commission extraparlementaire où Falloux avait su notamment réunir Bûchez, Montalembert, Cousin, Thiers et Mgr. Dupanloup. Aux termes du projet primitif, « le conseil académique veillera à ce qu’il soit établi, partout où ce sera possible, des écoles du premier et deuxième degré pour les adultes au-dessus de 18 ans ». Le texte adopté, tout en maintenant le contrôle du conseil académique -prudence- supprime ce vœu et présente les classes d’adultes non plus comme souhaitables, mais comme seulement possibles. Du moins conserve-t-il une disposition prévoyant l’ouverture d’un crédit pour encourager les auteurs de livres ou de méthodes adaptées à ce type d’enseignement25. La formation continue demeure le domaine d’expériences isolées et désintéressées.
29Malgré la médiocrité des moyens mis en œuvre, les résultats sont pas négligeables et marquent une progression régulière : les cours d’adultes comptent 115 000 auditeurs à la fin de la Monarchie de juillet en 1847, contre 37 000 dix ans plus tôt. La révolution 1848 entraînera une nette diminution, sensible pendant toute la Seconde République, les effectifs retombant à 78 000 en 185026.
B – Le Second Empire
30Avec le Second Empire, le gouvernement ne se contente plus constater et de tolérer le développement de la formation continue. Il condescend à des mesures d’encouragement. Il est vrai que les constances l’y conduisent : la France vient d’entrer dans l’ère industrielle, il faut adapter l’enseignement à l’évolution économique. C’est à cette tâche que va se consacrer Duruy, professeur d’histoire, spécialiste de la Rome antique, devenu ministre de l’Instruction publique en 1863 par un béguin de Napoléon III qui s’intéresse au césarisme. Quelques mois après son arrivée rue de Grenelle, il débute une réforme complète de l’enseignement professionnel, suscitant d’abord la création de collèges spécialisés pour former les cadres de l’industrie et du commerce, encourageant d’autre part le développement des cours d’adultes pour fournir aux chefs d’entreprise une main-d’œuvre issue des milieux ruraux mais ayant reçu les premiers éléments d’instruction nécessaires à son intégration dans les nouvelles manufactures.
31Un discours prononcé à l’occasion d’une distribution de prix aux élèves des cours d’adultes semble particulièrement révélateur. Le ministre commence par quelques banalités rassurantes, mêlant quelques propos paternes -pour raconter la fable de l’apprenti-sorcier comme exemple des méfaits de l’ignorance- à des envolées lyriques, lorsqu’il s’émerveille du « recueillement de ces auditeurs aux mains brunies par le travail, leur curiosité avide et la légitime fierté qu’ils éprouvaient en se sentant devenir plus hommes, au moment où ils sentaient qu’une vérité de plus entrait dans leur esprit, ou qu’une corde jusqu’alors muette, vibrait dans leur cœur ! ». Puis le ton change, on passe aux choses sérieuses. Le culte de la civilisation et de l’effort désintéressé fait place à la recherche de la rentabilité maximum. Autrefois, indique-t-il, chacun voulait « arriver à l’honneur de servir l’Etat, même dans le plus petit emploi. Depuis trois siècles, une partie considérable de la société française tourne vers ce but ses efforts et la destinée de ses enfants ». Un « système d’éducation exclusivement classique » œuvrait en ce sens. Maintenant, et avec l’industrialisation, l’activité nationale prend d’autres formes et « le gouvernement voudrait voir refluer vers les carrières où elle s’exerce les talents et les aptitudes qui jadis ne venaient qu’à lui seul. Un changement dans l’éducation nationale doit répondre à ce changement dans les données du problème social. C’est pourquoi le gouvernement ajoute à l’école primaire qui n’intéresse que l’homme, les cours d’adultes qui servent la profession, à l’enseignement classique qui ouvre les fonctions publiques et les carrières libérales, l’enseignement spécial qui rendra plus féconde l’activité industrielle du pays »27.
32Une circulaire du 11 juillet 1865 apparaît comme la première manifestation, au profit de la formation continue, de cette volonté de mettre l’éducation en harmonie avec le nouvel équilibre économique. Le ministre attire l’attention des préfets sur l’intérêt des classes d’adultes dans les écoles rurales. Quatre mois plus tard, une instruction est adressée aux recteurs sur le même sujet. On commence par leur rappeler que la création et l’entretien des cours d’adultes relève des départements, des communes et des particuliers. L’administration d’Etat accepte cependant de prendre quelques engagements très limités et dans la mesure où cela paraîtra « conciliable avec l’intérêt du service » : s’il n’est pas encore question de participation aux frais ou de rétribution des enseignants, du moins sera-t-il tenu compte de l’action de chaque instituteur en faveur des cours d’adultes pour son avancement ou l’octroi de récompenses honorifiques28. Sur un peu plus de 1,3 million de francs consacrés en 1866 au financement des cours d’adultes, l’Etat ne fournit pas un centime : plus de la moitié provient des subventions des conseils municipaux et généraux, et un peu moins d’un tiers des adultes eux-mêmes, tandis que 9 % sont couverts par des libéralités privées et 7 % par les instituteurs. Non seulement ces derniers ne sont pas rétribués, mais ils doivent parfois rembourser à l’administration le chauffage et l’éclairage des salles, et fournir des livres aux travailleurs le : plus pauvres29.
33Enfin, l’article 7 de la loi du 10 avril 1867, prévoit la possibilité d’une indemnité annuelle pour les instituteurs dirigeant une classe communale d’adultes. Encore la procédure pour bénéficier d’une telle faveur semble-t-elle singulièrement malcommode : la décision revient au ministre de l’Instruction publique sur proposition du préfet et après avis du conseil municipal30. Du moins doit-on à la vérité d’indiquer que le Corps législatif a manifesté quelque intérêt lors du vote de cette disposition, fut-ce pour la critiquer, tel Palmier qui juge cette mesure à la fois inutile puisqu’un crédit au budget de l’Instruction publique aurait suffi, et dangereuse, susceptible de surcharger les enseignants ou de décourager l’assiduité des enfants. A l’inverse, Sallandrouze de Lamornaix soulève des marques d’approbation sur plusieurs bancs en évoquant le patriotisme et l’abnégation des instituteurs. Il réclame pour eux quelques crédits, avec un argument charmant : « on trouve bien des millions pour les chevaux, pour les théâtres (...) ». Il conclut victorieusement en récupérant la formation continue au profit du régime impérial : « la destruction de l’ignorance sera l’une des gloires les plus fécondes du règne de Napoléon III »31.
34Il demeure vrai que les progrès sont spectaculaires. En 1863, alors que Duruy accède au ministère, les cours d’adultes rassemblent 125 000 auditeurs. Trois ans plus tard, le total s’élève à 405 000. Encore trois ans, en 1869, et ce sont près de 800 000 personnes qui sont concernées, chiffre maximum atteint par les cours d’adultes et que la IIIe République tentera de dépasser ou à défaut de retrouver sans y parvenir. Malgré l’importance des masses mobilisées, on est loin des rêveries socialistes. Il n’est question ni de culture désintéressée, ni d’initiation à la vie politique. La moitié des adultes formés en 1869 ont simplement appris à lire, écrire et compter. Les autres ont reçu un enseignement d’un niveau un peu plus élevé mais toujours très pratique, des cours de géométrie et d’arpentage, de tenue des livres de comptes, d’arithmétique appliquée au commerce et à l’industrie. Les rapports notent, parmi les enseignants et à côté des instituteurs, la présence des « autorités civiles et ecclésiastiques, à peu d’exception près, des représentants de la magistrature et du barreau, des médecins, des savants, des fonctionnaires de différents ordres, de riches propriétaires ». Tous les notables sont là, jusqu’à ce juge d’instruction de Ribérac qui expose le rôle des diverses administrations et l’utilité des actes d’état civil, jusqu’au maire de Ria, dans les Pyrénées-Orientales, directeur de hauts fourneaux et se transformant à l’occasion en professeur des ouvriers qu’il emploie aux travaux métallurgiques32. Ils ne seront pas tentés d’enseigner la révolution aux masses laborieuses.
C – La Troisième République
35Au lendemain de la guerre de 1870 et des événements de la Commune, le nombre des cours d’adultes diminue brutalement. A ses débuts, la IIIe République se soucie trop peu de socialisme ou, à l’opposé, d’industrialisation, pour se préoccuper de formation professionnelle continue. Jules Ferry lui-même, bien que citant à l’occasion le plan de Condorcet et influencé par les idées positivistes33, fait peu de place à l’éducation postscolaire dans son œuvre de réforme. Au point que le projet de loi sur l’organisation de l’enseignement primaire soumis aux députés en 1882 et résultant des propositions confondues de Jules Ferry et de Paul Bert, ne dit rien des cours d’adultes. C’est pendant la discussion qu’un article 8 primitivement consacré à la répartition des charges entre conseils municipaux pour les écoles de hameaux s’étendant sur plusieurs communes, est remplacé par des dispositions qui reprennent les articles 54 à 56 de la loi Falloux, en termes vagues et plutôt restrictifs. Il est simplement fait allusion à la possibilité de créer des classes primaires pour adultes ou pour apprentis, en renvoyant à un décret ministériel pour déterminer les conditions d’établissement, de fonctionnement et de financement de ces classes. La loi est votée à la fin de 188634.
36Le décret annoncé paraît au début de l’année suivante et consacre un chapitre 7 à la formation continue. Les cinq premiers articles prévoient les modalités du contrôle de l’Etat : création théoriquement subordonnée à l’accord du ministère, fonctionnement surveillé par les inspecteurs de l’Instruction publique, obligation de mettre sur pied des programmes « à caractère pratique, plus spécialement appropriés aux professions ». Le décret descend jusqu’à enjoindre aux maîtres de tenir un registre d’appel et aux élèves des cahiers de devoirs et d’exercices tous déposés à l’école pour faciliter les contrôles. Ces conditions respectées, les deux articles suivants envisagent une participation de l’Etat au financement, sous forme de concession de matériel d’enseignement ou même de subventions. Ces dernières ne devront revêtir qu’un caractère accessoire, pour compléter l’effort des particuliers et des communes, sans pouvoir dépasser la moitié des frais de tenue et d’entretien de ces cours. Cette volonté de l’Etat de se confiner dans un rôle incitatif aura l’effet inverse : les inspecteurs d’académie devront constater la disparition de nombreux cours, abandonnés par les pouvoirs publics faute de contrepartie financière locale3534hls.
37Il faut attendre un décret du 11 janvier 1895, pour que Georges Leygues, nouveau ministre de l’Instruction publique, vienne assouplir ce dispositif. La décision de création des cours d’adultes relève désormais des préfets, sur proposition des conseils municipaux. Il n’est plus question de contrôle de l’inspection académique. Les programmes sont déterminés librement, théoriques ou pratiques, généraux ou adaptés aux besoins de la région et l’on peut même faire appel, pour les enseignements spécialisés, à des personnes extérieures à l’Instruction publique. De plus, pour mieux cerner les besoins et les opportunités locales, une enquête est lancée par le ministère auprès des écoles communales. Chaque instituteur, jusqu’au plus petit village, reçoit un questionnaire en vingt-neuf points, permettant de dresser l’inventaire complet des cours d’adultes existant demandant son avis sur divers procédés pédagogiques pour soutenir l’intérêt des auditeurs, depuis la conférence avec projections jusqu’à la distribution de prix et de récompenses, l’interrogeant enfin sur les aides qu’il peut attendre des sociétés d’instruction populaire, des patronages et des mutualités scolaires, voire des associations d’anciens élèves. Les réponses témoignent de quelque réticence à mettre en œuvre certaines nouveautés techniques mais surtout de la bonne volonté des instituteurs, tout disposés à développer les classes d’adultes, « à condition que l’Etat consente à les subventionner assez largement, en raison de la pénurie des ressources locales »36.
38Cette condition va être satisfaite. Si les aides accordées par l’Etat demeurent apparemment soumises aux mêmes limites qu’en 1866, c’est au niveau des subventions effectivement versées que les différences vont se faire sentir, passant de 20 000 à 120 000 F entre 1894 et 1895, pour dépasser 500 000 F en 1905, s’établir à un million de francs à la veille de la première guerre mondiale et finalement atteindre le chiffre maximum de 3,2 millions en 1930 et 1932. De toutes façons, l’effort consenti par le Parlement pendant cette période demeure toujours inférieur aux crédits votés par les conseils municipaux et généraux : ces crédits, d’un montant de près de 1,2 million de francs en 1896, dépassent 2,5 millions en 1912 et cinq millions en 1933. Sur ce total, la part des communes est prépondérante par rapport aux départements ; elle s’établit, selon les années, entre 75 et 95 %. Ces subventions publiques n’épuisent d’ailleurs pas les ressources des cours d’adultes. Le montant des dons et legs s’accroît régulièrement pour atteindre un million en 1932. Quant aux cours payants, leur produit d’abord proportionnellement important, plafonne rapidement autour de 30 000 francs.
39Par un arrêté de mars 1895, Poincaré -si le ministère de l’Instruction publique change souvent de titulaire sous la IIIe République, ce sont des personnalités de premier plan qui s’y succèdent- charge un professeur au lycée Janson-de-Saily, M. Petit, de lui présenter un rapport sur l’organisation des cours d’adultes. Un nouveau rapport lui sera demandé en 1896, pour suivre les progrès accomplis et la tradition se pérennisera pendant près de quarante ans, quel que soit le ministre en place. De 1895 à 1917, c’est Petit qui rédigera ce rapport annuel, relayé ensuite par Roger, inspecteur général de l’Instruction publique. Coutume si personnalisée qu’à la retraite de ce dernier, les rapports s’interrompent dans le Journal Officiel, tarissant cette source de renseignements37. De 1895 à 1933, le plan suivi par Petit puis par Roger a peu varié. Ils débutent invariablement par des informations à caractère méthodologique, des impressions d’ensemble généralement optimistes au moins jusqu’en 1920 et quelques témoignages d’un enthousiasme naïf et attendrissant : ainsi, à Confolens dans la Charente « les familles poussent leurs enfants vers ces réunions instructives et morales pour leur faire oublier le chemin du cabaret. Une mère a offert de remplacer son fils loué pour lui permettre de suivre les cours du soir »38. A la fin du XIXe siècle encore, l’allusion au rôle novateur de Duruy semble de rigueur.
40La première partie traite des Œuvres d’enseignement proprement dites. Il s’agit d’indiquer le nombre des cours d’adultes régulièrement tenus pendant l’année scolaire écoulée, avec le total des auditeurs inscrits et de ceux qui ont effectivement suivi l’enseignement proposé. A cette occasion, l’auteur manque rarement d’épiloguer sur l’influence bénéfique ou défavorable d’une saison rigoureuse qui rend les communications plus difficiles mais éloigne les paysans des travaux des champs. Pour encourager le zèle des formateurs, ces chiffres sont suivis par le palmarès des départements aux résultats les plus flatteurs. Le rapport donne ensuite quelques indications sur les programmes suivis, assez généraux dans les campagnes, plus spécialisés dans les villes, là où le nombre des enseignants le permet. Il énumère les diverses sortes d’auditeurs : les illettrés qui apparaissent longtemps comme les premiers intéressés par la formation continue mais dans une proportion décroissante avec les progrès de l’instruction primaire, les jeunes filles qui semblent vouées à ne recevoir que des notions de cuisine, d’économie domestique et de puériculture, les soldats, public de choix car à la fois stable, disponible et discipliné, puis les étrangers, de plus en plus nombreux à partir de 1926 avec le déclin démographique de la France et l’afflux des travailleurs immigrés.
41Les œuvres d’enseignement englobent également un certain nombre d’activités à caractère plus culturel que scolaire, mais très appréciées en milieu rural : « dans les petites villes, dans les campagnes, la population a pris l’habitude de se rendre en foule aux lectures, aux conférences, qui, de plus en plus remplacent la veillée au foyer, désuète et désertée »39. Le choix des œuvres utilisées pour ces lectures publiques témoignent des goûts populaires, plus ou moins orientés, pour les comptes-rendus de voyage, les poèmes et romans de Victor Hugo ou de Lamartine, les contes d’Alphonse Daudet, les feuilletons d’Erckmann-Chatrian et, pendant la guerre, les récits patriotiques que la propagande officielle s’attache à répandre. « Les conférences concernent des sujets historiques, portant souvent sur la période révolutionnaire, particulièrement appréciées lorsqu’elles ont une portée locale. Viennent ensuite, les exposés scientifiques ou techniques avec des sujets aussi aguichants que le fonctionnement des machines à vapeur ou l’échenillage des arbres fruitiers, voire la lutte anti-alcoolique. Les conférences littéraires semblent effrayer les conférenciers ». Les auditeurs aussi, sans doute.
42Cette première partie s’achève sur les bibliothèques, toujours insuffisantes par rapport aux besoins encore que peu fréquentées, sur les sociétés d’instruction populaire, vivaces, laborieuses et misérables, et sur les Universités populaires, terme très en vogue à la fin du XIXe siècle mais qui ne recouvre plus rien de précis, utilisé aussi bien par des amicales d’anciens élèves que par les fédérations des œuvres d’enseignement. A la limite, l’Université populaire de Tarbes se livre à des opérations immobilières au profit de ses membres, pour leur permettre de devenir propriétaire de leur appartement40. On est loin de la formation continue.
43Seule modification dans le plan du rapport conçu en 1895 et encore utilisé en 1933, l’apparition de quelques rubriques nouvelles, pour sacrifier aux progrès de la pédagogie et des techniques. Les séances cinématographiques, d’abord confondues dans les « conférences et lectures » et auxquelles on prédisait un déclin rapide une fois passé le premier succès de curiosité, accèdent à la dignité de rubrique autonome en 1920, de même que les auditions collectives des programmes de la T.S.F. en 1924. Apparaissent d’autre part, en 1919, et pour quelques années, des enseignements correspondants à des besoins nouveaux mais éphémères : des cours de français pour les habitants d’Alsace-Lorraine qui n’ont connu que l’occupation allemande, des cours de rattrapage pour ceux que la mobilisation a atteint avant la fin de leur scolarité, et, bien sûr, des cours de rééducation pour les mutilés de guerre.
44La deuxième partie de ces rapports, consacrés aux Œuvres Sociales, intéresse moins la formation continue. Le lecteur y trouve, pêle-mêle, les mutualités d’enseignement, les coopératives scolaires, les patronages, les associations d’anciens élèves -désignées de leur surnom populaire de « petites A »- sans oublier les ouvroirs de jeunes filles ou le « sou des écoles ».
45La troisième partie est l’occasion de revenir aux choses sérieuses. Au début du XXe siècle, c’est l’endroit pour indiquer les points marqués contre l’Infâme, les cours d’adultes n’étant pas épargnés par le conflit entre l’Eglise et l’Etat. La laïcité progresse à grand peine : « Une pression formidable est exercée par le clergé pour combattre nos œuvres postscolaires et leur en opposer d’autres. Une institutrice nous écrit à propos de ses conférences et réunions : "On ose à peine y venir" (Paimbœuf) »41. En effet, à l’influence du curé s’ajoute, explique-t-on, l’action « exercée par des patrons, par des fermiers sur leurs domestiques ; des jeunes gens ont été menacés d’un renvoi immédiat s’ils fréquentaient le cours d’adultes »42. Cette concurrence durera au-delà de la première guerre mondiale : en 1933 encore, pour son dernier rapport, l’inspecteur général de l’Instruction publique juge utile de porter à la connaissance du ministre les malheurs de l’instituteur de Chateauneuf-du-Faou qui a dû cesser ses séances de projection « devant la concurrence du patronage clérical muni d’un cinéma parlant »43 -Don Camille et Peppone-.
46L’auteur indique également les sources de financement de la formation continue ; il constate le déclin régulier des cours payants, félicite les collectivités locales pour leur participation, s’enthousiasme des dons et legs particuliers et de l’abnégation des enseignants. Il conclut en déplorant la modicité des crédits consentis par l’Etat qui représentent entre un tiers et un dixième du total et réclame un effort supplémentaire. Vers 1919, l’inspecteur général de l’Instruction publique, Roger, se berce quelques temps d’illusions. Appelant à son secours les expériences tentées à l’étranger, il souhaite une réforme législative complète, avec un enseignement postscolaire obligatoire et institutionnalisé44. Tous les espoirs semblent permis. Partis de 400 000 personnes inscrites et 270 000 assidues en 1896, les cours d’adultes ont dépassé les 900 000 inscrits et les 500 000 assidus à la veille de la première guerre mondiale. La tourmente passée, on compte retrouver rapidement ces chiffres et les dépasser.
47Au fil des années, surtout à partir de 1920, Roger est obligé de déchanter et de constater le déclin de ce type de formation continue : « le vieux cours d’adultes n’attire plus ». Un qualificatif revient sous sa plume : cette forme d’enseignement apparaît de plus en plus inadaptée aux goûts du public, elle ne correspond plus aux besoins d’une société apparue au lendemain de la première guerre mondiale, société que le cours d’adultes a d’ailleurs contribué à mettre en place. Il fleurissait surtout dans les communes rurales, qui connaissent désormais un déclin démographique accéléré, conséquence des pertes militaires, de l’exode rural et de la faible natalité. La formation continue bénéficiait d’un succès de curiosité et se voyait même reconnaître un certain caractère distrayant que lui disputent désormais d’autres spectacles, rapprochés par le progrès des communications. « L’enseignement postscolaire doit, semble-t-il instruire en s’amusant, s’il veut subsister » note-t-on dans la Vienne. La conséquence : « beaucoup d’instituteurs renoncent aux cours d’adultes pour organiser des séances récréatives qui correspondent mieux aux goûts du public »45.
48Surtout la clientèle change, et donc le type de formation demandé : au XIXe et au début du XXe siècle, il s’agissait d’abord de compléter les lacunes de l’enseignement primaire, d’alphabétiser. Désormais, « les illettrés sont soit des anormaux, soit des individus semi-sédentaires ». Il n’est plus possible de s’adresser indistinctement à toute la population adulte, du garçon de ferme désireux d’améliorer sa conditions jusqu’à cet aïeul, remarqué avec attendrissement par Duruy en 1866, et auquel il avait pris fantaisie de vouloir signer le contrat de mariage de sa petite-fille. Il convient de tenir compte désormais des classes d’âge et des niveaux d’enseignement déjà atteints. On ne peut plus continuer à mêler, selon des dosages empiriques, une formation générale essentiellement préoccupée d’alphabétisation et de calcul élémentaire, des connaissances pratiques surtout en rapport avec l’agriculture, et quelques tentatives d’initiation culturelle à base de spectacles de patronage, de leçons de solfège et de chants patriotiques. Témoin de cette désaffectation, la diminution du nombre des auditeurs : 433 000 assidus en 1922 contre 182 000 en 1933. A cette date, Roger conclut son dernier rapport en souhaitant « à mon successeur d’assister à une période moins attristante pour l’éducation populaire »46.
49En fait, la fin des cours d’adultes donnés par les instituteurs loin d’annoncer le déclin de la formation continue dans l’Education nationale. Elle marque seulement l’inadaptation d’un enseignement indifférencié et polyvalent. Ce mélange des genres doit fa place à une spécialisation nouvelle. Pour ce qui est des illettrés « cette rubrique disparaîtra lorsque la fréquentation sera régulière et lorsque tous les anormaux trouveront dans les cours de perfectionnement l’enseignement qui leur convient ». L’animation culture acquiert progressivement son indépendance sans que le corps enseignant cesse de jouer un rôle, multipliant les conférences, les salles de lecture et les séances de cinéma. Finalement, c’est vers la formation professionnelle que l’enseignement postscolaire semble s’orienter puisqu’on 1933, « tous les témoignages concordent pour confirmer l’impression générale résultant des précédentes enquêtes. Le cours d’adultes est fréquenté quand il a une orientation pratique ». C’est à cette exigence qu’a répondu la loi du 25 juillet 1919, dite loi Astier. Elle prévoyait l’organisation de cours professionnels et gratuits pour les jeunes de 14 à 18 ans déjà employés dans entreprises. Cet enseignement se fait pendant la journée de travail, à raison de quatre heures par semaines, permettant d’obtenir un certificat d’aptitude professionnel au bout de trois ans et bientôt financé par la taxe d’apprentissage. En 1933, ce sont près de 150 000 élèves qui ont suivi ces cours et 14 000 qui ont obtenu un C.A.P. correspondant à leur spécialité. Ces débuts encore limités annoncent ce que sera, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la formation professionnelle accélérée.
Notes de bas de page
1 Abréviations utilisées : A.P. : Archives Parlementaires ; B.M.I.P. : Bulletin Administratif du Ministère de l’Instruction Publique ; J.O. : Journal officiel de la République française ; Moniteur : Le Moniteur Universel.
2 A.P., t. 30, p. 518-524.
3 Id., p. 449.
4 Id., p. 476-526.
5 Id., t. 42, p. 193.
6 A.P., p. 195-229-230-234 ; Franck ALENGRY, Condorcet guide de la Révolution française, thèse droit, Paris, 1903, p. 141 à 144, 418-419.
7 A.P., t. 68, p. 215-105.
8 Id., p. 109-116.
9 Id., t. 69, p. 674.
10 Id., p. 677-678.
11 Id., t. 70, p. 89.
12 Id., t. 69, p. 686.
13 NAPOLEON, Vues Politiques, Paris, 1944, p. 125.
14 M. GUIZOT, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. 3, Paris, 1960, p. 69.
15 H. de LACOMBE, Les débats de la commission de 1849, Paris, 1879, p. 37.
16 B. CACERES, Histoire de l’Education Populaire, Paris, 1964, p. 22.
17 H. de LACOMBE, ouvr. cité, p. 38.
18 Moniteur, 29 mai 1866.
19 BUONARROTI, Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, Ed. Sociales, Paris, 1957, t. 1, p. 202-209- 210-173.
20 E. CABET, Œuvres, éd. Anthropos, Paris, 1970, t. 1, p. 82-75-76-83.
21 C.H. de SAINT-SIMON, Œuvres choisies, Paris, 1859, t. III, p. 188-189-100, 101-165.
22 G. DUVEAU, La pensée ouvrière sur l’éducation, Paris, 1948, p. 145-159.
23 Moniteur, 3 juillet 1833.
24 B.M.I.P., 1865, t. 4, p. 966
25 H. M., La loi Falloux, Paris, 1906, p. 460-461-509-510.
26 B.M.I.P., 1865, t. 4, p. 966-976.
27 Moniteur, 29 mai 1866.
28 B.M.I.P., 1865, t. 4, p. 669-674.
29 Moniteur, 29 mai 1866.
30 Bulletin des lois, 1867, t. 29, p. 462.
31 Moniteur, 9 mars 1867.
32 B.M.I.P., 1869, t. 11, p. 751.
33 L. LEGRAND, L’influence du positivisme dans l’œuvre scolaire de Jules Ferry, Paris, 1961, p. 25-30- 124.
34 Loi du 30 octobre 1886 : J.O., 31 octobre 1886, p. 4 998. Décret du 18 janvier 1887 : J.O., 20 janvier 1887, p. 341.
35 Cette règle d’une participation maximum de moitié aux frais se trouvait déjà dans un décret du 22 juillet 1884 (B.M.I.P., 1884, t. 35, p. 135-136). Conséquence de cette mesure : cf. réponses à un questionnaire de 1895 (A.N., F 17 11312 à 11927).
36 A.N., F 17 11.
37 Liste de ces 36 rapports : J.O., Annexes, 19 juin 1914, p. 783 ; 8 octobre 1933, p. 1049.
38 J.O. 1897, p. 40340.
39 J.O. 1901, p. 5299.
40 J.O., Annexes, 1906, p. 262.
41 J.O., 1908, p. 273.
42 Id., 1907, p. 325.
43 Id., 1933, p. 1057.
44 Id., 1919, p. 349-352 ; 1920, p. 223-229.
45 J.O., 1939, p. 1057.
46 Id., p. 1066.
Notes de fin
1 Article publié dans La formation continue, enjeu de société, (dir. J.-A. MAZERES et A. CABANIS), Politéia, Toulouse 1976, p. 15 à 37.
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