L’Europe et les nationalités. Perspectives historiques*
p. 253-259
Texte intégral
1D’un point de vue politique, l’Europe émerge du Saint Empire romain germanique même si d’autres influences ont pu s’exercer et sont parfois privilégiées par les historiens. Ainsi, l’Empire romain a légué ses modes de pensée, surtout juridique, qui influenceront durablement le vieux continent, mais il était centré sur le bassin méditerranéen. L’Eglise pour sa part, a fourni les éléments de son unité spirituelle à tout le territoire entre l’Italie et les pays scandinaves mais elle n’entendait pas privilégier les aspects politiques et ne s’est guère opposée à l’émiettement féodal sauf pour combattre les guerres privées. C’est finalement l’Empire ressuscité par Charlemagne puis par les Othon et successivement passé entre les mains des Hohenstaufen, des Saxes et des Habsbourgs qui a fourni à l’Europe le premier cadre politique unificateur. Les États nationaux se sont définis par rapport à lui, soit de façon positive en lui empruntant ses cadres juridiques, soit de façon négative en forgeant le sentiment national en s’opposant à ce grand ensemble fédérateur.
2Témoigne de la première démarche, le combat mené par les juristes, d’abord français, pour récupérer au profit de leurs monarques respectifs les prérogatives souveraines que le souvenir du droit romain paraissait réserver à l’empereur. On connaît la conclusion de ce combat tout intellectuel : une glose décisive qui ponctue les manuscrits du corpus juris civilis : « le roi est empereur en son royaume ». Et c’est bien l’empereur que les divers monarques européens ont en point de mire ; ils se proclament son égal en droit avec d’autant plus de conviction qu’ils ne sont pas tout à fait convaincus d’avoir entièrement raison ; ils s’appuient sur le pape qui ne manque aucune occasion d’affaiblir la seule institution capable d’affronter l’Empire et qui cherche à lui susciter des rivaux ; ils lui empruntent jusqu’à ses symboles impériaux, telle la couronne fermée, marque de souveraineté.
3On peut s’étonner, naïvement, que les histoires officielles des nations européennes n’aient pas fait plus de place à ce grand ensemble qui joua un rôle moteur dans la délimitation des frontières du vieux continent à l’est et qui donna naissance, nolens volens, à la plupart des États qui dominèrent le monde du XVIe au XIXe siècle compris. Il n’est jusqu’à la France épargnée avec l’Angleterre, de la tutelle impériale, qui n’ait intégré dans son territoire, une portion non négligeable de terres d’Empire et qui en garde la trace.
4Si l’on met à part ces deux exceptions que constituent la France autour de la dynastie capétienne et l’Angleterre protégée par sa position insulaire, toutes les autres nations ont vécu les premiers siècles de leur histoire comme provinces impériales, soumises à un contrôle plus ou moins étroit et jamais contesté dans son principe. Il en va ainsi et d’abord de la Suisse, trop centrale en Europe, contrôlant trop de points de passage entre les divers territoires composant l’Empire pour que ce dernier puisse s’en désintéresser.
5Il en va bien sûr également ainsi de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, trois grands ensembles entre lesquels l’Empire a hésité pour placer son centre de gravité au point que chacun peut s’en prétendre l’héritier. Il en va également ainsi des pays ressuscités par le traité de Versailles, accédant à l’indépendance après avoir été trop longtemps réduits à l’état d’enjeu entre d’une part le Saint-Empire et d’autre part au nord l’empire russe, telles la Pologne et la future Tchécoslovaquie, au sud l’Empire turc, telles la Hongrie, la Roumanie et la future Yougoslavie. Il n’est jusqu’à l’Espagne qui n’ait dû à la personnalité de Charles Quint d’être intégrée, par le biais d’une union personnelle, à l’Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.
6Pourtant les histoires nationales négligent le plus souvent ces siècles durant lesquels leurs peuples ont bénéficié des avantages culturels, commerciaux et même politiques liés à leur appartenance à ce vaste ensemble. S’il y est fait parfois allusion, notamment dans les manuels distribués aux enfants des écoles, c’est surtout par le biais des luttes menées pour se séparer de l’Empire, occasion de célébrer les héros de l’indépendance.
7De fait, le Saint Empire a également et fort involontairement servi l’apparition des identités nationales en fournissant l’adversaire idéal, assez vaste et majestueux pour mériter toutes les haines, assez divisé pour ne pas paraître invincible. Ici, dans les histoires nationales, les mythes et les reconstructions ultérieures rejoignent la réalité au point de s’y confondre en fin de compte. Ainsi la France exalte-t-elle Bouvines et son vainqueur Philippe-Auguste, dont le nom seul traduit la volonté de se poser en rival de l’Empereur. L’histoire officielle a réécrit la bataille en insistant sur la part qu’y prirent les milices communales : leur présence, sans doute moins décisive qu’on ne l’a dit, fut successivement utilisée pour symboliser sous l’Ancien Régime l’alliance du monarque et de son peuple, ce que prouvait magnifiquement l’intervention des milices sauvant le roi sur le point d’être fait prisonnier, puis pour démontrer, après la Révolution, la capacité de la nation à se défendre elle-même, hors de toute intervention d’une aristocratie que l’on souhaitait désormais déconsidérer.
8Dans cette reconstruction du passé, chaque pays réagit selon son tempérament et les ressources que lui fournit son histoire nationale. Ainsi des Suisses : faute d’une grande victoire où ils auraient été tous unis contre un adversaire commun puisque, même à Morat contre un Charles le téméraire qui aurait pu fournir un ersatz commode d’empereur, les troupes des cantons romands étaient du côté du duc, ils ont exalté les manifestations d’un consensus pacifique ou d’une courageuse volonté d’indépendance individuelle. C’est ainsi que l’on célébrera chaque année, à une date un peu hypothétique, le serment prononcé dans la plaine du Grutli par les représentants des trois cantons primitifs, serment dirigé contre toute tentative d’immixtion de juges étrangers, c’est-à-dire envoyés par l’Empereur. De même, le personnage de Guillaume Tell, prototype des plus éclatantes vertus suisses, à la fois hostile à toute hiérarchie non fondée sur le mérite, bon père de famille et redoutable tireur, est-il inventé pour symboliser le combat patient et obstiné contre les baillis autrichiens.
9Les autres nations européennes joueront alternativement sur l’un ou l’autre registre insistant tantôt et parfois simultanément sur la rupture que constituent les grandes batailles gagnées, tantôt sur le combat solitaire des résistants de l’ombre, souvent graines de martyrs. Là encore la récupération a sa part. Les affrontements religieux de la fin du Moyen Age et des débuts des temps modernes sont plus ou moins occultés au profit des luttes nationales. La défaite des chevaliers Porte-glaives face à Alexandre Nevski devient le symbole de la naissance de la Russie au point que le nom du vainqueur sera successivement utilisé pour un ordre russe au XVIIIe siècle puis pour un ordre militaire soviétique à partir de 1942. L’exécution de Jean Huss, événement essentiellement religieux, est présentée comme le signe de l’irrédentisme tchèque face aux tentatives d’assimilation de l’Empire. Plus tard il sera réinterprété pour devenir le héros des luttes populaires contre toutes les oppressions dont les possédants se rendent coupables.
10Car il n’y a pas que les combats victorieux. Aux États nés ou ressuscités après la première guerre mondiale, il manque une grande bataille victorieuse sur les Empires allemand ou autrichien pour symboliser de façon éclatante leur retour au sein du concert des nations. Certes la Serbie et la Roumanie purent participer à la guerre en tant qu’États indépendants, la première très tôt au point d’être à l’origine directe du conflit mondial, la seconde plus tardivement ce qui lui sera reproché. Il n’en reste pas moins que les luttes décisives se dérouleront ailleurs, sur la Marne et la Saône. Certes l’armée polonaise et la légion tchèque joignirent leurs efforts à ceux des armées alliées et eurent une influence qui fut parfois décisive comme pour la Tchécoslovaquie en faveur de la reconnaissance de la future nation par les gouvernements français, britannique et américain. Là encore et par la force des choses, ils ne purent jouer qu’un rôle complémentaire, quelques dizaines de milliers parmi les millions de soldats mobilisés par les deux camps. Cela ne peut suffire à nourrir un sentiment national.
11Faute de victoire incontestable, ils se délecteront donc de défaites éclatantes qui nourriront des siècles de nostalgie, celle d’une indépendance passée plus ou moins mythique. Ainsi en est-il de la bataille de la Montagne blanche dont les Tchèques datent la fin de leur autonomie à l’égard de l’Empire. De même, les Polonais se rappellent-ils la défaite de Kosciusko à Maciejowice qui scelle le troisième et dernier partage du pays entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Pour les nations situées plus au sud-est, l’ennemi est bien plutôt l’Empire turc qui joue le rôle d’équivalent fonctionnel du Saint Empire. Dans le morne glas des campagnes militaires où se perdent les indépendances nationales : les Bulgares se souviennent de leur dernier roi Sisman que fit tuer le sultan, les Roumains évoquent Etienne le grand et Michel le brave s’opposant en vain aux Turcs ; il n’est jusqu’au prince Dracula qui ne soit récupéré comme héros national. Les Serbes déplorent la défaite du Kosovo, les Grecs la prise de Gallipoli.
12Autre point de ressemblance entre les Empires turc et autrichien : leur effondrement nourrira des siècles de guerres pour s’en partager les dépouilles avec des combats dont les échos retentissent encore de nos jours ainsi qu’en témoignent la guerre du golfe au Moyen-Orient, et le conflit yougoslave dans les Balkans. Du moins plus heureux que les nations contrôlées par l’Autriche, les pays sous domination turque purent-ils profiter du déclin de leur ancien conquérant et de la bienveillance de l’Europe pour constituer au moins des embryons d’État, quitte à compléter le processus de résurrection après 1918. C’est l’occasion de belles guerres d’indépendance dont la plus célèbre et qui souleva la plus grande compassion eut la Grèce pour théâtre mais que surent également mener les Bulgares, les Roumains et les Serbes. Quant à la Hongrie, plus que d’autres à la charnière des deux Empires, elle puisa dans la crainte des Turcs une fidélité aux Habsbourg à laquelle Marie-Thérèse dut son salut lors de sa lutte contre l’électeur de Bavière et François II une utile ligne de repli lors des avancées napoléoniennes.
13Finalement, de l’évocation de ces longues et confuses luttes où les nations européennes cherchent leurs origines, une idée surgit et s’impose, trop gênante pour qu’on l’accepte aisément mais aussi trop têtue pour qu’on puisse l’écarter : ce sont les dynasties qui construisirent les nations. L’on se souvient du slogan de l’Action française sur les trente rois qui firent la France et l’on pressent tout ce qu’un tel constat peut avoir de compromettant. Il trahit la part du hasard : une famille qui dégénère ou s’éteint, c’est le processus de création d’un État qui s’interrompt, peut-être pour toujours. Surtout, il exalte une forme politique, celle des monarchies héréditaires, à laquelle la plus grande partie de l’Europe a renoncé ou, en tout cas, qu’elle n’a conservées que sous des formes très symboliques. Il faut évidemment, ici, laisser de côté le cas de la Grande-Bretagne qui doit surtout à son caractère insulaire de se doter, parmi les premières, d’une identité nationale indiscutable. Par une sorte de revanche de l’Histoire, c’est également la seule des vieilles nations européennes à continuer de traîner une sanglante guerre d’indépendance, en Ulster, comme si sa faculté à obtenir des frontières stables alors que les autres pays européens s’y épuisaient en luttes interminables, l’avait empêchée d’expérimenter comment se tirer de tels guêpiers.
14A l’inverse, la France, avec cette famille des Robertien, accédant au trône dès la fin du IXe siècle puis à partir de 987 et sous le nom des Capétiens, s’y installant sans interruption et quasi sans plus aucune discussion, jusqu’à la Révolution de 1789, donne l’exemple d’une incroyable continuité dynastique soutenant et nourrissant un très vif sentiment national. Ailleurs les évolutions sont moins nettes, avec des partages ou à l’inverse des regroupements familiaux dont les conséquences à long terme ne satisfont pas toujours l’esprit. Une tendance assez naturelle nous conduirait à voir dans la naissance des grands ensembles étatiques le résultat de vastes mouvements populaires, mobilisant toutes les composantes de la nation dans un grand effort d’auto-identification. L’on préférerait cela à des configurations imputables à des partages successoraux aléatoires ou à des mariages plus ou moins habilement arrangés.
15Il en a pourtant souvent été ainsi. Il n’est même pas nécessaire de remonter au traité de Verdun partageant l’Empire entre les petits-fils de Charlemagne et dans lequel nombre d’historiens voient l’origine de plus de mille ans de guerres fratricides en Europe, la France et l’Allemagne mettant tout ce temps à se partager la Lotharingie. A l’éclatement de l’Empire carolingien répond comme en écho et sept siècles plus tard, l’abdication de Charles Quint, répartissant ses possessions entre son frère, Ferdinand 1er et son fils Philippe II. Il libère ainsi la France d’un sentiment d’encerclement qui ne va disparaître pourtant tout à fait que beaucoup plus tard, encore présent à la fin du XIXe siècle et dans une certaine mesure, responsable de la guerre de 1870-1871. A contrario, un mariage peut sceller un rapprochement durable et l’Espagne sait ce qu’elle doit à l’union de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille.
16 Les guerres de succession ont ensanglanté l’Europe et beaucoup y ont puisé une haine inexpiable à l’égard du principe héréditaire accusé de jeter les peuples les uns contre les autres pour d’obscures affaires de famille. En fait, ce ne fut pas la seule cause des guerres européennes sous l’Ancien Régime : la religion eut sa part de responsabilité, et même l’élection avec ces luttes confuses opposant les Grands électeurs autour du trône impérial et jusqu’au XVIIIe siècle. Il serait vain de chercher à savoir si l’hérédité suscita plus de guerres qu’elle n’en a évitées ou l’inverse. Il n’en reste pas moins que c’est autour de familles incontestables que se sont fondés les Etats incontestables. A contrario, les royaumes qui n’ont pu se débarrasser de ces procédures aristocratico-électives en honneur au haut Moyen Age se sont trouvés ballottés entre des familles rivales, enjeux plutôt qu’acteurs dans les grands équilibres européens en train de se constituer.
17Avec le temps, la référence monarchique disparut. On connaît la formule de de Gaulle sur l’ingratitude des grandes nations. Parmi les justifications qu’elles se donnent au XIXe siècle, la référence à des origines ethniques plus ou moins imaginaires tient une place importante, d’autant plus commodes qu’elles sont plus lointaines et hypothétiques. En tous cas antérieures à l’époque romaine. C’est le vieux mythe français sur « nos ancêtres, les Gaulois ». Il ne s’agit pas d’une reconstruction historique bien originale et il n’est guère de nations qui n’y sacrifient. Chacun se réclame ainsi d’aïeux plus ou moins théoriques : les Germains pour les Allemands, les Saxons pour les Anglais, les Ibères pour les Espagnols...
18Il n’est jusqu’aux petites nations qui ne se croient également tenues de sacrifier à ces tentations généalogiques : ainsi les Helvètes sont-ils appelés à l’aide pour constituer le douteux dénominateur commun des habitants de la vieille confédération du centre de l’Europe ; de même la tribu des Belges doit-elle à une phrase flatteuse de César d’accéder au rang de groupe éponyme pour identifier le nouvel État apparu en 1830. Finalement, c’est en grande partie à tort que les démocraties occidentales se moqueront des manies de Ceaucescu en vue de présenter ses Roumains comme les descendants des Daces vaincus par Trajan au début du deuxième siècle.
19Sur ce dernier point encore, rien de très original. Dans la mesure où tous ces ancêtres étaient déjà installés sur le territoire national avant la conquête romaine, tous, ou peu s’en faut, ont subi de mémorables désastres face aux légions de l’Empire, malgré l’infériorité numérique de ces dernières, donc dans des conditions a priori peu glorieuses. L’on s’en console par le rappel de quelques beaux faits d’armes isolés, de quelques actes de résistance d’autant plus méritoires qu’ils étaient voués à l’échec. Vercingétorix se rendant après le siège d’Alésia a ému des générations d’écoliers. Bien loin de déconsidérer la filiation gauloise, ces malheurs la rendent sympathique en un temps où les idéologies de gauche valorisent les petits, les défavorisés, les victimes des évolutions sociales. Dans cette collection de vaincus irrémédiables, envahis et bientôt heureux de l’être, il n’est guère que les Germains qui puissent se targuer de quelques tardifs succès, annonciateurs de la chute de l’Empire. Cause ou conséquence, certains Allemands en garderont un goût durable de la force.
20Celui qui écarte la satisfaction un peu masochiste de se poser en victime, sera surpris de cette référence obstinée à des peuplades à la fois fort rustiques et maladroitement combatives. En fait, elles ont d’abord été choisies pour cette rare qualité de pouvoir être présentées quasi comme les premiers occupants. Peu importe qu’il y ait là une prétention à peu près impossible à démontrer : il suffit qu’il soit difficile de prouver le contraire. S’en réclamer fournit donc un droit de premier occupant qui, quels que soient les systèmes et les logiques juridiques, confère une supériorité en principe imparable contre toutes les revendications postérieures. Autre considération, plus menaçante : le choix de privilégier tel peuple sur tel autre est parfois fondé sur le souci de rejeter certains éléments qui, arrivés plus tard, ne peuvent prétendre à ces rassurantes filiations.
21Pour ce qui est de la France de la fin du XVIIIe siècle, nul doute que la réhabilitation de l’ancêtre gaulois n’ait constitué, pour la bourgeoisie, une arme commode contre les prétentions de l’aristocratie qui voulait tirer d’une flatteuse origine franque une justification de ses privilèges. Aux exigences des conquérants s’opposent ainsi, et victorieusement, le droit du premier occupant. En Angleterre, l’éloge des Saxons s’accompagne d’une méfiance marquée à l’égard des Normands. En Espagne, le souvenir des Ibères vient au secours de vastes manifestations d’intolérance religieuse dont les Juifs et les Morisques sont les plus spectaculaires victimes. De la même façon, en Allemagne, le sentiment d’une soi-disant supériorité germanique a parfois accompagné de criminelles menées antisémites.
22Au XXe siècle, deux éléments partiellement nouveaux viennent compléter le jeu déjà compliqué des influences et des mythes qui règlent les rapports entre Europe et nationalités. Le premier élément vient ajouter son contingent de rancunes et de frustrations héritées de l’ancien régime et du XIXe siècle. Il s’agit des partages de territoires et de peuples auxquels se sont allègrement livrés les vainqueurs des deux guerres mondiales, dans l’euphorie des fins de conflit où l’on jongle sans complexe avec les habitudes nées de l’histoire et avec les souhaits des hommes. Des noms de châteaux français, tels Versailles, Saint-Germain, Neuilly, Trianon et Sèvres, symbolisent à plus ou moins juste titre cet état d’esprit de 1918 à 1920. Pour ce qui est de la période 1943-1945, il s’agit plutôt de villes du Moyen-orient ou d’Europe de l’est comme Téhéran, Yalta et Potsdam.
23Aux artisans de l’Europe d’après 1914-1918, l’on reprochera surtout leur bonne conscience, leurs illusions, ce principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans lequel ils se drapent si volontiers et avec lequel il est si facile de les mettre en contradiction lorsqu’ils tracent les limites des nouvelles nations d’Europe centrale. Aux vainqueurs de 1939-1945, l’on imputera à l’inverse leur cynisme, leur goût pour la real politik, les déplacements de population touchant des millions d’hommes, ce partage du monde que dénoncera de Gaulle avec une véhémence que la malveillance attribue au fait qu’il n’y fut pas convié. Quoi qu’il en soit, les nations d’Europe y puiseront des amertumes d’autant plus vives et des haines d’autant plus recuites que la présence de l’armée rouge leur interdit longtemps toute récrimination.
24Le deuxième élément souvent dénoncé comme l’un des responsables des difficultés de cette fin du XXe siècle tient à ce concept d’État-nation que l’on aurait un peu vite imposé à ces nouveaux pays d’Europe centrale, trop hétérogènes pour pouvoir s’en réclamer sans danger. C’est prêter trop d’analyses abstraites aux auteurs de l’Europe de Versailles ou de Yalta. A l’époque et sans doute encore maintenant, il n’existe guère de modèle alternatif en état de fonctionnement totalement convaincant. A l’inverse, les grandes puissances capitalistes donnent l’exemple d’États s’identifiant avec leur nation, fruit d’efforts plusieurs fois séculaires et souvent sanglants d’intégration sous les mêmes valeurs de tous les membres de la population et, parfois, d’élimination des individus ou des groupes trop rétifs.
25Les adversaires de cette référence, fût-ce implicite, à l’idée d’État-nation soulignent ce qu’un tel concept a de peu opératoire lorsqu’il s’agit de l’appliquer à des populations trop diverses pour ne pas ressentir l’effort d’homogénéisation des pouvoirs publics comme une agression. Les garanties aux minorités généreusement prévues par les traités d’après 1914-1918, n’y purent rien changer, même si l’on peut rêver de ce qui se serait passé si Hitler n’avait pas cherché à exaspérer les antagonismes pour y puiser des motifs d’intervention. De même, quarante ans de silence imposé et de calme apparent après 1945 n’ont pas suffi à habituer des nationalités hétérogènes à vivre ensemble. Il est un peu trop facile de présenter le retour à l’Europe comme la solution à ces tensions, les nations apparues au XVIe siècle faisant alors figure de parenthèses, de détours, n’ayant eu d’autre utilité que de jouer un rôle de repoussoir incitant par leur échec à revenir au statu quo ante. C’est faire fi tant des vieilles nations que le temps a consolidées, que des aspirations autonomistes des peuples venant d’accéder à la liberté. C’est pour le niveau européen que l’on peut rêver d’un effort d’imagination permettant de concevoir un cadre juridique suffisamment souple pour ne pas paraître menacer les spécificités nées de l’histoire, et suffisamment protecteur pour exclure jusqu’à la tentation de la guerre civile.
Notes de fin
* Article rédigé avec Danielle CABANIS et publié dans Mélanges Pierre Vellas. Recherches et réalisations, Pédone, Paris 1995, p. 493 à 500.
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