“Osez, osez…” plaidoyer pour un peu d’audace dans le choix des sujets de recherches
p. 209-216
Texte intégral
1Osez, Osez… Joséphine, aurait chanté le regretté Alain Baschung avec le talent qui était le sien et qui a fait de cette chanson française, un succès international, que l’on peut encore entendre en de nombreux endroits du monde.
2Osez, Osez… l’ivresse de champs nouveaux, à peine ouverts à la connaissance, peut-on aujourd’hui conseiller aux jeunes doctorants, sans réticence aucune.
3Faut-il redire tout ce que le phénomène de globalisation, l’essor des techniques de l’information et de la communication, la diffusion massive des usages de l’internet, la dématérialisation de nos échanges, le poids de la finance dans nos économies, le vieillissement démographique observé dans de très nombreux pays, les crises récentes de l’endettement privé (2008), puis de l’endettement public (2011), le dérèglement climatique et la nécessaire transition énergétique ouvrent comme perspectives fascinantes ? Tout particulièrement, aux chercheurs des sciences sociales et plus encore, en leur sein, aux juristes, aux économistes et aux gestionnaires.
4Il est singulier et pour ainsi dire, surprenant de constater que nos Universités manifestent encore des réticences à l’égard de travaux sur des thématiques novatrices et surtout, transversales, leur préférant trop souvent le confort de sujets très traditionnels et celui plus encore, de divisions surannées entre sections du CNU. Pour les juristes : les publicistes d’un côté, les privatistes de l’autre.
5Comme il est triste de constater chaque année dans la liste de sujets soutenus, cette fidélité coupable à des sujets éculés, cette révérence, de moins en moins compréhensible, à l’égard de la pensée de quelques “maitres” du début du siècle précédent, quand ils n’étaient pas contemporains du siècle d’avant. A quoi la théorie de l’institution d’Hauriou dont le patronyme est devenu un intitulé de laboratoires, peut-elle servir au juriste du XXIème siècle ? Et fait plus grave : n’est-ce pas là de la part de nos doctorants et/ou de leurs directeurs de recherches, l’aveu d’une faiblesse proprement inquiétante : leur difficulté à comprendre et surtout à penser la complexité du monde actuel ?
6Ce sont les mêmes réticences qui, il y a quelques années encore, plongeaient dans l’incertitude de leur appartenance, les quelques étudiants qui choisissaient de s’intéresser au droit communautaire. Qui étaient-ils ? Des privatistes ou des publicistes ? Par qui allaient-ils être jugés ? La section 01 ou la section 02 ? Ces réticences condamnent encore, par prétérition, comme au temps de Galilée, des sujets hétérodoxes. Pourtant, lorsque l’un de ces sujets est abordé par un doctorant courageux, n’ayant aucune ambition académique, - sur le territoire français tout au moins -, c’est à chaque fois le même constat : comme par miracle la révélation de tout un continent d’interrogations, soudain ouvert à l’appétit de chercheurs les plus entreprenants.
7Que dire de ces derniers, lorsqu’ils font preuve d’anticipation et annoncent la fin de doctrines ou de pratiques qui ont aujourd’hui libre cours ? Ils découvrent avant peu qu’il n’est pas bon d’avoir raison trop tôt.
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8Osez, osez… la modernité. Non pour céder à l’air du temps ou par excès de jeunisme, mais pour échapper à la lassitude de ce monde ancien, qui n’en finit pas d’exister. C’est au monde nouveau qu’il est temps de s’intéresser, ici et maintenant, avant qu’on n’y soit complètement entré, pour être les premiers à en décrire les traits, à en analyser le caractère, à en apprécier les beautés ou mieux, en corriger les laideurs. Pour franchir enfin le cap du siècle nouveau.
9Cela n’est assurément pas si simple, car il faut pour cela des qualités de fond que l’on ne développe pas nécessairement dans les universités :
- une vaste curiosité et une faculté d’anticipation à toute épreuve ;
- une certaine flexibilité de l’esprit ;
- une plasticité du raisonnement ;
- la créativité comme viatique sur le chemin de l’inconnu ;
- le refus des conformismes ;
- un grand appétit pour la transversalité et une attirance pour les confins qui fourmillent de sujets de recherches comme les champignons poussent à la lisière des forêts : le droit et l’économie, le droit et la gestion, le droit public et le droit privé ;
- du courage et de la ténacité pour résister aux rumeurs répandues par les nostalgiques, les jaloux, les “partis battus” du monde de demain ;
- un regard indépendant sur le monde qui vient, vierge de tout préjugé et de tout a priori ;
- le sens de l’Histoire, si nécessaire dans les temps troublés que nous connaissons et qui peuvent être funestes à ceux qui oublient que ce siècle exige, plus que tout autre qui l’ont précédé, que l’on ait du passé dans la mémoire ;
- le goût pour l’observation, que sous-tend l’aptitude à se frotter au réel, à toucher la boue, à salir ses mains… ;
- la capacité à étudier les objets de recherches tels qu’ils sont, sans voile, sans artifice, sans maquillage ; et non, tels qu’on voudrait qu’ils soient ;
- le refus de l’enfermement national si dangereux, le goût de l’international si attirant, le réflexe systématique du coup d’oeil vers l’étranger et de la comparaison, voire de la transposition des expériences, lorsqu’elles sont, l’une et l’autre, possibles ;
- la pratique des langues dans le respect de chacun des peuples qui les parlent, de leurs traditions notamment ; car ils sont toujours différents, même s’ils se comprennent et parfois, se ressemblent.
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10Osez, osez… le regard neuf. Cet aphorisme de Paul Valéry chevillé au corps car il pourrait être la devise de tout chercheur : la vérité est dans le regard et non, dans la chose regardée.
11Regard neuf, même sur des choses anciennes, ce qui est tout le contraire de ce regard ancien que l’on pose d’ordinaire sur des choses neuves. En veut-on des exemples ? Ils viennent par milliers. Mais qu’il soit permis d’en développer un. Un seul, mais ô combien significatif.
12En ce début d’année 2015, le monde est encore sous le coup du succès scientifique de la sonde Rosetta. Il est prodigieux et signe les capacités d’une communauté de chercheurs, nationale et internationale, tout entière tournée vers ce qui fût politiquement et reste pour elle, scientifiquement, une “nouvelle frontière”.
13Mais quel juriste, quel économiste, quel gestionnaire porte encore un regard sur l’espace ? Et comment y serait-il incité ? Quelques traités datant de la fin des années soixante, des figures tutélaires d’internationalistes, bon teint, à barbe épaisse ou mises en pli, quelques opérateurs figés sur leur passé et engoncés dans leurs monopoles…
14Et pourtant qui ne voit que l’industrie spatiale mondiale est aujourd’hui à la croisée de chemins différents. Elle fonctionnait dans la dépendance de grands programmes d’investissements publics, nationaux et internationaux. Elle entre aujourd’hui dans la logique d’un marché naissant, appelé à devenir libre et concurrentiel.
15Elle est désormais perméable aux doctrines et techniques de la régulation dont elle peut constituer un laboratoire des conditions - et des difficultés - de mise en œuvre.
16La stratégie très agressive d’un opérateur entrant du secteur du lancement, SpaceX dans le capital duquel Google vient d’investir rien moins qu’un milliard de dollars américains, les ambitions de la Chine et des industriels chinois sur la Lune (3ème nation mondiale à avoir réussi un alunissage en douceur grâce à sa sonde Chang’e) et derrière eux, de l’Inde et des industriels indiens, l’arrivée, plus rapide que prévue, de lanceurs à propulsion électrique, le dynamisme industriel des deux constructeurs japonais de satellites Mitsubishi Electric et NEC Corporation en fournissent quelques exemples actuels, parmi les plus significatifs, autant que le développement par Arianespace d’un nouveau lanceur de taille intermédiaire (Ariane 6) pour tenter de conserver sa position de leader mondial (11 lancements en 2014, 14 contrats signés, plus de 50 % des parts du marché mondial des lancements), la fusion de Cassidian et d’Astrium sous une marque commune, plus offensive, Airbus Defence and Space ou les promesses de la mission européenne Gaïa, joliment décrite comme “le Facebook de la voie lactée” et qui devrait susciter de nombreux projets commerciaux, les efforts astucieux accomplis aux Etats-Unis pour redécouper l’espace en couches distinctes, celle qui accueille les drones, celle réservée au trafic aérien, celle où l’on positionne les ballons sondes, celle des vols sub-orbitaux, celle des satellites positionnés en orbites géostationnaire, basse ou moyenne. Voilà une nouvelle “échelle de domanialité” qu’il serait intéressant de confronter à celle de Duguit.
17La raison en est liée aux bouleversements que le secteur spatial a connus au cours des deux dernières décennies. Ils appellent plus que tout autre, les analyses et réflexions de juristes, d’économistes et de gestionnaires.
- L’abandon des monopoles publics et l’ouverture corrélative à la concurrence du secteur des communications spatiales ;
- La privatisation de toutes les coopératives internationales de satellites ;
- Le développement du secteur des applications spatiales, correspondant à l’apparition de nombreuses utilisations commerciales des techniques spatiales, de la télédiffusion à la géolocalisation.
18Ce sont ces bouleversements qui ont finalement déterminé le Gouvernement français, en 2008, à doter la France, 4ème puissance spatiale mondiale, d’une loi relative aux opérations spatiales, qui lui faisait défaut. En dépit de son antériorité dans le secteur spatial et de ses capacités qu’illustrent les nombreux projets ou entreprises de premier plan mondial dont elle était l’origine, la France était l’un des derniers pays, très fortement investis dans ce secteur d’activité, à ne pas avoir de législation spatiale. Ce manque se faisait notamment ressentir lorsqu’un opérateur étranger demandait un accès à la base de tir de Kourou. Il n’existait aucune procédure vers laquelle le renvoyer, ne serait-ce que pour l’écarter eu égard à la responsabilité de l’Etat de lancement. Et tout le monde pressentait que la souveraineté de l’Etat français ne pourrait longtemps constituer un argument efficace à l’heure de l’Accord de Marrakech et de l’Organisation Mondiale du Commerce.
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19Osez, osez… les lectures stimulantes. Celle, quotidienne, de la presse mondiale et notamment des journaux économiques anglo-saxons qui battent au rythme du cœur du monde. Ils sont mieux informés et plus ouverts sur le monde que nos pauvres quotidiens nationaux, quelle que soit la modernité de leur forme ou de leurs rédactions. Ils sont aussi plus critiques ou plus constructifs qu’eux.
20Que de sujets de recherches naissent de leur lecture que l’industrie est disposée à soutenir tant les enjeux sont pour elle, déterminants.
21En voici quelques-uns, liés au secteur spatial dont on soulignait plus haut les nouveaux enjeux, pour quelques doctorants en mal de sujets.
- Google rachète pour 500 milllions de dollars, Skybox Imaging, jeune entreprise américaine, lancée en 2009 par quelques étudiants de l’Université de Stanford et conclut un accord de lancement avec Arianespace pour mettre en orbite un nombre non indiqué de petits satellites d’imagerie haute résolution. Les nouveaux riches de la Silicon Valley bouleversent l’industrie spatiale. Pourquoi ? Et avec quelles conséquences ? Un quarteron d’entreprises, nouvelles venues, dominent désormais le marché mondial des applications spatiales. On les appelle les Big Four. A leur tête de jeunes patrons, qui seront les tycoons de demain : Dan Goldberg, Elon Musk, Greg Wyler, Dan Berkenstock. Qu’est-ce qui motive leur intérêt pour le secteur spatial ? Qu’ont-ils perçu mieux que les autres ?
- Les lois spatiales se multiplient. Ne signent-elles la faillite de la gouvernance mondiale de l’espace définie par les traités fondateurs et le retour de nationalismes dangereux et de la diplomatie du coup de force ? Ce sont déjà les dirigeants chinois qui ne font pas mystère de leur volonté d’annexer la lune pour en exploiter les richesses, en profitant des insuffisances du traité en vigueur. C’est plus encore un phénomène fascinant à étudier, celui de la territorialisation du droit de l’espace, qui ouvrirait la voie à une balkanisation du régime juridique de son usage.
- Le film Discovery a révélé au public, le danger des débris spatiaux. Ils sont devenus si nombreux que les accidents sont devenus monnaie courante. Les techniques sont là pour les récupérer et les éliminer. Il faut les financer. La collecte des débris spatiaux est-elle une activité rentable ? Peut-on imaginer la création d’un fonds international, qui serait abondé par des cotisations des Etats ou de leurs opérateurs, comme il existe en France par exemple, un fonds de service universel ? L’Etat de lancement peut-il être jugé responsable de ce qui ressemble à une pollution sur le fondement des règles internationales organisant la protection de l’environnement ?
- Chaque lancement est lui-même à l’origine de débris terrestres, coiffes de fusées censées retomber au plus profond des océans. Quel statut réserver à celles qui ne sombrent pas et dérivent sur les flots jusqu’à atteindre les plages et récifs ? A qui en imputer la responsabilité ? Et quels rapports passionnants à étudier, entre le droit de l’espace et celui de la mer ?
- Les conventions internationales n’apportent que très peu d’éléments utiles à la solution de ce type de problèmes. Elles sont fondées sur un principe de responsabilité pour faute, qui présuppose un standard internationalement reconnu permettant de déterminer quand et dans quelles conditions un comportement est fautif. Or, ce standard n’existe pas. Elles se réfèrent aux dommages directs, laissant entière la question de l’indemnisation des dommages indirects. Elles méconnaissent les inégalités entre Etats du point de vue du développement économique, ouvrant la possibilité que certains Etats ou leurs ressortissants, pourtant objectivement “fautifs” et par conséquence responsables juridiquement, ne puissent couvrir l’étendue de dommages qu’eux ou leurs ressortissants auraient à supporter dans le cadre de dommages causés aux tiers. Ces insuffisances du cadre juridique national ou international sont devenues d’autant moins supportables que le nombre des petits satellites (nano ou micro-satellites) s’est accru au cours des dernières années, dont la plupart, de très petites dimension, ne comportent aucun instrument permettant leur maitrise en orbite. Elles se compliquent encore de l’existence d’une divergence juridique fondamentale dans l’approche des problèmes de responsabilité entre les pays de common law et les pays de droit continental.
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22Osez, osez… sans retenue, ni crainte.
23Des monnaies virtuelles apparaissent et sont en usage, objets juridiques, économiques, financiers, non encore identifiés. Des opérations habituelles se font jour en marge des pratiques établies, telles que le P2P lending, aux confins de la micro-finance et de la finance participative (crowdfunding) ; et ce sont des français qui les ont conçues. On fait de la banque sans les banques, on consomme de la musique sans en acquérir les droits, on surveille sa santé depuis son mobile. La télévision connectée ouvre les portes d’un monde nouveau, qui appelle des règles nouvelles. Les écosystèmes existants en sortent bouleversés et les méthodes de régulation en usage, chavirées. De nouveaux géants dominent l’économie mondiale, leurs capitalisations boursières dépassent le montant du budget des Etats… Le chantier est immense.
24Et l’on continue de réfléchir sur les fonctions de l’impôt, sans considérer les pratiques d’optimisation fiscale, sur la cause des contrats alors qu’ils subissent à leur tour la loi de la finance influente, sur les institutions politiques de la Vème République à l’heure d’une crise de la démocratie qui pourrait lui être fatale, sur les systèmes nationaux, qui subissent, jour après jour, les effets de la globalisation… On raisonne sur les procédures de liquidation judicaires, comme si les petites et moyennes entreprises, qui déposent leur bilan possédaient leurs actifs, alors qu’elles n’en sont bien souvent que les locataires au sens la location-gérance ou du crédit-bail. On continue d’ignorer le sort de leurs créanciers, en s’arcboutant sur les dispositions d’un Code civil dépassé, conçu pour favoriser le commerce de choses tangibles, de moins en moins adapté aux exigences de l’économie immatérielle d’aujourd’hui.
25L’académisme règne trop souvent en maître, à peine revampé d’un coup de brosse donné à quelques idées anciennes, manière de rester “dans le vent”. Mais qui ne voit que ce vent-là est plus “mauvais” que celui de Verlaine. Il réduit notre Université, au destin assuré de feuille morte, alors qu’il lui faudrait ouvrir grandes ses fenêtres pour respirer le vent de l’Histoire qui se fait loin d’elle.
26Plus que jamais, l’avenir de la recherche nationale appartient aux chercheurs audacieux, qui sauront “marcher sur l’eau” et “éviter les péages”. A ceux qui le seront, peut-on aujourd’hui promettre le bonheur de “juste faire hennir les chevaux du plaisir”, pour “que durent les moments doux” et que “plus rien ne s’oppose à la nuit” (A Baschung) ?
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole
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