Engagement et désengagement de l’Etat dans l’économie en France : flux et reflux du xviie au xxie siècle1
p. 205-218
Texte intégral
1Les responsables politiques n’ont évidemment pas attendu le XVIIe siècle pour se préoccuper d’économie. Déjà à la fin de l’Empire romain, le pouvoir central s’est employé à limiter les conséquences de la crise qui affectait alors la plupart des provinces. Ils ont imposé des politiques de contrôle des prix que la pénurie faisait s’envoler, d’interdiction d’abandon des emplois publics malgré les contraintes que ces derniers impliquaient dans un contexte de déclin démographique, enfin de dévaluation monétaire ce qui était rendu nécessaire par le manque de métal précieux. Après l’interruption liée aux invasions germaniques, l’installation progressive d’un système dominé au Moyen Age par les grands féodaux va donner à ces derniers, surtout avec la renaissance économique des XIe-XIIe siècles, l’occasion de valoriser le territoire placé sous leur autorité et d’augmenter leurs revenus par des mesures en faveur de l’accroissement des terroirs en encourageant les défrichement, du peuplement des espaces abandonnés en créant de nouvelles villes, de croissance des échanges en instaurant des foires périodiques, enfin de fourniture d’un certain nombre de services collectifs en mettant en place des banalités. Tout cela ne suffit évidemment pas pour que l’on puisse parler d’interventionnisme étatique. Il y manque l’Etat qui ne va apparaître sous sa forme moderne qu’à la f i n du Moyen Age, distincte des concepts de cité et d’empire, et dans trois pays d’Europe occidentale : l’Angleterre, l’Espagne et la France. Chacun va développer ses propres modalités d’encadrement du développement économique, en s’appuyant sur ses atouts spécifiques. Ainsi, l’Espagne profite-t-elle de ses colonies américaines pour en exploiter les richesses pour ce qu’elle considère comme leurs meilleures utilisations, ce qui ne parvient pas à freiner la baisse de l’activité productive dans la péninsule. Pour leur part, l’Angleterre et bientôt tout le Royaume-Uni tirent partie de leur position insulaire en réservant leurs ports à leurs navires lorsqu’il s’agit d’importation, ce qui fonde la puissance maritime du pays.
2A l’époque, au XVIe siècle, les atouts français résident d’une part clans l’importance de sa population ce qui en fait le pays le plus peuplé d’Europe en attendant que la Russie et, plus tard, l’Allemagne se rassemblent, chacune de son côté, d’autre part dans la stabilité de son pouvoir politique qui s’appuie sur une dynastie en place depuis plus d’un demi-millénaire. Du point de vue économique, cette double spécificité l’assure d’un vaste marché intérieur, de finances publiques relativement abondantes pour l’époque, sinon équilibrées et d’un appareil administratif efficace susceptible de se mobiliser pour le développement. Il est vrai que les guerres de religion viennent retarder la mise en œuvre effective d’un programme d’envergure. Elles continueront à faire sentir leurs effets progressivement atténués sous les règnes d’Henri IV et de Louis XIII. Il faut donc attendre la fin de la minorité de Louis XIV et surtout le choix de Colbert comme contrôleur général des finances en 1665 notamment, pour que soit imposée une politique cohérente et moderne dans nombre de ses aspects tant par l’objectif d’encourager des exportations que par les moyens financiers mobilisés en faveur des activités jugées prioritaires et par des techniques juridiques protectrices de l’investissement et de l’innovation jusqu’à encourager la recherche technologique. C’est sur ces bases qu’à partir du XVIIe siècle donc, va se construire l’interventionnisme à la française. Il présente ses spécificités tout en ne pouvant être dissocié de ce qui se fait dans les pays européens voisins, ou plutôt en ne s’en séparant qu’au prix d’un certain nombre d’inconvénients tant les économies sont de plus en plus imbriquées, sauf en période de guerre. Cette solidarité contribue à expliquer, au niveau de toute l’Europe et perceptibles en France comme ailleurs, des flux et des reflux dans l’engagement économique de l’Etat (I) selon un rythme relativement régulier que met bien en valeur l’analyse des périodes de transition (II).
I - Le phénomène de flux et de reflux
3Lorsque l’on s’efforce de reconstituer ces flux et ces reflux qui marquent les avatars de l’interventionnisme étatique en France, l’on ne peut manquer d’être frappé, au-delà du sentiment intuitif d’une forme d’alternance entre périodes d’extension et de repli de l’Etat, par le constat que se dégage une relative régularité dans la durée de chaque période. Il n’est pas question de prétendre renouer ici avec les tentatives de certains auteurs du siècle passé, se prétendant en mesure de mettre à jour des cycles de durée strictement équivalente pour le retour de phénomènes tels que les crises économiques, les conflits majeurs ou les grandes pandémies. Il y a naturellement dans la date où interviennent ces retours alternatifs d’une volonté de l’Etat de maîtriser les grands secteurs de l’économie nationale ou, à l’inverse, d’une acceptation d’en abandonner l’évolution aux équilibres nés du marché, une part liée aux circonstances, à l’évolution de la conjoncture économique et aux priorités affichées par les dirigeants ainsi qu’aux rythmes spécifiques d’autres variables, tel le calendrier politique. En même temps, le fait que cette alternance de phénomènes de dilatation et de rétrécissement du champ de la présence publique, entre autres en matière économique mais aussi sociale, se produise de façon à peu près simultanée autrefois en Europe occidentale, maintenant dans l’ensemble des grands pays développés, limite les conséquences que les aléas nationaux peuvent avoir pour retarder ou avancer l’entrée dans un nouveau cycle. En ce domaine, les solidarités internationales sont fortes et un pays dont l’économie se veut plus ou moins ouverte sur l’extérieur peut difficilement évoluer longtemps à contresens par rapport à ses partenaires, comme l’a montré, par exemple, l’expérience d’exercice du pouvoir par la gauche en France de 1981 à 1986, marquée par un ambitieux programme de nationalisations alors que, partout ailleurs, on privatisait. En fait, dès 1986 et sous couleur de « respiration du secteur public », le nouveau premier ministre Laurent Fabius sacrifie aux tendances à la privatisation en honneur au niveau mondial.
4En somme, comme un peu partout et simultanément dans les pays développés, l’évolution de l’intervention des pouvoirs publics en France est scandée par quatre grandes étapes, chacune d’une durée assez comparable, de l’ordre du siècle. Ainsi, au cours de la seconde moitié du XVIIe et pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, l’on connaît la première grande expérience moderne d’interventionnisme étatique en grande partie conduite par Colbert. La monarchie désormais incontestée avec Louis XIV reprend les vieilles techniques mises en œuvre de façon limitée et empirique dans les grandes seigneuries au Moyen Age pour favoriser le développement économique. Elle y ajoute une ampleur dans les moyens mobilisés et une volonté systématique dans la conduite des actions qui en modifient le caractère : une grande partie des moyens financiers à la disposition du trésor royal et des agents relevant de l’administration d’Etat est, d’une façon ou d’une autre, mobilisée pour amener la France à un niveau économique à la mesure des ambitions du roi soleil. S’ajoutent au souci d’assurer la prospérité du royaume des considérations internationales, telles que contribuer à la gloire du roi ou l’emporter dans le cadre d’une vieille rivalité avec la Grande-Bretagne. Cette œuvre, conduite de façon très centralisée par Colbert qui cumule les postes de responsable des finances mais aussi de la marine et, sous le titre de secrétaire d’Etat à la maison du roi, de l’agriculture, de la police, des postes, des travaux publics... sera poursuivie au XVIIIe siècle par les intendants, chacun dans sa généralité et avec des objectifs moins nationaux mais plutôt de développement local, d’encouragement aux manufactures et d’introduction de nouvelles technologies agricoles, ainsi que de rénovation urbaine.
5Fin XVIIIe et pendant la plus grande partie du XIXe siècle, c’est le libéralisme économique qui triomphe généralement en Europe de l’ouest. Il correspond à l’avènement du capitalisme auquel il ouvre la route avant de l’accompagner. Il s’accommode en France de gouvernements aussi divers que la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Deuxième République et le Second Empire au point que, même lorsque les fondements de la légitimité politique et de l’organisation constitutionnelle sont balayés par une Révolution, nul ne songe à remettre en cause le régime économique en place. Ce dernier coïncide avec la domination de la bourgeoisie et la doctrine marxiste se considère en droit d’établir une concordance absolue entre ce mode de gestion de la production et des échanges et un système social fondé, comme tout au long de l’histoire, sur la lutte des classes, en l’occurrence entre prolétaires et capitalistes. La plupart des contemporains, pour autant qu’ils s’en préoccupent, vivent cette économie fondée sur la liberté comme un progrès par rapport à la réglementation tatillonne de l’Ancien Régime qui mêlait des objectifs fiscaux avec la recherche d’une répartition optimum des richesses. Ils constatent cependant l’aggravation des inégalités. Au surplus et comme toujours même en période de non-interventionnisme, l’Etat ne saurait être inerte en cas de sollicitations pressantes et légitimes des agents économiques ou des représentants sociaux lorsqu’il s’agit de venir en aide à un secteur ou à une région en grave difficulté. Les aides publiques seront mesurées et s’efforceront de ne pas perturber les règles de la concurrence mais il en sera quand même versé puisque l’on ne peut imaginer des responsables politiques dépendant si peu que ce soit des élections ou, en tous cas, tenant compte de l’opinion publique, qui puissent tout abandonner aux lois impitoyables du marché.
6Fin XIXe et pendant la plus grande partie du XXe siècle, l’interventionnisme étatique reprend ses droits. Il correspond à l’avènement durable de la République en France. Surtout, il s’appuie sur la montée en puissance des idées socialistes. Il répond aux attentes d’un corps électoral qui, avec la fin de la technique des candidatures officielles mis en place par le régime précédent, peut désormais s’exprimer librement et qui attend beaucoup de l’Etat. L’instauration progressive d’un système de protection sociale donne aux gouvernants des raisons supplémentaires ainsi que les moyens, de prendre en charge les plus défavorisés. Elle suppose une immixtion plus importante dans la vie des particuliers que ce soit pour évaluer les prélèvements fiscaux qui leur seront imposés ou pour calculer les versements auxquels ils ont droit. Le nationalisme dominant donne aux gouvernants des arguments pour développer des politiques agressives, notamment par la constitution d’Empires coloniaux qui sont censés permettre d’aménager et d’exploiter le monde comme on le fait sur le territoire national. Ce sont ensuite les deux conflits mondiaux dont le XXe siècle est le théâtre. Ils sont des occasions d’expérimentation ainsi que des accélérateurs de l’interventionnisme étatique. L’administration prend l’habitude d’orienter la production et de répartir la main-d’œuvre, les matières premières et les sources d’énergie entre les entreprises en fonction des priorités nationales. Elle se considère également fondée à déterminer les rations disponibles pour chaque individu en fonction de ses besoins et de ce que le pays attend de lui dans le cadre de l’effort de guerre. Le sentiment que c’est la survie même de la patrie qui est en jeu rend légitimes, aux yeux des citoyens, des contraintes qui auraient été considérées comme insupportables en d’autres circonstances. A ces considérations valables pour tous les pays européens, s’ajoutent pour la France les obligations supplémentaires imputables à l’effondrement militaire de 1940 et à l’occupation allemande. Pour autant, le retour à la paix n’entraîne pas la suppression intégrale des techniques d’encadrement de l’économie liées aux hostilités. Avec une planification qui se veut indicative, l’Etat continue de se considérer comme le responsable, donc le tuteur de l’économie.
7Depuis la fin du XXe siècle, le libéralisme économique fait un retour hautement inattendu du moins pour la plupart des observateurs et sauf à se réclamer une vision uniformément cyclique, donc largement absurde, de l’histoire. Même si le libéralisme économique, sous sa forme intégriste, a toujours conservé quelques fidèles, la possibilité qu’il puisse revenir en force avec ses thèses les plus extrêmes n’était guère dans le champ des prévisions les plus habituellement présentées, du moins avant qu’il en aille ainsi. Au-delà de la séduction naturelle que peut présenter un système fondée sur l’idée qu’il existerait une sorte d’ordre providentiel garantissant l’économie la plus prospère possible, plusieurs éléments peuvent cependant contribuer à expliquer la résurrection de mécanismes qui n’inspiraient plus guère confiance depuis des dizaines d’années. Sans doute une part de responsabilité est-elle imputable à la complexification de l’économie, liée à la croissance et à la diversification de la production, d’ailleurs encouragées par les pouvoirs publics lorsqu’ils avaient le contrôle de la population : autant il paraît facile, sinon valorisant, d’organiser la répartition de la pénurie entre les citoyens et d’en limiter les effets par un système aussi juste que possible, autant l’Etat semble dans une certaine mesure désarmé lorsqu’il est confronté à une économie de consommation qui rend les réactions des agents économiques sensibles à des modes largement imprévisibles. Par ailleurs, les résultats obtenus par les pays qui poussaient l’interventionnisme jusqu’au bout de sa logique, avec un système de planification rigide et centralisée comme en Union soviétique sous l’autorité du Gosplan n’apparaissaient pas comme une référence très convaincante. Ce modèle de direction totalitaire de l’économie suscitait des critiques qui par contagion atteignaient des nations pratiquant un interventionnisme plus limitée et faisant une grande place à l’initiative privée comme moteur de la croissance. Au surplus les Etats-Unis d’Amérique, sans se priver de la possibilité pour leur Etat fédéral de prendre des mesures en faveur de tel ou tel secteur en difficultés, s’affirmaient comme le partisan véhément d’un système fondé sur la concurrence. Enfin et sans prétendre épuiser l’énumération des causes de retour au libéralisme, la crise pétrolière des années 1970 a, en bousculant toutes les prévisions et tous les schémas de croissance, donné le sentiment que, dans un monde imprévisible, un encadrement étatique de l’économie pouvait avoir plus d’inconvénients que d’avantages en gênant les adaptations spontanées.
8Le parallèle que nous venons de tenter d’esquisser entre, par exemple, l’interventionnisme au XVIIIe et au XXe siècle pour faire simple, peut paraître un peu artificiel. En fait et sans chercher d’absolues similitudes, il s’appuie sur quelques ressemblances dans les méthodes utilisées à ces époques pourtant éloignées l’une de l’autre. Ainsi en va-t-il des politiques d’aménagement du territoire mises en œuvre tant par la monarchie triomphante que par l’Etat gaulliste. Dans les deux cas, il s’agit d’encourager l’installation d’entreprises industrielles dans les régions du pays les moins développées afin de créer des emplois et de la valeur ajoutée. Dans les deux cas et à deux cents ans de distance, il s’agit de moderniser une agriculture somnolente, de restructurer les exploitations et d’orienter les productions vers la commercialisation des produits. De même l’encouragement des secteurs stratégiques prend la forme de mesures spécifiques selon le niveau d’intérêt porté à chaque activité. L’administration monarchique distribue ainsi aux manufactures soit, pour les moins importantes, le simple droit d’utiliser les armoiries royales à titre de publicité et d’aide à la commercialisation, soit, pour celles qui sont plus intéressantes, des privilèges protégeant leurs techniques de fabrication selon une logique proche de celle des brevets, ainsi pour Saint-Gobain dans le secteur de la verrerie ou Van Robais dans celui du textile, soit enfin, pour les plus décisives, un statut public impliquant la propriété de l’Etat, comme la fabrication de tapisseries par les Gobelins, de tapis par la Savonnerie ou de porcelaine par Sèvres. Au XXe siècle, seront mobilisés, selon une logique comparable, soit des aides automatiques à l’investissement et à la création d’emploi, soit un véritable accompagnement de la croissance, soit enfin le statut d’entreprise publique sous un contrôle étroit de l’Etat. Autre possibilité de comparaison : dans la volonté des dirigeants, en ces deux époques, de donner aux entreprises françaises, par des regroupements plus ou moins imposés, la taille suffisante pour s’imposer sur le marché mondial. Ce sera la politique de Colbert, par exemple à l’égard des compagnies coloniales, ces sociétés spécialisées dans le commerce international et qu’il veut rendre capables de concurrencer leurs homologues anglaises et néerlandaises. Au temps du gaullisme, ce seront les mesures de restructuration imposées, entre autres, aux secteurs de la sidérurgie, de l’informatique ou de l’aéronautique.
9A l’inverse chaque époque a ses légitimations théoriques, à base de doctrines économiques et d’analyses conceptuelles sur le rôle de l’Etat. Au cours de la deuxième moitié du XVIIe et pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, ce sont deux courants qui se succèdent, en France et dans le reste de l’Europe et qui concluent tous deux à une responsabilité des pouvoirs publics en matière économique. Le premier est fourni, à l’époque de Colbert, par le mercantilisme qui assimile la richesse d’une nation à la possession d’un stock d’or important. Cette analyse un peu absurde va inciter la France à s’efforcer d’avoir une balance commerciale largement excédentaire ce qui incite le gouvernement à encourager les productions de qualité susceptibles d’être facilement exportées. Sous le règne de Louis XV, les prescriptions liées au despotisme éclairé vont prendre le relais, désormais plus orienté vers le développement économique local et qui influence surtout l’action des intendants tandis que, dans le reste de l’Europe, ce sont les monarques eux-mêmes qui s’en réclament. Durant l’étape suivante, fin XVIIIe et durant la plus grande partie du XIXe siècle, c’est d’abord la physiocratie qui triomphe : centré selon un raisonnement un peu anachronique sur l’idée que seule l’agriculture est vraiment productive avec la théorie du produit net, elle trouve sa modernité en préconisant une politique de libération des échanges et des activités artisanales et manufacturières pour laisser fonctionner les lois naturelles de l’économie. Elle se prolonge avec le libéralisme économique qui se construit sur les textes fondateurs des économistes anglais, tels Adam Smith et Stuart Mill et que complètent et popularisent en France des auteurs comme Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat. Ils sont convaincus des bienfaits du marché et de la loi de l’offre et de la demande dont on finit par soutenir qu’ils vont permettre d’atteindre un optimum économique à condition que l’Etat ne perturbe pas les mécanismes régulateurs par des actions à peu près toujours intempestives. La croissance est au rendez-vous mais aussi la prolétarisation d’une partie de la population.
10Succèdent donc, fin XIXe et pendant la plus grande partie du XXe siècle, des systèmes de valeurs qui justifient et même réclament l’interventionnisme public. Il s’agit d’abord de tout ce qui tourne autour des valeurs d’une République ayant des préoccupations sociales et dont les porte-paroles tendent à rompre avec ce que l’on présente comme la relative indifférence des dirigeants précédents. Il s’agit de protéger les « petits », tous ceux auxquels leur position infériorisée doit leur valoir la sollicitude des pouvoirs publics. Le nationalisme est là aussi présent, avec un protectionnisme douanier qui tend à ce que l’économie se replie sur elle-même, avec un élargissement éventuel aux colonies mais toujours dans une perspective de refus de la concurrence au plan mondial. Pour ce qui est de la France et après la guerre de 1939-1945, le gaullisme prend d’une certaine façon le relais, récupérant les préoccupations nationales mais les élargissant avec une tonne de direction plus sophistiquée et plus ouverte de l’économie. La planification à la française qui se veut souple et incitative réconcilie les analyses des « planistes » du Parti socialiste, d’ailleurs stigmatisés lors du congrès de Toulouse de 1934, et les pratiques des technocrates de Vichy, déconsidérées par la collaboration. La construction de l’Europe donne un argument pour un élargissement du marché aux dimensions de l’Europe, complété par une politique agricole commune conçue pour sa part comme plutôt interventionniste et protectionniste. Elle risque donc d’être parmi les premières victimes du retour du libéralisme économique à la fin du XXe siècle. Un certain nombre d’universitaires anglo-saxons en avaient pieusement conservé les valeurs en déplorant les aberrations des temps, la mise en œuvre du keynésianisme, les politiques de relance par l’inflation et les aides aux secteurs en difficultés. La période actuelle leur vaut des succès et une audience inespérés. Ils retrouvent, sous des formes mathématisées, les analyses de leurs prédécesseurs du XIXe siècle. La vieille idée selon laquelle « trop d’impôt tue l’impôt » prend, avec la courbe de Laffer une forme scientifique. Les formules qui paraissaient surannées sur la nécessaire neutralité de la monnaie, cette dernière présentée comme juste utile à permettre de mesurer honnêtement les fluctuations de l’offre et de la demande, sont récupérées et justifient une défense sourcilleuse de l’indépendance des Banques centrales, ce qui serait apparu comme archaïque il y a un demi siècle encore. Il n’est pas question de se réclamer d’une archaïque conception de l’histoire conçue comme un éternel recommencement. Du moins ne peut-on nier l’existence de quelques ponts entre le présent et un passé finalement pas si lointain.
11Si l’on peut trouver quelque intérêt à essayer de démêler l’évolution à première vue un peu erratique de l’interventionnisme de l’Etat pour y distinguer des régularités dans les périodes d’engagement ou, à l’inverse, d’abstention publics à l’égard de l’économie, on mesure ce qu’un tel exercice peut avoir d’artificiel. La conjoncture notamment peut perturber les équilibres en apparence les plus solides. La survenance d’une crise économique grave comme en 1848 ou d’un conflit majeur comme en 1870 contraint des dirigeants ancrés dans l’idée de s’en remettre aux mécanismes du marché, à intervenir massivement pour relancer la production et les échanges, ou pour en réguler les flux, en tous cas dans une perspective de mobilisation des énergies et d’aide aux victimes les plus touchées. A l’inverse, en cas de conjoncture favorable -hypothèse moins fréquente mais comme la France a pu quelques temps en connaître au cours des XVIIIe et XXe siècles ce dont témoignent en général des finances à peu près équilibrées et une monnaie solide- des gouvernants habitués à soutenir et à orienter la croissance peuvent se trouver conduits à relâcher quelques temps leur effort de contrôle de tout l’appareil économique pour se concentrer sur quelques secteurs limités qui continuent de réclamer leur attention. Finalement c’est dans l’étude des périodes de transition que l’on peut de faire une idée assez précise des circonstances et, souvent, des tensions que suscite le passage d’une logique interventionniste à une logique non interventionniste, ou l’inverse.
II - Les périodes de transition
12Ce sont donc ces périodes de transition qui apparaissent comme peut-être les plus intéressantes à scruter d’autant qu’elles se déroulent chaque fois a peu près à la même époque dans chaque siècle : au cours des années 70-80. Le changement d’état d’esprit, s’agissant du rôle attendu de l’Etat et des moyens à lui confier, est rarement progressif mais en général relativement rapide, au plus sur quelques années et surtout ponctué de prises de positions spectaculaires qui font prendre conscience à chacun que les choses sont en train de changer. Les événements politiques, les mouvements de l’opinion publique, les hésitations des agents économiques sont caractéristiques d’un moment d’inquiétude. Le système ancien fait l’objet de critiques véhémentes et parfois outrancières mais qui annoncent le revirement à venir. Les manifestations ne sont pas à sens unique. Quelques protestations contre un changement annoncé commencent à s’élever, d’abord timides puis qui iront en augmentant au fur et à mesure que les nouveaux équilibres viennent perturber les positions et ébranler les privilèges qui paraissaient les mieux assurés. Que l’Etat fasse irruption dans l’économie ou qu’il s’en retire, il dérange les habitudes et suscite des plaintes d’autant plus fortes qu’on l’y sait vulnérable et prêt, sinon à renoncer, du moins à proposer des compensations, voire à indemniser. Les rentiers des droits acquis sont sensibles aux modifications en cours dans le cadre des politiques publiques et les perçoivent parfois avant même que les responsables politiques aient pris une claire conscience de toutes les implications de ce qui parfois leur apparaît d’abord comme des inflexions plus que des bouleversements. C’est peu à peu que chacun se convainc qu’un revirement est en cours dans les politiques publiques.
13Les décennies 1770-1780 correspondent donc à la première transition. Ce n’est pas pour autant la moins violente, au contraire. Elle démarre approximativement avec le début du règne de Louis XVI en 1774 qui engage une politique de réformes importantes comme l’on pouvait s’y attendre de la part d’un homme jeune, intelligent et attentif aux conseils d’un entourage composé de personnages expérimentés, attachés à l’intérêt général et plutôt compétents sinon toujours habiles à convaincre l’opinion publique. Il est vrai que la succession des mesures prises à un rythme extrêmement rapide, en faveur d’une libéralisation de l’économie, remettent en cause des siècles de réglementation, installée par empilement d’ordonnances et d’édits, souvent adoptés à la demande des populations. C’est d’abord, déjà à partir de 1769 et selon un rythme qui s’accélère jusqu’en 1777 et 1781, une série de décisions à portée limitée mais dont l’accumulation ne laisse pas de doute sur la volonté du gouvernement, allant dans le sens d’une autorisation de suppression du droit de vaine pâture qui favorisait les paysans pauvres et d’une possibilité de partage des terres communales et de clôture des propriétés privées ce qui avantagera les plus riches vivant du produit de leurs terres : même si les textes prévoient des limites et des possibilités de refus de la part des communautés villageoises, la seule perspective de telles mesures provoque une forte inquiétude et un vif mécontentement chez les travailleurs ruraux qui vivaient de ces pratiques communautaires. Entre 1774 et 1776 avec le gouvernement de Turgot, c’est coup sur coup deux mesures majeures avec la liberté du commerce des grains et la suppression des corporations. C’est surtout la première, intervenue en septembre 1774, qui suscite de terribles émeutes jusqu’à mériter le nom de « guerre des farines », motivée par la conviction où sont les populations qu’en autorisant le commerce des céréales d’une province à l’autre pour permettre les compensations, les dirigeants cherchent à permettre des stockages spéculatifs en vue de créer la pénurie, de les affamer, de faire monter les prix et de réaliser de forts bénéfices. La rumeur s’enfle au point de soutenir l’idée d’un « pacte de famine » conclu entre les responsables politiques et administratifs et les gros négociants. Des convois sont pillés, des stocks publics dévalisés, des bâtiments administratifs brûlés, des personnalités considérées comme partie au pacte sont massacrées par la foule. Il n’est jusqu’à l’intervention de la cavalerie qui a de la peine à rétablir l’ordre comme à Grenoble lors de la « journée des tuiles » en 1788. La suppression des corporations, intervenue en février 1776 et qui ne connaît d’exception que pour les métiers à risques comme les apothicaires, les imprimeurs, les orfèvres et les serruriers, suscite moins de désordres de rue mais guère moins de mécontentement dans la mesure où cette décision met fin un système plusieurs fois centenaire, instauré par les professionnels eux-mêmes notamment pour organiser la concurrence et confirmé par la monarchie surtout pour garantir la qualité des produits. Au surplus, les maîtres l’avaient souvent détourné pour réserver à leurs enfants l’accès au métier...
14De toute façon, la disgrâce de Turgot en mai 1776 conduit le roi à revenir sur ces deux mesures. Elles ont cependant suffisamment marqué les esprits pour qu’entre 1787 et 1789, le nouveau premier ministre Loménie de Brienne rétablisse la libre circulation des grains et pour qu’en 1791, les lois d’Allarde et Le Chapelier suppriment définitivement les corporations et proclament la liberté du commerce et de l’industrie. Entretemps, le débat libéral s’est déplacé vers les questions de commerce extérieur. Les premiers traités de libre-échange se font avec des pays amis et dont on ne craint guère la concurrence, telle l’Espagne, dès 1769. C’est ensuite le cas, en 1778, avec les Etats-Unis d’Amérique que la France vient d’aider à acquérir son indépendance et dont on espère faire un partenaire économique privilégié : malgré le traité de commerce signé cette année-là, malgré la gratitude affichée, le nouvel Etat conserve ses relations économiques préférentielles avec son ancien colonisateur. Cela ne décourage pas les nouveaux convertis au libre-échange. Finalement, au cours de la décennie 1780, l’on passe à une étape supérieure. Elle est d’abord marquée en 1784 par la suppression de l’« exclusif colonial », ne réservant plus à la seule métropole le commerce avec les colonies, autorisant les colons français des Antilles à engager des relations d’affaires avec des étrangers. Dans la mesure où les ports de la côte Atlantique sont alors dans une phase d’augmentation de leurs activités, ils ne protestent pas trop tandis que les habitants des îles sont satisfaits d’une mesure qui correspond à des demandes anciennes et qui leur ouvre de nouveaux marchés. Enfin, ultime mesure qui se voulait le point de départ d’une nouvelle politique que la Révolution va interrompre : en 1786, c’est la signature d’un traité de commerce diminuant les obstacles douaniers avec la Grande-Bretagne, à la fois principale rivale et premier partenaire. Les protestations des fabricants de textiles français qui craignent la concurrence d’outre Manche n’ont guère le temps de se faire entendre puisque 1789 est tout proche.
15Les décennies 1870-1880 constituent également une période de transition mais en sens inverse, vers une intervention accrue de l’Etat. Le point de départ politique ne fait pas de doute : c’est l’avènement en 1875 de la IIIe République. L’Assemblée monarchiste élue en 1871 sur un programme de paix avec l’Allemagne a providentiellement échoué à trouver un prétendant présentable et se résout donc, cette année-là sur un amendement déposée par un député royaliste, Henri Wallon, à introduire le mot « République » dans la première loi constitutionnelle. A partir de ce vote acquis à une voix de majorité mais qui paraît libérer une majorité parlementaire implicite, les contours du futur régime sont dessinés. Des élections libres mettant fin à une tradition de candidature officielle remontant peu ou prou à un quart de siècle et que consolidera l’échec du système de l’ordre moral, permettent une meilleure émergence des attentes populaires. Un système bicaméral favorable au monde rural pour ce qui est de l’architecture constitutionnelle et des procédures électorales privilégiant le scrutin uninominal à deux tours pour ce qui est des députés, favorisent la prise en compte des revendications émanant de la paysannerie et de la petite bourgeoisie pour autant que l’on puisse utiliser ce dernier terme sans lui donner une connotation trop péjorative. Les fondateurs du nouveau régime, ceux parmi lesquels le prénom le plus répandu conduira à parler de « République des Jules », cherchent le bon équilibre entre d’une part l’affirmation selon laquelle « la République sera conservatrice ou ne sera pas » et d’autre part la montée en puissance des valeurs socialistes. Tous se retrouvent dans l’idée d’un interventionnisme public qui joue le rôle de lieu de réconciliation.
16Le socialisme constitue sans doute la composante la plus importante -en tous cas la plus durable- dans cette volonté de confier à l’Etat un certain nombre des attentes dont le nouveau régime est porteur. Cette idéologie multiforme et qui plonge ses racines dans la première moitié du XIXe siècle avec -en France- des auteurs comme Saint-Simon et Fourier, peut sortir de la clandestinité où le Second Empire avait tenté de la confiner avec le retour en 1880 des condamnés de la Commune de Paris. Ils fondent immédiatement les premiers partis socialistes dont le regroupement donnera naissance en 1905 à la Section française de l’internationale ouvrière. L’apparition au grand jour est également facilitée par le vote en 1884 d’une loi permettant la création officielle d’organisations syndicales jusque là tolérées plus qu’autorisées. A partir de là, les revendications de gauche pour une meilleure protection des plus défavorisés, pour un contrôle, voire une élimination des classes capitalistes et pour un encadrement de l’économie par l’Etat vont pouvoir s’exprimer librement. Même si les socialistes les plus intransigeants refusent absolument de participer aux « gouvernements bourgeois » tout en acceptant parfois à la Chambre des députés d’en soutenir les initiatives qui leur conviennent, leurs exigences vont influencer les ministères en proportion de l’amélioration de leurs résultats électoraux. A noter d’ailleurs que, du point de vue qui nous intéresse, celui d’une augmentation progressive du rôle de l’Etat notamment en matière économique et sociale, tous les socialistes ne la souhaitent pas : une forte proportion d’entre eux, quoiqu’en déclin progressif, relèvent de la mouvance anarchiste, tant dans les partis que plus encore dans les syndicats. Ils se méfient de toute autorité, notamment étatique, et s’en remettent à une transformation des rapports au sein de la société sur une base d’auto organisation. La difficulté concrète à mettre en œuvre un tel programme va entraîner leur progressive perte d’influence.
17Ces années 1870 et 1880 sont également marquées par nombre de réformes témoignant de la volonté de l’Etat d’investir massivement des champs où il était jusqu’alors moins présent. Il en va ainsi et pour s’en tenir à un seul exemple mais topique, des lois Ferry de 1881 et 1882, en faveur de l’école laïque, publique, gratuite et obligatoire. Il s’agit à la fois d’assurer une égalité des chances à tous les enfants, d’accompagner le développement économique en lui fournissant une main-d’œuvre adaptée et de former des nouvelles générations attachées aux valeurs républicaines, même si l’on insiste officiellement un peu moins sur ce dernier aspect qui pourrait inquiéter certains parents. L’une des conséquences de cet investissement financier plus important de l’Etat va être une croissance du budget de l’Etat, maintenu jusqu’alors, au XIXe siècle, et dans la logique des principes libéraux, à un niveau à peu près stable par rapport au produit national, aux alentours de 10 à 12 %. A partir de là, les finances publiques se font de plus en plus lourdes et le prélèvement atteint déjà 14,5 % à la veille du premier conflit mondial, annonce d’une croissance exponentielle au XXe siècle. Pour couvrir cette augmentation des recettes et puisque les dirigeants politiques restent, au début, encore un peu frileux à l’égard de l’emprunt, on commence à parler de nouvelles taxes et même d’impôts sur le revenu. A noter que si les recettes des douanes augmentent avec l’instauration en 1881 et plus encore 1892 d’un nouveau tarif, beaucoup plus élevé à rencontre des marchandises entrant en France, cette renonciation au libre échange s’explique moins par la volonté d’accroître les moyens publics que par le souci de protéger les entreprises nationales contre la concurrence étrangère. A la même époque, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Russie... s’engagent dans la même voie. L’on entre, assez logiquement dans ces temps de dirigisme étatique croissant, dans une période de protectionnisme douanier dont la France ne sortira qu’au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Une personnalité politique influente, Jules Méline, incarne cette volonté de repli de l’économie nationale, d’ailleurs souhaitée par de nombreux groupes de pression. Les économistes libéraux de la fin du siècle suivant n’auront pas de formules assez dures pour dénoncer celui qu’ils présentent comme le symbole, sinon le responsable, du moindre dynamisme économique de la France à partir de la IIIe République.
18Les décennies 1970-1980 sont le théâtre de la période transition suivante. L’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République en 1974 fournit un point de départ symbolique. Il ne faut d’ailleurs pas en surestimer l’importance immédiate du point de vue de l’interventionnisme étatique : même si la différence de ton et d’allure est évidente par rapport au général de Gaulle et à Georges Pompidou, l’image de jeunesse et de modernité que renvoie le nouveau chef de l’Etat n’empêche pas qu’il se situe dans la mouvance de ses prédécesseurs pour ce qui est des responsabilités des pouvoirs publics en matière économique. Il partage cette conviction avec son premier ministre, Jacques Chirac, qui va mettre en œuvre, face à la crise pétrolière, une vigoureuse politique de relance, du plus pur type keynésien. Au-delà de ces coups de boutoir correspondant au tempérament du chef du gouvernement et pour ce qui est des premières années du septennat, l’encadrement habituel de l’économie par le pouvoir politique est présenté comme plus sophistiqué, plus nuancé en fonction d’une observation permanente des indices. Pour autant, il n’est pas tout de suite question que l’Etat se retire d’autant que la conjoncture est d’abord présentée comme exigeant une attention plus soutenue.
19C’est avec la nomination de Raymond Barre à la tête du gouvernement en 1976, qu’une forme de désengagement se met en place, s’appuyant sur une analyse plus réaliste qu’idéologique des effets contreproductifs de certaines interventions publiques, conforté par une connaissance fine et exhaustive des mécanismes de l’économie réelle, conscient des évolutions que confortent au niveau mondial les expériences conduites par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne à partir de 1979 et par Ronald Regean aux Etats-Unis à partir de 1980. Si l’aspect le plus spectaculaire de cette politique est fourni par la progressive mais rapide libération des prix -notamment de celui du pain ce qui fait figure de révolution après près d’un siècle de contrôle presque ininterrompue- il est d’autres aspects moins perceptibles aux yeux du grand public mais guère moins importants, telle la plus grande autonomie accordée aux entreprises publiques dans le cadre de contrats d’objectifs et dans la logique du rapport Nora, dès 1967, telle la recherche d’une diminution des déficits publics et d’une meilleure défense de la monnaie. L’on est bien dans une logique d’évolution vers un retour au libéralisme économique dans la mesure où la conviction du premier ministre est qu’un allégement des contraintes pesant inutilement sur le secteur privé et un assainissement de la situation financière de l’Etat doivent fournir un terrain favorable pour permettre au marché d’initier une relance durable car non artificielle.
20Les réactions d’opposition et de protestations à ce revirement dans le rôle de l’Etat en matière économique sont moins sanglantes que deux siècles plus tôt, du fait de la relative douceur de la transition et de la rapide arrivée au pouvoir de la gauche. A moins que la victoire électorale de François Mitterrand et du Parti socialiste ne soit un élément de cette opposition et de ces protestations. Il est en effet difficile de démêler, dans les résultats des élections de 1981 ce qui est imputable à la lassitude à l’égard d’une droite au pouvoir depuis près d’un quart de siècle, ce qui résulte des menaces sur le pouvoir d’achat liées aux conséquences de la crise pétrolière et ce qui revient aux nouvelles orientations de la politique économique. De toute façon, il en résulte pendant quelques années, en France, une politique économique à rebours de celle en vigueur dans les autres grands pays industriels. Elle se traduit, comme on l’a évoqué plus haut, par une multiplication des nationalisations et, en 1983, par un secteur public qui n’a jamais été aussi important, représentant 23 % des emplois salariés dans le secteur industriel, 30 % des exportations et 45 % des investissements. Ces chiffres, avec des avancées sociales glorieusement mises en valeur, donnent l’impression d’un pays se positionnant imprudemment à l’opposé de tous ses partenaires commerciaux et financiers. En fait, dès ces premières années d’exercice du pouvoir par la gauche, divers éléments montrent que les nouvelles tendances en faveur d’un désengagement de l’Etat sont en marche. Ainsi en va-t-il des procédures de planification, à peu près abandonnées sous leur forme de tentative d’orientation de l’ensemble de l’économie au cours des cinq années à venir. Compte tenu de la difficulté d’obtenir des prévisions exhaustives et fiables sur une telle durée, la planification se concentre désormais sur un certain nombre clé secteurs, sous la forme de programmes d’action prioritaire.
21Ainsi en va-t-il également de mesures de décentralisation d’une ampleur sans précédent au point de faire actuellement figure de-principale avancée réalisée en ce début des années 1980 alors que l’on attendait le gouvernement de gauche plutôt sur sa politique sociale. Encore que le but affiché soit celui du rapprochement de l’administration et des administrés et de plus grandes responsabilités données aux élus locaux, le résultat est bien celui d’un désengagement de l’Etat. La prise en compte des valeurs libérales conduisant à limiter les responsabilités publiques va transparaître ensuite dans une politique de rigueur qui ne veut pas dire son nom imposée à Pierre Mauroy par le déséquilibre des finances publiques et les attaques contre la monnaie. Laurent Fabius lui donne une allure plus moderne permettant de justifier l’abandon par l’Etat de certaines de ses participations dans les entreprises. Enfin le retour de la droite au pouvoir en 1986 engage la France dans un processus de privatisation revendiqué et qui ne s’interrompra plus, même après la seconde victoire de François Mitterrand aux présidentielles, fondée sur un programme de « ni nationalisation, ni privatisation ». La salubre alternance de 1981 n’a pas seulement réconcilié les Français autour d’une constitution qui a montré ses capacités d’adaptation et d’encadrement de la vie politique en toutes circonstances, elle a peut-être et paradoxalement facilité la transition vers un retour à une forme de non interventionnisme étatique en ménageant cette sorte de sas qu’a constitué un bref intermède interventionniste.
22Il faut certes se méfier de ces reconstitutions un peu artificielles des grandes évolutions historiques, prétendument fondées sur la découverte de régularités d’autant plus faciles à imaginer que la multiplicité des données semble permettre de prouver n’importe quoi. Qu’en France et d’ailleurs en Europe, l’Etat soit passé par des phases d’engagement et de retrait à l’égard des problèmes économiques, qu’il se soit parfois massivement engagé, qu’il ait à d’autres moments plutôt fait confiance au marché, cela ne paraît pas discutable. En revanche, il serait ridicule de soutenir qu’il va falloir attendre les décennies 2070-2080 pour assister à un nouveau revirement et au retour de l’interventionnisme étatique. L’accélération de l’histoire, la position d’extrême intransigeance adoptée par certains économistes libéraux, les désordres au niveau mondial d’une économie livrée à elle-même comme en a témoigné la récente crise de subprimes laissent transparaître les prémices d’une certaine remise en cause de l’idée qu’il faut combattre partout et toujours le rôle régulateur de l’Etat. Encore n’évoquons-nous pas comme élément décisif en faveur du retour à une économie organisée, le rôle des altermondialistes dont les modes de revendication et dont certaines thèses intégristes peuvent se révéler contreproductives. Au surplus, il est bien des degrés dans le libéralisme comme clans l’interventionnisme. Les politiques de « stop and go » suivies au cours des trente glorieuses ont pu paraître constituer aux yeux de certains la marque d’une forte implication de l’Etat tandis que d’autres n’y ont vu qu’un néo-libéralisme, revisité par Keynes et ne donnant aux pouvoirs publics qu’un rôle régulateur de relance en période de ralentissement.
23Par rapport au propos qui est le nôtre dans le cadre de ce colloque de Dakar, il faut constater que l’Afrique s’est vu trop longtemps imposer des politiques correspondant, surtout aux époques coloniales, aux intérêts de la métropole. Sans remonter au XVIIIe siècle et en s’en tenant aux politiques conduites, sous la IIIe République, il apparaît que les territoires d’outre-mer dont la France s’était emparé se sont vu imposer d’entrer dans le système douanier souhaité par la métropole. L’objectif était de constituer une vaste zone d’échanges telle que la France se réservait notamment les produits tropicaux venus des territoires situés en Afrique subsaharienne et imposait à ces derniers de s’approvisionner auprès des entreprises de la métropole. Dans ces conditions, la colonisation conçue comme le moyen de se réserver des fournisseurs et une clientèle hors de toute concurrence, aurait porté en elle une forme de châtiment, en participant de la politique générale de protectionnisme mise en œuvre par les dirigeants de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, donc en ayant sa part de responsabilité dans le déclin économique français, lié au moindre dynamisme des entreprises protégées par des barrières douanières. En même temps, la volonté des autorités françaises d’aménagement du territoire, en France mais aussi dans les colonies, a pu avoir certaines conséquences heureuses sous forme de grands équipements, de construction de bâtiments publics et surtout d’amélioration des voies de communication.
24L’indépendance acquise, c’est la responsabilité des nouveaux dirigeants africains de faire leur choix entre des politiques de plus ou moins grande implication de l’Etat dans l’économie. Compte tenu de la nécessité de construire les jeunes nations ayant accédé à la personnalité internationale, les premières années se sont situées dans une perspective de prise en charge par l’Etat des infrastructures de base et de fixation des grandes orientations en matière de production et d’échanges. Ont alors vu le jour des tentatives d’impulsion de la croissance par les pouvoirs publics sous des formes spécifiques, résultat des analyses liées, par exemple, à la mise en œuvre d’un « socialisme à l’africaine » ou à la recherche d’une forme de « développement autocentré ». Actuellement, sous l’autorité plus ou bien acceptée du Fond monétaire international avec ses plans d’ajustement structure et de la Banque mondiale avec ses prêts conditionnels et ses classements incitatifs, les pays autrefois colonisés intègrent les nouvelles règles du jeu, fondées sur un certain désengagement de l’Etat et une ouverture prudente des frontières. Sans doute ne pouvait-il en être autrement.
Notes de fin
1 Article publié dans Pouvoirs et Etats en Afrique francophone (M. BADJI et O. DEVAUX dir.), Droit sénégalais n° 9, p. 79 à 100.
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