La question économique et l’abolition de l’esclavage dans le discours révolutionnaire, 1791-1794*
p. 195-203
Texte intégral
1Pour les thuriféraires de la Révolution, la formule « périssent les colonies plutôt qu’un principe »1 fait figure de véritable acte de foi. On oublie souvent les circonstances où elle fut prononcée : à l’occasion des discussions sur le droit de vote des hommes de couleur, pour n’y voir que l’éclatant symbole de l’attitude exemplaire consistant à faire passer les exigences de la morale avant la prise en compte des intérêts matériels, à proclamer en un mot la supériorité du politique sur l’économique. Courageuse prise de position aboutissant à placer la liberté au-dessus de tout, n’acceptant ni délai, ni compromis avec ce que dictent les droits de l’homme. Les révolutionnaires paraissent n’avoir jamais été si grands, ni si bons prophètes.
2C’est en regard de cet état d’esprit que fut entamée la présente recherche sur la prévisible absence de considérations économiques dans le grand débat qui, de mars 1791 à février 1794, a précédé et préparé l’abolition de l’esclavage par la Convention2. On pouvait imaginer que, tant dans les comptes rendus des séances parlementaires que dans la presse de l’époque, l’idéologie triomphait à chaque instant, en l’absence de toute référence aux exigences du commerce, de l’industrie ou de l’emploi. Tout au plus, quelques contre-révolutionnaires mus par des motifs impurs, ont-ils pu oser affronter ce mouvement général en évoquant de sordides arguments financiers ou économiques, promptement balayés par une majorité inébranlable.
3Le dépouillement des archives parlementaires et de la presse3 révèle une réalité un peu différente sans qu’il soit question de déboucher sur aucune condamnation des députés, ni sur une déception quelconque. De fait, la prise en compte de l’argument économique ne les a pas détournés de la mise en application de leurs principes. Mais ils n’avaient rien des doux rêveurs, ni des irresponsables avec lesquels certains ont cru pouvoir les identifier.
4On sait que les calculs effectués un siècle plus tard, alors que la disparition de tout enjeu a apaisé les polémiques, permettent de constater que, sur un peu plus de 350 millions de livres d’exportations réalisées par la France en 1789, plus de 160 millions étaient constitués de produits coloniaux. C’est dire que, sans eux, la balance commerciale de notre pays aurait été fortement déficitaire4. L’enjeu est considérable et les députés en ont conscience. L’argument économique est constamment présent dans leurs débats. C’est donc en connaissance de cause qu’ils votent l’abolition de l’esclavage, et ce qui aurait pu n’être que la décision hasardeuse de doctrinaires inconscients des risques, fait ainsi figure de leçon de réalisme politique. Si l’accord est alors général pour constater l’importance de l’enjeu économique, les oppositions sont irréductibles sur l’interprétation à en donner.
I - L’importance de l’enjeu économique ou le consensus réalisé
5Ce n’est évidemment pas par hasard si les négociateurs de Louis XV ont sacrifié le Canada aux Antilles, s’ils ont préféré abandonner les immenses promesses que recelait le continent nord-américain pour conserver les îles productrices de sucre, nécessaires à l’activité commerciale des villes de la côte atlantique, génératrices de profits immédiats et avérés. La terminologie usuelle dans le discours politique de l’époque trahit les priorités. Pour désigner l’ensemble que forment les Antilles françaises, et d’abord Saint-Domingue, une formule revient sans cesse à la bouche des orateurs et sous la plume des folliculaires, toutes tendances confondues, l’utilisant sans paraître y prêter attention et par une sorte d’automatisme : « cette île précieuse » (Brissot), « l’une des parties les plus intéressantes de l’Empire français », « cette belle et riche colonie », « la plus riche partie de l’Empire français », « la plus florissante colonie », enfin le plus souvent « la plus précieuse colonie »5. Les expressions de ce type sont trop fréquemment utilisées pour que l’on puisse les réduire à un procédé oratoire ou à une référence rituelle. Elles révèlent ce qui, à l’époque, fait figure d’évidence : la conviction que la France a su préserver, malgré les défaites face à la Grande-Bretagne, un élément essentiel à sa prospérité. Vingt-cinq ans après le traité de Paris, les membres des assemblées révolutionnaires successives en demeurent convaincus. Ils continuent de soupçonner Londres de n’avoir pas renoncé à toute ambition sur ces profitables territoires. Evoquer les manœuvres d’Albion, la présence de ses espions, les séductions de son or pour reprendre pied aux Antilles constituent un moyen assuré de rassembler l’unanimité des députés dans un grand mouvement d’indignation.
6Cette conviction du caractère indispensable des îles caraïbes n’est nulle part aussi ancrée que chez les nombreux commerçants des ports de l’Atlantique, et d’abord ceux qui pratiquent le commerce triangulaire. Ils ont le sentiment de jouer leur survie et le font savoir bruyamment. Les délégations se succèdent à la barre des assemblées, aisément admises comme il se doit à l’époque. Ceux qui ne peuvent ou ne croient pas utile de se déplacer accablent leurs députés de missives et de témoignages. Ainsi, le 6 novembre 1791, alors que l’on s’interroge encore sur la réalité ou du moins sur l’importance de la révolte des esclaves, une lettre signée « d’un grand nombre de négociants de La Rochelle » est intégralement lue aux représentants du peuple, destinée à convaincre qu’à la seule nouvelle des troubles « c’est la consternation, c’est le désespoir qui règnent dans nos ports », ajoutant que chacun y voit « la perte de sa fortune et l’anéantissement de tous ses moyens de subsistance et de travail »6. Quelques jours plus tard, c’est l’ensemble des autorités de la Gironde qui se mobilise, non seulement la municipalité de Bordeaux première concernée, mais également le directoire du département et celui du district, affirmant que « les spéculations du commerce ont presque discontinué et tous nos arguments sont suspendus », s’efforçant d’élargir le problème à tout le pays, chacun devant se convaincre « combien la colonie de Saint-Domingue est une possession importante pour la France, combien sa perte serait désastreuse pour tout l’Empire »7.
7Les témoignages de ce genre sont si nombreux et si concordants que certains orateurs favorables à une politique libérale, en viennent à se demander publiquement si un mouvement aussi convergent n’est pas le résultat d’une savante machination. En un temps où l’on est prompt à dénoncer les complots et les cabales, ils pressentent un regroupement de tous ceux qui ont des intérêts plus ou moins convergents en faveur du maintien du statu quo, tels les colons, les négociants et les armateurs. Ils les soupçonnent d’avoir su mettre en place un vaste mouvement de revendications à partir des ports où ils ont des comptoirs et des ateliers, en vue de donner à la représentation nationale l’illusion qu’il existerait un consensus pour laisser aux blancs la responsabilité de l’administration interne des îles8. De fait, les délégations se rendent compte du risque qu’elles encourent d’être accusées de défendre des intérêts égoïstes. Dans cet esprit, un groupe de citoyens du Havre, venus en personne et admis à la barre de l’assemblée, fait le tableau apocalyptique de la situation d’un pays privé de colonies, commençant par expliquer qu’en ce qui les concerne « leurs pertes, déjà immenses, ne sont pas ce qui les effraie le plus » ; et d’ajouter tout de suite qu’ils « craignent de voir tarir les sources de la richesse nationale, de voir la prospérité de l’Etat, l’aliment des manufactures, la subsistance des indigents s’engloutir avec leur fortune ». Ils poursuivent, au milieu de murmures rapportés par la sténographie officielle mais sans que le lecteur puisse savoir si ces manifestations sont celles d’un auditoire impressionné ou dubitatif : « Le sort de l’Empire est intimement lié à celui des colonies. Leur perte paralyserait des milliers de bras et couvrirait la France d’un deuil universel. Si l’on en doutait que l’on examine la baisse subite des changes depuis que l’on a connaissance en Europe, de la Révolution de Saint-Domingue, et l’on verra quelle influence la ruine d’un grand nombre de particuliers peut avoir sur le crédit public. »9
8Il ne suffit pas d’évoquer, en termes vagues, des liens indiscutables entre la prospérité française et la présence de ses colonies. La véhémence ne peut remplacer quelques chiffres judicieusement présentés, peut-être invérifiables mais vraisemblables et surtout faciles à retenir afin de frapper les esprits et d’être aisément mémorisés. Peu importe en somme ce que représentent vraiment les Antilles comme supplément d’activités pour l’industrie et le commerce français. Comme toujours en matière de communication, la réalité est moins vraie que l’apparence autour de laquelle s’effectue un accord général. En tout cas, c’est cette dernière qui oriente l’opinion publique, et non la vérité méconnue. Sous la Révolution, c’est cela qui explique les prises de position et qui étaye les votes. Dès le mois de décembre 1789, Jean Mosneron, député de Nantes, choisit le vieux Journal de Paris connu pour sa modération mais aussi pour son orientation favorables aux idées nouvelles, afin de présenter quelques chiffres qu’il juge utile de faire connaître : ainsi les envois des colonies à la France s’élèvent à 240 millions de livres, leurs achats aux manufactures du continent se montent à 90 millions ; quant au nombre de marins occupés par ce trafic, il peut être évalué à partir du chiffre des bateaux immobilisés : huit grands navires et six à sept cents petits10.
9Malgré le goût des contemporains pour les statistiques, ces évaluations sont trop générales et font appel à des valeurs trop abstraites ou trop indirectement utilisables pour impressionner de manière efficace les imaginations. Mosneron doit s’en rendre compte ou s’emploie à répandre un chiffre autrement évocateur : celui de la proportion de la population française bénéficiant des apports dus aux colonies, proportion qu’il affirme s’élever à rien moins que le quart. De même que son texte de 1789 constituait une réplique à un article de Condorcet, c’est en réponse à Brissot que paraît, en octobre 1791, un avis anonyme mais où chacun le reconnaît, cherchant à populariser cette proportion du quart. L’auteur y évoque, en termes volontairement imprécis mais menaçants, les catastrophes imputables aux révoltes de Saint-Domingue : terreur dans les ports de mer, disparition du numéraire, ruine du crédit, etc., et chemin faisant il lâche son chiffre du « quart de la population de la France que l’on va ainsi frapper d’inaction, de langueur et de misère »11n. La fraction fait son chemin et on la retrouve, le mois suivant, ayant en quelque sorte reçu valeur officielle, dans la bouche du député Forfait chargé de rapporter sur le projet de décret que proposent les comités colonial et de marine réunis. Il affirme que le rejet de son texte réduirait « au désespoir le quart des habitants de la France ». Encore un mois et c’est une autre présentation, simple traduction en valeur absolue de la fraction déjà avancée mais plus évocatrice, qui se retrouve dans les interventions des orateurs. Ainsi, Fournier Varenne, s’exprimant au nom d’une délégation de Saint-Malo, évalue à « six millions » le total des Français qui « n’existent que par les colonies ». Le nombre paraît suffisamment vraisemblable pour être répété à deux reprises par Brissot dans son grand discours en faveur du vote des hommes de couleur12.
II – L’interprétation de l’enjeu économique ou les oppositions irréductibles
10Chacun s’accorde donc à reconnaître l’importance économique des colonies. En revanche, les deux grandes tendances entre lesquelles se répartissent avec plus ou moins d’empressement les députés, pour ce qui est de la politique à suivre à l’égard des noirs, tirent de ce constat commun des conclusions tout à fait différentes. Les représentants des colons auxquels se joignent généralement les délégués des ports menacés par une interruption de ce fructueux trafic, interprètent l’état de dépendance dans lequel se trouve l’économie de la métropole, comme un argument invincible pour obtenir ce qu’ils souhaitent, c’est-à-dire avant tout, le droit de régler eux-mêmes leurs propres affaires, donc de traiter les noirs à leurs convenances, sans interférence de Paris. L’assemblée de Saint-Marc était allée fort loin en ce sens. Trop rapidement convaincus que les nouveaux principes de liberté et de souveraineté vont leur permettre de tout décider eux-mêmes, ces représentants de la partie française de Saint-Domingue adoptent, le 28 mai 1790, un texte orgueilleusement baptisé décret, pour établir un double régime quant à la prise des décisions les concernant.
11Tout ce qui concerne leur « régime intérieur » devra relever de leur seule autorité et de leur seul vote, sous réserve de la sanction royale qui pourra être d’ailleurs évitée par une majorité des deux tiers constatant l’urgence, en vue de faire appliquer tout de suite la décision. Evidemment, dans ces conditions, il n’y a guère de chance que les noirs se voient reconnaître un quelconque droit de vote. Quant aux relations commerciales avec l’extérieur, c’est-à-dire en priorité avec la métropole, elles sont réglées par l’Assemblée nationale mais sur proposition des représentants de la colonie et à condition que leur mise en application soit ensuite consentie par l’assemblée locale. Au surplus, là encore, une majorité des deux tiers constatant l’urgence et à condition que cela concerne les subsistances, permet aux élus de Saint-Domingue de prendre des mesures immédiatement exécutoires.
12Comme on pouvait le prévoir, compte tenu de l’ambiance en métropole, ce texte vaut à l’assemblée de Saint-Marc d’être dissoute par les députés français. Ses membres viennent plaider leur cause à Paris et leur admission à la barre est l’occasion d’un débat révélateur. La lecture publique du texte incriminé révèle clairement que, si les articles sur la liberté de régler soi-même les affaires intérieures ne sont guère contestés par la majorité des députés qui y a d’ailleurs déjà consenti quelques mois auparavant, en revanche les dispositions sur une relative indépendance en matière de commerce extérieur suscitent d’immédiats murmures. La délégation venue de Saint-Domingue cherche à convaincre de sa bonne foi sans abdiquer ses principes. Elle proclame sa volonté de ne pas faire sécession. Elle témoigne de ce que seule la nécessité l’a conduite à laisser entrer des marchandises étrangères, des subsistances, des farines comme il est expliqué dans une phrase passablement embarrassée. Surtout le porte-parole de la délégation se lance dans une démonstration terminologique assez compliquée sur le fait que, puisque l’on parle habituellement, en matière commerciale, de transaction, l’utilisation de ce mot implique que ces rapports ne peuvent être que le résultat du « consentement de deux parties qui contractent »13. Il en déduit le droit de l’assemblée locale de disposer d’une sorte de veto en ce domaine.
13Ce passage de son discours est celui qui éveille le plus de protestations de la part de l’Assemblée nationale, des « murmures prolongées » que note le compte rendu. Barnave intervient au nom du comité colonial pour rétablir ce qui fait figure, à ce moment-là, de doctrine officielle : s’il est vrai que les colonies peuvent préparer et exécuter provisoirement leurs lois intérieures, il n’est pas question d’admettre qu’elles soient « à l’égard de la France, en ce qui concerne les lois extérieures, comme une nation étrangère puisqu’elle ferait avec la métropole un traité de commerce, des lois de commerce respectivement consenties, ce qui est absolument l’état, la nature des conventions qui peuvent avoir lieu entre deux peuples étrangers l’un à l’autre »14. Sur ce point, Paris entend conserver son droit de décision. Barnave recueille des « applaudissements prolongés », soulignant que telle est bien, à l’époque, la position des députés français : ils abandonnent l’administration locale, y compris la situation des noirs, à condition de préserver le monopole du commerce. Brissot reviendra là-dessus un peu plus tard, soulignant ce qu’avaient d’illusoires les médiocres prérogatives laissées aux autorités constitutionnelles françaises en matière de commerce international par l’assemblée de Saint-Marc. Dans le système que cette dernière avait imaginé, les colons seraient entièrement maîtres des îles, ne laissant à la métropole et sans contrepartie, que la charge de payer des subventions et d’entretenir des troupes destinées à garantir la docilité d’esclaves honteusement traités15.
14Quelques jours plus tard, le 3 décembre suivant, les députés de la partie française de Saint-Domingue font preuve de plus de réalisme dans leurs prétentions. Ils rédigent une adresse à l’Assemblée nationale qui s’efforce de conserver le droit d’auto-administration et notamment de décider du traitement à réserver aux hommes de couleur, tout en abandonnant à la métropole, en retour, l’organisation du commerce extérieur. Les colons tentent ainsi un marchandage assez clair : on les laisse tranquilles, avec leur droit de vote exclusif dont les noirs seraient privés, pourvu qu’ils se plient au respect du pacte colonial et du monopole commercial de la France. Ces deux aspects du même pacte figurent, soulignent-ils, dans le décret voté par l’Assemblée nationale française le 24 septembre précédent, dans les articles 1er et 15. Ce sont, insistent-ils, deux dispositions « indivisibles » et donc « également sacrées ». Le lien entre les deux règles ne peut être distendu. « La première nous prescrit une obligation où sont renfermés tous les intérêts de la France ; nous l’observerons religieusement (...). La seconde partie nous reconnaît un droit duquel dépend la sûreté de nos personnes et la conservation de nos propriétés. » Dans une telle analyse si habilement balancée, les responsables d’une revendication indépendantiste ne doivent pas être recherchés parmi les habitants des Antilles qui ont accepté des rapports avec la métropole fondés sur le décret du 24 septembre, mais dans ces anarchistes qui veulent libérer les noirs et remettre en cause « la loi qui est à la base de notre union »16. Ainsi, en renonçant à la maîtrise du commerce international, les colons ont-ils renforcé leur position. Ils proposent aux députés un accord fondé en un échange de bons procédés dont les hommes de couleur seront les seules victimes. Une entente sur de telles bases risquant alors de séduire la majorité, Brissot va s’efforcer de proposer une autre alternative sans négliger l’argument économique mais en présentant une interprétation différente des échanges commerciaux.
15Pour se faire l’avocat des noirs, Brissot reprend, sans insister, deux arguments déjà fort utilisés dans ce genre de débat. Il souligne que tous les témoignages concordent pour montrer la plus grande productivité du travail volontaire par rapport au travail forcé. Il en déduit qu’il n’y a pas lieu de craindre une baisse de la production de sucre venant des Antilles : on trouvait déjà l’affirmation sous la plume de nombreux auteurs éclairés, avant même 1789, tant elle constitue un thème de variations habituelles autour de l’idée de supériorité de la liberté17. Brissot fait également allusion à la conviction assez répandue dans l’opinion selon laquelle les colonies coûtent de l’argent à la masse des Français et servent à l’enrichissement d’une poignée de privilégiés et de spéculateurs. L’argument fait toujours son petit effet, surtout sur les tribunes, au point que lors d’une séance précédente, un orateur est allé jusqu’à proposer que toutes les sommes dépensées par l’Etat pour venir en aide aux habitants de Saint-Domingue menacés par la révolte des esclaves, soient imputées aux colons lors de la prochaine levée d’impôts18. Utilisant ces deux arguments, Brissot sait qu’il fait vibrer deux cordes sensibles mais qu’elles ne suffiront pas à convaincre son auditoire.
16En conséquence, il présente une analyse à la fois intéressante et passablement originale sur les causes des difficultés que traversent les colonies. Il explique que tous les problèmes tiennent d’une part à l’importance des avances consenties par les commerçants et les armateurs de métropole aux colons en vue de financer la mise en exploitation des plantations, d’autre part à l’impossibilité où se trouvent ces créanciers d’exiger le remboursement sous la menace d’une saisie des biens des débiteurs récalcitrants. On devine les conséquences d’une situation si malsaine. En effet, les colons endettés sont encouragés par leur impunité à se complaire dans une attitude financièrement irresponsable et Brissot n’a pas de mots assez durs à leur égard : « riches dissipateurs », « luxe effréné », « fantaisie sans borne », « passions ruineuses »19. Au surplus, ces dettes rarement et tardivement remboursées mettent les milieux d’affaires des ports dans une situation de dépendance qui explique la solidarité dont ils font preuve à l’égard des colons. Ce qu’ils appréhendent ce n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la fin du pacte colonial, éventualité contre laquelle ils sont prémunis par toutes sortes de contrats mais une banqueroute de leurs correspondants habituels. « Voilà le secret de la coalition qui a existé depuis si longtemps entre les colons et les négociants. »20
17Le remède se déduit du diagnostic. Il faut rompre cette complicité malsaine qui enchaîne le créancier maltraité au débiteur encouragé dans sa mauvaise foi. Et de proposer une disposition légale permettant d’assortir les prêts à venir d’une garantie hypothécaire. C’est le moyen d’ouvrir aux colons une nouvelle source de crédit qui leur permettra de réparer les destructions dont ils ont été victimes, qui rendra inutiles tous les secours publics et qui les incitera à une meilleure gestion. Il convient d’établir des relations commerciales entre les Antilles et la métropole, fondées non sur des menaces mutuelles mais sur une réglementation conforme aux nouveaux principes de liberté qui dominent désormais en France. Le système sera consolidé à partir du moment où les hommes de couleur, ayant le droit de vote, seront intéressés à la prospérité générale. Chacun doit se convaincre « qu’un commerce solide, surtout dans un pays libre, ne pouvait reposer que sur le respect des principes et des engagements, et qu’il ne convenait pas à des hommes libres de mentir à leur conscience pour vendre quelques barriques de vin, ou toucher quelques intérêts de leurs capitaux21.
18Sur le moment, Brissot ne parvient pas à entraîner la conviction des députés mais son argumentation va faire son chemin. Elle se répand au cours des mois et des années qui suivent et on la retrouve dans le discours prononcé par Dufay, le 4 février1794, demandant et obtenant la suppression de l’esclavage. Il dénonce « l’orgueil des blancs (...) la plupart perdus de dettes avec l’air de l’opulence, où dont les engagements égalaient les capitaux, (...) ces fastueux indigents qui, trop connus des commerçants de France, et ne pouvant plus abuser de leur crédulité, voulaient depuis si longtemps amener leur indépendance de la France, ou au moins être indépendants de leurs créanciers »22.
19Il stigmatise « ces négociants commissionnaires qui se regardaient comme propriétaires des sommes qui leur étaient confiées par le commerce de France, qui voulaient se dispenser d’en rendre compte et désiraient consommer les banqueroutes qu’ils avaient préparées au moment même de la formation de leurs maisons commerciales ». En revanche, il s’efforce de rassurer les habitants des ports soutenant que le nouveau système sera consolidé par la libération des noirs : leur nouvelle condition les incitera à mieux mettre en valeur ces îles fertiles, ils ne seront plus un danger pour l’ordre public. La suppression de l’esclavage constitue à la fois une promesse de prospérité et une garantie contre la tentation de l’indépendance. Encore quelques brèves interventions de Levasseur, de Delacroix et de Grégoire et l’abolition sera prononcée par acclamation.
Notes de bas de page
1 La formule a été précédée et préparée par celles, voisines, employées auparavant par Dupont de Nemours et Robespierre (cf. Yves BENOT, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, 1988, p. 76 ; cf. aussi les Archives parlementaires (abrégé désormais A.P.), 82 volumes, Paris, 1867-1913, t. XXVI, p. 60 ; Journal des Débats, 1791, n° 720, p. 11). Par la suite, l’on continuera, dans le débat parlementaire, à se référer à cette formule, soit pour la défendre, tel le député Guadet imputant aux colons de souhaiter que périssent les colonies plutôt que de perdre leurs privilèges (A.P., t. XXXV, p. 608), soit pour la combattre, ainsi d’une députation du Havre qui souhaite sous les murmures de la salle, que l’on fasse « fléchir (...) la rigueur des principes pour sauver les colonies » (ibidem, p. 660).
2 Les philosophes éclairés du XVIIIe siècle ne développent guère les aspects économiques de la question de l’abolition. En général, ils se bornent à mettre en balance les immenses souffrances des esclaves et les dérisoires agréments de la consommation de sucre par les métropolitains. Ainsi Voltaire dans le récit du calvaire d’un noir mutilé par son maître : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », Candide, chap. 9. Dans le même esprit Condorcet juge que « si nous ne pouvons manger de sucre qu’à ce prix, nous devons renoncer à une denrée souillée du sang de nos frères », Œuvres, Paris, 1847-1849, t. II, p. 648).
3 Les débats devant les assemblées ont été étudiés à peu près exclusivement à travers le compte rendu qu’en donnent les Archives parlementaires. Pour ce qui est de la presse, nous avons dépouillé les Actes des Apôtres, l’Ami du Peuple, les Annales patriotiques, Le Courrier français, le Journal des Débats et des Décrets, le Journal de Paris, Le Patriote français, les Révolutions de France et de Brabant et les Révolutions de Paris
4 Voir également d’intéressants développements sur les « bienfaits de l’Exclusif » dans Lucien ABENON, Jacques CAUNA et Liliane CHAULEAU, La Révolution aux Caraïbes, Paris, F. Nathan, 1989, p. 26 et s.
5 A.P., t. XXXIV, p. 491-522-720 ; t. XXXV, p. 471-478-606 ; il n’est jusqu’à Robespierre qui juste avant son « périssent nos colonies », n’ait souligné « c’est un grand intérêt que la conservation des colonies » (A.P., t. XXVI, p. 60) ; voir aussi le discours d’Arnaud : « Point de colonies, point de commerce. Aujourd’hui, le commerce intérieur, les échanges de royaume à royaume n’occuperaient pas la trentième partie du commerce national. Ce sont les colonies qui sont l’âme du commerce ; ce sont les colonies qui décident des mouvements de la terre entière ; ce sont les colonies qui lient tous les hommes répandus sur la surface du globe, se transmettent mutuellement leurs desseins » (A.P., t. XV, p. 328).
6 A.P., t. XXXIV, p. 659.
7 Ibid., p. 720-721.
8 Les journaux patriotes accusent les députés hostiles aux gens de couleurs de n’être motivés que par leurs intérêts personnels. Tandis que les Révolutions de Paris expliquent la position de Lameth par le fait qu’il s’agit d’un « riche propriétaire à Saint-Domingue », et celle de Barnave parce qu’il « avait des engagements avec les colons blancs » (1791, n° 97, p. 294), L’Ami du peuple les rassemble dans le même mépris, celui que l’on doit à des individus « qui ont vendu les droits de l’humanité et les intérêts de la patrie » (1791, n° 618, p. 5).
9 A.P., t. XXXV, p. 660 (cf. aussi les affirmations de Moreau de Saint-Merry : « La prospérité de la France dépend du commerce des colonies » (Annales patriotiques, 1791, p. 1412) ou de Barnave se plaignant du décret du 15 mai : « De sa révocation seule dépend notre prospérité et (...) l’intérêt de notre commerce ne permet pas le moindre délai » (Courrier français, 1791, n° 318).
10 Journal de Paris, 14 décembre 1789.
11 A.P., t. XXXIV, p. 532.
12 A.P., t. XXXV p. 471-479-482. Quelque temps plus tôt, Liancourt avait fait preuve de davantage de modestie et ne parlant que de quatre millions de personnes éventuellement atteintes par la ruine du commerce colonial (A.P., t. XXXI, p. 203-235).
13 A.P., t. XXIV, p. 581.
14 Ibid., p. 592. Le Patriote français se montre fort hostile aux interventions de Barnave : ce ne sont que « des contes bleus » (n° 646, p. 537). Cf. Jean-Jacques CHEVALLIER, Barnave ou les deux faces de la Révolution, Grenoble, 1979, p. 188 et s.
15 A.P., t. XXXV, p. 480.
16 Ibid., p. 536. Cf. la presse contre-révolutionnaire : Acte des Apôtres, t. X, p. 22 à 33.
17 A.P., t. XXXV, p. 482 ; Elisabeth et Robert BADINTER, Condorcet, Paris, 1988, p. 171 et s. ; 291 et s. ; 368 et s. ; Annales patriotiques, 1791, p. 1435.
18 A.P., t. XXXV, p. 63.
19 Ibid., p. 540. Voir l’intervention de Roussillon contre ceux qui proposent de « sacrifier les colons libres de couleur qui payent bien leurs dettes aux colons blancs qui ne veulent pas les payer » (Le Patriote français, n° 777, p. 369).
20 Les Révolutions de Paris stigmatisent, à propos des ennemis des gens de couleur, à l’assemblée, « une fraction méprisable (qui) veut y parler le langage de l’intérêt personnel » (1791, n° 126, p. 423). L’Ami du peuple, pour sa part attaque « la vénalité de nos juristes » (n° 561, p. 4).
21 A.P., t. XXXV, p. 540 ; encore que favorable aux noirs, Marat parle de l’intervention de Brissot comme d’un « discours bien scientifique, bien entortillé, bien froid, bien long » (L’Ami du peuple, n° 618, p. 5). Les Révolutions de France et du Brabant regrettent le rejet d’une législation libérale sur les colonies, législation « dont tous les citoyens français eussent ressenti les effets salutaires » (1791, n° 102, p. 27-28). Cf. aussi le Patriote français, n° 946, p. 645 et s.
22 A.P., t. CXXXIV, Paris, 1962, p. 277.
Notes de fin
* Article rédigé avec Michel Louis Martin et publié dans De la Révolution française aux révolutions créole et nègre, Paris 1989, p. 69 à 80.
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