Prendre le pouvoir selon Benjamin Constant : ni la force, ni la légitimité d’origine*
p. 121-129
Texte intégral
1Les trois vignettes qui figurent en tête du programme de ce colloque viennent fort à propos. Evoquant la rébellion, l’authoritée (sic) et la tirannie (sic), elles représentent tout ce que Constant rejette. Si son libéralisme lui rend odieux l’autorité et, a fortiori, la tyrannie, il ne déteste pas moins la rébellion, source de désordre dont les possédants peuvent tout craindre. De ce point de vue là, et malgré la réputation d’inconstance qu’on lui a faite, il n’a pas varié. Il craint tout autant le pouvoir despotique d’un homme que l’anarchie qui ne manquerait pas de résulter de l’irruption des foules sur le terrain politique. Tous ceux qui ont étudié Benjamin Constant sans a priori en sont convaincus.
2Il est une période de sa vie peut-être trop peu étudiée, celle qu’ouvre son éviction du Tribunat et que clôt le retour au pouvoir des Bourbons. C’est sous le Directoire qu’il publie ses premières brochures : De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (mai 1796), Des réactions politiques (mars 1797), Des effets de la Terreur (mai 1797), Essai sur la contre-révolution d’Angleterre en 1660 (1798). C’est à partir de janvier 1814 qu’il recommence à publier : De l’esprit de conquête (janvier 1814), Réflexions sur les constitutions (mai 1814), De la liberté des brochures (juillet 1814), Observations sur le discours de Son Excellence le Ministre de l’Intérieur (août 1814), De la responsabilité des ministres (février 1815)...
3Le contraste est complet entre les publications en rafale du Directoire et de la première Restauration, ces dernières dans un mouvement qui ne s’interrompra plus jusqu’à sa mort, et le silence à peu près complet des années 1802 à 1814. Pour autant, il ne s’arrête jamais d’écrire, avec d’autant plus de mérite que -son journal en témoigne- cela lui pèse beaucoup. En fait, c’est à cette époque que sa pensée se forme. Par la suite, il puisera systématiquement dans ce qu’il a rédigé durant cette période d’apparente vacuité1. Ses conceptions sur le pouvoir sont sans doute influencées par l’époque où elles ont été élaborées.
4Paradoxalement, au moins en apparence, les pouvoirs qui l’ont le mieux traité sont aussi ceux là même qui se sont installés et maintenus dans les conditions les plus discutables : le Directoire, apparu à la faveur du décret des deux-tiers et préservé par des coups d’État successifs, le Consulat imposé à la suite des journées des 18 et 19 brumaire an VIII, la première Restauration rentrée dans les fourgons de l’étranger... À l’inverse, le système dont il a eu le plus à se plaindre -l’Empire2- est celui qui s’est entouré du plus grand nombre de précautions pour assurer sa légitimité : vote des assemblées, motions des corps constitués, plébiscite national, sacre en présence du pape, confirmation par les vieilles monarchies européennes après le mariage qui l’apparente aux Habsbourg. C’est aussi l’époque où la liberté a été la plus offensée.
5Dans ces conditions, les modalités de prise de pouvoir, la question de savoir si un pouvoir légitime peut naître de la force ne lui paraissent pas décisifs. Il s’agit d’abord de s’intéresser à la façon d’exercer l’autorité3, ce qui ne lui interdit pas, à l’occasion, d’évoquer les diverses modalités d’accession au pouvoir et les procédés pour s’y maintenir. Nous inspirant du sous-titre de ce colloque, nous observons que, selon Constant, en ce début du XIXème siècle où s’élabore sa pensée, l’utilisation de la force armée lui paraît anachronique (I) en même temps qu’il considère comme guère utilisable la notion de légitimité par l’origine (II).
I - L’utilisation de la force est anachronique
6C’est avec la première Restauration que Benjamin Constant démarre son œuvre d’auteur politique. La longue traversée du désert qu’il doit subir à partir de 1802 et jusqu’en 1814 lui permet de peaufiner sa réflexion idéologique. Avec la Restauration, le pays bénéficie de la liberté qui va permettre de publier sans encourir trop de censure. En décembre 1813, tandis que l’empereur reconstitue ses forces après la défaite de Leipzig, Constant rédige De l’esprit de conquête ; en janvier 1814, il travaille à L’Essai sur l’usurpation. L’ensemble, réuni, paraît le 30 janvier 1814, sous le titre De l’esprit de conquête et de l’usurpation4. Il se prépare aux grands changements qui vont affecter l’Europe et qui lui font espérer d’accéder enfin à la position qu’il mérite. Il s’inquiète d’arriver trop tard : « Je crois que je devancerai mon imprimeur pourvu que les événements ne me devancent pas »5. Il est sans illusion, jusqu’au cynisme. Il sent que l’empire s’effondre et craint par dessus tout d’arriver trop tard. « Le temps presse, si je veux arriver à l’hallali »6. Il est impatient. Pendant ce temps-là, Napoléon l’emporte à Saint-Dizier, Champaubert, Montmirail, Montereau. L’empereur y croit encore jusqu’à ce que la reddition de Paris et la rébellion des maréchaux le contraignent à l’abdication.
7On pourrait imaginer Constant trop tenaillé par l’ambition pour être capable de présenter autre chose qu’un ouvrage de circonstance. En fait, il a eu tout l’Empire pour se consacrer à la réflexion et ne saurait se contenter d’un petit réquisitoire médiocre contre l’usurpateur. Il entend replacer sa critique d’un empereur qui n’a pas su reconnaître ses mérites, dans une théorie générale des modes d’accession au pouvoir et des techniques de gouvernement. Dans L’Esprit de conquête, il se donne l’élégance de ne pas citer Napoléon alors qu’il n’est guère de page où il n’y fasse allusion. Au-delà d’un titre et d’un plan un peu singuliers, tels qu’il paraît traiter des guerres de conquête avant d’analyser les modes d’usurpation de la magistrature suprême, affectant en somme de traiter de l’exercice du pouvoir avant de décrire la façon d’y accéder, son propos général est clair : il s’agit de contester tout ce qui relève de la force et de la violence.
8L’argumentation n’a rien de morale. Elle ne se situe pas dans la tradition des scolastiques médiévaux ou des idéalistes des temps modernes, mais se veut au contraire tournée vers l’avenir : « Un gouvernement qui voudrait aujourd’hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen [...] commettrait un grossier et funeste anachronisme »7. Il empile les arguments comme on accumule des obstacles sur la route que doivent prendre les armées ennemies. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Il faut empêcher une nouvelle irruption du militaire dans le domaine politique. Les armées des temps antiques se battaient pour la gloire, pour la religion. Celles de l’époque actuelle ne sauraient agir que par intérêt. Contraints par une tyrannie plus forte que leur peur de la mort, ces soldats de l’ère moderne « n’auraient ni pitié pour les vaincus, ni respect pour les faibles, parce que les vaincus étant, pour leur malheur, propriétaires de quelque chose, ne paraîtraient à ces vainqueurs qu’un obstacle entre eux et le but proposé »8. C’est la grande hantise de Constant : que l’on menace les propriétés et les rentes9.
9Un État dominé par l’esprit militaire ne peut, même après le rétablissement de la paix, se montrer respectueux des lois. Aux yeux des officiers de retour au pays, mais conservant le pouvoir, « la classe désarmée [...] paraît un ignoble vulgaire, les lois des subtilités inutiles, les formes d’insupportables lenteurs »10. L’armée demeure un danger, non seulement pour les libertés et pour le droit, non seulement pour les propriétaires et, d’une façon générale, pour le peuple, mais également pour le gouvernement. Habituée à être comblée de bienfaits, elle ne saurait rester dans l’obéissance qu’à condition de se voir fournir de nouvelles aventures et de nouvelles conquêtes.
10En fait, un tel système ne peut durer. « Le commerce a modifié jusqu’à la nature de la guerre. Les nations mercantiles étaient autrefois toujours subjuguées par les peuples guerriers. Elles leur résistent aujourd’hui avec avantage »11. La guerre coûte désormais trop cher, y compris au vainqueur. Elle coûte tout ce qu’elle empêche de gagner. Les intérêts attachés au développement du commerce, les perspective de gains liés au mouvement des affaires, pour autant qu’elles puissent s’épanouir dans une ambiance pacifique, présentent un caractère si international qu’elles trouvent des partisans jusqu’au sein de la nation belliqueuse et conquérante. Les familles aisées répugnent à voir leurs enfants mobilisés pour de vaines conquêtes. A l’intérieur, même les victoires lassent. A l’extérieur, la nation, trop longtemps heureuse dans les opérations militaires, voit se dresser contre elle les coalitions les plus dangereuses. Tous les intérêts se liguent pour l’écraser. « Les nations commerçantes de l’Europe moderne, industrieuses, civilisées, placées sur un sol assez étendu pour leurs besoins, ayant avec les autres peuples des relations dont l’interruption devient un désastre, n’ont rien à espérer des conquêtes »12. Il ne saurait donc y avoir de place durable parmi les peuples civilisés pour un gouvernement s’appuyant exclusivement sur une armée vouée aux conquêtes.
11Par opposition à un tel pouvoir usurpé, le gouvernement monarchique présente toutes les qualités et offre toutes les garanties. C’est l’époque où Benjamin Contant se présente comme un royaliste convaincu. C’est un thème qu’il a beaucoup développé au point que ses biographes les plus bienveillants, les plus désireux de le présenter comme démocrate, ont beaucoup de peine à trouver, pour d’autres époques, des propos aussi nombreux et affirmatifs en faveur de la République.
12En fait, il se moque de choisir entre royauté et République. L’autorité -en l’occurrence la monarchie- qui se sent légitime est modérée, « modifiée par le temps, adoucie par l’habitude [...]. Sa transmission régulière et paisible rend la soumission plus facile et la puissance moins ombrageuse »13. À l’inverse, « l’usurpation exige de la part de tous une abdication immédiate en faveur d’un seul : elle soulève toutes les prétentions, elle met en fermentation tous les amours propres »14. L’usurpateur n’atteint le sommet qu’après s’être déshonoré en guerres et en massacres. Il a besoin de maintenir une ambiance belliqueuse pour justifier l’importance des troupes qu’il conserve autour de lui et qui le protègent. Il doit entretenir une classe nombreuse d’agents publics pour s’assurer leur soutien. Il doit imposer un système de surveillance des écrits et même des esprits.
13C’est pour Constant l’occasion de présenter sa distinction entre la liberté des anciens et celle des modernes. La première tenait à « la participation active au pouvoir collectif »15, ce qui n’est désormais guère possible avec les grandes nations de l’époque contemporaine ; la seconde implique « la jouissance paisible de l’indépendance individuelle »16. C’est cette liberté à laquelle il tient. C’est elle que le despote illégitime menace. Certains croient trouver un argument en sa faveur en soutenant que, placé au-dessus de tous, possédant tout, il n’a aucune raison de ne pas se montrer désintéressé et exclusivement attaché à l’intérêt général. En fait, sa position l’isole et l’expose à toutes les erreurs et à toutes les tromperies : « La vérité ne remontera plus avec exactitude jusqu’au faîte du pouvoir ; la justice ne descendra plus, entière et pure, dans les rangs obscurs du peuple. Une seule transmission infidèle suffit pour tromper l’autorité, et pour l’armer contre l’innocence »17.
14Ici, Constant perd de vue son propos principal. Ce n’est plus de légitimité et d’usurpation qu’il traite, mais de pouvoir despotique, quelle qu’en soit l’origine. En même temps, il est conforme à son propos général. Il oublie le thème principal de son ouvrage -la dénonciation d’un pouvoir arrivé par la force et se maintenant par la violence- parce que la question du mode d’accession à l’autorité suprême ne l’intéresse guère. Il paraît y revenir un peu plus loin avec un chapitre sur le « despotisme comme moyen de durée pour l’usurpation »18. Mais il s’en éloigne rapidement avec le chapitre suivant consacré à « l’effet des mesures illégales et despotiques, dans les gouvernements réguliers eux-mêmes »19. La conclusion cherche à tout réconcilier : le despotisme est désormais impossible ; étant donné le progrès des idées et l’attachement des nations à la liberté, le pouvoir usurpé ne pourra se maintenir.
15Même dans cet ouvrage qu’il a choisi de consacrer au despotisme, Constant n’arrive donc pas à s’intéresser durablement à la question de la plus ou moins grande légitimité du pouvoir en fonction de son origine. Il y a là en effet une notion qui ne lui paraît guère opératoire.
II - La notion de légitimité par l’origine n’est guère utilisable
16Ici, Constant est parfaitement en phase avec le courant libéral qu’il incarne. Au XVIIIème siècle, les tenants du libéralisme, tels Voltaire et Diderot, n’hésitent pas à se mettre au service de monarques étrangers, peut-être éclairés mais médiocrement libéraux et pacifiques. Ainsi Frédéric II et Catherine II. Pour le défenseur de Calas comme pour le promoteur de L’Encyclopédie, ce qui est important, c’est moins de s’interroger sur les principes à la base du pouvoir en place que de faire en sorte que ce pouvoir s’exerce en évitant l’arbitraire, voire l’autoritarisme. Encore qu’il ne cite guère ni Voltaire ni Diderot20, Constant se situe dans cette logique21. Sa carrière en témoigne. Il se met successivement au service de tous les pouvoirs installés en France à partir du Directoire. Il les abandonne lorsqu’ils dérivent vers un autoritarisme dont il ne peut se sentir solidaire.
17Finalement, cette position est assez logique. Le fait qu’un pouvoir soit légitime, qu’il puisse s’appuyer sur des arguments tels que le droit divin ou l’ancienneté, a fortiori sur les deux, ne donne aucune sécurité quant à ses modes d’exercice. Au contraire parfois : un monarque d’une légitimité apparemment incontestable risque de se sentir plus à l’aise pour gouverner en fonction de l’idée qu’il se fait de l’intérêt général, conforté dans la certitude que personne ne bénéficie d’une position comparable à la sienne, avec une hauteur de vue et une vision synthétique des questions qui justifient les décisions apparemment les plus incompréhensibles pour ceux qui n’exercent pas, de droit certain, la magistrature suprême.
18Rien qui répugne plus à Constant. Rien qui lui paraisse plus odieux et dangereux que ces responsables politiques se croyant investis d’une fonction leur conférant l’infaillibilité. De même qu’au moment de prouver le caractère anachronique de la force comme moyen d’accroître un pouvoir politique, c’est l’année 1814 qui fournit à Constant l’occasion de développer sa pensée quant à l’absurdité des prétentions d’un certain nombre de princes à bénéficier d’une légitimité incontestable. Enhardi par l’ambiance de liberté qui règne sous la première Restauration, il se montre particulièrement brutal dans sa présentation des éléments qui interdisent à toutes les dynasties européennes de se prétendre incontestables. Il se montrera plus prudent par la suite.
19A l’époque, il est également mu par la recherche d’une position dont les reclassements dus à la chute de Napoléon lui font pressentir que c’est le moment ou jamais d’y accéder. Il scrute toutes les pistes possibles. Il songe à Bernadotte. Il envisage de partir en Allemagne22. Murat est l’un de ces protecteurs sous la bannière desquels il songe à se ranger. Le roi de Naples, installé sur le trône par l’empereur des Français mais qui a su trahir son bienfaiteur en temps opportun, se rend compte que les vieilles dynasties européennes victorieuses ne le considèrent pas tout à fait comme des leurs, même si elles l’ont confirmé sur son trône lorsque le péril napoléonien l’exigeait. Le journal intime de Constant reflète les espoirs qu’il met dans la bienveillance de Murât à son égard23.
20Dans un opuscule présentant ses Idées sur la conservation du royaume de Naples au roi Joachim 1er24, il se situe dans la logique de l’ouvrage sur l’Esprit de conquête, soulignant que l’on ne peut reprocher à Murât d’avoir gagné son royaume les armes à la main puisque l’on ne saurait l’en priver qu’en recourant aux mêmes moyens : « Le droit de conquête ne signifie rien, parce que ce que le droit de conquête a établi, le même droit de conquête peut le renverser, et que si on prend les armes pour enlever au roi Joachim son trône, son expulsion sera aussi fondée sur le droit de conquête ».
21Il développe l’argumentation dans ses Observations sur un écrit intitulé : Des Bourbons de Naples25. Il souligne tout ce que la coalition monarchique dressée contre Napoléon doit à Murat. S’il est vrai que l’on peut le considérer comme un fils de la Révolution et, à l’origine, comme une créature de Buonaparte, il « n’en a pas moins coopéré à terminer cette révolution et à délivrer l’Europe, de concert avec les puissances alliées, et par suite d’un traité formel avec l’une des plus éminentes26 ; traité ratifié de fait par toutes les autres, puisqu’elles ont profité de cette importante coopération ».
22La démonstration de Constant se veut impeccable même si elle le conduit à des propos un peu iconoclastes. En fait il s’agit rien moins que de démontrer qu’aucune dynastie européenne ne peut se targuer de droits indiscutables. La liste est longue et n’épargne à peu près personne. Il n’est guère de tête couronnée en Europe qui ne contrôle quelques territoires par une conquête intervenue à la faveur des grands ébranlements imputables à la Révolution française. C’est dans ces conditions que l’empereur d’Autriche a étendu son autorité à Venise, le roi de Sardaigne à Gênes, le roi de Prusse à Mayence et Luxembourg, le prince d’Orange aux Pays-Bas, l’empereur Alexandre à la Pologne27. Finalement, tout le monde a profité de la Révolution et, s’il fallait revenir au statu quo ante, tout le monde y perdrait.
23Constant se rend compte que l’argument n’est pas totalement convaincant dans la mesure où l’on ne peut tout à fait comparer la maison de Savoie, les Hohenzollern, les Orange, les Romanov avec la lignée sensiblement plus récente de Murat. Il répond avant même qu’on ne lui présente l’objection : peu importe que ces « dynasties soient plus anciennes, cela ne change rien à leurs rapports avec des peuples qui ne leur en sont pas moins étrangers, comme les Napolitains l’étaient autrefois au prince qui les gouverne »28.
24Il se rend compte aussi que la longue liste des usurpations auxquelles se sont livrées la plupart des vieilles familles européennes à la faveur de la Révolution pourrait être regardée comme une incitation à des remises en cause génératrices de nouvelles guerres. Il ne souhaite rien de tel. Par prudence personnelle et par goût de l’ordre, il proteste chercher au contraire à maintenir tous les pouvoirs en place avec d’autant plus de détermination que les peuples ont pris des habitudes de révolte dont aucun monarque n’est à l’abri. Il ne faut surtout pas « ébranler tous les arrangements qui ont été pris en Europe depuis vingt-cinq ans »29. La menace affleure. Il est de « l’intérêt le plus impérieux » de tous de « ne rien remettre en question »30.
25On pourrait imaginer que Louis XVIII soit épargné dans cette énumération des monarques à la légitimité douteuse, du moins pour certaines de leurs possessions. Il n’en n’est rien. A son encontre, Constant trouve l’argument qui ébranle : après tout, les Mérovingiens ont des droits plus anciens et il est des « descendants de Clovis qui vivent encore »31. Comme conscient de son audace, Constant s’empresse d’accumuler les compliments en faveur de Louis XVIII : « roi juste, sage et généreux », « caractère si calme et si magnanime », « prudence éclairée », « moralité supérieure », « honnête homme », « courageux », « de bonne foi », « mérite de la noblesse », « mérite de la loyauté », « pareil à la Providence », « génie tutélaire de la France...»32. De toute façon, cela ne change rien du point de vue de la légitimité dynastique. Il faut conserver Louis XVIII sur le trône parce que le contester menacerait tout le monde.
26C’est donc à propos du roi de Naples que Constant développe le plus longuement l’idée d’une légitimité douteuse de toutes les têtes couronnées d’Europe. Il reprend l’argument chaque fois que cela lui est utile. Ainsi, dans les Mémoires sur les Cent-Jours, il se défend contre ceux qui l’accusent d’avoir servi un pouvoir illégal. Comme à l’accoutumée, il se garde de chercher à prouver les droits de Napoléon à reprendre son trône en 1815. De façon inattendue pour ceux qui ne connaissent pas sa thèse de l’illégitimité de tous les chefs d’État, il explique que le pouvoir de l’Empereur n’était pas moins illégal avant 1814, que Bonaparte n’était pas « moins usurpateur en 1814, en 1812, en 1808 » : bien sûr, il avait bénéficié de la reconnaissance d’un certain nombre de monarques étrangers, mais il lui a toujours manqué la renonciation de Louis XVIII à ses droits. Ici, le frère de Louis XVI est présenté comme « le monarque légitime ». Dans ces conditions, « l’assentiment de l’Europe entière n’a pu conférer à Napoléon avant 1814 aucune légitimité »33.
27On l’a compris. De cette débâcle universelle des légitimités, Constant n’entend pas déduire la nécessité d’une croisade contre les pouvoirs en place. Au contraire, personne ne pouvant se considérer comme assuré sur son trône, chacun doit se sentir solidaire du maintien de tous sans exception. Si l’ordre doit assurément profiter d’une telle démonstration, qu’en est-il de la liberté, suprême pensée pour l’auteur des Principes de politique ? Sans doute Constant n’exclut-il pas qu’un pouvoir un peu fragile puisse rechercher dans le respect des principes libéraux un moyen de se consolider. Au-delà de cette arrière-pensée, il est, pour Constant, utile de souligner que ces lacunes assez générales du point de vue de la légitimité, peuvent être compensées par l’exercice du pouvoir. Finalement, c’est le respect de la liberté par les gouvernants qui les légitime.
28C’est là dessus qu’il insiste pour justifier le maintien au pouvoir de Joachim Murat. Il a su abolir la féodalité, il s’est mis en devoir de « créer des institutions libérales, alléger encore le poids des impôts que déjà il a diminué depuis que la guerre a cessé »34. Sans doute y a-t-il pas mal de complaisance dans cette évocation d’un maréchal-roi mettant la liberté au premier plan de ses préoccupations. Il est vrai que par comparaison avec son prédécesseur, Ferdinand IV, porté à tenter de se consolider sur le trône par des mesures de la plus extrême rigueur35, Joachim 1er paraît plutôt modéré et ouvert aux idées nouvelles. Au surplus, il n’est pas exclu que Constant soit sincèrement convaincu d’une certaine dose de libéralisme chez Murat36. De toute façon, cela correspond bien à ses schémas intellectuels, favorables à la liberté, passablement indifférents à l’hérédité.
Notes de bas de page
1 Etienne HOFMANN, Les « principes de politiques » de Benjamin Constant ; la genèse d’une œuvre et l’évolution de la pensée de son auteur (1789-1806), Genève 1980, 2 vol.
2 Paul BASTID, Benjamin Constant et sa doctrine, Paris 1966, 2 vol.
3 Olivier DEVAUX, « Introduction » aux Principes de politique, dans Benjamin CONSTANT, Œuvres complètes, t. IX, 2, Tubingen 2001, p. 655 à 666.
4 De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, in Benjamin CONSTANT, Œuvres, texte présenté et annoté par Alfred Roulin, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1957, p. 949-1062.
5 Journal intime, janvier 1814, in Œuvres, p. 689.
6 Ibid.
7 De l’esprit de conquête..., chap. II Du caractère des nations modernes relativement à la guerre, p. 960.
8 Ibid., chap. III De l’esprit de conquête dans l’état actuel de l’Europe, p. 963.
9 André CABANIS et Olivier DEVAUX, « La liberté contre la loi chez Benjamin Constant », dans Pensée politique et loi, Aix-en-Provence 2000, p. 257 à 260.
10 Ibid., chap. VI Influence de cet esprit militaire sur l’état intérieur des peuples, p. 967.
11 Ibid., chap. II Du caractère des nations modernes relativement à la guerre.
12 Ibid. chap. XV Résultats du système guerrier à l’époque actuelle, p. 989.
13 De l’esprit de conquête..., chapitre II Différences entre l’usurpation et la monarchie, Œuvres, p. 995.
14 Ibid.
15 Ibid., chap. V L’usurpation ne peut-elle se maintenir par la force ?, ibid., p. 1010.
16 Ibid.
17 Ibid., chap. X Sophisme en faveur de l’arbitraire exercé par un seul homme, ibid., p. 1026.
18 Ibid., chap. XV, Du despotisme comme moyen de durée pour l’usurpation, ibid., p. 1043. Sur la stabilité, par réduction des attentes, des régimes despotiques : Benjamin CONSTANT, « Introduction à l’histoire des Républiques italiennes, par M. de SISMONDI », dans Mercure de France, 19 avril 1818, p. 513-514 (cité dans Éphraïm HARPAZ, Recueil d’articles, t. 1, Genève 1972, p. 376-377).
19 De l’esprit de conquête..., chap. XVI, De l’effet des mesures illégales et despotiques dans les gouvernements réguliers eux-mêmes, ibid., p. 1047.
20 Journal intime, 15 avril 1804, « Euripide est un poète tout à fait moderne [...] Je trouve un grand rapport entre lui et Votaire comme poète tragique [...] Euripide aurait écrit Tancrède : il y aurait mis la sensibilité qui fait le charme de cette tragédie et il y aurait mis aussi ce vers si ridicule là où il est placé : L’injustice à la fin produit l’indépendance et ceux qui le précèdent et le suivent ». Constant fait également allusion dans son journal (27 et 30 décembre 1805) à Mérope, tragédie inspirée d’Euripide que Voltaire fit jouer en 1745. Diderot est évoqué à propos d’une tragédie allemande intitulée « Du pouvoir des préjugés ». Voir Œuvres, p. 259-260, 526 et 902.
21 D. CABANIS et A. CABANIS, Contribution à l’histoire des idées politiques, Paris 1989, p. 310 à 314.
22 Journal, 4 au 10 décembre 1814, Œuvres, p. 726-727
23 Ibid., 5 novembre 1814 : « Il faut tirer parti de l’histoire de Naples pour obtenir au moins la légion d’honneur » ; 9 décembre 1814 : « Nomination de commandeur de l’Ordre des deux-Siciles. Il faut partir. Vogue la galère ». Œuvres, p. 727.
24 BN, N.a.fr. 13265, f° 6-7.
25 Observations sur un écrit intitulé : Des Bourbons de Naples, et Réflexions d’un Napolitain, Paris, 1814.
26 Traité d’alliance du 10 janvier 1814 conclu entre Murat et l’Autriche, le roi de Naples mettant 30 000 hommes à la disposition des coalisés et obtenant, en contrepartie, son maintien sur le trône ; de plus, le 3 février, Murât signe avec l’Angleterre un second traité mettant fin aux hostilité et rétablissant le commerce avec cette puissance ; même si ce second accord n’aborde pas explicitement la question du maintien de Murât, il est entendu que l’Angleterre accepte les termes du traité conclu avec l’Autriche.
27 Observations sur un écrit intitulé : Des Bourbons de Naples, et réflexions d’un Napolitain, Paris, 1814, p. 8.
28 Ibid.
29 Ibid.
30 Ibid., p. 9.
31 Ibid., p. 11.
32 Ibid., p. 12-13.
33 Donc, après les Cent-Jours, Constant paraît affirmer l’illégitimité de Napoléon, la presse un discours qui semble très différent, très favorable à la légitimité de celui pour lequel il a rédigé l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire. Cette position s’explique évidemment par le souci de justifier son ralliement et, même si l’article paraît anonymement, l’auteur compte bien sur le fait qu’on le reconnaîtra : « Il est excellent, note-t-il en effet dans son journal le 4 avril 1815, et fera de l’effet. Si on me devine, et on me devinera, l’on en dira de belles... » (Œuvres, p. 745). En fait, à le prendre au pied de la lettre, il se borne, après 1815, à soutenir que Napoléon n’est « pas moins usurpateur » avant qu’après sa première abdication. Très logiquement pour un libéral, ce n’est pas l’origine du pouvoir qui le justifie mais la façon de l’exercer, en protégeant les libertés publiques. Dans cet article intitulé « Observations sur une déclaration du congrès de Vienne » et publié, le 4 avril 1815, dans le Journal de Paris puis repris, le 5 avril, dans le Moniteur, ce pragmatisme de Constant s’affirme sans détour. Peu lui chaut la doctrine, seul les faits et la pratique comptent. Napoléon est légitime parce que, avec le soutien de la nation, il s’est ressaisi du pouvoir et qu’il s’est engagé à respecter les libertés individuelle et politique : « Louis XVIII n’est plus sur son trône ; il n’est plus en France (...) aujourd’hui l’Empereur est en possession pleine et incontestable (...) L’Empereur sort de sa retraite avec un nouveau système extérieur et intérieur : il renonce pour l’extérieur à l’idée du grand empire ; il veut pour l’intérieur une constitution libre (...) ce pouvoir consacre le système représentatif, la responsabilité des agens, l’absence de l’arbitraire, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté des cultes [...] La question est donc celle-ci : Une nation, brave et forte, a changé de chef. Celui qu’elle a pris lui promet le gouvernement qu’elle désire. Elle croit à ses promesses. L’étranger n’a plus rien à dire ».
34 Observations sur un écrit..., p. 90.
35 Ayant signé un traité de paix avec la France (1797), Ferdinand IV dut s’enfuir en Sicile après la révolte des Napolitains (1799) et la constitution de la République Parthénopéenne (1799-1800). Après que cette dernière ait été vaincue, la monarchie fut brièvement rétablie, ce retour à l’ancien régime s’accompagnant de 120 exécutions et plus de 1100 condamnations à de longues peines de prison. En 1805, les Bourbons furent chassés de Naples, Napoléon donnant ce royaume à son frère Joseph (1806), puis à Murat (1808). « Pendant le court rétablissement de la puissance de Ferdinand sur ses anciens sujets, quelles vengeances n’ont pas été exercées ? [...] Que de victimes l’Italie entière ne pleure-t-elle pas encore aujourd’hui ? Et quelles victimes ! les hommes les plus estimés, les plus irréprochables, les plus célèbres dans les lettres, dans l’administration, dans les sciences et dans les arts ! » Observations sur un écrit..., p. 13.
36 Comme en témoigne, en quelque sorte par contiguïté, une lettre de Madame de Staël à Murat : « Je vous adore, non parce que vous êtes roi, non parce que vous êtes un héros, mais parce que vous êtes un vrai ami de la liberté ». Cité par Paul GAUTIER, Madame de Staël et Napoléon, Paris, Plon-Nourrit, 1921, p. 367.
Notes de fin
* Article rédigé avec O. DEVAUX et publié dans Prendre le pouvoir. Force et légitimité (B. BRUGUIERE dir.), Etudes d’histoire du droit et des idées politiques, n° 6, Toulouse 2002, p. 227 à 237.
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Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017