La caution scientifique du « groupe d’Auteuil » : le docteur Cabanis, médecin de la société*
p. 69-78
Texte intégral
1S’i1 est un côté sympathique chez le docteur Cabanis que desservait une affectation de gravité un peu ostensible mais caractéristique de l’époque, ce sont les amitiés grâce auxquelles il est quelque peu passé à la postérité. Pour le reste, il n’a pas laissé de trace indélébile1. Si l’on se souvient de sa qualité de médecin, c’est surtout pour les douteux cadeaux qu’il confia, à leur demande, à plusieurs membres des assemblées révolutionnaires : du poison pour en finir plus vite en cas de défaite et de mise hors la loi2. S’il joua un certain rôle politique au Conseil des cinq-cents, puis dans le Sénat napoléonien, c’est surtout par sa participation au coup d’Etat du 18 brumaire qui sonna le glas d’une Constitution qu’il aurait dû défendre, puis par sa complaisance bougonne à l’égard d’un régime impérial tournant de plus en plus à la dictature militaire. Si ses notices biographiques continuent à le qualifier de « philosophe » et à rappeler son appartenance au courant des idéologues, c’est généralement pour souligner ensuite sa médiocre originalité par rapport au sensualisme de Condillac et les limites d’un athéisme militant qui le conduit à chercher la cause finale de tout dans les Rapports du physique et du moral de l’homme3, pour reprendre le titre de son principal ouvrage.
2Médiocre et prudent tant dans sa vie publique que privée mais couvrant tout cela d’une apparence de gravité fort empesée et d’un flot de formules sonores, il sut surtout se glisser dans le très proche entourage de personnalités aussi diverses qu’exceptionnelles, au premier rang desquels Mirabeau, Condorcet et Napoléon. Il en fut par moment si proche qu’il est impossible de parler d’elles, des derniers jours de Mirabeau4 par exemple, du groupe qui entourait Condorcet jusqu’à la défaite des Girondins, de Bonaparte au début du Consulat, sans évoquer sa présence, discrète et influente. Il se faufile dans l’histoire à l’ombre de protecteurs puissants, parfois flamboyants. Il leur apporte la caution d’une honnête modération, loin des appétits vulgaires et des tumultes d’une époque fort agitée, ainsi que l’appui d’une réflexion à prétention philosophique, en tout cas très cohérente avec son temps.
3C’est par ce dernier aspect que Cabanis trouve sa place parmi les idéologues, parmi ces membres du « groupe d’Auteuil » qui, à peu près seuls entre 1800 et 1814, jettent les bases du courant libéral destiné à dominer le XIXe siècle. Volney reste marqué par un mirage oriental qu’ont vivifié ses voyages en Syrie et en Egypte5. Roederer tente douloureusement de concilier son attachement aux valeurs héritées du siècle des lumières, et ses liens avec un régime bonapartiste qui lui paraît le seul moyen de satisfaire une ambition maussade6. Destutt de Tracy s’ensevelit dans un défi impossible, celui de fournir à l’appareil d’enseignement réformé un corps cohérent de connaissances, fondé sur la seule raison, adapté aux temps nouveaux7. Cabanis, pour sa part et si l’on dépasse son appartenance au courant sensualiste, demeure comme l’archétype du bourgeois du XIXe siècle. De ce point de vue du moins, il est plutôt en avance sur son temps.
4Il serait évidemment fort simplificateur d’en déduire que ses nombreuses références à Condillac et à l’école sensualiste relèvent de la seule apparence, d’un parrainage commode et flatteur mais artificiel. C’est au contraire ce qui fait l’unité de ses écrits, soit qu’il retrace les progrès de la médecine et sa sortie des superstitions du Moyen-Age pour accéder à une connaissance fondée sur l’observation et sur la raison déductrice8, soit qu’il rapporte sur les réformes à introduire dans les institutions sociales dont la république veut doter le pays et qui doivent s’occuper aussi bien des corps que des esprits9, soit qu’il s’élève jusqu’à ces rapports du physique et du moral de l’homme qui lui fournissent l’occasion d’un éloge ostensible de Condillac. C’est également là qu’il s’en démarque. Il ne croit pas que les idées, les jugements viennent uniquement de sensations reçues de l’extérieur. Ils peuvent également résulter d’impressions internes10, des diverses dispositions et évolutions qui affectent les organes de notre corps.
5Cela permet d’expliquer les transformations morales qui frappent chaque individu au fur et à mesure de son évolution physique, avec des points de passage particulièrement importants, telles la puberté, l’entrée dans l’âge mûr ou la vieillesse. Ceci éclaire également les mutations dans les réactions, jusque dans la personnalité, que l’on peut constater à la suite de certaines maladies. Elle rend compréhensible les actes que les êtres vivants sont capables d’accomplir dès leur naissance -téter par exemple- avant d’avoir reçu aucune sensation d’origine externe et qui relèvent de ce que l’on appelle par commodité l’instinct11. Sur tous ces points, son expérience de médecin est fort utile. Cabanis cite des anecdotes, des témoignages à l’appui de chacune de ses affirmations sur l’importance des impressions internes, sur les mutations, voire sur les révolutions morales que subit chaque homme au cours de sa vie.
6Il étend tout naturellement sa réflexion à l’étude de la société. Sa participation à des fonctions administratives et à des assemblées législatives l’y incite. Il applique à l’examen du corps social les méthodes qui lui semblent avoir si bien réussi pour connaître et expliquer les réactions des individus. Les termes de « maladies de la société », d’« effets de contagion », de « traitements » à appliquer viennent quasiment d’eux-mêmes sous sa plume. C’est en médecin qu’il se penche sur les maux qui affectent notre organisation sociale, avec l’assurance que donne la connaissance scientifique, avec l’apparence de certitude qui constitue l’une des conditions du succès de toute prophylaxie. A ses animosités, à ses convictions de bourgeois du XIXe siècle commençant, il trouve des justifications objectives et des explications rationnelles. Anticlérical dans la tradition voltairienne, il décèle dans les tendances de certains à la religiosité, « la plus dangereuse maladie de la nature humaine »12, une forme de maladie de l’imagination (I). Conservateur comme il se doit chez la plupart de ceux qui ont échappé difficilement aux persécutions de la Révolution et qui en craignent le retour, il présente le travail comme le remède naturel et quasi infaillible à imposer aux parties malades du corps social pour hâter leur régénération (II). Prudent par tempérament, dans sa vie privée comme dans les charges publiques qui lui ont été confiées, il fait de la lutte contre tous les excès, une sorte de vertu, en tous cas une hygiène de vie à prescrire tant à l’individu qu’à la société (III).
I - La religion, une maladie de l’imagination
7Son anticléricalisme voltairien, ses analyses à prétention scientifique ne peuvent que l’ancrer dans une forme de matérialisme athée. C’est en tous cas l’image que nombre de contemporains ont gardé de lui, d’autant plus perplexes que la mode était plutôt à un déisme vague. Comme nombre d’auteurs formés au siècle des lumières, il poursuit les religions révélées d’une haine et d’un mépris qui dépassent l’observation sereine qu’il prétend accorder à tous les phénomènes sociaux. Bien qu’il n’ait consacré aucun écrit important à la religion ou au sentiment religieux en général, la lecture de ses œuvres ne laisse aucun doute sur sa conviction en ce domaine. A propos de tout et de rien, à l’occasion de développements sur les sujets les plus divers, telles l’histoire de la médecine, la description du fonctionnement des institutions d’entraide sociale ou l’évocation des techniques d’éducation dans le monde, il ponctue ses raisonnements de remarques fielleuses contre la malfaisance des religions et la perversité des prêtres. Tout lui est occasion de jeter son venin sur ce sujet.
8Aucune religion ne trouve grâce à ses yeux. Même lorsqu’il s’agit de son époque de prédilection, de cette Grèce antique où il croit pouvoir déceler les fondements de toute notre science à la lumière de la pure raison, il ne manque pas de dénoncer les « jongleries sacerdotales »13 auxquelles se livrait le clergé pour faire croire aux fidèles qu’il était capable de guérir tous les maux et, bien sûr, pour accroître ses revenus. Les temples voués à Esculape étaient le théâtre de mille escroqueries, mises en scène par des « prêtres avides et menteurs »14. Il faut attendre l’intervention des philosophes pour libérer le médecin de ces superstitions meurtrières. Encore reprennent-elles facilement le dessus et c’est, pour Cabanis, l’occasion de dénoncer « l’ignorante fureur des Musulmans »15, coupables notamment de l’incendie de la grande bibliothèque d’Alexandrie en vue de détruire tout ce qui ne serait pas le Coran.
9Mais c’est la religion catholique qui attire ses coups les plus violents. Intolérance, superstitions ridicules, pratiques contre nature, elle présente, à ses yeux, tous les défauts, les plus rédhibitoires pour l’individu et pour la société. Cabanis porte sur elle le regard du médecin et débusque aisément des causes médicales, à la lisière de la folie et de la perversité, dans nombre de prescriptions absurdes, parfois criminelles. Une telle explication éclaire d’un jour nouveau toute l’histoire de l’humanité depuis la naissance du Christ. Certaines époques, comme le Moyen-Age, furent particulièrement touchées, ainsi qu’en témoignent de véritables actes de folie collective : « à ne considérer que l’absurdité de l’entreprise et l’ignorante férocité qui l’inspira, les croisades ne furent qu’une maladie superstitieuse et cruelle d’un temps de barbarie »16.
10Nulle part, la perversité maladive du catholicisme n’est mieux perceptible que dans les règles contre nature qui organisent la vie conventuelle. Là, l’indignation de Cabanis est portée à son comble. La religion abuse de la fragilité des jeunes gens, de leur tendance à s’enthousiasmer et à se sacrifier17. Elle les enferme dans des lieux clos où se développent toutes sortes de vices et de maladies, à la fois physiques et mentales. Ce sont des esprits de plus en plus avilis, des corps délibérément écrasés qui peuplent les communautés monastiques. La paresse et le vice font le reste. Les fondateurs des ordres et les supérieurs qui leur succèdent imposent sciemment des règles mutilantes de la volonté et de la liberté. Une atmosphère de guerre entre moines exaspérés règne en permanence. Les abbés se savent entourés de haine et mettent tout en œuvre pour assurer leur domination...
11L’indignation ne fait pas oublier à Cabanis son penchant pour la théorie des climats18. Il tente de proposer une typologie des communautés monastiques en fonction de leur lieu d’implantation. S’il n’y en a pas une pour sauver l’autre, du moins sont-elles diverses dans leurs défauts. Il oppose « la férocité stupide des moines d’orient », aux « folies inconcevables de ceux de la Thébaïde, dont un soleil brûlant allumait le cerveau », se lamentant enfin « de la fourberie, des mœurs abominables et des malheurs profonds de ceux d’Europe »19. Il n’est qu’une congrégation qui trouve grâce à ses yeux, « l’Association libre des sœurs de charité »20 qui ne s’engagent que pour douze mois et qui renouvellent d’autant plus volontiers leurs vœux d’année en année qu’elles se sentent moins contraintes. Ce pourrait être une solution, une sorte de sas par lequel faire passer les religieuses des autres ordres désirant être libérées d’engagements précoces et trop durables.
12Quittant le terrain de l’anecdote, Cabanis entend s’élever à un jugement général sur les religions. Il leur concède quelque utilité dans les premiers temps de l’histoire de l’humanité lorsqu’elles fournirent un lien à des individus isolés, des occasions de fêtes et d’échanges, dont naquit le commerce des choses et des idées. Mais tout est perdu dès « l’établissement d’un système sacerdotal quelconque »21. A partir de là, quelque effort que l’on fasse pour juger les religions positives en fonction d’une « balance impartiale », « le mal, sans doute, l’emporte de beaucoup »22.
13Chez les esprits les plus faibles, les plus vulnérables, le clergé sème l’angoisse, des craintes chimériques et des espoirs absurdes. Et Cabanis de puiser dans son expérience de médecin toutes sortes de témoignages et de preuves sur les maladies engendrées par une trop grande religiosité. Dans les familles, le prêtre fomente divisions et intrigues, des animosités fratricides sur lesquelles il fonde son influence. Il prétend régir toute action et édicter toute règle morale. Il n’est jusqu’à l’idée de pénitence et de pardon, chère aux catholiques, qui ne constitue un encouragement aux plus grands crimes en montrant la rédemption toujours possible. Il est de l’intérêt de la société de se débarrasser de tout ce fatras, de cette maladie sociale23.
14Pour combler le besoin de croire, il suffira d’une « religion simple et consolante »24, celle des stoïciens sous l’Antiquité, celle de Franklin et de Turgot en ce début du XIXe siècle. Cabanis en esquisse les contours. Sur le ton de l’hypothèse, il évoque l’éventualité d’un « ordonnateur suprême des choses »25. Mais pas question de reconnaître son intervention dans chaque circonstance individuelle de l’évolution de l’humanité. Tout au plus peut-on lui attribuer des lois générales et éternelles, régissant le monde pour toujours, récompensant la vertu et punissant le vice. Au surplus, tout cela n’est qu’éventuel. Il n’est pas besoin de divinité, ni de paradis pour que les hommes soient incités à pratiquer le bien. « Quand il n’y aurait pas de vie à venir »26, le seul spectacle des méchants naturellement et logiquement châtiés et malheureux, doit suffire à garantir la morale et la justice.
II - Le travail, prophylaxie sociale
15Encore faut-il s’entendre sur la notion de justice sociale telle que la conçoit Cabanis. En cela aussi, il annonce le XIXe siècle, avec le triomphe d’une bourgeoisie forte de sa bonne conscience. S’il évoque l’avènement du « régime bienfaisant de l’égalité », c’est bien entendu d’égalité juridique qu’il s’agit. Il dénonce avec vigueur les illusions chimériques de ceux qui osent réclamer l’avènement d’une « égalité absolue », prétention absurde puisque démentie aussi bien par l’histoire qui n’en donne aucun exemple convaincant, que par la raison qui montre toute l’injustice qu’il y aurait à imposer des situations identiques à des individus évidemment dotés de « facultés inégales »27.
16Dans ces conditions, il faut dénoncer l’habituelle et trop démagogique exigence d’égalité à promouvoir au profit des plus défavorisés. Ce sont, au contraire, ces derniers qui doivent voir dans les différences de fortunes, un encouragement à échapper à leur situation misérable, un objectif à portée de leurs talents. A condition de ne pas dépasser certaines limites, l’inégalité apparaît comme « le mobile le plus puissant, le ressort le plus utile à l’état social »28. L’abondance dont bénéficient ceux qui ont su déployer le plus de travail et le plus d’adresse, pousse tous les autres à se lancer dans des entreprises dont la société sera la première bénéficiaire.
17C’est en fonction de ces mécanismes bienfaisants que doit être jugé et protégé le droit de propriété. Les lois qui le garantissent sont « également bienfaisantes pour celui qui possède beaucoup, pour celui qui possède peu, pour celui même qui ne possède rien »29. Et Cabanis qui n’en est pas à un paradoxe près, de soutenir que la propriété est équitablement protectrice « de la tranquillité du riche et des espérances du pauvre ». Encore faut-il, précise-t-il cependant, que l’opulence insolite des uns n’insulte pas l’insoutenable misère des autres. Mais cela ne se pourrait que si des lois tyranniques empêchaient les mécanismes naturels de permettre à chacun d’obtenir ce qu’il mérite en fonction de ses talents.
18Voilà l’occasion de se faire l’avocat du libéralisme économique, sans du moins que le terme figure sous la plume de Cabanis. Il dénonce les lois « qui gênent l’industrie » et « qui dénaturent la transmission des propriétés »30. Bien sûr, ce sont les privilèges accordés à certains par l’Ancien Régime qu’il condamne ainsi mais son animosité à l’égard de l’intervention de l’Etat va au-delà de la mise en cause du passé. Elle s’étend à « toutes les formes d’administration qui se prêtent aux déprédations, aux gaspillages »31. Les lois adoptées soi-disant pour venir en aide aux plus démunis ne font qu’encourager la paresse et retarder l’avènement de la véritable égalité. Il n’est jusqu’aux lois de maximum et aux mesures de réquisition prises par les révolutionnaires qu’il condamne au nom de la préservation des sources de richesses existantes32. Ce sont toujours les pauvres qui sont les premières victimes des troubles causés par des événements révolutionnaires qu’ils ont pourtant cru devoir appeler de leurs vœux. Les craintes de Cabanis à l’égard de tout ce qui peut perturber les mécanismes naturels de l’économie sont si fortes qu’il se méfie même du papier-monnaie, position singulièrement en retard sur son temps en ce début du XIXe siècle.
19Son conservatisme trouve un terrain d’épanouissement dans ces rapports sur les secours publics qu’il présente à la commission des hôpitaux de Paris au cours des années 1791, 1792 et 1793. Une idée revient, avec une régularité obstinée : il faut la plus « grande circonspection »33 dans la distribution des aides aux plus défavorisés, si l’on ne veut pas encourager la paresse et le vice, donc aggraver le mal au lieu de l’alléger. Il répète l’idée sans crainte de lasser, de rapport en rapport, avec une constance qui donne à leur réunion sous la forme d’une brochure unique, des allures de litanies.
20Il est vrai que l’enjeu lui paraît d’importance : c’est toute l’organisation sociale qui risque d’être emportée si les inégalités s’exaspèrent au-delà d’une certaine limite et c’est à quoi peut tendre une législation apparemment et maladroitement généreuse. Au surplus et comme toujours lorsqu’il s’agit de contraindre les nécessiteux, il ajoute que les rigueurs sont nécessaires du point de vue de la dignité même de ceux auxquelles elles sont imposées, A l’inverse, des mesures d’aide pure et simple en faveur des pauvres constitueraient « des moyens lâches et coupables d’avilir le peuple »34. Sauf à lui imposer un travail corrélatif.
21Voilà le grand remède : « le travail honore l’homme : il ennoblit, il consacre toutes les jouissances »35. Il en parle en homme sûr de ses revenus. Il énumère les tâches qu’il destine aux nécessiteux, sans se sentir lui-même en rien menacé : « un canal à creuser, une montagne à couper, des terres à transporter, un sol à niveler »36. Les santés se consolideront avec un travail sain et au grand air ; les tendances lymphatiques s’évanouiront. Ce qui convient aux pauvres ne peut qu’être appliqué avec un égal profit aux criminels en prison. Eux aussi doivent se voir imposer un labeur propice non seulement à leur réhabilitation physique et morale et à leur réinsertion dans la société, mais également à couvrir leurs frais d’entretien et celui de leurs gardiens, voire même à assurer la réparation des dommages résultant de leurs crimes...37
22Ici, au moment d’imposer un travail forcé à ces armées de misérables, condamnés ou pas, la philanthropie de Cabanis s’émeut un instant : la société a-t-elle le droit de contraindre ainsi ses membres ? Il se rassure rapidement. C’est dans leur intérêt même, moral et physique, qu’il faut les soumettre, mendiants et nécessiteux compris : « rien n’est plus légitime, rien même n’est plus véritablement humain que d’employer la force pour les ramener à la vraie condition de l’homme ; c’est-à-dire de les contraindre au travail, soit dans des ateliers sévèrement contenus, soit même dans des maisons de réclusion et de correction »38. Le travail constitue, en quelque sorte, le traitement adapté à leur maladie ; les responsables politiques sont fondés à l’imposer avec la même détermination qu’un médecin met à prescrire une prophylaxie peut-être désagréable sur le moment mais nécessaire. C’est la condition de la guérison du corps social, ce qui lève toutes hésitations.
23Encore se méfie-t-il des institutions trop massives, rassemblant un trop grand nombre de pauvres, de malades ou de criminels. Il y règne souvent le désordre et le gaspillage. S’y développent des phénomènes de contagion, non seulement physique mais aussi morale : les épidémies se développent, la paresse se généralise, les habitudes vicieuses se répandent. Les administrateurs, peu motivés, laissent se développer toutes sortes d’abus pourvu que l’on évite des scandales trop éclatants. Le travail est mal surveillé et souvent trop rémunéré ( !) ce qui gène les autres entreprises de la place, obligées de s’aligner sur ces salaires exagérés. Cabanis propose de faire éclater ces grands hospices difficiles à gérer, lieux de paresse et de débauche, en petites unités confiées non à des fonctionnaires mais à des « hommes d’affaires salariés et responsables »39, donc intéressés à atteindre une certaine rentabilité. Sans l’ériger en règle absolue, il privilégie l’initiative privée.
24En tous cas, s’il est une formule à laquelle il tient, c’est celle qu’il met en tête de ses Observations sur les hôpitaux publiées durant l’hiver 1789-1790 : « l’aumône mal faite est un fléau de plus pour le pauvre ; l’aumône faite avec discernement et charité est la sauvegarde du riche »40. Philosophie que certains jugeront un peu courte sur ce point mais claire au moins. Cette circonspection de matière sociale va de pair avec un a priori de prudence en tout domaine, une modération qui touche parfois à la pusillanimité.
III - La modération, hygiène de vie publique et privée
25Cabanis est contre tous les excès, avec la conviction du bourgeois qui les juge de mauvais goût, avec la détermination du médecin qui y voit une menace pour la santé. Sur le plan individuel, il blâme les modes de vie peu mesurés, l’activité excessive ou à l’inverse trop de place faite à la contemplation comme dans la vie cloîtrée, trop d’enthousiasme dans un sens ou dans l’autre. Au plan collectif, il s’inquiète des mouvements collectifs de trop vaste ampleur, qu’il s’agisse de révolutions ou de guerres. Les grands réformateurs, jamais très loin de ces tendances prophétiques ou religieuses qu’il dénonce si volontiers, de même que les grands conquérants ne lui inspirent aucune confiance. En ce début du XIXe siècle où règne un premier consul puis un empereur rien moins que paisible, il lui est difficile de dénoncer les larges ambitions comme le signe de graves maladies chez ceux qui les imaginent et dans les peuples qui y adhèrent. Du moins peut-il puiser dans l’histoire de multiples exemples de conquérants chez lesquels sont très faciles à déceler la folie, l’alcoolisme, des perversions congénitales, l’influence d’un climat artificiellement exaltant. D’ailleurs, l’exaspération de leurs tendances morbides les pousse souvent à leur perte, à moins que la mort les arrête en plein effort et les libère d’une tension qui est une souffrance pour eux et leur entourage.
26Parmi les causes et les risques d’excès, les problèmes sexuels jouent un rôle important. Alors que les auteurs du XIXe siècle, naturellement pudibonds, hésitent à en traiter même s’ils n’en sous-estiment pas l’importance individuelle et sociale, Cabanis s’autorise de sa qualité de médecin pour y consacrer d’assez longs développements surtout dans l’ouvrage sur les Rapports du physique et du moral. En ce domaine plus qu’en tout autre, la modération s’impose, dans tous les sens du terme. Son diagnostic est péremptoire : « l’abus des plaisirs de l’amour »41 rend les êtres humains impressionnables, nerveux, incapables de rien d’autres. Ils sont entièrement prisonniers des impressions voluptueuses qui ont envahi leur imagination et qui concentrent toute leur énergie. Leur dynamisme s’exerce à contre temps, particulièrement chez les femmes qui, surtout lorsque l’âge les a flétries, utilisent pour plaire des détours inadaptés à leur nature réelle, tels les charmes de l’esprit qui leur conviennent si mal. Et Cabanis de décocher quelques traits contre les « femmes savantes », ces péronnelles qui « ne savent rien au fond, elles brouillent et confondent tous les objets »42. Finalement « rien n’affaiblit plus l’intelligence, ne dégrade plus le cœur que l’abus des plaisirs de l’amour »43.
27Que l’on s’y trompe pas. La continence absolue n’est guère moins dangereuse. Voilà l’occasion de dénoncer de nouveau l’absurdité de la vie monastique. Plusieurs exemples viennent démontrer qu’un célibat absolu peut perturber certains tempéraments jusqu’à leur causer des troubles graves qu’interrompt comme par miracle la fin d’une chasteté artificiellement imposée. De la mesure en tout, y compris à l’égard de certains fous possédés de perversion sexuelle. Cabanis s’interroge sur l’efficacité de la castration pour traiter des cas extrêmes. Son jugement est fort balancé sur ce terrain avec de beaux effets stylistiques de double négation : un traitement si absolu n’a « pas toujours un effet utile » encore qu’il n’ait « pas été quelquefois sans efficacité »44. Finalement après de telles considérations, il faut revenir rapidement aux exigences du bon goût et de la juste mesure. Il évalue la place que doit se voir attribuer l’amour dans une société équilibrée, sous le régime de l’égalité et de la raison. Ce doit être une place limitée, embellissant la vie sans prétendre la remplir. En un mot un sentiment « étranger à toute exagération, à tout enthousiasme ridicule »45. En ce domaine comme en tout autre, pas d’enthousiasme ridicule.
28La modération doit régler toute la vie. Une activité trop vive peut perturber les équilibres vitaux, mais également « l’abus de sommeil »46. Ici, emporté par son désir de convaincre Cabanis cite le cas d’un médecin qui passait la plus grande partie de sa vie à dormir et qui perdit progressivement la raison, exemple qui laisse le lecteur perplexe sur ce qui relevait de la cause et de la conséquence dans une telle occurrence. En tous cas, l’attachement de Cabanis à l’idée d’équilibre est si fort chez lui qu’elle le conduit à prendre de contrepied de Benjamin Franklin auquel il a surtout consacré une Notice fort bienveillante. Il y explique le goût et l’intérêt de Franklin pour l’étude des peuples primitifs et d’abord des Indiens d’Amérique par la conviction que l’on est d’autant plus heureux « qu’on resserre et simplifie davantage son existence »47. Pour une fois, Cabanis se démarque : il ne faut pas aller trop loin en ce sens. S’il est vrai que le malheur des hommes s’explique le plus souvent par trop d’exigence, parfois aussi il vient de ce que l’on n’emploie pas toutes ses facultés. Donc, de la mesure en tout, même dans la mesure.
29Un personnage singulier, circonspect et précautionneux, traverse une période qui ne l’était guère, ponctuée par les tempêtes révolutionnaire et impériale. Il côtoie les plus grands et les plus aventureux en tout domaine, les plus tragiques parfois, de Mirabeau à Napoléon en passant par Condorcet, sans se départir d’une économie de geste et de sentiment qui doive le conduire à une sérénité où ce qui ne relève pas du stoïcisme est imputable à Epicure. Il forme un vivant contraste avec ces révolutionnaires échevelés et ces traîneurs de sabre en chevauchée dans toute l’Europe qui marquèrent leur époque.
30Il eut pourtant sa part de cette gloire qui inonda la France et qu’il ne mérita guère par son audace. Il dût à sa réputation d’homme de science d’être écouté par des civils qui connaissaient surtout un peu de droit et des militaires qu’intéressaient prioritairement les questions de stratégie et, parfois, un peu de technique utile à l’artillerie. Encore que le scientisme n’ait pas encore commencé de sévir avec l’orgueilleuse conviction que la science doit satisfaire tous les besoins de l’intelligence humaine, il l’annonce. Il mêle habilement son expérience de médecin sans doute pas plus mauvais que la plupart de ses confrères de l’époque, avec ses préjugés politiques et sociaux. Il leur apporte le renfort et l’autorité que donne une apparence d’objectivité et de connaissances techniques. Il développe l’idée d’un rôle social des médecins, voués à être « les officiers de la morales, aussi bien que les surveillants de la santé publique »48. Bourgeois passablement étriquée mais très sûr de lui et des progrès de l’esprit humain, il annonce assez bien, encore que parfois jusqu’à la caricature, ce que sera le XIXe siècle.
Notes de bas de page
1 Martin S. SAUM, Cabanis, Enlightenment and Médical Philosophy in the French solution, Princeton University Press, Princeton 1980 ; André CABANIS, « Cabanis (Pierre-Jean-Georges) », dans Dictionnaire Napoléon, Fayard, Paris 1987, p. 316-317 ; D. et A. CABANIS, « Le libéralisme : une histoire compliquée du groupe d’Auteuil aux Chicago boys », dans Introduction à l’histoire des idées politiques, Paris 1989, p. 303 à 336. Dans les pages qui suivent, nous nous référerons à CABANIS, Œuvres complètes, Bossange et Didot, Paris 1823 à 1825, 5 vol. (abrégé désormais Oeuvres).
2 Les contemporains citent, sans preuve absolue d’ailleurs, comme « bénéficiaire » du « poison Cabanis » : Mirabeau (v. Les Mirabeau et leur temps, actes du colloque d’Aix-en-Prorence, déc. 1966, Clavreuil, Paris 1968), Condorcet (v. Elisabeth et Robert BADINTER, Condorcet, un intellectuel en politique, Fayard, Paris 1988. Cabanis se rallie à la thèse du suicide évoquant Condorcet qui écrivit son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain en tenant « d’une main la coupe fatale » comme Socrate Œuvres, t. V, p. 215) et même Napoléon (qui l’aurait reçu dans la perspective d’un échec du coup d’Etat du 18 brumaire an VIII et qui l’aurait utilisée en vain dans la nuit du 12 au 13 avril 1814 après sa première abdication).
3 Publié en 1802 ; repris dans Œuvres, t. III et IV.
4 Journal de la maladie et de la mort d’Honoré-Gabriel- Victor Riquetti Mirabeau, publié en 1791 et repris dans Œuvres, t. II, p. 3 à 73.
5 J. GAULMIER, Un grand témoin de la Révolution et de l’Empire : Volney, Paris 1959.
6 André CABANIS, « Un idéologue bonapartiste : Roederer », dans Revue de l’Institut Napoléon, 1977, p. 3 à 19 et « ROEDERER ou RŒDERER (Pierre-Louis) », dans Dictionnaire Napoléon, p. 1471-1472.
7 Emmet KENNEDY, Destutt de Tracy and the origins of « Ideology », American philosophical society, Philadelphy, 1978 ; André CABANIS, « Destutt de Tracy (Antoine-Louis-Claude, comte de) », dans Dictionnaire Napoléon, p. 600-601.
8 Coup-d’œil sur les révolutions et la réforme de la médecine (1804), repris dans Œuvres, t. I, p. 1 à 360.
9 Pour lui « la médecine et la morale sont deux branches de la même science, qui, réunies, composent la science de l’homme » (Œuvres, t. 1, p. 274).
10 Œuvres, t. III, p. 121 à 128. Parmi ces impressions internes, il croit bon d’évoquer « notamment les viscères du bas ventre » (p. 122).
11 Id., p. 131 à 149.
12 Œuvres, t. V, p. 14.
13 Œuvres, t. 1, p. 48.
14 Id., p. 47.
15 Id., p. 96.
16 Id., p. 98.
17 Œuvres, t. III, p. 267-268.
18 Sur la théorie des climats chez Cabanis, v. André CABANIS, « Le sudisme dans la vie politique française au XIXe siècle », dans Etat et pouvoir - Réception des idéologies dans le Midi. L’Antiquité et les Temps Modernes. Actes du colloque de Lyon 19-20-21 septembre 1985, Aix 1986, p. 111 à 129 et « Le méridional, un phénomène au piège de la médecine et de la statistique » dans Midi, mars 1987, p. 59 à 70.
19 Œuvres, t. IV, p. 54-55.
20 Œuvres, t. II, p. 335.
21 Œuvres, t. V, p. 12.
22 Id., p. 13.
23 Napoléon qui connaît son monde, sait le bon argument pour apaiser les philosophes après la signature du Concordat qui doit réconcilier l’Église catholique avec son gouvernement. Il leur présente le traité avec Pie VII comme le remède, le vaccin qui doit guérir le pays de cette maladie que constitue la religion : « Savez-vous ce que c’est que le Concordat que je viens de signer ? C’est la vaccine de la religion : dans cinquante ans, il n’y en aura plus en France ». Selon le témoignage du romancier, entendant ce propos « Cabanis (...) buvait du petit lait » (José CABANIS, Le sacre de Napoléon, Gallimard, Paris p. 90).
24 Œuvres, t. V, p. 16.
25 Id., p. 78.
26 Ibidem.
27 « L’égalité parfaite n’est pas dans la nature. Tous les hommes ne naissent pas également forts, également adroits, également intelligents (...). Il serait injuste, autant qu’impolitique, de vouloir prévenir ou faire cesser toute inégalité » (Œuvres, t. II, p. 3).
28 Id., p. 2.
29 Ibidem.
30 Id., p. 206.
31 Ibidem.
32 Id., p. 211.
33 Id., p. 197.
34 Id., p. 200.
35 Id., p. 360.
36 Id., p. 233.
37 Id., p. 254.
38 Id., p. 232.
39 Id., p. 272-273.
40 Id., p. 315.
41 Œuvres, t. III, p. 194.
42 Id., p. 336.
43 Id., p. 348.
44 Id., p. 343.
45 Id., p. 362.
46 Œuvres, t. IV, p. 392.
47 Œuvres, t. V, p. 246.
48 Id., p. 160.
Notes de fin
* Article rédigé avec D. CABANIS et publié dans Hommages à Romuald Szramkiewicz, Paris LITEC, 1998, p. 213 à 224.
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