Bourbon contre Bourbon : le parlement de Metz face à la justice de l’évêque en 1633-1634
p. 503-512
Texte intégral
1Le Parlement de Metz voit le jour le 15 janvier 1633. Louis XIII et Richelieu expriment leur ferme intention de réformer l’exercice de la justice dans les Trois-Évêchés, placés sous protection française depuis 1552 : il s’agit, officiellement, de mettre fin « aux grands abus qui s’y commettaient, tant par l’insuffisance de la plupart de ceux qui en ont l’exercice, que par les usurpations de ceux, qui, sous prétexte de prétendus privilèges et de titres de franc alleux, ou de quelques usances et coutumes du tout injustes et contre les droits de la souveraineté, qui doit demeurer entière en notre seule personne, et sans pouvoir être partagée, ont non seulement mis la justice en une extrême confusion et désordre, mais encore ont osé entreprendre de juger souverainement de la vie et de l’honneur des hommes, et de confisquer leurs biens et leur profit particulier, même de donner des grâces par faveur et autrement aux plus coupables qui les enhardit à pis faire, et par l’exemple de leur impunité donnent occasion aux autres de les ensuivre »1. L’établissement a pour objectif d’imposer la souveraineté française en terre lorraine par le biais de la justice. Le roi très chrétien souhaite élargir le ressort géographique de ses prérogatives régaliennes et le cardinal-ministre contrôler de manière plus étroite les marges orientales du royaume, afin de se prémunir contre une offensive possible des Habsbourg et de leurs alliés, au premier rang desquels figure le duc Charles IV de Lorraine.
2L’historien M. Gantelet a récemment montré toute l’importance de Metz dans la construction de l’absolutisme français2. La nouvelle assemblée, au mépris de l’autonomie judiciaire autrefois concédée à la cité messine par l’empereur comme du système de protection hérité du siècle précédent, est conçue comme une instance judiciaire supérieure, placée au-dessus de la justice de la ville et au-dessus de celle de l’évêque, le demi-frère du roi, Henri de Bourbon-Verneuil3. Sur le modèle du Parlement de Paris, les compétences du Parlement de Metz s’étendent à toutes matières civiles et criminelles, y compris dans l’étendue du temporel épiscopal. Au cours des mois qui suivent sa création, Henri de Bourbon-Verneuil entre à ce propos en conflit avec le roi de France. L’évêque de Metz, resté prince souverain d’Empire, revendique une pleine et entière souveraineté, fournit un argumentaire détaillé pour appuyer ses prétentions et récuse même, non sans ambiguïté, la mainmise française opérée sur la place de Moyenvic dont l’importance stratégique est capitale à la sécurité des évêchés et de la Lorraine entière.
3Deux documents inédits permettent d’examiner les arguments développés par l’évêque de Metz : un Abrégé de l’intérest et diminution que supporte l’évesque de Metz par la cession des droicts souverains que le Roy demande luy estre faicte par Monseigneur4 et un Mémoire touchant l’Etat et les droictz de l’évesché de Metz et la diminution d’iceux depuis l’establissement du parlement et la fortiffication et garnison de Moyenvic5. Ces textes, rédigés en 1634, sont à replacer dans le contexte du projet de conquête de la Lorraine, mis en œuvre depuis la fin de l’année 1631, et à confronter avec le projet du roi de France qui a vu le jour en 1633.
Pouvoir épiscopal et féodalité
4La Lorraine de l’époque moderne est avant tout une terre de seigneurs et de paysans qui ignorent, pour sa majeure partie, les aspirations à l’individualisme religieux, caractéristiques de la Réforme, où les liens féodaux conservent une indéniable importance, plaçant les duchés et les évêchés de Metz, Toul et Verdun entre France et Saint Empire, entre une sphère d’influence gallicane pré-absolutiste et une sphère d’influence germanique traditionnelle, non dénuée de passéisme.
5À partir du milieu du XVIe siècle, la protection française imposée par le roi Henri II à Metz, Toul et Verdun inquiète les ducs de Lorraine qui y voient une menace autant pour leur propre indépendance spirituelle, pour celle de leurs sujets et des évêques issus de leur lignage, que pour l’autorité temporelle de ces derniers. Les villes où se tiennent les sièges épiscopaux, passées sous contrôle français, il demeure, de surcroît, très difficile de s’opposer aux prérogatives judiciaires détenues par les chapitres cathédraux6.
6En 1602, le duc Charles III de Lorraine obtient cependant du pape Clément VIII que l’église de Nancy soit élevée au rang de primatiale. La volonté de s’affranchir de l’autorité de l’évêque de Toul n’est pas dissimulée et constitue, deux décennies plus tard, l’une des premières pommes de discorde qui opposent Richelieu au duc Charles IV. Nancy est rattachée au diocèse de Toul. L’évêque, comme ceux de Metz et de Verdun, dépend de l’archevêque de Trèves. La hiérarchie ecclésiastique héritée des siècles passés assujettit la capitale des ducs de Lorraine à une autorité supérieure pour la juridiction ecclésiastique qui y est établie. Peu après son avènement, Charles IV entreprend un recours auprès de l’archevêque de Trèves pour l’établissement, à Nancy, d’un official métropolitain7. La démarche, si elle aboutissait, impliquerait d’importantes conséquences, que Richelieu se refuse à accepter. Elle signifierait le complet anéantissement de l’influence des « hommes du Roi »8 sur les officiaux des Trois-Évêchés. Elle empêcherait le contrôle, par les Français, de la justice ecclésiastique à Metz, Toul et Verdun, puisqu’une instance supérieure siégerait à Nancy. Charles IV semble parvenir en partie à ses fins puisque le pape et l’archevêque de Trèves acceptent, sans doute au début des années 1630, que les appels des jugements prononcés par les officiaux des Trois-Évêchés soient interjetés non plus à Spire, mais devant le primat de Nancy9.
7La tutelle de l’archevêque de Trèves a une autre conséquence. Elle favorise l’apparition de conflits entre les évêques de Metz, Toul et Verdun et leurs subordonnés. Le clergé séculier, en cas de dissension avec son évêque, qu’il soit lorrain ou français, peut obtenir l’appui et la protection de l’archevêque. La hiérarchie ecclésiastique garantit au clergé séculier une indépendance précieuse.
8Les évêques bénéficient des attributs de la souveraineté. Ils lèvent l’impôt, battent monnaie, anoblissent et gracient. Henri de Bourbon-Verneuil s’en prévaut encore en 163410. Depuis le milieu du XVIe siècle pourtant, les rois de France n’ont de cesse de faire évoluer le régime de protection simple vers celui de la protection souveraine. En matière législative, le maître-échevin et son collège ne sont plus les seuls rédacteurs de la loi. Les édits et ordonnances du royaume de France ne s’appliquent pas systématiquement à Metz, Toul et Verdun, mais une décision spéciale suffit à les rendre exécutoires. Vers 1555, l’évêque de Metz a cédé au roi de France son droit de monnayage et d’importantes prérogatives judiciaires11. Le maître-échevin et le conseil des Treize ont été placés sous la surveillance du gouverneur militaire français et du président royal. Le statut de ville protégée implique depuis lors un contrôle des alliances politiques contractées par la cité. La France lui a imposé la neutralité alors qu’Henri II et Charles Quint s’affrontaient. En tant que vassaux de l’Empereur, pour leur temporel, les évêques de Metz, Toul et Verdun n’en continuent pas moins à pouvoir participer ou à se faire représenter à la diète d’Empire. En échange, ils doivent s’acquitter des mandements des procureurs fiscaux. Les évêques de Metz payent leur contribution jusqu’en 1607. Appartenant au clan lorrain, ceux de Toul et Verdun s’acquittent de l’impôt impérial jusqu’en 1635.
9Au-delà des clivages féodaux, la Lorraine et les Trois-Évêchés sont tenus par le duc et par le pape comme terres d’obédience. Le clergé ne dépendrait pas de la France et le concordat de Bologne n’y serait pas applicable. Le pays d’obédience se réclame d’une union étroite avec le Saint Siège, alors que la France, au nom des libertés gallicanes, se montre réticente à l’égard des décrets conciliaires tridentins. La question est d’importance puisqu’elle est indissociable du problème de la collation aux bénéfices, notamment épiscopaux. La papauté, en vertu du concordat de Vienne, a souligné que la région, ne faisant l’objet d’aucun accord, relevait des réserves apostoliques de droit canon12. Paul V, en son temps, était déjà déterminé à éviter l’application du concordat de Bologne, alors qu’Henri IV et, à sa suite, Louis XIII, ont tout mis en œuvre pour confondre la régale spirituelle et les régales du Barrois, qui sont des recueils coutumiers, en ce qui concerne le Barrois mouvant. Le roi de France, à dessein, a assimilé la mouvance féodale et judiciaire à une mouvance religieuse qu’il souhaite faire admettre à son profit en associant les clauses du concordat de Bologne aux concordats de Boulogne signés en 1569-1570 et 1575 pour régler le contentieux judiciaire franco-lorrain.
10Le concordat germanique lui-même contribue également à l’affaiblissement des évêques de Metz et de Verdun. Il stipule qu’en cas de vacance la collation des cures revient en alternance à l’évêque et au Saint Siège. Les évêques ne collationnent qu’une infime partie des bénéfices de la région, ceux qui dépendent de l’évêché et qui suivent les règles du concordat. Les collateurs peuvent être ecclésiastiques séculiers, comme les évêques, mais également ecclésiastiques réguliers, monastères, collégiales ou abbayes, ou laïcs. Le partage de la collation entraîne d’interminables querelles d’influence tandis que les péripéties de la guerre de trente ans conduisent Louis XIII et Richelieu à intervenir directement en armes sur le sol lorrain.
L’affaire de Moyenvic
11Dès 1627, l’empereur Ferdinand II qui s’est débarrassé du danger que représentait le roi Christian IV de Danemark, a décidé de soutenir les intérêts de Charles IV, qui, quelques années plus tôt, s’est engagé, avec son père, François de Vaudémont, à ses côtés, à la bataille de la Montagne blanche. Ferdinand II souhaitait prendre le contrôle des Trois-Évêchés, qu’il considérait comme sa propriété. Avec l’accord du jeune duc de Lorraine, et sa complicité, il a envoyé, au printemps 1630, un corps expéditionnaire pour occuper la petite ville de Moyenvic, appartenant au temporel de l’évêque de Metz13.
12L’armée du général d’artillerie Hannibal de Schaumbourg, forte de 1 500 fantassins et de 1 500 cavaliers, semblait menacer non seulement les terres évêchoises, mais aussi les places clefs des duchés lorrains. Charles IV, non sans duplicité, n’a pas hésité à saisir le prétexte pour justifier les levées de troupes qu’il a opérées dans ses États14. Le maréchal de Marillac, qui commandait l’armée royale en Champagne, a noté le 25 février 1630, à propos des soldats envoyés par Ferdinand II en Lorraine, « qu’ils y avaient été appelés pour quelques desseins de nos voisins plutôt que venus en intention d’entreprendre ni de donner jalousie, car ils ne sont pas soutenus de forces capables de les maintenir contre celles que le Roi a en cette frontière »15. Ce n’est qu’en mai que l’armée d’Hannibal de Schaumbourg s’est emparée par surprise de la place de Vic, capitale du temporel de l’évêque de Metz, son lieu de résidence habituelle, et y a entrepris la construction d’ouvrages bastionnés, ainsi qu’à Moyenvic.
13Parallèlement, la position du roi de Suède Gustave-Adolphe n’a cessé de se renforcer dans le Saint Empire et s’est aussi précisée par rapport aux princes protestants d’Allemagne et à la France. Le 23 janvier 1631, Louis XIII, représenté par le baron de Charnacé, et la couronne de Suède ont signé le traité de Bärwald. Le roi de France s’est engagé à verser quatre cent mille écus par an pour une intervention en Allemagne, et Gustave-Adolphe à entretenir en contrepartie, pendant une durée de cinq années, trente mille fantassins et six mille cavaliers en Allemagne. Le roi de Suède devait également respecter l’exercice du culte catholique et l’indépendance de la Bavière, liée à la France par des accords de neutralité. Louis XIII, sous l’influence du père Joseph, se montrait soucieux du maintien d’un relatif équilibre dans les alliances contractées. La progression de Gustave-Adolphe dans le Saint Empire a été d’une remarquable rapidité. C’est dans ces circonstances que Ferdinand II, pris au dépourvu, a délivré à Charles IV une commission pour lever dix mille hommes de pied et deux mille chevaux, afin de s’opposer à l’avancée des Suédois.
14Au mois de septembre 1631, le duc de Lorraine a décidé de mener lui-même ses hommes à l’empereur et passé le Rhin à Worms. Mais la progression du duc de Lorraine n’a pas arrêté, ni retardé, celle de Gustave-Adolphe. Le 17 septembre 1631, Ferdinand II, malgré le soutien de Charles IV, a été humilié à la bataille de Breitenfeld. Les troupes du général Tilly ont été écrasées. Les impériaux, inquiets de la réputation du roi de Suède, ont abandonné Charles IV, tandis que Ferdinand II s’est résolu à rappeler Wallenstein. Les troupes lorraines ont été obligées de se replier vers le Rhin, sous le commandement du marquis d’Haraucourt, avant de repartir vers la Bavière, au secours du duc Maximilien, parent de Charles IV, attaqué à son tour par les Suédois. La clause protégeant la neutralité du duché de Bavière et de la Ligue catholique n’a pas été respectée.
15Richelieu décide à la fois de répondre au mécontentement du roi de Suède, de réagir à ses progrès, trop fulgurants pour ne pas être inquiétants, de prendre acte du non-respect des accords de Bärwald concernant la Bavière, tout en tirant parti des difficultés de Charles IV. Le cardinal organise une opération militaire destinée à reprendre Vic et Moyenvic, à les restituer à l’évêché de Metz et à prendre pied en Lorraine avec armes et soldats.
16La forteresse de Moyenvic bâtie par les impériaux se situe sur la Moselle, à quatre lieues de Nancy. Elle barre la route du Rhin et sert de sentinelle à la Lorraine. Après la diète de Ratisbonne, le père Joseph demeure inquiet du maintien des troupes impériales dans les Trois-Évêchés. Le 27 novembre 1631, il se trouve aux côtés du roi de France à Château-Thierry afin de surveiller les préparatifs de l’opération militaire décidée par Richelieu sur Vic et Moyenvic, mais aussi « d’apaiser le dépit que le bruit d’un projet d’union de Gaston avec Marguerite de Lorraine inspirait à Marie de Gonzague et qui risquait de faire manquer un mariage pour lequel, depuis l’éloignement de la reine mère, le roi et le cardinal ne cachaient plus leur préférence »16. Dans les Provinces-Unies, le bruit court que Louis XIII s’est avancé en Lorraine pour recevoir la couronne de roi des Romains. Le 19 novembre 1631, Boetzelaer écrit aux états généraux : « on parle fort étrangement du voyage et des desseins du Roi. Beaucoup de personnes croient que Sa Majesté serait résolue d’accepter la couronne de roi des Romains, qui lui a été offerte par les électeurs dans plusieurs lettres, afin d’obtenir par là la paix en Allemagne. Les conseillers ici croient que le roi de Suède consentiroit à ce projet et que l’Espagne est trop affoiblie pour s’y opposer. Hier on a emballé tous les ornements royaux, costume, sceptre, couronne et manteau, pour les expédier à Metz, sous prétexte que Sa Majesté voudra y faire sa première entrée et prendre possession de ces pays pour protester contre les prétentions et les desseins de l’Empereur et du duc de Lorraine […] »17.
17Le 7 décembre 1631, sur ordre de Louis XIII, Abraham Fabert, futur marquis d’Esternay, fils du maître-échevin de Metz, réussit à pénétrer à l’intérieur de Moyenvic et à baisser le pont-levis. Mais les troupes françaises, placées sous les ordres du cardinal de La Valette, ne peuvent s’introduire dans la place, malgré les renforts fournis par le maréchal de La Force18. Deux jours plus tard, le conseil du Roi évoque l’affaire. Le cénacle refuse tout d’abord catégoriquement le risque d’une guerre ouverte avec les Suédois, soit pour protéger les princes catholiques d’Allemagne, soit pour garantir la France elle-même. Le Conseil décide que la France accordera sa protection à tous les princes qui la solliciteraient, en échange de l’accueil de troupes françaises dans leurs places. On pense aux électeurs de Cologne, Trèves et Mayence. Le même jour, ce 9 décembre, Louis XIII ordonne la prise de Moyenvic, alors que son armée de Champagne marche vers Metz, et décide son intervention personnelle19. Ce n’est que vingt jours plus tard que Moyenvic, défendue par le baron de Mercy, se rend aux assaillants français commandés par le maréchal de La Force. L’armée ducale, retenue en Allemagne, est dans la totale incapacité d’intervenir.
18Dans ces circonstances, Claude de Bullion écrit à Richelieu une lettre qui fournit de précieux détails concernant la position d’Henri de Bourbon-Verneuil : « M. de Mets et M. de Lamoignon20 vous escripvent. Ils font estat de partir pour aller trouver, dans le quatriesme ou le cinquiesme après le jour de l’an. Ils sont résolus de faire tout ce qu’il vous plaira, soit sur la protection, soit sur la justice du roy, au lieu de celle de Spire. […], vostre très humble, très obéissant et très obligé serviteur, Bullion. M. de Lamoignon escript à M. Dabancour, qui a cognoissance des tiltres de l’évesché. À Paris, le XXIX décembre [1631] »21.
19Charles Brûlart de Léon prépare aussitôt un premier projet d’accord destiné à Ferdinand II, prévoyant le retour de l’évêché de Metz, du pays messin et des évêchés de Toul et de Verdun au statut qu’ils possédaient avant l’arrivée des troupes impériales dans les Trois-Évêchés. Les droits de suzeraineté de l’Empereur y seraient maintenus, le roi de France gagnant, en contrepartie, la possibilité de poursuivre les travaux de fortifications de Verdun entrepris sous le règne d’Henri IV. Par ailleurs, le diplomate envisage que Moyenvic et les places fortes voisines soient remises en l’état où elles étaient avant 163022. Après avoir pris connaissance de ces propositions, Louis XIII choisit une option plus radicale. Au cours des tout derniers jours de l’année 1631, il dépêche spécialement à l’empereur le beau-frère du père Joseph, Jean de Beaumont, seigneur de Saint-Étienne. Les instructions transmises à ce dernier condamnent le coup de main perpétré par l’armée de Ferdinand II contre Moyenvic, et refusent catégoriquement de reconnaître les droits, jugés plus qu’hypothétiques, de l’empereur sur le temporel de l’évêque de Metz, comme sur les États du duc de Mantoue23. Elles rappellent que tout prince d’Empire peut recourir à la protection de ses voisins et que Moyenvic doit retrouver son statut antérieur à 163024. Louis XIII recourt délibérément à l’argument de la protection pour évincer la tutelle impériale des Trois-Évêchés et confirmer les entreprises d’Henri IV.
20Au cours des mois qui suivent, l’évêque de Metz adopte un discours bien différent de celui dont fait état Claude de Bullion en décembre 1631. Au cours de l’année 1632, il attire l’attention de Richelieu sur le mauvais état de son diocèse25. S’adressant à son aîné comme à un étranger26 en 1634, Henri de Bourbon-Verneuil, malgré l’infériorité de sa naissance et de sa condition, se déclare désormais autant lésé, dans ses prérogatives de prince souverain et de suzerain (longuement énumérées), par le préjudice qu’il a subi à Moyenvic que par la création du Parlement de Metz : « Les évesques de Metz, auparavant l’establissement du Parlement, estoyent princes régaliens de l’empire […]. Leur Estat estoit composé et formé de trois sortes et conditions de personnes que les princes régaliens et souverains ont accoustumé d’avoir, d’appeller et de convoquer pour les affaires et la conservation de leurs Estats, sçavoir prélatz et abbéz, princes, marquis, comtes, seigneurs, gentilshommes, nobles, villes, villages et communautez, qui les recognoissoyent, reprenoient et relevoyent d’eulx et leurs estoyent sujets liges, deppendant immédiatement d’eulx. […] Maintenant par l’establissement dudict Parlement et de la fortiffication et garnison de Moyenvic, l’évesque de Metz ne perd pas seulement les ornemens, grandeurs, prérogatives, authoritez et puissance de prince souverain, et tous les droictz régaliens desquels ses prédécesseurs et luy avoyent tousjours jouy auparavant, et tout l’honneur et l’assistance que ses vassaux luy debvoyent, comme aussy la puissance, auctorité et jurisdiction qu’il avoit sur ceulx, puisqu’il n’aura plus droict de les convoquer ni de tenir ses Estatz, qu’ils ne luy rendront plus aucun debvoir, […]. Mais encores, oultre la perte inestimable de tous ces advantages de prince souverain qu’il estoit, il demeure maintenant sousmis audict parlement […] tant pour ses biens que pour sa propre personne »27.
L’érection du Parlement de Metz
21Le Parlement de Metz voit le jour le 15 janvier 1633, deux mois après la bataille de Lützen, au cours de laquelle, bien que vainqueur, le roi Gustave-Adolphe de Suède trouve la mort. La correspondance laissée par le cardinal de Richelieu éclaire les circonstances de l’introduction de la juridiction française en territoire lorrain28. La chronologie des événements qui jalonnent le début de l’année 1633 est symbolique des ambitions du roi de France. Louis XIII entend profiter de la supériorité militaire acquise depuis 1632, non seulement pour imposer son autorité administrative, mais aussi pour s’assurer des nominations bénéficiales en faveur de fidèles serviteurs. Dès le mois d’avril 1633, un mémoire concernant l’attribution en commende, à Édouard Molé, fils du procureur général au Parlement de Paris, de l’abbaye Saint-Paul de Verdun précise qu’à Louis XIII échoit la nomination directe aux grands bénéfices évêchois et que la collation aux autres charges ecclésiastiques ne saurait se faire sans son autorisation29. Au moment de la proposition d’un nouveau candidat à Rome, l’impétrant doit obtenir l’aval préalable du roi ; et après l’obtention des bulles de confirmation, il doit encore recevoir une autorisation d’installation à présenter aux officiers royaux. Les conseillers du roi ne contestent pas les prétentions du pape à pourvoir aux bénéfices, mais rappellent le respect dû à l’autorité royale. La procédure voulue par Louis XIII, en alourdissant la présentation et la nomination aux bénéfices, lui permet, en choisissant celui qui obtient la provision apostolique, de cumuler prérogatives ecclésiastiques et prérogatives judiciaires, puisque le Parlement de Metz est habilité à juger des appels des tribunaux épiscopaux, en lieu et place de la chambre de Spire. Henri de Bourbon-Verneuil ne manque pas de s’en plaindre puisqu’aucun cas n’est plus fait de ses droits.
22La querelle bénéficiale en Lorraine revêt, par ailleurs, un tout autre aspect, s’agissant des cures paroissiales. À l’époque de l’occupation française, à partir de 1633-1634, les guerres et les longues vacances épiscopales ruinent les efforts de la Réforme catholique. Une lente déchéance intellectuelle et morale affecte le clergé séculier lorrain. Le contraste avec les toutes premières années du XVIIe siècle est frappant. Le siège épiscopal de Metz reste vacant de 1652 à 1668, celui de Toul de 1645 à 1658 et celui de Verdun de 1661 à 1667. La France substitue alors les articles du concordat de 1516 à ceux du concordat germanique.
23Il reste que le 24 août 1633, en l’absence d’Henri de Bourbon-Verneuil, Martin Meurisse, évêque de Madaure et suffragant de l’évêque de Metz, vient saluer les hommes du roi établis par commission au Parlement nouvellement créé. Le même jour, les commissaires se réunissent pour la première fois chez le premier président en exercice, Antoine de Bretagne, pour arrêter les mesures les plus urgentes relevant désormais de leur compétence. L’évêque de Madaure est entré en conflit avec le chapitre de la cathédrale. Les chanoines s’opposent à ce que Martin Meurisse officie à la messe du Saint-Esprit, qui doit précéder l’installation du Parlement. L’avocat général au Parlement, Léonor de Rémefort, seigneur de La Grelière, finit par obtenir l’accord du chapitre. Le 26, l’instance judiciaire s’installe dans le palais des Treize de la ville de Metz, après une procession, et la messe dite en la cathédrale par Martin Meurisse30. Elle prive désormais l’évêque de ses prérogatives judiciaires, mais celles-ci ne constituent qu’une partie d’un tout, l’ensemble des prérogatives épiscopales régaliennes, dans l’exercice de la justice, mais aussi dans l’exercice fiscal, comme dans la frappe monétaire31.
24En 1627, Charles Hersent, originaire de Paris, prêtre et docteur en Sorbonne, fidèle du roi, a été nommé chanoine et chancelier de la cathédrale de Metz. En 1632, il a achevé son Traité de la Souveraineté du Roi. Le cas de Charles Hersent révèle l’importance de la question des Trois-Évêchés au XVIIe siècle, et singulièrement de celui de Metz. Il se situe au cœur du conflit qui couve entre le royaume de France et le duché de Lorraine au XVIe siècle pour éclater au XVIIe siècle. Dès la fin de l’année 1633, la prise de possession de l’autorité judiciaire est complète. Au mois de décembre, Louis XIII supprime les sceaux ordinaires de la justice dans les Trois-Évêchés, remplacés par les armes de France. L’aigle impérial disparaît. L’institution ne va pas sans susciter de nombreux mécontentements. Celui d’Henri de Bourbon-Verneuil ne constitue qu’un exemple parmi d’autres, liés à des éléments structurels qui amorcent le conflit, des éléments conjoncturels qui le confortent, des éléments syncrétiques qui lui donnent toute sa portée.
Notes de bas de page
1 Ordonnance portant l’installation d’une cour de Parlement à Metz, copie devenue minute conservée au ministère des Affaires étrangères (MAE), collection Correspondance Politique Lorraine, vol. 11, f° 5-9, M.-C. VIGNAL SOULEYREAU (éd.), Richelieu à la conquête de la Lorraine : correspondance, 1633, Paris, éditions L’Harmattan, 2010, p. 76.
2 M. GANTELET, L’absolutisme au miroir de la guerre : le roi et Metz (1552-1661), Rennes, PUR, 2012.
3 Henri de Bourbon-Verneuil (1601-1682) est le fils naturel d’Henri IV et d’Henriette de Balzac d’Entraigues. Il est nommé évêque de Metz en 1608, puis abbé de Saint-Germain-des-Prés en 1623. Il se démet de son évêché en 1652, mais n’est officiellement rendu à la condition laïque qu’en 1661. La même année, il devient duc et pair de Verneuil. Ambassadeur extraordinaire en Angleterre en 1665, il épouse trois ans plus tard Charlotte Séguier, veuve du duc de Sully.
4 Mémoire de l’évêque de Metz à Louis XIII, 1634, copie conservée au MAE, coll. CP Lorraine, vol. 15, f° 567-568.
5 Copie conservée au MAE, coll. CP Lorraine, vol. 15, f° 572-575.
6 Jusqu’en 1664, les chapitres restent, en théorie, les électeurs des évêques. Évincés par le roi de France ou par le duc de Lorraine, ils revendiquent néanmoins la juridiction ecclésiastique ordinaire sur la ville épiscopale et une partie de l’évêché. Ils possèdent leurs officialités propres avec leurs promoteurs. Ils conservent la propriété des cathédrales et interdisent même aux évêques d’en faire la visite canonique, d’y officier ou d’y pénétrer sans autorisation particulière. Le chapitre dispose enfin des haute et moyenne justices sur son temporel. Les droits souverains des chanoines disparaissent en grande partie avec le régime de protection imposé par la France à Metz, Toul et Verdun, mais les chapitres conservent leurs prérogatives seigneuriales et perçoivent de substantielles redevances.
7 G. ZELLER, La Réunion de Metz à la France (1552-1648), Paris, Les Belles Lettres, 1926, 2 vol., t. II, p. 232, note 1.
8 Selon l’expression d’Yves LE MOIGNE, « Hommes du roi et pouvoir municipal à Metz (1641-1789) », dans Pouvoir, ville et société en Europe, 1650-1750. Colloque international du CNRS (octobre 1981), actes réunis et publiés par G. LIVET et B. VOGLER, Paris, éd. Ophrys, 1983, p. 571-589.
9 Mémoire destiné à Richelieu, s.d., conservé au MAE, coll. CP Lorraine, vol. 11, f° 34-35.
10 Abrégé de l’intérest et diminution que supporte l’évesque de Metz par la cession des droicts souverains que le Roy demande luy estre faicte par Monseigneur, document cité : « Ledict évesque est prince d’Empire et a tous droicts de principauté, jugeant souverainement de tous crimes, ayans puissance de vie et de mort sur ses subjects et sur ses vassaux, donnant gratis, abolitions, rémissions et pardons, frappant monnoye, traictant avec les princes voisins de la paix et de la guerre et du repos de son Estat, lequel Estat est complet et revestu de tout ce qui forme et compose un Estat […] ».
11 À l’issue du voyage d’Allemagne, le roi Henri II a rapidement tenté d’accaparer l’émission du numéraire, si symbolique de la domination. L’évêque de Metz lui a, en théorie, cédé son droit de monnayage. En contrepartie, Henri II, s’il n’exerçait pas le droit qui lui est abandonné, s’est engagé à reverser une somme aux Messins. Faute d’argent, le Roi a laissé l’affaire en suspens. En 1601, Henri IV a manifesté l’intention de payer la dette contractée vis-à-vis de la cité messine, mais sa déclaration n’a pas été suivie d’effet. L’évêque de Metz ne cesse, dans la pratique, de battre monnaie qu’en 1663, à la suite d’un arrêt du conseil du Roi, en date du 11 janvier.
12 O. PONCET, La papauté et la provision des abbayes et des évêchés français de 1595 à 1661 : recherches sur l’esprit des institutions pontificales à l’époque de la Réforme catholique, thèse de doctorat d’histoire, Université Paris IV Sorbonne, dir. Y.-M. BERCE, 1998, 2 vol., t. II, p. 513. L’étude a été publiée sous le titre La France et le pouvoir pontifical (1595-1661), l’esprit des institutions, Rome, École française de Rome, 2011.
13 Charles IV a fourni aux impériaux les moyens de subsister. Voir la lettre que Louis de Marillac a adressée à Richelieu, de Verdun, le 10 mai 1630, publiée par P. GRILLON, Les Papiers de Richelieu, section politique intérieure, correspondance, papiers d’État : tome V, année 1630, Paris, éditions A. Pédone, 1982, p. 266-272.
14 Ibid.
15 La lettre du maréchal de Marillac est écrite à Verdun. Elle est conservée aux archives du MAE, coll. CP Lorraine, vol. 8, f° 344. P. Grillon, dans les Papiers de Richelieu…, année 1630, ouv. cit., n’en propose qu’un résumé p. 108.
16 G. FAGNIEZ, Le Père Joseph et Richelieu (1577-1638), Paris, Hachette, 1894, 2 vol., t. 1, p. 580.
17 Ibid., p. 585-586.
18 Nicolas Gose à Richelieu, 8 décembre 1631, P. GRILLON (éd.), Les Papiers de Richelieu, section politique intérieure, correspondance, papiers d’État : tome VI, année 1631, Paris, éditions A. Pédone, 1985, p. 709.
19 Louis XIII au maréchal de La Force, Château-Thierry, 9 décembre 1631, lettre publiée par P. GRILLON, Les papiers de Richelieu… t. VI, ouv. cit., p. 712.
20 Christian de Lamoignon, seigneur de Basville, président aux enquêtes en 1623, puis président à mortier en 1633.
21 P. GRILLON (éd.), Les Papiers de Richelieu… tome VI, ouv. cit., p. 763-764.
22 MAE, coll., CP Lorraine, vol. 9, f° 59-60, minute d’un accord préparé par Charles Brûlart de Léon, s.l.s.d.
23 Alors que le duc de Rethélois décède fin 1631, le roi de France prend la défense des droits de Marguerite et de Marie de Gonzague sur le duché de Mantoue. Toutes deux remercient Richelieu de l’aide qu’elles ont reçue au début de l’année 1632. Voir la lettre originale de la duchesse douairière de Lorraine au cardinal-ministre, MAE, coll. CP Lorraine, vol. 9, f° 84 ; et celle de la duchesse de Rethélois, ibid. f° 87-88. Jusqu’à son décès, Marguerite de Gonzague exprime ses ambitions concernant le Montferrat.
24 MAE, coll. CP Lorraine, vol. 9, f° 62-63, copie d’instructions envoyées à M. de Saint-Étienne, s.l.s.d.
25 MAE, CP Lorraine, vol. 9, f° 354-355.
26 « Dans cette société d’Ancien Régime, le terme « étranger » renvoie en effet à une réalité bien plus complexe, l’habitant d’un village voisin, parfois le membre d’une même famille, peut être désigné comme étranger, et la personne originaire d’ailleurs ne pas entrer dans cette catégorie », S. CERUTTI, Étrangers : étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Paris, Bayard, 2013, présentation éditoriale.
27 Mémoire touchant l’Etat et les droictz de l’évesché de Metz et la diminution d’iceux depuis l’establissement du parlement et la fortiffication et garnison de Moyenvic, 1634, MAE, coll. CP Lorraine, vol. 15, f° 572-575.
28 M.-C. VIGNAL SOULEYREAU (éd.), Richelieu à la conquête de la Lorraine : correspondance, 1633, Paris, éditions L’Harmattan, 2010. Voir aussi les travaux d’E. MICHEL, Histoire du parlement de Metz, Paris, J. Tichener, 1845 et Biographie du parlement de Metz, Metz, chez Nouvian, 1853.
29 Mémoire touchant l’abbaye de Saint-Paul de Verdun en faveur de M. Molé, avril 1633, dans O. PONCET, La Papauté et la provision des abbayes et des évêchés français de 1595 à 1661, ouv. cit., t. II, p. 516.
30 Relation de ce qui s’est passé à l’establissement et première ouverture de la cour de parlement de Metz, imprimé à Metz, par Jean Antoine, « imprimeur juré de Monseigneur l’évesque de Metz », 1633, MAE, coll. CP Lorraine, vol. 11, f° 397-406.
31 Voir également C. PETRY, « Faire des sujets du roi », Rechtspolitik in Metz, Toul und Verdun unter Französischer Herrschaft (1552-1648), Oldenbourg Wissenschaftsverlag, Munich, 2006.
Auteur
Docteur en histoire, ingénieur d’études à l’Institut de recherches sur les civilisations de l’Occident moderne, Université Paris-Sorbonne
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