Compétences ecclésiastiques en matière matrimoniale à l’époque moderne
p. 427-442
Texte intégral
1En 1900, Jules Basdevant, futur agrégé des Facultés de droit et professeur de droit international à l’Université de Paris, publiait une thèse intitulée Des rapports de l’Eglise et de l’Etat dans la législation du mariage du Concile de Trente au Code civil1. Cette thèse décrivait le déclin de la compétence de l’Eglise en matière matrimoniale dans la pensée des juristes de l’époque moderne. Pour ce faire, il distinguait trois groupes, répartis en trois périodes : le premier, qu’il situait au XVIe siècle, professait majoritairement une compétence exclusive de l’Eglise sur les mariages. Le second devait être plus partagé, et reconnaissait à la fois à la monarchie et à l’Eglise le pouvoir d’établir des empêchements au mariage : ce groupe devait être représenté aux yeux de Jules Basdevant par le juriste Jean Gerbais qui publia en 1690 un Traité du pouvoir de l’Eglise et des princes sur les empêchements du mariage2. Enfin, l’auteur décrivait comme « un sentiment très répandu vers la fin du XVIIIe siècle » la position selon laquelle « le mariage est un contrat civil soumis uniquement à la puissance séculière, les droits de celle-ci ne pouvant être altérés par le sacrement qui vient s’ajouter au contrat.3 » Par le truchement de la distinction entre les deux natures contractuelle et sacramentelle du mariage, les juristes de l’époque moderne en viennent donc progressivement à ne plus reconnaître à l’Eglise qu’une part congrue de la compétence juridique sur le mariage. Cependant, Jules Basdevant ne s’appuie dans son étude que sur les sources théoriques du droit, et non sur les sources de la pratique, émise par les tribunaux ecclésiastiques et royaux d’Ancien Régime. Qui plus est, on est en droit de se demander quel était le degré de réalité, dans la pratique, de la situation que décrivaient des juristes qui, par ailleurs, militaient pour une Eglise gallicane plutôt que romaine4.
2 De fait, notre interrogation est la suivante : dans quelle mesure la pratique des tribunaux inférieurs de l’Ancien Régime reflète-t-elle le déclin de compétence de l’Eglise décrit dans les traités de droit de cette époque ? Pour pouvoir répondre à cette question, il nous fallait confronter les documents issus d’officialités, de bailliages ou encore de prévôtés, à la pensée des juristes gallicans, ce qui, au vu du nombre important de juridictions et de juristes, impliquait de faire des choix. En ce qui concerne la pratique, notre choix s’est porté sur les tribunaux inférieurs de Beauvais, une région déjà bien étudiée à travers les travaux connus de Pierre Goubert5, mais aussi d’un point de vue religieux par Anne Bonzon6. Quant aux juristes, nous avons choisi de sélectionner les plus représentatifs de la période étudiée, qui s’étend du milieu du XVIIe siècle à la Révolution. Le traité de l’abus de Charles Févret7, publié pour la première fois en 1653, a connu un grand succès et s’est vu réédité plusieurs fois jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. L’ouvrage de Louis Vatier d’Héricourt intitulé Traité des loix ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel8, paru en 1719, a lui aussi connu plusieurs éditions qui témoigne de son succès. Enfin, en 1751 paraissait Le Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale de Durand de Maillane9 qui fut lui-même l’un des principaux législateurs du mariage pendant la période révolutionnaire. De cette confrontation entre la pensée des juristes du mariage et les documents issus de la pratique de l’officialité et du bailliage de Beauvais, se dégage plusieurs tendances concernant la compétence ecclésiastique. Dans un premier temps, celle-ci est effectivement très réduite si on la considère du point de vue des théories gallicanes développées par les juristes en ce qui concerne la distinction entre le contrat et le sacrement, la disparition du pouvoir coercitif des juridictions ecclésiastiques ainsi que l’appel comme d’abus. En revanche, la pratique montre une toute autre réalité : les rivalités entre juridictions se font plutôt à l’intérieur de chacune des sphères religieuses et séculières. Du reste, le partage de compétence est bien défini, et le bailliage ainsi que l’officialité de Beauvais ont plutôt tendance à coopérer dans la répression des délits. En conséquence, plutôt que de parler d’un progressif déclin de la compétence ecclésiastique, nous aurions tendance à employer l’expression de Nicolas Lyon-Caen en parlant d’une « redistribution des cartes et des frontières de la sacralité religieuse10 » : cette redéfinition s’observe notamment dans le traitement que fait l’officialité des concubinages, et celui des séparations de biens et de corps observable dans les documents produits par le bailliage de Beauvais.
I - Le déclin, théorique, de la compétence ecclésiastique
3En ce qui concerne le droit matrimonial, l’époque moderne se caractérise par une transformation de ce dernier en un affrontement de souverainetés autour de la question de savoir quelle puissance possède ou ne possède pas le droit d’établir des empêchements au mariage, comme l’écrit Arnould Bethery de la Brosse11 : « Ce changement de définition est le fruit de la mutation individualiste de la science juridique : quand on conçoit le mariage comme une unité naturelle, l’art du droit consiste à en comprendre l’union harmonieuse et honnête (…) ; quand en revanche le mariage n’est conçu que comme un artifice, fruit d’une construction des individus, l’art du droit consiste à en connaître le « mode d’emploi », c’est-à-dire l’ensemble des normes présidant à cette construction et corrélativement l’étendue des pouvoirs individuels, d’où la confusion progressive du droit avec la loi. »
A - La prééminence du contrat sur le sacrement
4Dès le XVIe siècle, les juristes gallicans, qui cherchent à affirmer une compétence matrimoniale du roi n’allant pas de soi, s’appuient sur l’ancienne distinction entre les natures contractuelle et sacramentelle du mariage développée au XIIe siècle chez les théologiens et les décrétistes. Parce que le mariage n’est pas seulement un sacrement, « figure sensible de l’union de Jésus Christ avec son Eglise12 », tel que le définit Maillane dans son Dictionnaire, mais aussi un « contrat civil qui règle les conventions, le douaire, la participation à la communauté, et les avantages matrimoniaux13 », le roi se doit de pouvoir poser ses propres conditions à son administration. Mais il ne suffit pas aux juristes gallicans d’affirmer la légitimité du roi à intervenir sur la matière matrimoniale, il faut encore que celui-ci ait la prééminence sur l’Eglise romaine. Louis Vatier d’Héricourt va jusqu’à considérer que le contrat de mariage est aussi le sacrement, du fait de leur caractère simultané : « Comme le mariage a pour fondement le consentement mutuel des parties qui se promettent une union indissoluble, ce contrat est en même temps civil et spirituel.14 » Un des commentateurs de Charles Févret complète d’ailleurs sa définition du contrat civil comme étant « l’union légitime qui se contracte en présence du curé, entre le mari et la femme par paroles de présent15». Par-là, le contrat de mariage ne désigne plus simplement les conventions matrimoniales passées devant notaire, mais aussi l’union passée devant le prêtre et donc un objet qui finalement s’approche beaucoup, par la forme, du sacrement.
5Une autre manière d’affirmer la prééminence du contrat sur le sacrement réside dans l’historicisation de ces deux notions : parce que le contrat a toujours précédé le sacrement, affirmeront nos juristes, ses formalités doivent prévaloir sur l’administration du sacrement. Ainsi, pour Vatier d’Héricourt, « le mariage est dans son origine un contrat naturel et civil » et « Jésus Christ a élevé ce contrat civil à la dignité de sacrement16 », ce qui fera dire au commentateur de Charles Févret que « les souverains ont toujours eu l’autorité de faire des lois sur les mariages » :
6Nous voyons aussi que les empereurs chrétiens ont réglé par leurs lois les empêchements du mariage, qu’ils ont réglé les conditions essentielles pour les contracter, et qu’ils ont prononcé la nullité des mariages contractés contre la disposition de leurs ordonnances. Les rois de France de la première et de la seconde race, ont exercé la même autorité, comme on le justifie par les capitulaires de Charlemagne, et ceux des autres rois, et par quantité d’exemples tirés de l’histoire.17
B - L’exclusivité de la compétence séculière sur les affaires matrimoniales
7De la revendication de la prééminence du pouvoir royal à l’exclusivité de ce dernier sur la matière matrimoniale, il n’y a qu’un pas, et ce pas est franchi par le biais d’une argumentation habile. Alors que dans un premier temps les juristes fondaient la légitimité de l’intervention du roi en matière matrimoniale sur la distinction entre mariage-contrat et mariage-sacrement, ils ont beau jeu dans un second temps d’affirmer que dans la pratique, les deux natures du mariage ne peuvent pas être séparées. C’est là tout le propos de Charles Févret sur l’adultère : « (…) La question de l’adultère, qui est celle de fait, est si viscérale et connexe à celle de droit, qu’il est presque impossible de les séparer18 ». Par le truchement de la « cause incidente », qui permet au juge séculier de s’emparer d’une affaire matrimoniale lorsque celle-ci ne relève pas seulement du droit mais aussi du fait, le juge séculier est appelé à être le seul juge du mariage, affirmation que Charles Févret s’empresse de justifier :
8« Et sans doute les choses bien considérées, il y a grande justice et équité, que le juge qui est compétent de la cause principale, soit aussi juge des faits proposés coïncidemment par forme de défense et exception, quand ils servent au jugement de la cause du mariage, et que la preuve d’iceux dépende de la validité ou de la nullité des promesses. »19
9Si le juge séculier doit connaître d’un adultère, il devra juger le fait, à savoir si le conjoint inculpé a effectivement entretenu des relations extramaritales. Mais si, comme défense, l’accusé souligne qu’il ne revient pas au juge séculier de juger de la cause incidente qu’est le sacrement qui l’unit maritalement à son conjoint, mais au juge ecclésiastique, le juge royal pourra toujours répondre qu’il est plus « juste », selon les mots de Charles Févret, qu’il connaisse aussi de cette question incidente, quoiqu’elle revienne en temps normal au juge ecclésiastique.
10Il est d’autant plus « juste » selon les juristes que le juge royal soit seul compétent en matière matrimoniale que l’Eglise n’a plus la force coercitive qu’elle avait encore à la fin du Moyen Age, et par conséquent qu’elle n’est plus en mesure de faire appliquer ses décisions auprès de ses justiciables en matière matrimoniale. Ainsi pour le cas des promesses de mariage, cité par Charles Févret : « il est à observer que comme l’évêque n’a point de territoire, si dans le cours de sa visite il reçoit plainte de celui ou celle qui allèguent des promesses de mariage et ordonne que la partie refusante sera citée pardevant lui, il y a abus en ce procédé20». L’auteur fait ici référence à la théorie du territoire développée à la fin du Moyen Age par les gens du roi, et qui ôte à l’évêque la possibilité de faire arrêter dans la légalité un clerc sur le territoire de son diocèse. D’après Anne Lefebvre-Teillard, cette théorie « devait avoir de nombreuses applications dont certaines servirent à éliminer d’autres formes du droit de coercition appartenant à l’évêque. Elles concernent le droit de bannir et la possibilité d’exécuter les sentences par des voies réelles.21 » A l’époque moderne, l’évêque ne dispose plus de la faculté d’emprisonner des laïcs ni même de les condamner à l’amende. En conséquence, si d’une part les deux natures contractuelles et sacramentelles du mariage sont inséparables, et d’autre part, l’official n’est plus en mesure de contraindre ses justiciables à appliquer ses décisions en matière matrimoniale, il reviendrait légitimement au juge séculier d’être seul juge des causes principalement ou incidemment au mariage. Pour Durand de Maillane, il s’agira même de rationnaliser l’appareil judiciaire du royaume pour faciliter la rupture des promesses de mariage à l’occasion desquelles le justiciable doit se pourvoir devant le juge ecclésiastique mais aussi le juge séculier :
11« C’est ce qui fait dire à quelques jurisconsultes, que les citations par-devant les officiaux, en accomplissement de promesses de mariage, sont devenues inutiles et onéreuses, puisqu’ils ne peuvent rien ordonner sur ces demandes, depuis qu’on a laissé une entière liberté de les accomplir, ou d’en faire refus, et qu’il serait de l’intérêt des sujets du roi de réformer cette jurisprudence, et de laisser à la partie lésée la liberté de se pourvoir au juge royal pour ses dommages et intérêts, sans obliger de faire citer l’autre partie devant le juge d’Eglise pour y déclarer qu’elle a changé de volonté et ainsi exposer inutilement les parties à essuyer trois degrés de juridiction ecclésiastique. »
C - Le rôle de l’appel comme d’abus sur la compétence ecclésiastique
12Dans son Traité de l’abus, Charles Févret est amené à étudier les causes matrimoniales par le biais de son sujet principal, l’appel comme d’abus, cette procédure apparue avec l’application en 1438 de la Pragmatique Sanction de Bourges et qui permet de faire appel devant les Parlements des décisions de l’official, quand on juge qu’il a outrepassé les limites de ses compétences. « Peu à peu, écrit Jean-Louis Gazzaniga, la multiplication des procédures a conduit les Parlements à intervenir dans toutes les affaires de l’Eglise et plus spécialement dans les conflits entre les droits canonique et séculier.22 »
13En matière matrimoniale, l’appel comme d’abus devient un outil de taille pour placer les cours ecclésiastiques sous la tutelle des Parlements royaux par l’intermédiaire de leur action en dernier recours sur les jugements rendus par les officiaux. Pour Charles Févret, étudier de près l’appel comme d’abus revient, en quelque sorte, à fixer la limites des attributions de l’Eglise en ce qui concerne les affaires matrimoniales (livre V), et principalement les promesses (chapitre I), la célébration (chapitre II), les empêchements, la dissolution du mariage (chapitre III), et enfin la procédure suivie par les juges ecclésiastiques dans ces causes (chapitre IV). Dès lors, on assiste à une énumération point par point de tout ce que ne peut pas faire un official : il ne peut, par exemple, rechercher la preuve de l’échange de promesses de mariage ni même annuler les mariages conclus par des impubères qui n’y consentiraient plus, leur puberté venue. Il ne peut non plus ordonner l’examen corporel d’une fille en cas d’impuissance ni se prononcer sur les conventions matrimoniales ou sur l’éventuel défaut de consentement des parents au mariage de l’enfant. Charles Févret justifie toutes ces prohibitions par le fait que l’official ne peut plus statuer sur ce qui ne révèle pas strictement du sacrement : or, le mariage étant une matière mixte impliquant étroitement le contrat et le sacrement, comme on l’a vu plus haut, l’appel comme d’abus devient « l’arme la plus redoutable du gallicanisme parlementaire23 ». Dès lors, du fait du grand nombre de causes auxquels il est susceptible de s’appliquer en matière matrimoniale, on s’attendrait à ce qu’il soit très fréquent dans la pratique.
14Si l’on verra que l’appel d’abus ne se rencontre pas si fréquemment dans la pratique de l’officialité de Beauvais, Nicolas Lyon-Caen a cependant souligné toute la portée symbolique de cette procédure : « Les cours sont (…) amenées à condamner, assez rarement cependant, des excommunications abusives de fidèles, sur le registre de l’abus de la peine spirituelle. (…) » Dès le début de l’époque moderne, la juridiction civile se mêle effectivement d’encadrer la pratique sacramentelle, en contraignant les clercs à lever leurs sentences spirituelles.24
15Or, l’appel comme d’abus devient un enjeu politique vers 1750-1770, du fait de la crise janséniste impliquant le refus de sacrement aux fidèles qui refuseraient de reconnaître la légitimité d’Unigenitus ou de désavouer le jansénisme : on assiste alors à une recrudescence des procédures d’appel comme d’abus, ce qui non seulement place un peu plus les cours ecclésiastiques dans la subordination aux parlements, mais aussi contribue à faire intervenir les juges royaux en matière de sacrement : « La cour, tout en ne jugeant que les abus, définit pourtant par-là les contours d’une pratique normée, et elle peut même ordonner à tel ecclésiastique nommément désigné d’administrer au mourant auquel son pasteur refuse les derniers sacrements.25 »
16Après avoir affirmé la légitimité de la compétence royale en matière matrimoniale, les juristes en sont arrivé à définir sa prééminence sur la compétence ecclésiastique puis son exclusivité : l’appel comme d’abus permet au Parlement de franchir les limites d’attribution de la sphère séculière en intervenant sur le sacrement. On verra ce qu’il en est dans la pratique.
II - Dans la pratique, rivalités internes et collaborations entre justices
17Alors que l’affaire de Recourt montre que les concurrences en matière juridictionnelle sur le mariage ne se font pas tant entre justices ecclésiastiques et séculières, mais entre officialités de deux évêchés différents, l’étude des cas matrimoniaux du bailliage et de l’officialité de Beauvais montrent une répartition des compétences autour des aspects économiques et purement sacramentel du mariage. A certains égards, les deux justices semblent collaborer, le juge d’Eglise faisant parfois appel au bras séculier dans la répression des scandales et concubinages, et le juge séculier ayant recours à la menace d’excommunication pour obtenir des témoignages dans l’instruction d’une affaire.
A - L’Affaire de Recourt
18L’affaire qui oppose en 1661 le sieur de Recourt et le sieur de Mardilly paraît révélatrice d’une opposition entre la manière de juger de l’évêque de Beauvais et celle de l’évêque de Laon. Le fond de l’affaire est le suivant : dans un long mémoire26 adressé à l’évêque de Laon, le sieur de Recourt dénonce le comportement, fautif à ses yeux, de son voisin le sieur de Mardilly qui aurait séduit sa fille Marie et aurait fait publier les bans pour l’épouser. Dans le dossier se trouve également la déclaration très ambiguë d’un nommé Sonnet, prieur d’Hémévillers, dans laquelle ce dernier affirme « avoir fait un mariage le jour de la chaire de Saint-Pierre », à savoir le 22 février, après « avoir publié les bans entre Louis de Videlchastel [sieur de Mardilly] de la paroisse d’Hémévillers et Marie de Recourt (…), tout en témoignant « n’avoir en façon quelconque fait le mariage entre ledit Louis de Videlchastel et Marie de Recourt (…).27 »
19Comment interpréter cette double déclaration contradictoire, si ce n’est en faisant l’hypothèse d’un mariage à la gaulmine, ces mariages par lesquels les époux, après avoir passé devant notaire pacte de mariage, s’échangeaient des paroles de consentement en la présence d’un prêtre sans que celui-ci ait été mis au courant de leurs intentions matrimoniales. Cette procédure était considérée comme valable aux yeux de l’Eglise et du décret Tametsi, mais condamnée avec virulence par les juristes gallicans qui confèrent au prêtre un rôle actif dans la célébration du mariage, comme en témoignent les propos de Louis d’Héricourt :
20« La présence du curé, qui est requise par les ordonnances et par le Concile de Trente, pour la validité des mariages, n’est point une simple présence corporelle qui pourrait être forcée et involontaire ; mais elle doit être accompagnée de la part du curé d’un acquiescement et de l’approbation donnée au nom de l’Eglise au consentement respectif des parties, et de la bénédiction nuptiale. C’est pourquoi il est défendu à tous les notaires et à toutes les autres personnes publiques de recevoir des actes, par lesquels deux personnes déclarent en présence du curé ou d’un autre supérieur ecclésiastique, qu’elles se prennent pour mari et femme.28 »
21Pour autant, on s’étonne de constater que le sieur de Recourt ne fasse pas mention dans son mémoire des préceptes des juristes gallicans, ni même des lois du royaume pour s’opposer à un mariage qu’il désigne par le terme de « surprise », là où nous utiliserions aujourd’hui le mot « fraude ». Sa seule action consiste à envoyer à Laon, où se trouve la paroisse de Maris, « un pouvoir pour s’opposer à la publication desdits bans au cas que l’on y voulut procéder29 ». Il ne s’agit donc pas d’opposer la justice royale à la justice ecclésiastique, mais bien plutôt la justice de l’évêque de Laon à celle de l’évêque de Beauvais : d’une part, l’évêque de Laon se montre réceptif à la plainte du père en lui demandant ce long mémoire, soutenant par là une conception gallicane du mariage où le consentement parental aurait toute sa place dans la conclusion du mariage, d’autre part, l’évêque de Beauvais prête l’oreille aux sollicitations du sieur de Mardilly « pour obtenir de lui la permission à un curé de le marier30 ». Nous ne savons pas quelle a été la réponse de l’évêque Nicolas Choart de Buzenval, mais nous savons en revanche que le mariage a effectivement été fait à Hémévillers, paroisse relevant de son diocèse, et que par sa mention dorsale, le greffier considérait le couple comme marié31 : l’évêque de Beauvais semble donc considérer ce mariage comme valable et privilégier par-là la stricte application du décret Tametsi, allant à l’encontre de la conception peut-être plus gallicane de l’évêque de Laon.
22Cela montre bien qu’il n’y a pas, sur le mariage, d’opposition frontale entre justices ecclésiastiques et séculières, mais qu’en revanche les conceptions matrimoniales gallicanes ont pénétré la pratique de certains évêques qui ont peut-être préféré les assimiler au détriment des canons du concile de Trente, cela afin de conserver leurs prérogatives sur la compétence matrimoniale : en effet, comment faire appel d’abus d’une sentence qui épouserait les conceptions parlementaires concernant le consentement parental au mariage de leur enfant ?
B - Un partage de com pétences bien défini entre l’officialité et le bailliage
23Il semble à première vue que la répartition des compétences matrimoniales soit plutôt bien déterminée entre l’officialité et le bailliage de Beauvais, la première ne s’occupant que du respect du sacrement quand la seconde ne semble s’intéresser qu’aux aspects économiques de l’union matrimoniale.
24En effet, les sondages ne nous ont permis de trouver au bailliage de Beauvais que des affaires matrimoniales dont le caractère est fondamentalement économique, qu’il s’agisse de séparations de biens ou, plus indirectement, de démontrer un vice de consentement à un contrat pour cause de mauvais traitements au sein de la sphère conjugale : dans ces affaires, le caractère sacramentel du mariage n’est jamais directement évoqué. Cette prédominance de l’économique au sein du bailliage n’est guère étonnante, quand on sait que 57 % des affaires qui y sont portées relèvent exclusivement du droit des biens et des obligations, qu’il s’agisse de dettes, de saisies, d’adjudications, de règlement de succession ou encore d’expertises sur la valeur d’un bien. Par comparaison avec les affaires criminelles du bailliage de Sens dont l’archiviste Henri Forestier a fait résumé sommaire, il n’y a pas réellement d’empiètements sur les compétences de l’officialité : alors qu’à Sens le bailli se permet de faire enfermer des clercs pour débauche, de juger des cas de séduction suivie de grossesse ainsi que des concubinages, les prélèvements effectués au bailliage de Beauvais n’ont pas permis de révéler de telles affaires.
25A l’opposé, les juges de l’officialité de Beauvais ne semblent avoir cure des enjeux économiques matrimoniaux attenants aux contentieux de leurs ouailles, comme en atteste la lettre du prêtre Mahieu à l’évêque de Beauvais dans laquelle il explique qu’il rencontre des difficultés à faire appliquer une sentence de séparation à son paroissien Charles Chouquet qui vit avec sa servante : « Je lui fis entendre le misérable état où elle [la servante] était, qu’on les poursuivrait si elle ne se séparait. Elle me dit que c’était faute de demeure et promis qu’elle le quitterait, pourtant je doute qu’elle le fasse pour ce qu’elle se plaint que ledit Chouquet ne veut rien lui donner pour vivre.32 »
26A l’ordre matrimonial légal mis en avant par le curé Mahieu, la servante de Charles Chouquet oppose la dépendance économique qui la lie indéfectiblement à son concubin. Pourtant, la répétition indéfinie des sentences de monition à l’égard de Charles Chouquet mais aussi des autres paroissiens attaqués pour leurs errances matrimoniales par l’officialité montre bien que l’évêque et son juge ne prennent guère en compte la dimension matérielle du couple au centre du mariage. Quelle que soit la nature et la cause des sentences adressées par l’officialité à ses justiciables, il sera toujours exclusivement question de faire respecter le sacrement de mariage, qu’il s’agisse de séparer des couples non valablement mariés ou de réunir ceux qui sont valablement mariés, mais séparés : les juges ecclésiastiques aspirent à modeler la réalité conjugale sur les lois qui la régissent et l’officialisent, plutôt que de la prendre en compte dans toutes sa complexité et ses nuances.
27Dans ce contexte, il ne peut donc y avoir d’empiètement de compétence entre juridictions ecclésiastique et séculière : il est d’ailleurs frappant de constater que dans un registre où se trouvent consignées de nombreux cas de conflits de juridiction entre le bailliage et l’évêque de Beauvais, aucun ne concerne des affaires matrimoniales33.
C - Une collaboration entre justices ecclésiastique et séculière
28Si justices séculière et ecclésiastique n’apparaissent pas rivales sur des points où nous pourrions attendre qu’elles le soient, comme les mariages à la gaulmine si décriés par les parlementaires gallicans, nous observons au contraire qu’elles ont tendance à coopérer dans la répression des délits, notamment par l’invocation du bras séculier de la part de l’Eglise, d’une part, mais aussi par les monitoires à fin de révélation demandés par les juges royaux, d’autre part.
29A l’occasion de deux affaires de concubinage, l’officialité de Beauvais est amenée à invoquer le bras séculier. Le cas de Mathieu Ringa et Anne Hue, couple poursuivit pour concubinage, est à cet égard éclairant : « Requis en outre qu’il soit ordonné au curé dudit Creil de publier en son prône votredite sentence et que la huitaine passée, lesdits Ringa et Hue seront dénoncés au juge séculier pour être contre eux procédé conformément aux édits et ordonnances royaux, et à cette fin envoyé copie de toute la procédure et acte, lesdits Ringa et Hue condamnés en dépens, et pour auxdites fins parvenir, produit ledit promoteur les pièces qui ensuivent.34 »
30Dans cette affaire, il ne s’agit pas simplement de recourir à un sergent pour faire signifier la sentence à un couple réfractaire et plusieurs fois contumace, mais de transmettre l’intégralité de la procédure au juge royal afin de la faire appliquer « conformément aux édits et ordonnances royaux », sous-entendant par-là que les crimes de concubinage – et de bigamie, Anne Hue n’ayant jamais réussi à prouver la mort de son premier mari –, sont réprimés tout autant par le pouvoir royal.
31Les monitoires à fin de révélation sont un autre exemple de cette coopération entre justices : il s’agit d’une procédure qui permet à la justice séculière de susciter des témoignages pour informer des procès touchant certains crimes comme le vol ou le recel, sous la menace d’une excommunication35. Nous avons trouvé des exemples de ces monitoires dans les actes du greffe du bailliage de Beauvais36 mais aussi dans les documents produits par l’officialité voisine de Noyon :
32« Supplie humblement le procureur fiscal général du bailliage du marquisat de Guiscard, à ce qu’il vous plaise monsieur, vu le jugement rendu par Monsieur le bailli général, juge civil et criminel, gruyer, et de police dudit marquisat du seize février mil six cent soixante-dix dont un extrait signé Forest, greffier, accorder monitoire en forme de droit au suppliant, pour avoir la révélation et preuve des faits détaillés audit jugement et à cet effet être publié en la manière ordinaire et vous ferez bien.37 »
33La formule de supplication employée dans cette demande, répondant à un formalisme attaché à la procédure, ne doit cependant pas nous abuser sur les relations hiérarchiques entre les deux juges : au-delà des apparences, le juge royal ne se place pas dans une position inférieure à celle de son interlocuteur, ce serait au contraire l’inverse. Nicolas Lyon-Caen souligne en effet toute la portée symbolique du recours à la menace d’excommunication dans le cadre des procédures civiles. Il prend l’exemple des « 3000 monitoires publiés dans le diocèse d’Autun de 1670 à 1789 », et qui « ne sont sollicités que par les cours laïques, jamais par les cours ecclésiastiques qui pourtant y sont autorisées38 », pour démontrer que l’excommunication est devenue un instrument comme un autre de la procédure civile, par lequel les peines fulminées par le juge ecclésiastique viennent s’inscrire dans la hiérarchie des peines employées par les juges séculiers. C’est d’ailleurs ce mouvement d’intégration de l’Eglise dans l’ordre juridique royal que nous retenons lorsque cette dernière invoque le bras séculier : tout se passe en effet comme si l’excommunication brandie par les monitoires pour concubinage ou séparation devait être une étape avant la saisie de l’affaire par le juge royal, l’official adoptant ainsi la posture d’un juge plus doux, en comparaison de ce qui attendrait les justiciables dans le cas d’une procédure séculière… Qui plus est, l’invocation du bras séculier est aussi un aveu de faiblesse de la part de juges ecclésiastiques qui, confrontés à l’inertie et parfois à l’agressivité de leurs administrés, manquent d’une puissance coercitive pour faire appliquer leur sentence ou même simplement pour les signifier. Cela se perçoit notamment dans le cas du curé de Vendeuil qui se plaint « de n’avoir plus de magister depuis il y a longtemps » pour faire signifier une sentence à un paroissien concubinaire agressif39.
III - « Une redistribution des cartes et des frontières de la sacralité religieuse »
34Si théoriquement et symboliquement, la justice séculière semble l’emporter sur la justice ecclésiastique en matière matrimoniale, l’observation de la pratique des tribunaux de Beauvais ne permet pas d’observer statistiquement une désaffection de la seconde au profit de la première, les affaires matrimoniales étant toujours plus nombreuses au sein des officialités notamment en matière de dispense de consanguinité. C’est la raison pour laquelle nous préférons parler, plutôt que de « sécularisation » ou de perte de compétence de l’Eglise, d’une « redistribution des cartes et des frontières de la sacralité religieuse », selon l’expression de Nicolas Lyon-Caen. Cette redistribution se traduit notamment dans le traitement « extensif » effectués par l’une et l’autre des juridictions des délits de concubinage et des affaires de séparation.
A - Le traitement des concubinages à l’officialité
35Une chose nous frappe au moment d’analyser les sentences produites par l’officialité de Beauvais : l’emploi presque systématique du terme de « concubinage » par les juges ecclésiastiques, pour qualifier des affaires qui offrent pourtant au regard une grande variété de situations matrimoniales différentes.
36Si l’on prend par exemple le cas de Charles Chouquet et de sa concubine Françoise Brassoire40, nous sommes en présence de ce que l’on pourrait qualifier d’un adultère, puisque l’homme a quitté sa première femme Françoise Hucher pour s’installer à Vendeuil avec sa servante, alors que son premier mariage n’a pas été annulé et que son épouse légitime est toujours vivante.
37En revanche, l’affaire impliquant Clément Martin et sa femme Catherine Delisse41 pourrait plutôt être qualifiée de bigamie : les deux époux se prétendent mariés alors que le premier mari de Catherine, dont la mort n’est pas certaine, est toujours réputé vivant. C’est particulièrement le fait que le couple ait entamé une démarche pour se marier clandestinement dans une autre paroisse qui nous incite à qualifier ce cas de bigamie, puisque deux mariages officiels auraient été contractés simultanément.
38Pour autant, alors que les mots « adultère » et « bigamie » sont employés dans le vocabulaire juridique de l’époque, les juges ecclésiastiques prennent soin de leur préférer le terme de « concubinage », plus universel : en effet, l’adultère est à cette époque considéré comme un crime plutôt féminin42, tandis que le concile de Trente ne désigne sous le terme de « bigame » que des criminels masculins. L’emploi du terme de « concubinage » permet ainsi de confondre les deux genres et de s’assurer une compétence aussi large que possible sur tous les justiciables, comme l’explique Martine Charageat :
39« (…) La volonté de discipliner les femmes et les hommes oblige les magistrats à employer, la plupart du temps, un langage qui s’applique indistinctement aux deux genres. Un vocabulaire commun évite d’exclure les hommes, ce qui serait le risque si le législateur utilisait, par exemple, la seule terminologie de l’adultère plutôt réservée aux femmes en droit et dans la conscience collective. (…) La terminologie du concubinage est intentionnellement préférée pour qualifier l’ensemble des circonstances visées et, surtout, la totalité des acteurs que l’on cherche à contraindre.43 »
40Dans le cas du Beauvaisis, il s’agit bien, à nos yeux, d’une « stratégie de pouvoir44 » déployée par les juges pour conserver une compétence non seulement sur un grand nombre de justiciables, mais aussi sur des crimes qui, en temps normal, relèveraient de l’autorité séculière : bigamie et adultère sont en effet réprimés depuis la fin du Moyen-Age par les tribunaux royaux45, de même que la clandestinité, ouvertement dénoncée dans les édits royaux, et pourtant sanctionnée par l’official de Beauvais – et non par les juges séculiers –, à l’occasion de l’annulation des mariages célébrés en dehors de la paroisse d’origine, comme on l’a vu dans le cas de Clément Martin et Catherine Delisse.
B - Les séparations de biens et de corps au bailliage
41En matière de ruptures de promesses de mariage et de séparations de corps et de biens, les théories développées par les juristes gallicans ont tendance à rejoindre la pratique observée dans le bailliage et l’officialité de Beauvais : il n’a pas été possible en effet de retrouver une quelconque trace écrite d’affaires matrimoniales en lien avec les promesses de mariage ou encore la séparation dans les monitoires pour concubinages conservés à l’officialité de Beauvais, quoiqu’il ne soit pas exclu qu’une recherche plus approfondie dans ces archives puisse en révéler. Au contraire, il nous a été possible de repérer des procès en ruptures de promesses dans les actes du greffe46 : l’absence de ce type d’affaire dans les documents de l’officialité, alors que d’après Anne Lefebvre-Teillard47, elles étaient légion à la fin du Moyen Age dans ces juridictions, nous semble significative d’une perte avérée de compétence au profit de la juridiction du bailliage sur cette manière. De même, on observe que le bailliage s’est annexé les affaires de séduction suivies de grossesse48, alors même qu’elles étaient le fruit d’une jurisprudence élaborée au sein des officialités avant le concile de Trente49.
42Dans un second temps, les séparations de biens portées devant le bailliage comportent bien souvent des éléments qui nous pousseraient à les classer parmi les séparations de corps, quand ces dernières n’y sont pas entièrement consacrées : c’est le cas notamment de l’affaire de Louise Mesnard et Jacques Lecerf, au cours de laquelle il n’est question que des maltraitances et des menaces de mort proférées par Jacques à l’égard de son épouse qui se voit contrainte de se réfugier chez son père à Beauvais50. Les juges du bailliage sont donc prêts à accorder la séparation d’habitation en même temps que la séparation de biens, alors qu’il revenait pourtant aux officialités d’accorder les séparations d’habitations sur consentement mutuel des époux, une pratique qui s’observait encore jusqu’à la fin de l’ancien régime dans certaines officialités situées aux périphéries du Royaume51. Or, force est de constater que non seulement les juges ecclésiastiques de Beauvais n’accordent pas ces séparations de corps, mais les répriment sévèrement, au même titre que les concubinages, lorsqu’elles se produisent sans qu’ils aient été consultés au préalable par les justiciables. En cela, la situation beauvaisienne vient confirmer les observations de Martine Charageat pour le cas césaraugustain :
43« Au XVIe siècle, le mariage-contrat et le mariage-sacrement cessent de cohabiter sur la scène judiciaire, au détriment du premier. Le contexte est devenu délicat pour solliciter des séparations quoad thorum sur la base de considérations humaines et matérielles dans un tribunal ecclésiastique. (…) Dans les affaires matrimoniales, l’official a la compétence ratione materiae et non ratione personae. Or, on lui demande de trancher comme s’il avait à juger des personnes, en l’occurrence les maris malcaseros.
44On ne peut pas à la fois prôner le respect du sacrement, la nécessité de se marier devant l’Eglise et accorder trop facilement des séparations. (…). Sur l’ensemble des textes étudiés, une seule sentence de séparation a mensa et thoro est accordée, et elle date de 1501.52 »
C - Un équilibre des compétences ?
45Quel bilan peut-on tirer des observations faites sur le cas beauvaisiens ? S’il y a empiètement de part et d’autre sur les compétences respectives de l’officialité et du bailliage, peut-on y lire cependant un certain équilibre dans la répartition des compétences ? Ainsi, l’officialité a cédé sur le point des promesses de mariage, des grossesses et des séparations de corps et d’habitation, mais a récupéré ce qu’elle avait perdu en s’arrogeant des causes de bigamie, d’adultère et de clandestinité normalement réservé à la compétence séculière. Cette « redistribution des cartes et des frontières de la sacralité religieuse » se dessinerait ainsi :
46Sur le modèle de l’officialité de Montivilliers53, il semble que Nicolas Choart de Buzenval, ses vicaires généraux ainsi que son official, se soient conformés à une interprétation à la lettre du droit canonique : ce dernier est utilisé comme règle autour de laquelle s’articule la mise en ordre des comportements matrimoniaux. Cette absence de souplesse dans la manière de juger le mariage, ainsi que le vide judiciaire qu’aurait créé l’absence de sentences de séparations de corps, favoriseraient ainsi des empiètements de compétence sur ces causes particulières de la part du bailliage de Beauvais : cette évolution proprement beauvaisienne confirme ainsi les affirmations de Charles Fevret, Louis d’Héricourt et Durand de Maillane. Il nous faut souligner en outre le caractère exceptionnel que revêtent les procédures pour concubinage engagées par l’évêque de Beauvais au milieu du XVIIe siècle : ces procédures ne s’appliquent qu’au Beauvaisis et cessent définitivement avec la mort en 1679 de Nicolas Choart de Buzenval. L’évêque janséniste est remplacé par une personnalité plus modérée et plus favorable à Louis XIV, le cardinal de Forbin-Janson, qui ne jugera pas opportun de poursuivre la répression des concubinages. La voix est donc libre pour une compétence presque exclusive de la justice séculière en matière de conflits matrimoniaux.
Conclusion : sécularisation et catéchisme
47Il ne faudrait pas déduire de cette réduction de la compétence ecclésiastique en faveur de la justice séculière que la justice ecclésiastique serait devenue inexistante à la fin de l’Ancien Régime ? Bien au contraire, les enquêtes conduites pour l’obtention des dispenses de parenté au sein des officialités, de plus en plus nombreuses au XVIIIe siècle, montrent que les officialités conservent encore une influence très grande sur le mariage et sur la société. Le recours à l’officialité pour ce motif touche toutes les catégories de population, et les enquêtes sont pour les impétrants l’occasion de s’approprier le droit canonique en le modelant sur leur réalité conjugale pour obtenir dispense, tandis que l’Eglise en profite pour faire perdurer une conception tridentine du mariage à côté des prescriptions des ordonnances royales. C’est aussi un moyen important de catéchiser les fidèles : à l’occasion des fiançailles, le prêtre de paroisse est chargé de surveiller le comportement sexuel des futurs époux ainsi que d’instruire ces derniers sur la qualité sacramentelle de leur union, tout en s’enquérant du niveau de leurs connaissances en matière de catéchisme, afin que les enfants à naître soient à leur tour bien instruits sur les fondements de la foi. Le contrôle de l’accès au mariage est un des vecteurs les plus efficaces de l’Eglise pour influencer durablement la société moderne, comme le révèle l’enquête menée par Frédéric Schwindt sur l’encadrement des jeunes filles de Lorraine54 : l’auteur souligne en effet le rôle des confréries maritales religieuses dans la prévention des grossesses extra-matrimoniales. A la veille de la Révolution, les officialités avaient donc encore de beaux jours devant elles.
Notes de bas de page
1 Jules BASDEVANT, Des rapports de l’Eglise et de l’Etat dans la législation du mariage, du concile de Trente au code civil, Paris : Librairie de la Société du recueil général des lois et des arrêts et du Journal du Palais, L. Larose, 1900.
2 Jean GERBAIS, Traité du pouvoir de l’Eglise et des princes sur les empêchements du mariage, Paris, 1690.
3 Jules BASDEVANT, op. cit., p. 15-16.
4 Les juristes sur lesquels s’appuie Jules Basdevant sont en effet majoritairement gallicans : Etienne Pasquier s’est illustré en 1565 dans un plaidoyer qui demande l’expulsion de l’ordre des Jésuites, de même que Charles Du Moulin, qui prône également la soustraction d’obédience de l’Eglise du royaume de Franc en vue de l’« organiser dans un cadre national ». Guy Coquille quant à lui, « plaide pour la restauration de l’autorité politique et morale de l’Eglise de France face au Saint-Siège », tandis que Jean Gerbais recherche peut-être une certaine indépendance des évêques de France vis-à-vis de la papauté lorsqu’il écrit sa Dissertatio de causis majoribus dans laquelle il demande à ce que « les causes des évêques [soient] jugées en première instance par le métropolitain en concile provincial ». Gilles Le Maistre était président à mortier au parlement de Paris en 1550 après avoir y été avocat, de même que le furent Pierre Pithou, Charles Févret ainsi que Le Ridant. Patrick ARABEYRE, Jean-Louis HALPERIN, Jacques KRYNEN, Dictionnaire historique des juristes français, XIIe-XXe, Paris : Presses Universitaires de France, 2007, articles « Pasquier Estienne », p. 611-612, « Du Moulin Charles » p. 276-278, « Coquille Guy », p. 201-203, « Gerbais Jean », p. 364, « Le Maistre Gilles », p. 489-490.
5 Pierre GOUBERT, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, contribution à l’histoire sociale de la France du XVIIe siècle, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Centre de recherches historiques, S.E.V.P.E.N., 1960.
6 Anne BONZON, L’esprit de clocher, prêtre et paroisses dans le diocèse de Beauvais, 1535- 1650, Paris : Les éditions du Cerf, 1999
7 Charles FEVRET, Traité de l’abus et des appellations qualifiées du nom d’abus, relié avec Ecclesiasticae Jurisdictionis vindiciae adversus Carolum Fevretum de abusu, ab Antonio Alteserra, J.U.D., Lausanne : Société des Libraires, 1778.
8 Louis VATIER D’HERICOURT, Les loix ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel, et une analyse des livres du droit canonique conférés avec les Usages de l’Eglise Gallicane, Chez les Libraires Associés, Paris, 1771.
9 Pierre-Toussaint DURAND DE MAILLANE, Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale… Lyon : B. Duplain ; Paris : Saillant et Noyon, 1770.
10 Nicolas LYON-CAEN, « La justice ecclésiastique en France à l’époque moderne, laïcisation ou sécularisation ? » dans Philippe BUTTGEN et Christophe DUHAMELLE, Religion ou confession : un bilan franco-allemand sur l’époque moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 253-280.
11 Arnould BETHERY DE LA BROSSE, Entre amour et droit : le lien conjugal dans la pensée juridique moderne (XVIe-XXIe siècles), Paris : Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Bibliothèque d’histoire du droit et droit romain, t. 25, 2011, p. 67-69.
12 P.-T.DURAND DE MAILLANE, op.cit., t. II, p. 276.
13 C. FEVRET, op. cit., t. II, l. V, p. 23.
14 L. VATIER D’HERICOURT, op. cit., t. II, p. 73.
15 C. FEVRET, ibid., t. II, l. V, n. i, p. 23.
16 L. VATIER D’HERICOURT, ibid., t. II, p. 58.
17 C. FEVRET, op. cit., t. II, l. V, n. i, p. 23-24,
18 Ibid., t. II, l. V, p. 120.
19 Ibid., t. II, l. V, p. 13.
20 C. FEVRET, op. cit., t. II, l. V, p. 112.
21 Anne LEFEBVRE-TEILLARD, Les officialités à la veille du Concile de Trente, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1973, p. 130-131.
22 Jean-Louis GAZZANIGA, « Les relations matrimoniales dans le Traité de l’abus de Charles Févret », dans Olivier VERNIER, Etudes de droit privé en souvenir de Maryse Carlin, Paris : Editions La Mémoire du droit, 2008, p. 367-383.
23 Ibid.
24 N. LYON-CAEN, op. cit., p. 253-280.
25 Ibid.
26 AD60, G 3598. Raphaëlle LAPÔTRE, Le Mariage devant le juge : droit matrimonial et pratique dans le Beauvaisis, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris : Ecole Nationale des Chartes, 2013, t. II, p. 149-153.
27 Ibid.
28 L. VATIER D’HERICOURT, op. cit., t. II, p. 64-65.
29 AD60, G 3698, op.cit., t. II, p. 149-153.
30 Ibid.
31 Le greffier résume en effet l’affaire en écrivant au dos du mémoire « Mme de Mardilly ». Ibid.
32 AD60, G 3594. Raphaëlle LAPOTRE, op. cit., t. II, p. 121.
33 AD60, BP 3857, « Registre concernant les différentes affaires de la juridiction du bailliage ».
34 AD60, G 3595. Ibid. p. 106-108.
35 « Sur demande du juge laïc, l’official enjoint aux curés d’avertir en chaire leurs ouailles de révéler ce qu’ils peuvent savoir de telle ou telle affaire précise. » (N. LYON-CAEN, op. cit., p. 274-275).
36 AD 60, BP 1730.
37 AD 60, G 4856.
38 N. LYON-CAEN, op. cit., p. 274-275.
39 AD 60, G 3594, R. LAPOTRE, op. cit., t. II, p. 118.
40 AD 60, G 3594, R. LAPOTRE, op. cit., t. II, p. 111-112.
41 AD 60, G 3595, ibid., p. 135-136.
42 « L’adultère est juridiquement un crime féminin, de sorte que seul l’homme peut accuser au pénal. Cette réalité s’explique par le fait que les juristes, en particulier, estiment que la femme ne souffre ni de dommage ni de déshonneur en cas d’adultère commis par son mari, à l’inverse de celui-ci. Cette conceptualisation, qui interdit à la femme d’accuser son mari adultère, ne fait pas l’unanimité mais les voix discordantes sont faibles. (…) l’Eglise elle-même, qui insère l’infidélité masculine dans cette réalité délictive, nuance néanmoins sa position, en établissant que l’homme infidèle n’est adultère qu’avec une autre femme mariée, sans quoi le délit relève du cas de stupre. Mais les docteurs et les juristes mettent l’accent sur la responsabilité féminine dans le maintien de la pureté du lignage. » (Martine CHARAGEAT, La délinquance matrimoniale : couples en conflit et justice en Aragon au Moyen Age (XVe-XVIe siècle), Paris : Publications de la Sorbonne, 2011, p. 174).
43 M. CHARAGEAT, op. cit., p. 187-188.
44 Ibid.
45 « Ce n’est plus seulement dans le Midi, c’est maintenant dans le royaume tout entier que les tribunaux laïcs punissent l’adultère. La compétence de l’autorité temporelle sur les affaires matrimoniales est justifiée par ce constat simple : « le bon ordre de l’Etat résulte du bon ordre des familles » ; il revient donc au roi d’exercer « une autorité souveraine sur les mariages ». Jean-Marie CARBASSE, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris : Presses Universitaires de France, 2009, p. 341 et s.
46 Il s’agit la plupart du temps de réparer l’honneur blessé de la famille en obtenant dommages et intérêts de la partie qui a rompu les promesses. A titre d’exemple, l’affaire d’Antoine Bedel et Suzanne Bissé, qui avaient décidé d’un commun accord de rompre leur promesse de mariage : AD 60, BP 1775, cf R. LAPOTRE, op. cit., t. II, p. 68-72.
47 Anne LEFEBVRE-TEILLARD, Les officialités à la veille du concile de Trente, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1973, p. 155.
48 C’est notamment le fond de l’affaire concernant Antoinette Godard et le bailli du comté d’Eu : AD 60, BP 1694, cf. R. LAPOTRE, op. cit., t. II, p. 36-40.
49 Anne Lefebvre-Teillard fait observer que « la sanction civile des relations charnelles hors mariage se traduit par l’octroi à la femme de trois actions distinctes, souvent conjointes dans la pratique : l’action de dot, l’action en frais de gésine et l’action en reconnaissance de paternité naturelle. » A. LEFEBVRE-TEILLARD, op. cit., p. 207. Hervé Piant remarque que ces trois actions relèvent à l’époque moderne des juridictions séculières : « Au civil, seule voie utilisée, trois actions sont théoriquement ouvertes, issues du droite ecclésiastique et reprises par les juridictions laïques : l’action en dot, l’action en frais de gésine, l’action en paternité. » Hervé PIANT, Une justice ordinaire : justice civile et criminelle dans la prévôté royale de Vaucouleurs sous l’ancien régime. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 155.
50 Il s’agit d’arguments avancés en droit canonique pour obtenir la séparation de corps et d’habitation, nullement la séparation de biens, pour laquelle on met plutôt en avant la mauvaise gestion des biens du ménage par l’époux. AD 60, BP 1775, cf R. LAPOTRE R., op. cit., t. II, p. 57-67.
51 D’après Aurélie Cliqueteux-Lebel, les officialités de Cambrai, Tournai et Besançon prononcent encore au XVIIIe siècle des sentences de séparation de corps, conservant même pour les deux premières « une compétence exclusive en la matière, les juges séculiers locaux inférieurs comme supérieurs s’abstenant de prononcer la moindre sentence de cette nature ». Aurélie CLIQUETEUX-LEBEL, « Les conséquences de l’annexion à la France sur la pratique des officialités. L’exemple de la séparation de corps (XVIIe-XVIIIe siècles) » dans Véronique DEMARS-SION et Renée MARTINAGE, Eglises et Justices. Actes des journées internationales tenues à Saint-Riquier du 29 mai au 1er juin 2003. Lille : Centre d’Histoire Judiciaire, 2005, p. 47-79.
52 M. CHARAGEAT, op. cit., p. 245-246.
53 Anne Lefèbvre-Teillard relève en effet le cas de l’official de Montivilliers qui, à la veille du concile de Trente, « fait preuve d’une sévérité extrême dans l’octroi de la séparation de corps », et n’accorde aucune « séparation quoad bono iure thori reservato », désignant ainsi les séparations d’habitations. A. LEFEBVRE-TEILLARD, op. cit.
54 Frédéric SCHWINDT, « Des anges sous le regard de Dieu. Le contrôle de la vertu des filles en Lorraine du XVIIe au XIXe siècle », Histoire et société rurale 2009/1, vol. 31, p. 67-96.
Auteur
Ecole nationale des chartes
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