Pluralité des juridictions dans l’exemple castillan : le cas de Cuenca à l’époque de Philippe II (1556-1598)
p. 395-407
Texte intégral
1La caractéristique essentielle de la monarchie espagnole de Philippe II (1556- 1598) fut son aspect confessionnel : jamais l’union de la politique et de la religion, du droit et de la théologie, ne fut portée à de tels extrêmes que lors du règne du roi Prudent. Le cadre de cette étude est par ailleurs marqué par la présence du Saint-Office de l’Inquisition espagnole, implanté en Castille en 1478. Or, la présence de l’Inquisition, du fait de la nature des attributions de ses tribunaux, ne fut pas sans effet sur la définition de la procédure judiciaire, ou sur celle de l’action pastorale de l’Église. De manière générale, alors que dans les milieux vieux-chrétiens, l’Inquisition fixait les limites pénales de l’orthodoxie, clergés séculier et régulier étaient pour leur part investis d’une mission pastorale plus durable, fondée sur l’imposition d’un modèle de vie sociale de type confessionnel, visant au disciplinement des sujets, dans une confluence d’intérêts avec le pouvoir royal confirmée par la décision de ce dernier d’appliquer dans son royaume les décrets du concile tridentin une fois celui-ci clôturé1.
2Néanmoins, cet état de fait n’empêcha pas l’existence de certains points de friction entre autorités épiscopales et inquisitoriales sur la question de leurs attributions respectives. La mission de l’évêque en tant que confesseur unique et véritable des fidèles ayant été réaffirmée lors du concile de Trente, une frange de l’épiscopat espagnol défendit par exemple la thèse selon laquelle le problème de l’hérésie pouvait être traité comme une question ecclésiale, et pas inquisitoriale, devant être résolue par le principe du sacrement de la pénitence2. Ces querelles prenaient place dans un ensemble de débats qui divisaient alors théologiens et juristes, thématique à laquelle nous préfèrerons, dans le cadre de cette étude, celle des conflits de juridiction qui opposèrent justice civile et inquisitoriale dans la ville de Cuenca, elle-même siège de l’un des treize tribunaux inquisitoriaux de district implantés dans l’ensemble de la péninsule.
3 Au XVIe siècle, la cité épiscopale de Cuenca, située dans l’actuelle région espagnole de Castille-la Manche, jouissait par rapport à d’autres villes castillanes d’une condition digne d’intérêt. Bien que de taille moyenne – on estime qu’elle abritait à son apogée, qu’on peut situer entre 1550 et 1570, quelques 3500 feux, soit entre 15 000 et 18 000 habitants3, alors que Valladolid en abritait alors presque le double, et Tolède un peu plus du triple – elle bénéficiait, comme dix-sept autres villes du royaume4, du droit de vote aux Cortès de Castille, un statut privilégié la plaçant au rang des municipalités appelées à négocier avec le pouvoir central. Le système des Cortès, instauré par les monarques castillans à l’époque de la Reconquête, consistait en la tenue d’assemblées extraordinaires de représentants des villes – chaque ville bénéficiant de la représentation aux Cortès devait désigner deux procureurs parmi ses édiles – convoquées en des dates et lieux variables, précisés lors de chaque convocation publiée par le souverain5. À l’époque qui nous intéresse, le rôle d’organe de conseil politique, consulté de manière quasi exclusive sur des questions d’ordre fiscal, était venu se substituer au droit de légiférer dont bénéficiaient encore les membres de l’assemblée à la fin du Moyen Âge6. Celle-ci demeurait néanmoins un espace de négociation privilégié entre le monarque et les membres des oligarchies locales, avantage dont la ville de Cuenca tirait profit depuis la fin de sa reconquête par Alphonse VIII en 1177, date à laquelle d’autres privilèges lui furent concédés. Le monarque lui accorda le titre officiel de ville (ciudad) assignée au domaine royal (de realengo). Il décida par ailleurs d’en faire le siège d’un nouvel évêché venant se substituer aux anciens diocèses wisigoths de Valeria et d’Ercávica : la bulle Sictu per excellentie délivrée par le pape Lucius III en juin 1182 éleva ainsi la ville du Júcar au rang de chef-lieu de diocèse7.
4Le deuxième évêque appelé à y coiffer la mitre fut aussi le plus remarquable : la sainteté de don Julián ben Tauro, qui occupa le siège épiscopal de 1198 à 1208, fut en effet reconnue par les autorités pontificales le 18 octobre 1594, faisant de lui l’autre patron de la ville, aux côtés de san Mateo, dont la date de la festivité, le 21 septembre, correspond à la date de la reconquête de la ville. À l’époque qui suscite notre intérêt, le courant du XVIe siècle, le territoire assigné à la cité épiscopale comptait huit archevêchés regroupant pas moins de trois cent soixante-neuf localités, parmi lesquelles les deux ciudades de Cuenca et de Huete.
5Alors même qu’il venait de reprendre la ville du Júcar aux musulmans, Alphonse VIII prit par ailleurs le soin de la doter d’une cathédrale dont il assura la fondation. C’est vraisemblablement au tournant des XIIe et XIIIe siècles que débutèrent les travaux d’édification de la future cathédrale dont l’architecture fut l’une des représentations les plus précoces du premier gothique dans la péninsule ibérique et présentait la particularité supplémentaire d’être inspirée d’un modèle bourguignon8. Le nouveau temple, qui fut placé sous l’invocation de la Vierge Sainte Marie, fut consacré au cours de la première décennie du XIIIe siècle, fort probablement vers 1207-1208. À l’époque de Philippe II, le chapitre cathédral comptait une soixantaine de membres, parmi lesquels certains des personnages les plus fortunés et les plus influents de la localité, notamment du fait de leur condition de créanciers des contributions fiscales collectées par le clergé dans l’ensemble de l’évêché9. Leur rôle était d’autant plus prééminent que l’absentéisme chronique des évêques de Cuenca, plus soucieux de leurs affaires romaines que de la gestion de leur diocèse, laissait le champ libre aux chanoines de la cathédrale pour user – et abuser – de leur pouvoir dans la sphère locale. Au siècle suivant, la domination ecclésiastique exercée sur le pouvoir urbain devait se consolider au point de convertir la ville de Cuenca en une cité à vocation prioritairement cléricale.
6Mais, dans la seconde moitié du XVIe siècle, son dynamisme reposait encore sur les ressources d’ordre économique. Sa richesse était alors essentiellement fondée sur la dualité élevage transhumant-industrie textile. À l’époque du bas Moyen Âge, sa condition de ville à vocation de reconquête, puis de repeuplement et de défense, avait favorisé l’implantation d’une chevalerie populaire dans la province10. Or, dans cette zone où l’exploitation céréalière et viticole s’avérait ardue, l’économie forestière et l’élevage se présentèrent rapidement comme les deux véritables ressources agricoles locales, et plus particulièrement l’élevage ovin de type transhumant. Partant, l’accès à la propriété de la terre et à la possession de bétail fut déterminant dans la constitution d’une classe dominante symbolisée par la triple fonction de regidor, caballero, éleveur. Cuenca était ainsi le siège de l’une des quatre cuadrillas de la Mesta, l’institution chargée de la défense et de la représentation des éleveurs transhumants castillans11. Le diocèse était par ailleurs traversé par l’une des trois grandes routes (cañadas) empruntées par les troupeaux en provenance des hauts pâturages dans lesquels ils séjournaient en été pour rejoindre à l’approche de l’hiver ceux des zones plus méridionales : la cañada real orientale, ou manchega, reliait ainsi la haute sierra conquense aux plaines ensoleillées de Murcie12.
7Une série de mesures largement favorables à l’élevage transhumant, octroyées successivement par les Rois Catholiques et par Charles Quint, contribua à l’essor de cette activité en Castille, au détriment des autres secteurs du primaire13. À Cuenca, l’abondance de la laine produite par le cheptel local contribua à partir du XVe siècle au développement d’une activité manufacturière intense, fondée sur la transformation de cette matière première14. Au siècle suivant, alors que la laine castillane jouissait d’une bonne réputation dans le domaine de la fabrication du drap, celle de Cuenca était considérée comme d’une qualité supérieure incontestable15. Les fameux paños de Cuenca, marqués du sceau de plomb de la ville, preuve de leur authenticité, étaient acheminés vers les ports levantins, d’où ils étaient exportés vers l’Italie, le Portugal ou le Nouveau Monde, ou rejoignaient les étals prévus à leur effet à la foire de Medina del Campo. L’investissement de capitaux étrangers réalisé par les marchands génois dont l’arrivée dans la ville date du XVIe siècle accrut les possibilités de développement de cette industrie.
8L’économie conquense, ainsi que l’économie castillane en général, subit néanmoins un changement de cap lors des deux dernières décennies du XVIe siècle, moment initial du renversement de la conjoncture dans le royaume : cette période vit s’enchaîner dans le diocèse mauvaises récoltes et épidémies de peste dévastatrices, auxquelles vinrent s’ajouter les ravages provoqués par les guerres interminables dans lesquelles se trouvait enlisé le royaume depuis plusieurs décennies, responsables de l’écrasante pression fiscale à laquelle furent soumis ses sujets16. Les secteurs de l’élevage et de l’industrie textile, piliers de l’économie conquense, ne furent point épargnés par le marasme général17 et dès le début du siècle suivant, la classe bourgeoise qui avait émergé lors des années fastes, dont la richesse était issue des revenus considérables engendrés par l’élevage et l’industrie textile, se vit contrainte de s’effacer au profit de la noblesse et du clergé18. Ce dernier groupe fut celui qui tira le plus profit de la situation et imposa sa suprématie aux deux autres classes privilégiées, transformant l’ancien centre manufacturier textile en véritable fief de ses privilèges.
9C’est au bas Moyen Âge que les monarques octroyèrent aux villes castillanes leurs premières libertés en matière de justice ordinaire19, plus particulièrement lors des épisodes victorieux de la Reconquête, moments où de nombreux privilèges étaient accordés aux cités récemment conquises. À travers la concession de Fueros locaux, textes juridiques fondateurs, les assemblées de citoyens se virent confier des droits jusque là réservés aux seules institutions monarchique, seigneuriale et ecclésiastique. On estime que le Fuero Real, compilation de lois et de privilèges régissant la plupart des aspects de la vie quotidienne, fut octroyé à la ville de Cuenca aux alentours des années 1189-1190. Le texte posait les premiers jalons d’un conseil municipal à proprement parler – le concejo –, dans la mesure où il prévoyait l’élection annuelle d’un corps d’officiers restreint parmi lesquels on pouvait notamment compter la présence d’un juge (juez) et de plusieurs alcaldes, le pouvoir central admettant de ce fait l’existence d’une juridiction locale20. Au niveau normatif, la fin du Moyen Âge fut cependant caractérisée en Castille par l’effacement progressif des Fueros au profit des ordonnances municipales, textes rédigés par les concejos, mais postérieurement soumis à l’approbation royale21. Pour exercer la justice civile et criminelle, les magistrats locaux s’appuyaient donc sur le droit local, contenu dans le Fuero, complété par les ordonnances municipales. Cet affermissement de la souveraineté royale en matière judiciaire occasionna une réduction de l’indépendance des villes22 qui fut toutefois en partie compensée par un processus de fermeture progressive des concejos lesquels, dès le courant du XVIe siècle, se transformèrent en groupes oligarchiques solidarisés23. Auparavant, des dispositions visant à préserver la soumission des instances judiciaires locales à l’autorité royale avaient été adoptées : la principale concernait la consolidation de la figure du corrégidor, résultat de la politique centralisatrice des Rois Catholiques24.
10À l’époque du règne de Philippe II, la juridiction civile était donc concentrée aux mains du corrégidor, délégué royal également désigné sous le terme de « justicia mayor »25. Cette charge avait été définitivement instaurée en Castille en 1480 par les Rois Catholiques, dans le but de rétablir l’autorité royale dans les villes castillanes, alors livrées à la domination nobiliaire26. Le contrôle de l’autorité royale sur les corrégidors et la soumission de ces derniers au pouvoir central étaient totaux, et garantis par deux moyens bien concrets : l’obligation de serment et la soumission aux rapports d’inspection (juicios de residencia). Ces délégués royaux étaient investis de l’autorité suprême dans le domaine judiciaire pour une durée d’un an, renouvelable une ou deux fois27. Tout comme le souverain, leur sphère de compétence englobait tant la basse que la haute juridiction, en d’autres termes, justices civile et criminelle. En effet, les juristes de l’époque du bas Moyen Âge, s’inspirant du droit romain, avaient pour coutume de désigner cette plénitude de pouvoir juridictionnel par l’expression « mero y mixto imperio ». Le « mero imperio » correspondait à la haute juridiction, et donnait à son bénéficiaire le pouvoir de juger, de manière autonome, les causes les plus graves, entraînant les peines les plus sévères telles que le bannissement, la mutilation ou la peine capitale. Le « mixto imperio » en revanche ne concernait que la basse juridiction, qui ne permettait de juger que des cas mineurs, n’entraînant pour la plupart que des peines pécuniaires28.
11L’alcalde mayor pour sa part, traditionnellement investi de l’exercice de la justice ordinaire, n’était dans les faits qu’un lieutenant du corrégidor, lequel le désignait lui-même à l’issue de sa cérémonie d’investiture : ce magistrat était d’ailleurs plus fréquemment désigné sous le terme de teniente de corrégidor. Bien que la théorie voulût qu’on ne s’adressât au corrégidor qu’en cas d’appel, dans la pratique, les citoyens avaient coutume de recourir au délégué royal en première instance, privant de la sorte les alcaldes mayores de leur mission traditionnelle, et assignant ainsi l’exercice de la justice civile et criminelle a un représentant royal temporaire29. Les alguaciles de la ville et de la terre quant à eux, bien qu’officiellement dotés de la barre de la justice, accomplissaient une mission quotidienne sur le terrain, plutôt proche de la fonction de gendarme30. De manière générale, on peut donc affirmer que la justice civile et criminelle était concentrée aux mains d’un délégué royal provisoire, le corrégidor, étranger aux lignages qui composaient l’élite locale.
12Ainsi que l’a démontré Jean-Pierre Dedieu, le Saint-Office, lors de son établissement en Espagne en 1478, vint compléter une configuration du pouvoir judiciaire déjà basée sur la multipolarité et, plus précisément, sur quatre sources fondamentales : le droit de l’Église à contrôler ses fidèles, le droit des communautés territoriales à s’organiser pour maintenir l’ordre, le droit des seigneurs à exercer leur juridiction sur leurs vassaux – le roi exerçant la sienne sur les territoires de son domaine par l’intermédiaire du corrégidor – et enfin, celui qu’exerçait le souverain sur son royaume en vertu du caractère absolu de son pouvoir31. L’Inquisition, du fait de son caractère hybride – il s’agissait d’un tribunal ecclésiastique, relevant du droit canon, mais ses membres étaient nommés par le roi – bénéficiait d’un statut privilégié car elle conjuguait en outre les facultés des deux sources majeures déjà citées : elle pouvait faire valoir les prérogatives inhérentes à l’absolutisme royal, mais pouvait également en appeler à la mission ecclésiastique du service de Dieu pour légitimer son action.
13Celle-ci était essentiellement basée sur la répression des causes de foi, finalité qu’il convient de considérer dans une approche politique correspondant au dessein qui était celui de la monarchie catholique de maintenir l’ordre social en place, par l’imposition d’une unité religieuse et d’une orthodoxie bien définie.
14À l’échelle locale, cette mission était du ressort de tribunaux de district. Le 28 janvier 1489, soit un peu plus de dix ans après l’établissement du Saint-Office de l’Inquisition espagnole (1478), les Rois Catholiques édictèrent un décret informant les autorités épiscopales de Cuenca de la prochaine venue d’inquisiteurs dans le diocèse : la ville serait dorénavant le chef-lieu d’un nouveau district inquisitorial qui, dans la seconde moitié du XVIe siècle, s’étendait sur les diocèses de Cuenca et de Sigüenza et le prieuré d’Uclés. Alors que dans la majeure partie des villes espagnoles élues chefs de district, le tribunal inquisitorial trouvait refuge dans un édifice déjà existant, la ville du Júcar constitua une exception à la règle : c’est à cette période que fut entreprise la construction d’un édifice destiné à abriter le siège du récent tribunal local, installé jusqu’en 1574 dans les murs du palais épiscopal32. Il transita pour un temps par un lieu situé en face de l’église de San Pedro, avant de rejoindre les locaux édifiés à son effet au sommet de la rue du même nom, à proximité des ruines de l’ancienne forteresse arabe (El Castillo)33. L’ouvrage qui devait l’héberger, dont l’élaboration des plans avait été confiée à l’architecte Andrea Rodi, disciple de Juan de Herrera, fut achevé en 158334.
15Le tribunal de district était dirigé par un ou deux inquisiteurs locaux, magistrats et hommes de foi nommés par le roi. Dans sa fonction judiciaire il était secondé par des officiers – membres permanents et salariés du personnel inquisitorial – et par des ministres, qui prêtaient leurs services à l’institution de manière bénévole35. L’essentiel de la responsabilité judiciaire était assumée par le fiscal, juriste en charge de l’accusation, l’alguacil, chargé d’effectuer les détentions et d’exécuter les saisies, et le juge des biens confisqués.
16 Dans l’ensemble de la couronne de Castille, on a observé une inflation du nombre des familiatures dans la seconde moitié du XVIe siècle. Les familiers constituaient un réseau d’individus œuvrant à titre gratuit pour le compte du tribunal de district ; ils réalisaient en quelque sorte un rôle de police, agissant en tant qu’informateurs pour le compte de l’institution – on disait qu’ils étaient « les yeux et les oreilles » du tribunal –, qui leur accordait en contrepartie des prérogatives sociales36. Tout au long du règne de Philippe II, le débat sur l’éventuelle extension au corps des familiers des privilèges économiques et juridictionnels inhérents aux officiers inquisitoriaux fut un thème récurrent, qui occasionna de nombreux conflits37.
17Nous ne nous attarderons pas ici sur la liste des peines prononcées par 1’Inquisition mais soulignerons toutefois que la fonction répressive du tribunal inquisitorial était limitée. Il était autorisé à enquêter sur des laïcs, mais il lui était interdit, en revanche, de prononcer toute sentence de mort ou de mutilation38 : aussi les accusés subissant les condamnations les plus sévères étaient-ils « relâchés au bras séculier » pour être exécutés s’ils persistaient dans leurs erreurs, ou « réconciliés » à l’Église en cas de repentir.
18En ce qui concerne les conflits qui opposaient justice séculière et justice inquisitoriale, le cas qui va être exposé concerne un différend relatif au régime juridictionnel auquel devaient être soumis les officiers et les ministres inquisitoriaux en cas d’accusation délictuelle.
19Les faits relatés dans le dossier inquisitorial, issu de la série des procès de délits, débutent dans la soirée du dimanche 6 mai 155439. Dans l’enceinte de la cathédrale se trouvaient réunis Gonzalo Hernández de Morales, lieutenant de corrégidor, le chanoine de la cathédrale Francisco de Melbea, et le regidor Alonso Álvarez de Ayala, premier témoin appelé à donner sa version des faits, ainsi que nombre d’autres proches de ces notables. Un grand tapage entourait ce rassemblement, dû à la présence dans la geôle installée dans l’une des tours de la cathédrale, à laquelle on accédait par la chapelle Sainte-Catherine, de deux individus, Diego de Montoya et Diego de Villanueva, familier du Saint-Office pour le premier, et fils du notaire du tribunal inquisitorial – notario del juzgado – pour le second, soupçonnés d’avoir assassiné un certain Juan Sánchez dont l’identité et les circonstances de la mort apparaissent tout à fait secondaires dans le procès40. Tout ce désordre découlait en fait du dilemme auquel se trouvait confronté le lieutenant de corrégidor, dont l’intention de placer des gardes séculiers à l’entrée de la tour avait provoqué un grand remous dans l’assistance, majoritairement d’avis que les deux accusés devaient être livrés à la justice inquisitoriale. Le lieutenant de corrégidor, soumis à la pression du chanoine et des officiers inquisitoriaux également présents dans l’assemblée, finit par céder. Il accepta qu’on aille voir l’Inquisiteur pour lui demander de donner l’ordre de transférer les accusés vers les geôles inquisitoriales, ce qui fut exécuté le jour même.
20Sa décision ne répondait nullement à un choix raisonné et avait surtout été motivée par son souci d’éviter le scandale : dès le lendemain, il demandait audience à l’Inquisiteur, pour obtenir un retour à la cathédrale des deux accusés41. Il obtint gain de cause : le transfert fut à nouveau rapidement opéré et les accusés finalement mis aux fers dans la tour de la cathédrale. Le même jour, le lieutenant de corrégidor avait par ailleurs décidé, pour des raisons qu’on ignore, de poursuivre en justice le notaire du secret Hernando de Villanueva, père de l’un des deux accusés, et beau-frère de l’autre42. La réponse inquisitoriale fut immédiate et radicale : le lieutenant Morales devait renoncer à ses poursuites contre Villanueva dans un délai de six jours, sous peine d’excommunication et du paiement d’une amende de 5 000 maravédis. En parallèle, l’enquête menée sur les circonstances de l’épisode du dimanche suivait son cours, dirigée par l’Inquisiteur Pedro Cortés qui, le 9 mai, reçut les témoignages de quatre de ses officiers et du regidor Alonso Álvarez de Ayala43.
21Le 16 mai, le lieutenant de corrégidor paraissait à nouveau devant l’Inquisiteur pour réclamer à nouveau la restitution des deux accusés – ce qui nous laisse supposer qu’ils avaient été une fois de plus remis à la justice inquisitoriale, hypothèse que les faits qui vont suivre viendront corroborer – dénonçait le fait que l’un d’eux, Diego de Montoya, avait demandé la familiature inquisitoriale huit jours à peine avant les faits. Il ajoutait que, de toute façon, un individu soupçonné d’homicide ne devait en aucun cas bénéficier des privilèges associés à la charge de familier. Il rappelait par ailleurs que rien ne justifiait le fait que le cas de Diego de Villanueva fût du ressort de la juridiction inquisitoriale, et concluait en disant que les accusés devaient lui être remis en attendant la sentence royale.
22Le lendemain, 17 mai, l’Inquisiteur apprenait lors d’une audience accordée à son fiscal qu’Hernández de Morales avait fait arrêter plusieurs des familiers du Saint-Office et avait fait séquestrer leurs biens44. Une fois encore, sa réponse ne se fit pas attendre : l’Inquisiteur Pedro Cortés menaça le lieutenant d’excommunication, ce à quoi ce dernier répondit qu’il était en droit de poursuivre les familiers concernés car ils étaient soupçonnés d’avoir libéré Diego de Montoya et Diego de Villanueva de la tour dans laquelle ils étaient tenus prisonniers, ce qui contrevenait à la justice royale. Le lendemain même, l’Inquisiteur signait un acte d’excommunication à l’encontre du lieutenant Morales.
23Un schéma similaire se répéta le surlendemain : le 19 mai, le fiscal paraissait à nouveau devant l’Inquisiteur pour l’informer du fait que le lieutenant de corrégidor venait d’ordonner la détention du secrétaire et de l’alguacil du Saint-Office, Juan de Yvañeta et Jerónimo de León, et demandait leur parution devant le Conseil Royal de Sa Majesté45. Les deux intéressés refusaient bien évidemment de se soumettre à la demande d’arrestation requise à leur encontre, arguant que leur cas devait être du ressort de l’autorité inquisitoriale, par laquelle ils exigeaient d’être entendus. Le lieutenant de corrégidor fut sommé de renoncer à ses poursuites, injonction à laquelle il semblerait qu’il refusa de répondre. La réaction de l’Inquisiteur, qui vient clore l’épisode, fut des plus sévères : le lendemain, Pedro Cortés rédigeait un acte d’excommunication à l’encontre du lieutenant Hernández de Morales, qu’il adressa aux membres du chapitre cathédral. En voici un extrait :
24« mandamos a vos los dichos senores y a cada uno de vos que desde el dia que esta nra carta vos fuere notificada o della supieredes en qualquier manera en vras yglesias a las mysas mayores todos los domyngos y fiestas de guardar mandeys denunçiar y denunçieys por publicos excomulgados a los dicho teniente de corregidor e Juan Trillano escrivano evitandolos de las oras e divinos ofiçios como por tales los denunçiamos y declaramos (en escos propios y por ellos) E SI POR AVENTURA (sic) lo que dios no quyera por otro dia siguiente despues de la dicha declaraçion y denunçiaçion estuvieren y perseveraren en su contumacia mandamos a vos los dichos senores y a cada uno de vos que agravando las dichas censuras las quales nos desde agora pa entonçes agravamos contra los suso dichos tenyente y escrivano que en las dichas vras yglesias mandeys publicar e publiqueys en alta e ynteligible boz que persona nynga no participe con ellos en comer ni beber ny en otra contrataçion alguna por estar ansi denunçiados e los eviten e aparten todos de su conversaçion por el dano y peligro que dellos se puede seguir a sus animas y conçiençias E SI POR AVENTURA lo que Dios no quiera otro dia luego siguiente despues de la dicha agravaçion los dichos licendo Morales teniente e Ju° Trillano escrivano estuvieren en su dureza y rebelion mandamos a vos los dichos senores y a cada uno de vos que rreagravando las dichas censuras (a) nos por la presente las rreagravamos denuncieys y hagays denunciar por publicos excomulgados con sus partiçipantes hasta de anatema y maldiçion al dicho teniente de corregidor y al dicho Juan Trillano escivano (ma..ando : je crois que c’est « marcando ») candelas y repicando campanas contando en media boz el salmo de (de q laudem me amy netacueris) con el (antipersona media vita) e echando sobrellos las maldiçiones acostumbradas e si todabia perseveraren en su contumacia y rebelion si otro dia luego siguiente no obedeçieren y cumplieren lo que ansi por nos les esta mandado ponemos eclesiastico entredicho con el dicho teniente de corregidor y con el dicho Juan Trillano escrivano y contumaçes y partiçipantes dada en la cibdad de Cuenca a veynte y un dias del mes de mayo de myll e qui°s e cinquenta y quatro anos »46.
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25Tout au long du XVIe siècle, la société espagnole ne cessa de se trouver confrontée à de grands débats d’ordre théologique ou juridique, portant sur les attributions respectives de l’Église, de l’État, et de l’Inquisition. Aujourd’hui encore, on s’interroge sur la place véritable qui était réservée à cette dernière institution sur cet échiquier du pouvoir. À la fin du XVe siècle, à une période particulièrement conflictuelle où les Rois Catholiques avaient besoin d’asseoir leur autorité dans les deux couronnes, et plus particulièrement face aux villes, l’établissement du Saint-Office permit de créer un nouveau droit, qui vint se superposer aux autres. La criminalisation de certaines fautes permit de jeter la vindicte sur certains individus et de briser les solidarités locales en place.
26Derrière l’anecdote, la reconstitution que nous avons présentée, d’un épisode révèle qu’au milieu du XVIe siècle, et au niveau local, la nature des conflits dépassait le cadre de la simple définition du régime juridictionnel auquel chaque individu, eu égard à la charge qu’il occupait, devait être soumis. Les enjeux se situaient plutôt au niveau des luttes entre sphères d’influence : il s’agissait, pour chaque institution, de défendre son autorité et sa suprématie sur les autres, lutte dans laquelle l’institution inquisitoriale disposait des meilleurs atouts pour faire valoir un caractère de puissance supra-monarchique.
Notes de bas de page
1 Au contrôle exercé sur les fidèles venait par ailleurs se superposer celui que subissaient les membres du clergé eux-mêmes, par l’intermédiaire des visites d’inspection réalisées dans les évêchés. Miguel JIMÉNEZ MONTESERÍN, Vere pater pauperum. El culto de San Julián en Cuenca, Cuenca, Excma. Diputación Provincial de Cuenca, 1999, p. 243-259.
2 Voir à ce sujet l’article de Jaime CONTRERAS CONTRERAS, « Sociedad confesional : derecho público y costumbre », Francisco José ARANDA PÉREZ (dir.), Poderes intermedios, poderes interpuestos. Sociedad y oligarquías en la España moderna, Cuenca, Universidad de Castilla-La Mancha, 1999, p. 65-76.
3 D’après les observations réunies par Annie Molinié-Bertrand et Eduardo García España, la ville de Cuenca abritait 3 536 feux en 1561. Modesto Ulloa signale qu’à la même époque, celle de Tolède en abritait 11 336, celle de Valladolid 6 644, et celle de Murcie 2 935. En appliquant un coefficient multiplicateur de 4,5 habitants pour un feu, on obtient une population de 15 912 individus pour la ville du Júcar. Annie Molinié-Bertrand suggère pour sa part l’adoption, de façon exceptionnelle, d’un coefficient 5, eu égard à l’essor de la ville à cette date : on obtient dans ce cas une population de 17 680 âmes. Annie MOLINIÉ-BERTRAND et Eduardo GARCÍA ESPAÑA, Censo de Castilla de 1591. Estudio analítico, Madrid, Instituto Nacional de Estadística, 1986, p. 430 ; Modesto ULLOA, La Hacienda real de Castilla en el reinado de Felipe II, Madrid, Fundación Universitaria Española, 1977, p. 19, 23 ; Tomás GONZÁLEZ HERNÁNDEZ, Censo de población de las provincias y partidos de la Corona de Castilla en el siglo XVI, Madrid, Imprenta Real, 1829, p. 19 ; Annie MOLINIÉ-BERTRAND, Au Siècle d’Or. L’Espagne et ses hommes. La population du Royaume de Castille au XVIe siècle, Paris, Économica, 1985, p. 223-227.
4 Au XVe siècle, ces villes étaient au nombre de dix-sept : il s’agissait de Burgos, Tolède, León, Séville, Cordoue, Jaén, Murcie, Zamora, Toro, Salamanque, Cuenca, Guadalajara, Madrid, Valladolid, Ávila, Ségovie et Soria. En 1492 vint s’ajouter à cette liste la tout récemment conquise ville de Grenade.
5 Juan Manuel CARRETERO ZAMORA, Cortes, monarquía, ciudades. Las Cortes de Castilla a comienzos de la época moderna (1476-1515), Madrid, Siglo Veintiuno, 1988, p. 57.
6 Modesto Ulloa estime cependant que par le biais de leurs plaintes et de leurs suggestions, formulées dans le cadre des Cortès, les procureurs furent à l’origine de la création d’un nombre significatif de lois. Modesto ULLOA, La Hacienda real de Castilla, ouv. cité, p. 81- 83.
7 Miguel JIMÉNEZ MONTESERÍN, Vere pater pauperum., ouv. cité, p. 21-23 ; Juan Pablo MÁRTIR RIZO, Historia de la muy noble y leal ciudad de Cuenca, Éd. facs., Barcelone, Ed. El Albir, 1979, [1e éd., Madrid, 1629], p. 129.
8 Les plans de la cathédrale de Cuenca furent en effet tracés sur le modèle de ceux de l’église française de Saint-Yved de la ville de Braine, proche de Soissons. Le transept et le chevet présentent par ailleurs des similitudes avec ceux de la cathédrale de Notre-Dame de Noyon. Miguel JIMÉNEZ MONTESERÍN, Vere pater pauperum. El culto de San Julián en Cuenca, ouv. cité, p. 39-43. Voir aussi Jesús BERMEJO DÍEZ, La catedral de Cuenca, Cuenca, Caja de Ahorros, 1976.
9 Miguel JIMÉNEZ MONTESERÍN, Vere pater pauperum. El culto de San Julián en Cuenca, ouv. cité, p. 206.
10 Yolanda Guerrero Navarrete classe la Cuenca du Bas Moyen Âge dans les villes qu’on a coutume de désigner par l’expression « grandes concejos reconquistadores y repobladores ». Yolanda GUERRERO NAVARRETE, « Economía y poder en Cuenca en el siglo XV », La economía conquense en perspectiva histórica, Julián CANOREA HUETE et María del Carmen POYATO HOLGADO (Coords.), Cuenca, Universidad de Castilla-La Mancha, 2000, p. 73-95. Sur la constitution de la chevalerie populaire locale, voir María Dolores CABAÑAS GONZÁLEZ, La caballería popular en Cuenca durante la Baja Edad Media, Madrid, Talleres “prensa española S.A.”, 1980.
11 L’institution créée vers la seconde moitié du XIIIe siècle par le roi Alphonse X le Sage et baptisée « Honrado Consejo de la Mesta », était subdivisée en quatre grands regroupements autonomes appelés « cuadrillas », correspondant respectivement aux quatre grandes zones de trafic concentrées autour de Soria, Ségovie, Léon et Cuenca. Félix Manuel MARTÍNEZ FRONCE, Una cuadrilla mesteña : la de Cuenca, Cuenca, Excma. Diputación Provincial de Cuenca, 1989, p. 11-14, 26-27.
12 Julius KLEIN, La Mesta. Estudio de la historia económica española (1273-1836), Madrid, Alianza Editorial, 1981, [1e éd., 1979], p. 31-45. Pour les tracés, voir Descripción de las cañadas reales, Madrid, El Museo Universal, 1984 [reprise en un volume des fascicules publiés entre 1852 et 1860] qui ne donne que l’une des deux branches (ramal) de la cañada de Cuenca.
13 Julius KLEIN, La Mesta, ouv. cité, p. 322-336.
14 Miguel JIMÉNEZ MONTESERÍN, « Los años sombríos del seiscientos », La economía conquense en perspectiva histórica, ouv. cité, p. 97-176.
15 Paulino IRADIEL MURUGARREN, Evolución de la industria textil castellana en los siglos XIII-XVI. Factores de desarrollo, organización y costes de la producción manufacturera en Cuenca, Salamanque, Ediciones de la Universidad de Salamanca, 1974, p. 55. Rappelons également cette citation extraite du Don Quichotte : « y más calientan cuatro varas de paño de Cuenca que otras cuatro de limiste de Segovia », Miguel DE CERVANTES SAAVEDRA, El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha, 2 vol., éd. dir. par Francisco RICO, Barcelone, Instituto Cervantes - Crítica, 1998, Parte Segunda, Cap. XXXIII.
16 Voir à ce sujet les chapitres consacrés à la situation fiscale du royaume de Castille entre 1560 et 1600 dans Modesto ULLOA, La Hacienda real de Castilla, ouv. cité, p. 759-831.
17 On trouvera notamment un bref état de la question dans le chapitre consacré aux années 1586-1602 de Felipe RUIZ MARTÍN, « Pastos y ganaderos en Castilla : la Mesta (1450- 1600) », Mesta, trashumancia y lana en la España moderna, Felipe RUIZ MARTÍN et Ángel GARCÍA SANZ, Soria, Ed. Crítica, 1992, p. 46-64.
18 Dans un article concernant les « sombres années » du XVIIe siècle, Miguel Jiménez Monteserín s’attache à analyser les causes qui, à Cuenca, furent à l’origine de cette crise durable. Miguel JIMÉNEZ MONTESERÍN, « Los años sombríos del seiscientos », La economía conquense en perspectiva histórica, ouv. cité, p. 97-176.
19 Luis GARCÍA DE VALDEAVELLANO, Curso de Historia de las Instituciones españolas, Madrid, Alianza Editorial, 1982, 6e éd., [1e éd., 1968], p. 555-570.
20 Cette liste d’officiers incluait en outre un greffier, plusieurs andadores, un sayón, dont les responsabilités s’apparentaient à celles d’un crieur public, et d’un almotacén, officier des poids et mesures. Alfredo VALMAÑA VICENTE (Introducción, traducción y notas de), El Fuero de Cuenca, Cuenca, Editorial Tormo, 2e éd., 1978, p. 146-153.
21 José Manuel DE BERNARDO ARES, « Derecho y oligarquías municipales. La coerción de la soberanía y la fuerza de la propiedad en el ámbito local de la Corona de Castilla », Poderes intermedios, poderes interpuestos. Sociedad y oligarquías en la España moderna, Francisco José ARANDA PÉREZ (dir.), Cuenca, Universidad de Castilla-La Mancha, 1999, p. 49-63.
22 C’est en 1756 que le Conseil de Castille promulgua une loi accordant l’essentiel du pouvoir municipal au corrégidor, et non plus aux membres du Regimiento. José Manuel DE BERNARDO ARES, « Derecho y oligarquías municipales. La coerción de la soberanía y la fuerza de la propiedad en el ámbito local de la Corona de Castilla », art. cité, p. 57-58.
23 À Cuenca, c’est dans la période de la seconde moitié du XIVe siècle qu’on situe l’introduction du Regimiento, qui vint compléter la composition du concejo telle qu’elle avait été déterminée par le Fuero et plus particulièrement dans les années 1359-1362. Une des étapes suivantes les plus déterminantes fut la réforme entreprise par le régent de Castille Ferdinand d’Antequera. À l’occasion de sa venue à Cuenca en 1411, celui-ci octroya à la ville une ordonnance qui servirait de fondement au développement de l’institution de gouvernement local tout au long du XVe siècle. La réforme accentuait la fermeture du conseil municipal en déterminant la composition d’un groupe supposé se réunir deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, en session d’Ayuntamiento. L’accès y était réservé aux regidores, aux alcaldes, à un alguacil qui succédait à l’ancien juge à un greffier, un mayordomo et des procuradores de la tierra. L’ordonnance accordait par ailleurs un rôle prépondérant aux regidores, ce qui scella de manière définitive la fermeture jusque là progressive du concejo de la ville du Júcar et contribua à instaurer le système de Regimiento. Les siècles suivants, le XVIe et le XVIIe, furent représentatifs de la crise d’autonomie subie par les concejos castillans désormais à la merci de groupes oligarchiques solidarisés. L’évolution des concejos vers une configuration oligarchique de plus en plus marquée fut favorisée par des phénomènes tels que l’accentuation des caractères héréditaire, patrimonial et par la suite vénal des offices publics. La vénalité croissante des offices permit en outre que s’instaurât un contrat entre monarchie et pouvoirs locaux dans lequel chacun recherchait la satisfaction de ses propres intérêts. Il contribua en outre à établir une relation d’interdépendance entre les deux parties, qui eut raison de l’autonomie des villes caractéristique de la fin du Moyen Âge. Voir notamment José Antonio JARA FUENTE, Concejo, poder y élites. La clase dominante de Cuenca en el siglo XV, Madrid, CSIC, 2000, p. 99-102.
24 Sur la souveraineté royale en matière judiciaire, voir José Luis DE LAS HERAS SANTOS, « La organización de la justicia real ordinaria en la Corona de Castilla durante la Edad Moderna », Separata de la Revista Estudis, 22, Valencia, 1996, p. 105-139.
25 La figure du corrégidor a fait l’objet de nombreuses études dont l’œuvre de Jerónimo Castillo de Bobadilla. Agustín BERMÚDEZ AZNAR, El Corregidor en Castilla durante la Baja Edad Media (1348-1474), Murcie, Departamento de Historia del Derecho, 1974 ; Benjamín GONZÁLEZ ALONSO, El Corregidor castellano (1348-1808), Madrid, Instituto de Estudios Administrativos, 1970 ; Emilio MITRE FERNÁNDEZ, La extensión del régimen de corregidores en el reinado de Enrique III de Castilla, Valladolid, Universidad de Valladolid, 1969 ; José Luis ORELLA UNZÚE, El delegado del gobierno central en Guipúzcoa. Estudio histórico-jurídico del corregidor guipúzcoano durante el reinado de Isabel la Católica (1474-1504), Saint-Sébastien, Facultad de Filosofía y Letras, 1987 ; Jerónimo CASTILLO DE BOVADILLA, Política para Corregidores y señores de vasallos en tiempos de paz y guerra, y para juezes eclesiásticos y seglares, y de sacas, aduanas y de residencias, y sus oficiales : y para regidores y abogados, y del valor de los Corregimientos y Goviernos, realengos y de las Órdenes, tomos I y II, Amberes, 1750, [1e éd., Madrid, 1597], cité par Francisco TOMÁS Y VALIENTE, Gobierno e instituciones en la España del Antiguo Régimen, Madrid, Alianza Editorial, 1982, p. 179.
26 Pendant la majeure partie du XVe siècle, la vie politique castillane fut marquée par l’influence des grands lignages nobiliaires, phénomène dont la « tyrannie » d’Alvaro de Luna reste la plus emblématique. Paradoxalement, l’attitude des Rois Catholiques dans ce contexte s’avéra plus clémente envers la noblesse, qui prit même parfois part à l’effort de restructuration du gouvernement municipal, et plus sévère à l’encontre des villes. Une première tentative d’implantation du système du corregimiento fut entreprise par le roi Alphonse XI, par le biais de l’ordonnance d’Alcalá de 1348, dans laquelle le terme apparut documenté pour la première fois. Mais ce n’est qu’au cours du règne des Rois Catholiques que le régime de corrégidors fut étendu à la plupart des villes : Isabelle et Ferdinand profitèrent de la tenue de Cortès à Tolède en 1480, auxquelles ne devaient prendre part que des procureurs issus de la noblesse triés sur le volet, pour instaurer ce principe. Dix ans après la tenue des Cortès de Tolède, les villes castillanes placées sous l’autorité d’un corrégidor étaient déjà au nombre de soixante dix-sept. Modesto Ulloa évalue à soixante-deux le nombre de corregimientos dépendant du royaume vers 1575-1577, et à soixante-huit en 1597. Carlos MERCHÁN FERNÁNDEZ, Gobierno municipal y administración local, ouv. cité, p. 20-25 ; Marvin LUNENFELD, Los Corregidores de Isabel la Católica, Trad esp., Barcelone, Editorial Labor, 1989, p. 27 [1e éd., Keepers of the City. The Corregidores of Isabella I of Castile (1474-1504), Cambridge, University Press, 1987] ; Modesto ULLOA, La Hacienda real de Castilla, ouv. cité, p. 70-73.
27 Les diverses ordonnances publiées par les Rois Catholiques en 1500 contribuèrent à remplacer les traditionnels alcaldes forales par les corrégidors. Cf. Carlos MERCHÁN FERNÁNDEZ, Gobierno municipal y administración local, ouv. cité, p. 79.
28 Luis GARCÍA DE VALDEAVELLANO, Curso de Historia de las Instituciones españolas, ouv. cité, p. 580-581.
29 Jean-Pierre DEDIEU, L’administration de la foi. L’Inquisition de Tolède (XVIe-XVIIIe siècle), Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 1989, p. 60.
30 À Cuenca, à l’époque du règne de Philippe II, le nombre d’alguaciles de la ville oscillait plutôt entre deux et quatre et celui d’alguaciles du finage entre deux et trois, bien que leur nombre fût en théorie établi à deux pour l’ensemble de la ville et son finage. A.M.C., Actas Capitulares, Leg. 257, fol. 455 v°.
31 Jean-Pierre DEDIEU, L’administration de la foi, ouv. cité, p. 64-65.
32 Ángel GONZÁLEZ PALENCIA, Memorias Históricas de Cuenca y su obispado recogidas y ordenadas por D. Mateo López, ouv. cité, vol. I, p. 343-344 ; José TORRES MENA, Noticias conquenses, Cuenca, Ediciones Gaceta conquense, 1985 [1e éd., 1878], p. 332.
33 Raphaël CARRASCO, « Le “château” de Cuenca, siège du tribunal du Saint-Office. Notes de tourisme inquisitorial », Castilles, Iberica, nouvelle série, n° 2 (1993), p. 114-127. Après avoir été convertis en caserne militaire pendant les guerres carlistes, puis transformés en prison civile en 1890, les locaux du tribunal inquisitorial de district de Cuenca furent restaurés et réformés en 1985 dans le but d’accueillir les fonds des Archives provinciales de Cuenca.
34 Joseph PÉREZ, Crónica de la Inquisición en España, Barcelone, Martínez Roca, 2002, p. 322.
35 Pour une description plus détaillée du personnel inquisitorial, nous renvoyons aux travaux suivants : Henry CHARLES LEA, Historia de la Inquisición española, 2, Madrid, Fundación Universitaria Española, 1983, p. 91-113 ; Jean-Pierre DEDIEU, L’administration de la foi, ouv. cité, p. 159-212.
36 Jean-Pierre DEDIEU, L’administration de la foi, ouv. cité, p. 209-211 ; Gonzalo CERRILLO CRUZ, Los familiares de la Inquisición española, Valladolid, Junta de Castilla y León, Consejería de Educación y Cultura, 2000.
37 Ángel DE PRADO MOURA, Inquisición e inquisidores en Castilla. El Tribunal de Valladolid durante la crisis del Antiguo Régimen, Valladolid, Secretariado de Publicaciones de la Universidad de Valladolid, 1995, p. 103-114.
38 Jean-Pierre DEDIEU, L’administration de la foi, ouv. cité, p. 56-59. Sur l’ensemble des peines prononcées par les tribunaux inquisitoriaux, voir Henry KAMEN, Histoire de lInnquisition espagnole, Paris, Editions Albin Michel, 1966, p. 195-99.
39 Archives du diocèse de Cuenca (A.D.C.), Inquisition, Procès de délits, série 1ère, liasse 199, dossier 2244.
40 « Juan Sánchez, criado del arcediano de Alarcón », A.D.C., Inquisition, Procès de délits, série 1ère, liasse 199, dossier 2244.
41 Le lieutenant de corrégidor envisage même, lors de sa plaidoirie auprès de l’Inquisiteur, de placer les accusés dans le corps de la cathédrale, sous garde contrôlée, dans le cas où il serait impossible de les placer à nouveau dans la tour, éventualité dont les motifs, en revanche, ne sont pas mentionnés.
42 Cette information et celles qui vont suivre sont recensées dans un autre procès, datant du 7 mai 1554. A.D.C., Inquisition, Procès de délits, série 1ère, liasse 198, dossier 2233.
43 Il s’agissait de Cristóbal de Pardo, receveur, du licencié Andrés González, fiscal, de Jerónimo de León, alguacil, et de Juan de Yvañeta, secrétaire, ou notaire du secret. A.D.C., Inquisition, Procès de délits, série 1ère, liasse 199, dossier 2244.
44 A.D.C., Inquisition, Procès de délits, série 1ère, liasse 198, dossier 2230.
45 A.D.C., Inquisition, Procès de délits, série 1ère, liasse 196, dossier 2210.
46 A.D.C., Inquisition, Procès de délits, série 1ère, liasse 196, dossier 2210.
Auteur
Université de Montpellier III-Paul Valéry
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