La maladrerie de Meaux : un champ de conflits de juridiction entre l’évêque et le comte (xiiie-xive siècles)
p. 389-393
Texte intégral
1Meaux (lat. Melda), capitale de la Brie construite sur les rives de la Marne, était une ville dont les traces se perdaient dans le passé romain. Son évêché touchait, au nord, ceux de Senlis et de Soissons, au sud celui de Sens, à l’est celui de Sens et de Reims, à l’ouest celui de Paris. Sans avoir été à l’origine une ville commerçante importante, Meaux comptait toutefois parmi celles qui disposaient d’un secteur textile avancé ; située au croisement des pôles de commerce plus développés de Troyes et de Provins d’un côté et de Paris de l’autre, elle bénéficiait de l’avantage fondamental d’une position géographique qui permit, vers la fin du XIIIe siècle (1290), l’installation de marchands italiens. Depuis le XIe siècle, la région avait pour suzerains les comtes de Champagne ; mais en pratique, ceux-ci partagèrent dès 1100 le pouvoir avec l’évêque.1
2La maladrerie de Meaux était bâtie « sur la route d’Allemaigne ». La rédaction de son règlement avait été entreprise à une date inconnue située autour de 1198 ; en 1241 on voit la mise au point de son statut et sa remise en cause, au moment de la mort d’Adam, prieur de la maladrerie, dans une conjoncture où apparaît un conflit entre l’institution et les autorités épiscopales.2 En 1235, en effet, Thibaut IV le Posthume (1201-1222-1253), comte de Champagne et roi de Navarre, faisant suite à la demande des religieux de l’institution, s’opposa à Pierre de Cuisy, évêque de Meaux (1223-1255), qui avait nommé le prieur de manière illégale. Le comte profita de l’occasion pour se poser en défenseur des intérêts de la maladrerie et revendiquer le droit de désigner celui qui serait à sa tête. Il soutint que la nomination du prieur appartenait à la communauté religieuse qui vivait dans la maladrerie et en assurait le fonctionnement.3 Les arbitres de la querelle (deux archidiacres de Paris et un représentant du conseil ecclésiastique de Meaux) firent une proposition qui fut acceptée : le précédent prieur de l’institution (qui avait manifestement été délogé de sa place du fait de l’intervention de l’évêque) assumerait temporairement ces fonctions, jusqu’à la solution finale du contentieux. Entre temps, l’évêque, soucieux de renforcer sa position, sollicita la médiation du pape sous prétexte de rétablir l’obéissance que lui devaient le prieur et les moines de la maladrerie Saint-Lazare, « ainsi que certains laïcs et clercs de son diocèse ».4 Peut-être suggère-t-il sur ce point un soutien populaire plus large qui se déclara en faveur de la communauté de la maladrerie :
3Gregorius episcopus, servus servorum Dei, dilectis filiis Archidiacono, Thesaurario et Officiali Laudunensi, salutem et Apostolicam benedictionem. Venerabilis Frater noster Meldensis Episcopus sua nobis exposuit quaestione, quod Magister et Fratres domus Leprosorum S. Lazari Meldensis, et quidam alii Clerici et laici suae civitatis et Diocesis debitam ei obedientiam et reverentiam denegant exhibere. Ideoque discretioni vestrae per Apostolica scripta mandamus, quatenus, si est ita, dictos Magistrum et Fratres, ac alios, ut eidem Episcopo obediant, ut tenentur, monitione promissa, per censuram Ecclesiasticam, appellatione remota, praevia ratione cogatis. Quod si non omnes, etc… Datum Assisii, Kal. Octob. Pontificatus nostri anno nonno. 5
4Un an plus tard, et en dehors de toute intervention du comte, parti cette année-là en croisade, il fut décidé – décision qui reçut la bénédiction des représentants du Saint-Siège – que le prieur serait élu par la communauté de la maladrerie. Cependant, il était prévu que l’élu se présenterait devant l’évêque et obtiendrait son approbation. L’évêque conservait le droit de remplacer l’administrateur par un laïc ou par un prêtre régulier.
5G. archidiaconus, G. thesaurarius, et Magister Officialis Laudunensis, a Domino Papa judice delegati, omnibus praesentes litteras inspecturis, salutem in Domino. Notum facio quod cum quaestio verteretur coram nobis auctoritate Apostolica inter venerabilem Patrem P. Dei gratia Meld. Episcopum ex una parte, et Adam qui habebatur pro Magistro domus Leprosorum Meld. Et Fratres domus ejusdem ex altera, supere o quod dicebat ponere et perficere Magistrum in eadem domo, et erat in possessione ponendi Magistrum ibidem : tendem dicta querela inter partes compositum est in hunc modum, quod dicti Fratres eligere unum Magistrum de domo eadem qui amministrabit negotia dictae domus, et ipsum Episcopo praesentabunt. Qui si idoneus videatur Episcopo, approbabitur ab eodem ; si vero ab initio, scilicet in ipsius praesentatione, non videatur idoneus eidem Episcopo, ipsum absque contradictione et litigio poterit reprobare : si vero postquam ab initio approbatus fuerit ab Episcopo, postea minus idoneus apparuerit eidem Episcopo, ipsum poterit amovere ; ratione tamen previa efficaci arbítrio ejusdem Episcopi relinquenda. Dictus vero Episcopus secularem vel regularem personam pro voluntate sua dictae domui praeficiet in Magistrum. Cui Magistro facto ab Episcopo praedicti Magister et fratres obediente, et ejusdem consilio et mandato regentur, et coram eodem Magistro de expensis dictae domus, et de his quae ad domum pertinente computabunt, quando idem Magister ab Episcopo factos viderit expedire. Nos vero praedictam compositionem inter dictas partes factam ratam et gratam habentes, ipasam auctoritate Apostolica nobis commissa ad petitionem dictarum partium confirmamus. In cujus rei testimonium praesentes litteras sigillorum nostrorum munimine fecimus roborari. Actum anno Domini MCCXXXVI, mense Octobri. 6
6Trente ans plus tard, ces engagements furent réaffirmés, ce qui indique en soi que les tensions n’avaient pas cessé. Par décision du comte Thibaut VII et de l’évêque Aleaume (P.J. 385), le prieur et les religieux de la maladrerie furent contraints de céder la place aux chanoines réguliers du Val-des-Écoliers. L’accord conclu entre l’évêque et le prieur du Val prévoyait que celui qui serait nommé prieur de la léproserie aurait tous les droits paroissiaux dans l’enceinte de la Maison et devrait promettre obéissance à l’évêque. De son côté, l’évêque devrait jouir de la pleine et entière juridiction tant sur le prieur, les religieux et les convers que sur les malades et ceux qui logeraient dans l’enceinte :
7Omnibus praesentes litteras inspecturis Frater Dominicus, humilis Prior dictus de Valle Scholarium, etc… . Noverit universitas vestra quod cum Princeps illustris Thobaldus Dei gratia Rex Navarrae, Campaniae et Briae Comes Palatinus, et R. Pater Alermus, ejusdem gratia Meldensis Episcopus, communi eorum voluntate et assensu, domum S. Lazari Meldensiscum omnibus pertinentiiset appenditiis, redditubus, proventibus, et exitibus dictae domus quibuscunque, donaverint et concesserint Ordini nostro in perpetuum possidendam, etc… . Nos volumes et concedimus, quod Prior, quicunque de Fratribus nostris a nobis in dicta domo fuerit missus, vel electus, … a praedicto Meldensi Episcopo et successoribus suis curam dictae domus recipiat, et omnium habitantium et commorantium in eadem ; et ipsi Episcopo et successoribus suis canonicam obedientiam repromittat. Idemque Episcopus, et successors sui, in dicta domo in Priorem, Fratres Conversos, et in omneshabitantes in eadem, correctionem, visitationem et omne jus Episcopale, ebsque exemptione quacunque habeant in futurum, etc. Actum anno Dom. MCCLXII, mense Julio. 7
8Au cours du siècle suivant, un personnage détenant une autorité plus forte, le roi Philippe VI, s’invite dans la querelle et nomme un prieur pour la maladrerie de Meaux. Mais l’évêque, à la tête des religieux et religieuses, se plaint de ce bouleversement. L’affaire aboutit au Parlement. Le procureur du roi, qui avait commencé par soutenir les intérêts du roi, fut finalement contraint de reconnaître le droit de l’évêque de nommer le prieur ou d’abandonner l’élection aux frères (19 septembre 1345, P.J. 477).
9L’affaire de la maladrerie de Meaux n’est pas le seul exemple de conflit entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir profane dans la région qui ait porté sur l’administration des fondations de charité. En 1227, le comte Thibaut et l’évêque Pierre de Cuisy s’étaient déjà opposés sur une question similaire : il s’agissait du droit de nommer le maître ou administrateur de l’Hôtel Dieu de la ville. La décision concernée prévoyait à nouveau que le comte nommerait la personne, mais accordait à l’évêque le soin d’examiner cette nomination et de donner l’approbation finale. Par conséquent, l’évêque pouvait rejeter la nomination et demander qu’une autre personne soit nommée, de nouveau par le comte, et se présente de nouveau devant lui. Le comte, par l’intermédiaire de son aumônier, et l’évêque, par l’intermédiaire de son official, contrôlaient la gestion financière de l’administrateur quatre fois par an8.
10Cependant, il semble que la question de la gestion administrative des fondations de charité en dissimulait une autre, plus importante et de plus longue durée. Au cours du dernier quart du XIIe siècle et durant tout le XIIIe siècle, les numismates constatent d’importantes perturbations et des lacunes dans l’ordre des monnaies de la région, chose qui s’explique par les heurts entre les comtes de Champagne et les évêques de Meaux à propos du droit de frapper et de faire circuler de la monnaie, qui relevait de la compétence des évêques de Meaux depuis le milieu du XIe siècle.9 En 1165, le comte Henri le Libéral entreprit de contester le droit de l’évêque de frapper monnaie et de la faire circuler dans la région, tentative à laquelle Étienne, évêque de Meaux (1162-1171), opposa une vive réaction : le comte dut admettre qu’il avait fabriqué de la fausse monnaie dans ses ateliers provinois et promettre en prêtant serment devant témoins de ne pas recommencer.10 En 1201, la question de la monnaie redevint une pomme de discorde entre l’évêque et le comte Thibaut III, qui assiégea le palais épiscopal de Meaux, empêchant la frappe de la monnaie. Le problème perdura au XIIIe siècle : en 1208, la comtesse Blanche convint avec Godefroy, évêque de Meaux, de partager, dans une proportion des deux tiers pour la comtesse et d’un tiers pour l’évêque, les profits de la fabrication des monnaies de Provins, Troyes et Meaux.11 Cet accord fut renouvelé en 1214.12 Dix ans plus tard, le comte Thibaut IV falsifiait sa monnaie.13
11L’année suivante (1225), Pierre de Cuisy, évêque de Meaux, celui-là même qui s’opposa au comte dans l’affaire de la maladrerie, frappa une nouvelle monnaie qui supprimait l’ancienne. Cette initiative provoqua l’intervention du roi Louis VIII, qui l’obligea à convenir qu’il devrait éviter de telles pratiques à l’avenir et que, dans le cas où il avait l’intention de frapper une nouvelle monnaie, il devrait l’en informer quatre mois auparavant, sauf si la cause en était la fabrication de nouvelles monnaies par le comte de Champagne, dont il dépendait.14
12Toute cette affaire est assurément révélatrice d’un phénomène connu pendant tout le Moyen Âge : le conflit entre pouvoir profane et pouvoir ecclésiastique. On sait aussi que ce conflit s’aggrave au moment où les structures urbaines connaissent un essor. L’essor des villes est un fait auquel l’Église ne put s’associer avec succès, du moins au début (Jacques de Vitry). D’un autre côté, le pouvoir profane, et surtout l’ancienne aristocratie féodale, fit preuve de davantage de souplesse face à la tendance qui se profilait chez ses sujets à prendre leur indépendance et, semble-t-il, essaya d’en tirer le plus grand profit possible, essentiellement financier, en octroyant des chartes d’indépendance.
13De ce point de vue, le cas de Meaux est caractéristique : au milieu des conflits décrits plus haut concernant soit la gestion des institutions de charité, soit la frappe et la circulation de la monnaie, le comte tenta de renforcer son pouvoir face à l’évêque en décidant de créer un troisième centre de pouvoir et en accordant à la cité meldoise sa charte de commune pendant l’absence de l’évêque Simon de Lizy, retenu au concile de Latran III.15 Il est important de remarquer qu’aucun statut de commune analogue ne fut accordé à une autre ville du comté avant 1230.
14Pour conclure, l’incident de la querelle entre le comte et l’évêque à propos de la nomination du prieur de la léproserie illustre un aspect du conflit de juridictions entre les deux centres de pouvoir. Cette querelle montre qu’à l’époque, l’Église est puissante et revendique ses droits, réels ou supposés. Dans le même temps, elle élargit ces droits suivant les nouveaux changements et les nouvelles institutions, elle intervient dans les autres sphères du pouvoir, utilisant soit la voie de la morale chrétienne (voir la lettre d’Innocent au roi Louis le Pieux concernant le comte Thibaut), soit celle du soutien administratif par l’intermédiaire d’employés solides et spécialement formés qui gèrent les questions juridiques avec une compétence égale à celle du pouvoir profane. Mais, d’un autre côté, ce dernier met en œuvre ses propres moyens et fait preuve d’une plus grande audace et d’une volonté de renouveler ses pratiques et d’introduire des institutions nouvelles, souvent inconnues dans la région, comme l’octroi d’une charte de commune. On pourrait même dire qu’il opte pour des pratiques face auxquelles l’Église, en tant qu’institution, réagit vivement. Les deux acteurs impliqués dans la querelle, aussi bien pouvoir profane que pouvoir ecclésiastique, manifestent une tendance à s’en remettre peu à peu au pouvoir réputé pour chacun d’eux supérieur. De la sorte, ils contribuent à l’élaboration de mécanismes administratifs plus centralisés.
Notes de bas de page
1 Th. EVERGATES, The Aristocracy in the County of Champagne, 1100-1300, University of Pennsylvania Press, 2007, p. 6.
2 Fr. Ol. TOUATI, « Cartulaires de léproserie dans la France du Nord (xiiie-xve siècles) », in Les cartulaires, éd. Guyotjeannin Ol. et al., Paris, 1993, p. 467-501, et notamment p. 488- 489.
3 Cartulaire Saint-Lazare de Meaux, n° 81 ; voir Fr. Ol. TOUATI, Maladie et société au Moyen Âge : La lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIVe siècle, Paris, 1998, p. 350, n° 137 et 356.
4 Cartulaire Saint-Lazare de Meaux, n° 81 et n° 82, voir Fr. Ol. TOUATI, Maladie et société au Moyen Âge, op.cit., p. 669, n° 141.
5 Du PLESSIS, Histoire de l’Église de Meaux, t. II, p. 136, Anno 1235.
6 Ibid., p. 136, Anno 1236.
7 Ibid., p. 186, Anno 1236. Voir G. LE BRAS, Les ordres religieux actifs. La vie et l’art, Paris, 1980, p. 59-63, et en détail R. PETIT, Archives de l’État à Arlon. Inventaire des archives du prieuré du Val-des-Écoliers à Houffalize, Bruxelles, 1971.
8 Toussaint du PLESSIS, Histoire de l’Église de Meaux, t. I, p. 227. Voir aussi t. II, Pièce Justificative n° 279.
9 Une charte d’accord octroyée par l’évêque Burchard, entre les années 1120 et 1134 fixe les conditions dans lesquelles doit se transmettre le droit de monnayage.
10 B.N. ms lat. 5528, fol. 2-2v°. F. BOURQUELOT, “Monnaies du Provins”, Revue Numismatique, Société royale des antiquaires de France, année 1838, p. 41 et s.
11 HIVER, « Considérations sur les monnaies de Champagne », Revue Numismatique, Société royale des antiquaires de France, année 1839, p. 35 et s.
12 F. BOURQUELOT, Études sur les foires de Champagne, sur la nature, l’étendue et les règles du commerce qui s’y faisait aux xiie, xiiie et xive siècles, Paris, 1865-1866, Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des inscriptions et belles-lettres de l’Institut de France. Deuxième série, Antiquités de la France (1865-1866), t. 5, p. 69.
13 F. BOURQUELOT, « Monnaies du Provins », Revue Numismatique, Société royale des antiquaires de France, année 1838, p. 41 et s. ; voir aussi F. BOURQUELOT, Études sur les foires de Champagne, op. cit., p. 51, qui cite quelques vers de l’auteur de la Chronique de saint Magloire : « L’an mil deux cent et vint et quatre // Fist Thibaut sa monnaie abatre // La viex monnoie de Provins // Où l’on boit souvent de bons vins ».
14 F. BOURQUELOT, op. cit., p. 70 ; A. ENGEL et R. SERRURE, Traité de Numismatique du Moyen Âge, Paris, 2006, p. 479-480.
15 M. WILMART, « Les débuts de la commune de Meaux (1179-1184) », Bulletin de la Société Littéraire et Historique de la Brie 55 (2000), p. 108-130 - http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00424993, ici, p. 7.
Auteur
Université nationale et capodistrienne d’Athènes
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