La justice épiscopale face aux communes : l’exemple des cités du Bas-Rhône aux xiie-xiiie siècles
p. 347-357
Texte intégral
1À partir du milieu du XIIe siècle, les conflits jugés par des instances nouvelles se multiplient un peu partout dans les villes de l’occident européen. Des collèges d’arbitres laïcs et des magistrats liés aux institutions communales commencent à s’occuper d’affaires de moindre importance, qui concernent la jouissance de tel ou tel droit ou les problèmes, assez nombreux, de transfert des propriétés foncières. Bien que, pour trouver une légitimation aux yeux des citoyens, ces instances utilisaient, dès les premières années de leur activité, les techniques traditionnelles de l’arbitrage et du compromis, les décisions qu’elles rendaient étaient inspirées fortement par l’action politique des institutions laïques citadines1. Les évolutions profondes que connaissent les pratiques judiciaires pendant cette époque affectent aussi bien les pratiques sociales que la structure politique des cités et obligent les appareils institutionnels traditionnels à s’adapter aux transformations du pouvoir dont ils émanent. La stature et le rôle du juge sont renforcés et le procès devient un véritable instrument de gouvernement : les doctrines, les tribunaux et les magistrats deviennent ainsi les armes de nombreux conflits politiques2.
2Ces disputes sont particulièrement violentes dans les cités du Midi, où le développement des instruments juridiques de la part de l’Église – comme le système inquisitoire, expérimenté dans cette région très tôt, dès la fin du XIIe siècle – se combine avec la montée en puissance des consulats et la structuration d’une conception du pouvoir de juger inédite, élaborée au sein de communautés citadines, au détriment surtout des institutions ecclésiastiques3. La diffusion massive du droit savant, qui est due dans le Midi principalement au clergé et aux juristes liés au monde ecclésiastique, encourage les institutions urbaines à se créer des espaces juridiques autonomes et incontestables4. À Arles et à Avignon, l’appropriation précoce du pouvoir juridictionnel par les communes accorde aux nouvelles institutions une place politique considérable, un grand soutien populaire et des compétences techniques à peu près complètes5.
3Dans ce parcours de transformation et de rationalisation progressive des pratiques judiciaires, les communes utilisent des instruments variés, flexibles, formés par expériences successives et conditionnés fortement par la coutume et les traditions locales. Toutefois, le contexte tendu de conflictualité que les villes de Provence occidentale ont connu à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, à cause de l’intensification et le déplacement vers le Rhône de l’affaire albigeoise et de la lutte contre l’hérésie, provoque une « onde de choc » qui change les instruments du conflit entre évêques et communes. De cette vague les pratiques judiciaires ecclésiastiques sortent transformées, comme aussi celles civiles.
4La documentation fort intéressante à laquelle nous avons encore accès pour les cités provençales nous invite à reprendre le dossier de la concurrence qui s’est instituée à partir du XIIIe siècle entre les justices ecclésiastiques et les justices laïques, dans un contexte de lutte où l’ennemi politique était vite considéré, parfois de façon instrumentale, comme un ennemi de la foi, un hérétique.
5Dans la basse vallée du Rhône, la faiblesse de grands pouvoirs territoriaux, l’éloignement de l’empereur et un pouvoir comtal peu présent dans la gestion directe des villes avaient permis tout au long du XIe et XIIe siècles une augmentation de l’influence et du pouvoir des prélats6. Comme dans d’autres régions de l’Empire, les institutions ecclésiastiques s’appuient en Provence sur une très longue tradition de prestige et de responsabilités institutionnelles, dérivées surtout du ministère épiscopal exercé par les prélats et du fait même des fonctions civiles qu’ils assumaient régulièrement. Stimulés, au début, par un contexte réformateur qui fut particulièrement vivace et confortés, par la suite, par les constructions juridiques du droit savant, les évêques provençaux se montrent capables de déterminer fortement la vie politique à l’intérieur de leur civitates et dans les territoires dépendants, même si cette autorité ne leur permettait pas la construction d’un pouvoir politique sur une base territoriale définie7. À partir du XIIe siècle, leur hégémonie est partagée avec les nouveaux pouvoirs émergents, notamment des communes, aussi bien en ce qui concerne la présence territoriale, que la capacité à gouverner les hommes.
6Si pendant toute la seconde moitié du XIe siècle, les questions judiciaires sont encore examinées par les représentants des églises, l’influence laïque tend à devenir, au début du siècle suivant, de plus en plus forte y compris en dehors du cercle purement séculier8. En conséquence, l’Église développe des instruments idéologiques qui soutiennent la revendication du concept de judicium. Cette notion, qui avait été développée à partir du pontificat d’Innocent III, était en train de redessiner les rapports entre les évêques et les communes au sein d’un processus plus vaste mis au point par la papauté et concernant la Societas Christiana tout entière. On allait ainsi dans le sens d’un renforcement idéologique de l’image des évêques, considérés de plus en plus comme des juges suprêmes.
7L’année 1152 marque, par exemple, à Arles un changement de premier plan dans les pratiques dévotionnelles citadines, mais aussi dans ce parcours de renforcement et sauvegarde de la primauté épiscopale. Une nouvelle primatiale, dont les travaux avaient commencé au début du XIe siècle, était prête à accueillir les restes mortels d’un de ces soixante-dix apôtres que Jésus-Christ avait envoyés dans le monde pour proclamer la bonne nouvelle de l’Évangile9. Il s’agissait des reliques, particulièrement nombreuses (multae sanctorum reliquiae) de Trophime qui, après des siècles de silence et d’oubli dans le cimetière des Alyscamps, avaient déjà en partie été transférées dans cette église en construction et pour lesquelles le clergé local décida de consacrer une nouvelle place, plus adéquate, à l’intérieur des murailles au cœur du quartier épiscopal. La translation solennelle des reliques est effectuée le 29 septembre 1152, mais nous ignorons, faute de sources contemporaines, l’organisation précise qui permit la déposition des dépouilles mortelles de Trophime dans la crypte bâtie pour l’occasion à l’intérieur de la cathédrale10.
8C’est à cette époque en effet que la basilique primitive, dédiée depuis sa fondation au protomartyr Étienne, ancien patron de l’église d’Arles, mais souvent partagée avec les saints locaux (on y trouve la mention de saint Césaire ou saint Génies par exemple), change définitivement de dédicace11. Saint Trophime est désormais reconnu comme symbole de la communauté chrétienne d’Arles. Les sources du XIe et XIIe siècles s’étaient souvent référé à cette église en rénovation, en la définissant de « Saint-Étienne et Saint-Trophime ». À la fin du XIIe siècle, elles l’indiquent sous le seul vocable de Ecclesia Sancti Trophimi12.
9L’installation des reliques et le choix d’un « nouveau » saint patron de la cité (dont la vie était aussi revisitée pour en faire ressortir les caractéristiques d’évangélisation et d’apostolat) permettaient à l’église citadine de retravailler profondément son identité. Et la construction d’un nouveau temple pour l’apôtre Trophime donnait l’occasion de renforcer le statut même d’église métropolite, en même temps que d’accroître le pouvoir de son archevêque et de légitimer les nouvelles ambitions de l’église citadine.
10Des modifications fondamentales ont suivi en effet la translation de Trophime. De transformations qui touchent simultanément le plan spirituel et les pratiques de gouvernement. Les archevêques d’Arles, depuis Michel de Mouriès, en effet, se feront ensevelir à côté du saint, à l’intérieur donc de l’église cathédrale, et non plus aux Alyscamps13. Et cette présence concrète, ce renouement des pasteurs avec leur cité, est soulignée également par le contrôle que les archevêques établissent sur les chanoines de la cathédrale. Avec d’importants travaux de construction d’un quartier canonial adjacent à l’église, les chanoines sont encouragés par leur évêque à vivre selon la règle de saint Augustin, vers les années 1153-1165 (en 1186 Urbain III rappelle encore ce récent changement)14, même si cette décision, prise par le métropolite, donne lieu à une longue controversia seu dissentione, qui perdurera jusqu’au début du XIIIe siècle entre l’archevêque, soutenu par le pape, et les chanoines, de plus en plus soumis à l’autorité épiscopale15.
11Au même moment que la translation, en 1153, l’empereur Frédéric Barberousse concède au prélat arlésien les regalia, telonea, pedatica, justicias et aussi les jura, dignitatem quoque ac libertates quas habere civitas consuevit16. En 1144, Conrad III avait déjà confirmé à l’archevêque les regalia et la plenam jurisdictionem sur l’entière cité, précisant que le pouvoir exercé par le prélat devait être inférieur seulement à celui de l’empereur lui-même17. Aussi le pape Anastase IV place sous la protection de saint Pierre l’église d’Arles, la défendant ainsi de toutes les vexationes auxquelles elle était confrontée18. Ce sont là des tentatives évidentes de la part de l’évêché arlésien de se voir octroyer toute une série de droits que, apparemment, l’église citadine était en train de perdre.
12Aux mêmes années, en effet, l’institution communale, jeune d’une vingtaine d’années, montrait une capacité politique loin d’être faible. Depuis 1131 un consulatus est attesté en ville19 ; un collège de consuls qui ne cesse d’éroder les prérogatives épiscopales sur les plans économique, politique et judiciaire. Le consulat se présente en effet comme la pièce centrale du nouveau système politique en vigueur dans les cités et son prestige, ainsi que son efficacité politique, augmente au fur et à mesure que la commune s’impose comme une autorité pleinement reconnue. C’est en 1143, lors d’un important arbitrage, que les magistrats communaux démontrent, à peine une dizaine d’années après la constitution de la nouvelle institution, une capacité judiciaire très vigoureuse, reconnue et acceptée par la communauté20. Simultanément à la translatio de Trophime, à laquelle participent les citoyens et les seigneurs de la ville, une charte de consulat est rédigée, qui n’est rien d’autre qu’une confirmation d’un état de fait déjà existant : l’existence d’une commune, voulue par les milites et les boni homines locaux, véritables artisans de cette institution21.
13Une des réponses de l’évêque Raimond de Montredon aux tentatives de soustraction du pouvoir épiscopal en défense de sa majestas est, peut-être, la façade de la nouvelle cathédrale, qui par son exposition même devient un écran visible, dressé et richement décoré, en direction des citoyens22. Pendant les trente dernières années du XIIe siècle, les Arlésiens assistent aux travaux de composition de la façade qui a comme thème principal le jugement dernier et qui vise à agir dans la conscience personnelle et privée de chaque individu, en occupant toutefois un espace public. La façade de Saint-Trophime d’Arles, en déclinant le thème du jugement dernier (thème distinctif de l’art roman) est l’exemple parmi les plus illustres de façade romane sculptée en Provence23.
14Les historiens de l’art ne cessent de rappeler, d’après Jean-Marie Rouquette, que « le portail de Saint-Trophime est le reflet d’un milieu des clercs de haute culture, qui a établi un programme iconographique dont la rigueur n’exclut pas la valeur pédagogique »24. Si les compétentes techniques des artistes sont ici hors de discussion, comme aussi les fondements culturels à la base de cette œuvre, les choix iconographiques trahissent un besoin plus profond de présenter aux citoyens arlésiens le double niveau sur lequel l’archevêque place la rénovation de son pouvoir, spirituel et temporel.
15Dans les détails de la façade se détache le Christ triomphant, soutenu de ses assesseurs et opérant ici la séparation entre les vertueux et les méchants, qui, selon le jugement, s’approchent ou s’éloignent du paradis représenté par un paysage d’arbres25. Si, au niveau idéologique, les revendications constantes et l’illustration du concept de judicium que l’évêque met au cœur de ce projet sont très évidentes, cette notion ne peut que renvoyer aux théories plus générales de l’Église, développées à partir du pontificat d’Innocent III, qui redessinent les rapports entre évêques et communes au sein d’un processus plus vaste mis au point par la papauté et concernant la Societas Christiana toute entière26. Cette image ne nous montre pas uniquement le Christ et le tribunal des apôtres, juges suprêmes, mais renvoie également aux évêques -et en premier lieu bien sûr à l’évêque de Rome- considérés depuis des temps anciens comme des « juges suprêmes » à l’intérieur des villes27.
16Avec la formation de la doctrine sacramentaire, la naissance du purgatoire, le développement du droit canonique, le contrôle de la confession, de la sainteté et des modèles de vie, l’Église forme autour de ses pasteurs un pouvoir sacré qui n’exclut pas le pouvoir politique. L’Église devient le seul moyen de contact avec le Sacre. Il suffit de renvoyer, parmi les nombreux détails de la façade de Saint-Trophime, à une représentation des voies vers le Paradis, identifié avec le « Festin des Patriarches », Abraham, Isaac, Jacob, qui accueillent et préparent l’âme individuelle au jugement. C’est là, bien souligné, l’importance de l’encadrement pastoral de l’Église, notamment dans la structuration de la confession et du for intérieur28.
17C’est grâce à cet encadrement que l’âme peut franchir la porte du Paradis, qui assume des traits iconographiques proches de ceux de la porte de la nouvelle cathédrale Saint-Trophime, en soulignant une fois de plus ce parallèle entre ciel et terre. Un parallèle qui est rappelé avec le thème du baptême, bien représenté dans le motif du bain de l’Enfant recevant l’Esprit Saint, sous forme d’une colombe29. L’importance du baptême, première étape de l’homme dans l’Église, n’était-elle pas justement à rappeler à Arles, où les doctrines pétrobrusiennes particulièrement combattues par l’archevêque d’Arles, qui traîna le partisan de Pierre de Bruys, le moine du Cluny Henry devant le concile de Pise en 1135, niaient ce sacrement fondamental30 ?
18Quelques années après, le conflit entre évêques et communes se nourrit de ces mêmes thèmes : le baptême, la médiation de clercs, l’éventualité du Purgatoire, éléments qui sont tous contestés par les autorités communales et par ces milieux anticléricaux de plus en plus nombreux dans les villes du Midi31. Une lecture fine des textes nous apprend toutefois que la réaction des citoyens d’Arles va bien au-delà des simples manifestations d’anticléricalisme, car à la base de leur protestation il y a clairement le refus du système ecclésial dans sa totalité. Et souvent les citoyens trouvent comme moyen de défense une institution canonique, la confrérie, qui dénuée de toute implication religieuse (à Arles, mais aussi à Avignon, ou à Marseille) soude des groupes sociaux extrêmement diversifiés32. Les communes arrivent à fonder leur supériorité politique sur des concepts essentiels, évidemment repris de la théorie canonique et élaborés avant tout par l’Église. Cette précocité de son appropriation par les milieux civils, non seulement nous pousse à observer les mutations d’usages d’un cadre spirituel à un cadre séculier, mais confirment la genèse commune des théories du gouvernement sur les hommes.
19Cela est visible avec la mise en place progressive des procédures inquisitoires dans les villes du Bas-Rhône à partir des années 1230 et qui semblent être l’élément déclencheur d’un conflit de juridiction entre une justice locale, rendue désormais par des magistrats, et une justice souveraine, rendue cette fois-ci par des juges étrangers à la communauté. Mais, au-delà des oppositions, il faut considérer le mouvement d’ensemble qui se crée et qui conditionne les procédures de la justice civile, communale, qui se modifient elles aussi dans la même direction et avec les mêmes outils.
20L’opposition des communautés urbaines à la mise en place de l’Inquisition ne fait pas de doutes et, après les travaux de Jean-Louis Biget sur l’espace urbain languedocien, nous savons que cela stimule l’envenimement des révoltes des élites urbaines qui exigent le respect du droit coutumier et voient dans l’Inquisition une ingérence juridictionnelle33. Cela est clair à Avignon, durant la révolte contre le prélat bolonais, Zoen Tencarari, vers les années 1245-1249. Durant ces désordres certains citoyens avaient envahi le palais épiscopal et empêchaient le fonctionnement normal de la justice ecclésiastique. Les inquisiteurs, l’official épiscopal -un certain maître T.- et Guillaume, frère dominicain, avaient enfermé dans les prisons du palais de l’évêque certains citoyens, accusés, peut-être à tort, d’être hérétiques34 : une hérésie qui, dans la vallée du Rhône, est toujours vaudoise35. Zoen écrit une lettre au pape pour dénoncer le non-respect de la libertas ecclesiae (concept maintes fois rappelé pendant ces révoltes) et frappe les Avignonnais d’une nouvelle excommunication36. En réponse à cela, les Avignonnais réussissent à libérer un prisonnier, et manifestent la volonté de juger eux-mêmes l’accusé, selon les lois civiles. Les représentants de la commune, Bertrand Bermond et Jordanet d’Avignon, menacent en effet d’empêcher les procès à venir si on ne leur permet pas de assidere in inquisitione37. La révolte s’envenime et quelques jours après l’official de l’évêque est enfermé in loco ubi latrones et homicide consueverunt includi38.
21Les épisodes peuvent être multipliés de part et d’autre du Rhône. Ce qui nous frappe c’est le fait que dans tous les cas nous assistons au glissement progressif des conflits qui étaient dirigés, vers la fin du XIIe siècle, contre les privilèges économiques des clercs, à des oppositions, dans les années 1230-1250, à l’encontre des prérogatives de nature judiciaire. Dans une ville sans évêque, comme Montpellier, mais contrôlée par le pouvoir pontifical, on perçoit de façon très claire, l’instrumentalisation de ces conflits. En 1237, par exemple, certains individus avaient accusé devant les inquisiteurs dominicains un membre de l’élite dirigeante du consulat de Montpellier, Gérard de la Barthe. En lisant le texte de l’accusation, on voit que quelques mois auparavant Gérard s’était opposé à la mise en place du système inquisitoire et à l’emploi des dénonciations, en soutenant au contraire l’application du système accusatoire classique. Au mois de décembre de la même année, il envoie une lettre au pape Grégoire IX dans laquelle il rapporte les critiques de ses détracteurs et déclare avoir été accusé par des adversaires politiques favorables aux pratiques adoptées par les inquisiteurs. Après un long interrogatoire effectué par les évêques d’Agde et de Béziers et devant les inquisiteurs dominicains eux-mêmes, les accusateurs reconnaissent avoir prêté de faux témoignages, instrumentalisés à des fins politiques39.
22Si les justices ecclésiastiques au temporel se maintiennent fixées sur des modes traditionnels, au spirituel, avec l’apparition de l’inquisitio heretice pravitatis et celle de l’official, elles prennent un essor nouveau : un essor contemporain d’une part à l’une attention accrue dans la distinction des fors et, d’autre part, à une réflexion toujours plus subtile de la part des canonistes et des théologiens sur le pouvoir de juridiction distingué lui même du pouvoir d’ordre40. Il ne fait pas de doute en effet que les pratiques et l’attitude de l’Église face à la justice se transforment à partir du moment où elle s’appuie sur un système inquisitoire : dans les régions du Bas-Rhône, celui-ci est pontifical, puis épiscopal (vers les années 1240-1250) puis à nouveau pontifical41. Et, en ville notamment, le système inquisitoire semble rester le seul instrument concret à la disposition des gens d’Église pour s’opposer aux groupes sociaux qui lui sont hostiles, particulièrement nombreux à partir des années 1230.
23Mais la mise en place du système inquisitoire de la part des églises modifie également les procédures des tribunaux laïcs. Il ne s’agit pas – à l’occasion de ces rivalités – d’un refus total de la procédure inquisitoire, mais du refus d’une appropriation exclusive de la part des ecclésiastiques, surtout quand ils sont représentés par des inquisiteurs forestiers. Nous savons que les institutions communales pouvaient entreprendre des procédures inquisitoires ou ex officio grâce aux ordonnances très théoriques – et très laconique – contenues dans les statuts des villes42. Cette possibilité était en effet déjà citée dans les statuts des cités de Marseille, Arles ou Avignon : de nombreux chapitres de statuts avignonnais prescrivent, par exemple, l’emploi d’instruments spécifiques pour les enquêtes sur les « maleficia occulta » de la part de la curie communale. Le tribunal est appelé à enquêter selon sa volonté (inquirere per se) et à procéder selon son vouloir (de arbitrio suo)43. Dans les statuts d’Arles, il est également indiqué que, pour les causes regardant le droit pénal, la curie pourra formuler son jugement propre selon la volonté des consuls (voluntas atque arbitrium consulum)44.
24Cette théorie, bien connue, ne semblait pas avoir laissé des traces dans les actes conservés. Toutefois, un dépouillement systématique des sources judiciaires disponibles permet d’isoler à Arles un instrument concret nous permettant d’observer la mise en place de cette procédure. Nous disposons en effet d’un recueil des sentences émises dans les tribunaux de la commune à partir des années 1240 jusqu’aux années 1260. Il est transcrit à l’intérieur d’un registre, qui – au contraire – est très connu, c’est-à-dire l’enquête faite en 1269 par Alain, évêque de Sisteron, et Guillaume de Gonesse, sénéchal de Provence, commissaires royaux, sur les limites des domaines de Bertrand des Baux, et des territoires d’Arles et de Tarascon, plus connu sous le nom de Livre rouge d’Arles et Tarascon45. Au terme de ce cartulaire, nous avons une liste, naturellement partielle et laconique, des jugements prononcés dans le tribunal de la ville, Condempnationes facte in curia Arelatensis46, insérés dans ce registre avec l’intention de montrer que certains territoires étaient depuis longtemps du ressort de la cité d’Arles, car la justice y était rendue par des magistrats de cette ville. Ils sont distribués par lieu géographique et par magistrat (consuls, podestats, viguiers) et chaque procès nous est présenté avec un court résumé, l’indication de la peine infligée par les magistrats et la mention du payement de l’amende. Le résumé termine avec les noms des accusateurs.
25Bien que les causes les plus communes concernent la justice civile, de nombreux cas se réfèrent à des désordres touchant la sphère pénale. Des rixes, des vols, des disputes et des viols sont énumérés dans les différents territoires de la cité. On apprend que certaines causes judiciaires commençaient ex officio, en vertu de la volonté des magistratures communales déjà vers les années 1240, à une date très précoce, si l’on considère les attestations bien plus connues et étudiées pour les villes de l’espace italien47. Le tribunal des consuls, par exemple, juge, entre 1240 et 1250, un certain Guilhem de Laudun pour avoir attaqué avec un couteau Étienne de Jonquière, qui s’est défendu et a blessé son agresseur. Le tribunal condamne Guilhelm à la détention dans la prison publique, mais probablement à cause des blessures reçues en retour, il meurt assez rapidement (in carcere mortus fuit). Les consuls accusent alors Étienne et le punissent d’une peine pécuniaire de 30 sous pour avoir frappé Guilhelm (quia percussit dictum Guillelmum)48. Renvoie aussi à cette casuistique, le viol de deux femmes mariées (pulcras mulieres que viros habebant) perpétré par un certain Jourdain de Villeneuve et trois complices à l’intérieur d’un immeuble, propriété de l’hôpital de Saint-Jean de Jérusalem. Après avoir ouvert la porte grâce à un subterfuge (cum artificio aperiverit ostium), ils menacent les femmes, dont une nommée Sancia qui dormait in camisia, et abusent d’elles. Le tribunal du podestat, Albert de Lavagna, procède lui-même à l’accusation et engage ainsi une procédure pénale49.
26Avec la fixation et la construction d’un tribunal propre aux magistrats laïcs et la codification précise d’une procédure, la commune, renforce – comme les évêques l’avaient fait auparavant – sa position et son image judiciaire et exprime toute la potestas de l’institution. La présence dans les complexes statutaires, mais aussi dans les actes de la pratique de normes et d’exemples de procédures ex officio, l’emploi de notions comme l’arbitrium judicis et certaines références à la plenitudo potestatis des magistrats, nous indiquent que les enjeux politiques étaient entrés de façon très concrète dans la procédure juriciaire50.
27Ces modifications sont sûrement dues à la situation des cités provençales, très tendue, où la lutte politique prend des allures de contestation religieuse et où les changements des procédures vont de pair avec celui des qualifications du fait hérétique et des combats politiques51. Ce climat met en valeur – une fois de plus – la mutation des rapports de pouvoir qui s’effectue, avec une grande énergie, entre XIIe et XIIIe siècles, et surtout autour de la justice, sphère où prend justement corps l’image du pouvoir. Même si un pluralisme des systèmes judiciaires, une grande flexibilité des procédures, des modalités très différentes de résolution des conflits coexistent à l’intérieur du même espace52, la capacité de juger, de prononcer la justice – la jurisdictio – reste un enjeu fondamental. Tous les symboles et toutes les procédures que cette compétence nécessite, ont non seulement la fonction charger le jugement d’une force contraignante et dans laquelle on perçoit l’influence du sacré, mais peut-être ont-ils aussi la faculté de servir à la conservation ou à l’accroissement d’une domination spirituelle ou temporelle, objectif auquel les institutions aspirent tout au long de leur parcours.
Notes de bas de page
1 Le rapport entre développement des tribunaux et institutions communales naissantes a été étudié par C. WICKHAM, Legge, pratiche e conflitti. Tribunali e risoluzione delle dispute nella toscana del XII secolo, Roma, Viella, 2000, p. 32-33.
2 Voir sur ce sujet M. VALLERANI, La giustizia pubblica medievale, Bologna, Il Mulino, 2005 et J. CHIFFOLEAU, « Conclusion », dans Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Age, Actes du colloque international, Avignon, 29 novembre – 1er décembre 2001, J. CHIFFOLEAU, C. GAUVARD, A. ZORZI (dir.), Rome, 2007, p. 720-729.{Vallerani, 2005 #165}
3 Je me permets de renvoyer à S. BALOSSINO, « Justices ecclésiastiques et justices laïques dans les communes de la basse vallée du Rhône (XIIe-milieu du XIIIe siècle) », dans Les Justices d’Église dans le Midi (XIe – XVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, 42 (2007), p. 47-82.
4 Thèmes étudiés par A. GOURON, Études sur la diffusion des doctrines juridiques médiévales, London, Ashgate Publishing, 1987, (Collected studies series, 264) et Id., Juristes et droits savants : Bologne et la France médiévale, Aldershot, Ashgate Publishing, 2000 (Variorum reprints 679) et Id., Droit et coutume en France au XIIe et XIIIe siècles, Adershot, Ashgate Publishing, 1993 (Collected studies series, 422).
5 Voir pour Avignon N. LEROY, « L’exemple d’une ville au pouvoir judiciaire souverain : Avignon au XIIIe siècle », dans Annales du Midi, t. CXXIII, n° 276, (2011), p. 567-580.
6 Dans la région arlésienne, où la présence comtale est plus enracinée que dans d’autres terres, nous avons entre le milieu de XIIe et le milieu du XIIIe une seule référence à un plaid, présidé par le comte Raimon Bérenger IV près du monastère de Montmajour, contre les nombreuses notices des siècles précédents. ADBdR, 2H457 et Martin AURELL, Les actes de la famille Porcelet d’Arles (972-1320), Paris, CTHS, 2001, p. 54. La faiblesse du pouvoir comtal est ensuite manifeste à partir du début du XIIIe siècle, lorsque Alphonse II se voit obligé de concéder à Uc de Baux, Guilhem Porcelet, Bertran Porcelet et aux autres seigneurs du Bourg d’Arles, la complète juridiction sur le quartier Méjan et, successivement, à Uc de Baux des compétences encore plus étendues dans le Bourg Neuf (ADBDR, B1069 f. 233v- 234).
7 T. PECOUT, « Les justices temporelles des évêques de Provence du milieu du XIIIe au début du XIVe siècle », dans Les justices temporelles dans les territoires angevins, éd. J.-P. BOYER, A. MAILLOUX, L. VERDON, Rome, 2005, p. 383-402.
8 Je renvoie à S. BALOSSINO, « Justices ecclésiastiques et justices laïques dans les communes de la basse vallée du Rhône (XIIe-milieu du XIIIe siècle) », Les Justices d’Église dans le Midi (XIe – XVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, 42 (2007), p. 47-82.
9 L. H. LABANDE, Étude historique et archéologique sur Saint-Trophime d’Arles du IVe au XIIIe siècle, Paris, 1904.
10 Bibl. mun. Arles, ms. 108 et GCNN Arles, n. 568.
11 LABANDE, Étude historique et archéologique sur Saint-Trophime op. cit.
12 Arles, histoire, territoires et cultures, J.-M. ROUQUETTE (dir.) Paris, 2008, p. 313-320.
13 L. H. LABANDE, Étude historique et archéologique sur Saint-Trophime op. cit.
14 J.-H. ALBANES et U. CHEVALIER, Gallia christiana novissima. Histoire des archevêchés, évêques et abbayes de France, t. III, Arles, Valence, 1901, GCNN, n. 665 (désormais GCNN Arles).
15 GCNN Arles, n. 726.
16 GCNN Arles, n. 570.
17 GCNN Arles, n. 551.
18 GCNN Arles, n. 573.
19 P. AMARGIER, Cartulaire de Trinquetaille, Aix-en-Provence, p. 26-27.
20 Cet acte défini par les copistes modernes De montatione concerne le règlement du tarif des transports des marchandises à travers le Rhône. Il est inséré dans le cartulaire de l’archevêque, ADBdR, 3G17, fol. 25. Il est transcrit par BŒUF, Edition du cartulaire, 122- 123.
21 E. BOEUF, Edition du cartulaire de l’archevêché d’Arles, thèse inédite de l’École des Chartes, 1996, n° 225.
22 Le portail de Saint-Trophime d’Arles. Naissance et renaissance d’un chef d’oeuvre roman, J.-P. DUFOIX (éd.), Arles, Actes Sud, 1999.
23 A. HARTMANN-VIRNICH, « La mise en œuvre d’un chef d’œuvre roman : le portail de Saint-Trophime d’Arles », dans Archeologia, n° 314 (1995), p. 68-73.
24 Arles, Histoire, territoires et cultures, p. 313-320.
25 D. RIGAUX, Pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. Le programme iconographique du portail de Saint-Trophime, dans Le portail de Saint-Trophime d’Arles. Naissance et renaissance d’un chef d’oeuvre roman, J.-P. DUFOIX (éd.), Arles, Actes Sud, 1999, p. 19-56.
26 Ce thème a été étudié, pour l’Italie, par L. BAIETTO, Il papa e le città. Papato e comuni in Italia centro-settentrionale durante la prima metà del secolo XIII, Spoleto, 2007.
27 Est fondamentale à ce sujet l’étude classique de G. TABACCO, « La sintesi istituzionale di vescovo e città in Italia e il suo superamento nella res publica comunale », dans Egemonie sociali e strutture del potere nel medioevo italiano, Torino, 1988, p. 397-427.
28 J. CHIFFOLEAU, « Ecclesia de occultis non iudicat. L’Eglise, le secret et l’occulte du XIIe au XVe siècle », dans Il segreto nel Medioevo. Micrologus, Nature, Sciences and Medieval Societies, XIV, Firenze, Il Galluzzo, 2006, p. 359-481.
29 D. RIGAUX, Pour la gloire de Dieu et le salut des hommes cit.
30 Sur ce thème voir M. ZERNER, Contre Henri schismatique et hérétique, Paris, 2011.
31 Sur les révoltes dites anticléricales voir L. STOUFF, « Manifestations d’anticléricalisme à Arles au milieu du XIIIe siècle », dans L’Anticléricalisme en France méridionale. Cahiers de Fanjeaux, 38 (2003), p. 181-200.
32 Une vision d’ensemble a été proposée par J. CHIFFOLEAU, « Les confréries, la mort et la religion en Comtat Venaissin à la fin du Moyen Âge », dans Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, 91/2 (1979), p. 785-825.
33 J.-L. BIGET, « L’inquisition et les villes du Languedoc (1229-1329) », Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Age, Publications de l’Ecole française de Rome, 2007, p. 527-551.
34 LABANDE, Avignon au XIIIe siècle. L’évêque Zoen Tencarari et les Avignonnais, Paris, Picard, 1908, p. 353.
35 S. BALOSSINO et J. CHIFFOLEAU, « Valdesi e mondo comunale in Provenza nel Duecento », dans Valdesi medievali. Bilanci e prospettive di ricerca, M. BENEDETTI (éd.), Torino, Claudiana, 2009, p. 61-102.
36 LABANDE, Avignon au XIIIe siècle. L’évêque Zoen Tencarari et les Avignonnais, Paris, Picard, 1908, p. 347-354.
37 Idem, p. 352.
38 Idem, p. 352.
39 L’exemple est cité par Y. DOSSAT, « Les débuts de l’inquisition à Montpellier et en Provence », dans Bulletin philologique et historique (jusqu’à 1610) du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1 (1961), p. 561-579.
40 P. PRODI, Una storia della giustizia. Dal pluralismo dei fori al moderno dualismo tra coscienza e diritto, Bologna, 2000.
41 J. CHIFFOLEAU, « L’inquisition franciscaine en Provence et dans l’ancien Royaume d’Arles (vers 1260 - vers 1330) », dans Frati minori e inquisizione. Atti del XXXIII Convegno internazionale della Società Internazionale di Studi francescani e del Centro interuniversitario di Studi francescani (Assisi, 6-8 ottobre 2005), Spoleto, 2006, p. 153-284.
42 Pour Avignon voir N. LEROY, Une ville et son droit. Avignon du début du XIIe siècle à 1251, Paris, De Boccard, 2008.
43 L’article LXIII des statuts d’Avignon prescrit : Item statuimus quod curia ex officio suo furta vel alia male- ficia occulta et etiam manifesta teneatur inquirere et punire secundum qualita- tem personarum et maleficiorum, et secundum formam inferiorum statutorum : inquisitioni autem judex intersit, si interesse potest. DE MAULDE, Coutumes et règlements de la République d’Avignon au treizième siècle, Paris, 1879. Cf. aussi les articles des statuts LXX-LXXI-LXXVIII-LXXXII. Voir aussi N. LEROY, Une ville et son droit, op. cit.
44 Pour Arles, ces procédures sont reconduites à la possibilité des tribunaux communaux d’enquêter de arbitrio suo : Ch. GIRAUD, Essai sur l’histoire du Droit français au Moyen Age, Paris, 1846, p. 162-163.
45 ADBdR, B1069, fol. 247-261.
46 ADBdR, B1069, fol. 247.
47 M. VALLERANI, La giustizia pubblica medievale, Bologna, 2005 et aussi poude r l’espace français M. BILLORE, M. ISABELLE et C. AVIGNON, La justice dans la France médiévale (VIIIe-XVe siècle), Paris, 2012.
48 ADBdR, B1069, fol. 260.
49 ADBdR, B1069, fol. 247v.
50 S. BALOSSINO, I podestà sulle sponde del Rodano. Arles e Avignone nei secoli XIIe XIIIe, à paraître.
51 J. CHIFFOLEAU, « Conclusions », dans Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes d’Occident à la fin du Moyen Age, Etudes réunies par J. CHIFFOLEAU, Claude GAUVARD et Andrea ZORZI, Actes du colloque d’Avignon (29 novembre - 1er décembre 2001), Rome, Collection de l’Ecole française de Rome, 2007, p. 720-729.
52 Comme l’indique clairement A. ZORZI, L’amministrazione della giustizia penale nella Repubblica fiorentina. Aspetti e problemi, Firenze, Olschki, 1988.
Auteur
Université d’Avignon (CIHAM UMR 5648)
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