Les justices ecclésiastiques dans le politica de corregidores de Jeronimo Castillo de Bobadilla
p. 225-234
Texte intégral
1Peu d’ouvrages ont été aussi consultés par les praticiens du droit que sont en Castille les corrégidors que le Política para corregidores y señores de vasallos de Jerónimo Castillo de Bobadilla. Paru en 1597, il fait l’objet de constantes rééditions jusqu’en 1775. Cet ouvrage destiné à ceux qui exercent cette fonction est avant tout un manuel destiné à répondre à toutes les circonstances auxquelles un corrégidor peut avoir à s’affronter. D’emblée il est écrit en castillan malgré les réticences du Conseil qui voit d’un mauvais œil les matières de justice et les secrets du pouvoir accessibles à un large public. Il a un but didactique. L’avis au lecteur précise que si le livre « est en langue castillane [c’est] parce que les corrégidors et gouverneurs non juristes, ni érudits dans la [langue] latine puissent sans tout demander, s’aider dans les matières de leurs offices et remplir les obligations et éviter les fautes et châtiments qui y sont attachés »1. Premier juriste à composer sur ces questions, Castillo de Bobadilla a laissé une œuvre souvent rééditée : 1608, 1616, 1624, 1649, 1704, 1750, 1759, 1775. Elle l’est dans des lieux aussi divers que Medina del Campo, Madrid, Barcelone ou Anvers. Sa méthode survit même à la réforme municipale de Charles III.
2La vie et la carrière de Castillo de Bobadilla viennent nourrir son grand œuvre. Né en 1547 à Medina del Campo, notre auteur est castillan et développe son activité jusqu’en 1605. Il est contemporain de Philippe II, de l’apogée et du début du déclin de l’Espagne2. De petite noblesse, il suit le chemin des études, à l’Université de Salamanque, pour faire partie des letrados qui depuis les Rois Catholiques viennent nourrir l’appareil d’Etat et l’administration monarchique. Dès 1568, à peine titulaire de la licence, il est lieutenant de Corregidor à Badajoz. A vingt-sept ans il devient corrégidor de Soria puis il passe à Guadalajara (1585), villes importantes par leur présence et leur droit de vote aux Cortès du Royaume. Cela lui donne une expérience particulière en matière politique car, entre autres choses il est chargé de convaincre les élites locales du bien-fondé de la politique royale notamment en matière fiscale. Vers 1590, ne progressant plus, notre homme se dirige vers des fonctions d’avocat auprès des Cortès où il est letrado en 1592. Ses relations avec ce qui devient un interlocuteur réel de la monarchie avec le vote et la gestion de l’impôt des millones lui permettent de refuser une place de corrégidor de Biscaye en 1599 et de se faire appuyer pour une place de juge de haut niveau. En 1602, il entre à la chancellerie de Valladolid comme procureur (fiscal). Il déclare aussi avoir fait partie d’un des Conseils de Philippe III. C’est à partir de ce moment que Castillo de Bobadilla rédige son ouvrage.
3Son livre, par son volume -1 642 pages en deux tomes plus les index- nous permet de connaître certaines des opinions de l’auteur3. C’est sans surprise que nous y retrouvons un noble, soucieux de son statut social, sensible à la légitimité que donnent les études, le savoir et le travail par rapport à la grande noblesse qui pour le reste est d’accord avec les valeurs de la société castillane de son époque. Longtemps représentant royal il est en faveur de la Monarchie absolue au sens de libérée des lois. Profondément religieux il s’intéresse tout particulièrement au clergé et aux justices ecclésiastiques mais, aussi à l’autre grande limitation de la monarchie, les seigneuries. Du reste la deuxième partie du public visé par la política n’est autre que les seigneurs de vassaux.
4Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’école juridique à laquelle se rattache Castillo de Bobadilla. En général cette question reste encore à approfondir. Disons simplement que selon Tomas y Valiente il est dans la ligne du mos italicus mais tardif4. Peu intéressé par les spéculations, fondamentalement pragmatique, une fois l’étude de cas réalisée, il habille souvent ses considérations d’une rhétorique moraliste et pompeuse.
5Le corrégidor est donc le personnage central de l’ouvrage. Cet office d’administration locale se généralise en Castille avec les Rois catholiques et sous Charles Quint le maillage du territoire se complète. Castillo de Bovadilla en fait la liste dans son livre5. Ils sont 71, dont plusieurs, 18, s’occupent de plusieurs villes ou de circonscriptions anciennes (les sept merindades, le campo de Reynosa, les adelantamientos de Burgos, Campos et Leon). A cette liste, il ajoute celle des 19 gouverneurs et alcaldes mayors des territoires des Ordres militaires de Santiago, Calatrava et Alcantara. Ces derniers possèdent de vastes territoires qui sont des ensembles seigneuriaux. Mais comme le roi en est le Grand Maître, c’est lui qui les nomme. C’est pourquoi Castillo de Bobadilla les met sur un pied d’égalité avec les autres corrégidors. Ils sont dix pour l’Ordre de Santiago (cinq gouverneurs et autant d’alcaldes mayores), quatre pour l’Ordre de Calatrava (trois gouverneurs, un Alcalde mayor) et cinq pour Alantara (deux gouverneurs, trois Alcaldes6).
6Chargé de surveiller les municipalités importantes, souvent enclines à contester l’autorité royale ou à recourir à la violence au gré des divisions de l’oligarchie gouvernante ou des circonstances, le corrégidor est envoyé par le souverain. Il le représente et, à ce titre, il préside les réunions du conseil municipal. A ce titre il ouvre les débats et suit toutes les discussions. Il participe de la sorte aux différents domaines de la gestion municipale et traite d’affaires très diverses, tant locales qu’au niveau du royaume. La surveillance des comptes, la gestion des impôts royaux et municipaux, les réponses de la ville aux lettres royales et aux ordres et sollicitations du monarque ne se font pas sans sa présence. Il figure sur tous les documents importants. Ainsi les grandes décisions, les proclamations de la ville de Tolède, commencent toujours par « Monsieur le Corregidor et Tolède ». Outre ses fonctions d’œil et d’oreille du roi, le corrégidor est juge. Il coiffe ainsi les tribunaux de première instance, seigneuriaux ou municipaux dont il constitue l’instance d’appel. Dans le cas de grandes villes où ce sont de grands nobles qui sont nommés sur ces fonctions ou pour des localités de frontière qui reçoivent des militaires comme corrégidors, on trouve des lieutenants letrados, universitaires ayant une formation juridique pour assurer cette partie de la fonction.
7C’est depuis le bastion des terres de juridiction royales que Castillo de Bobadilla contemple les deux zones qui limitent et complètent le pouvoir royal : les terres de juridiction seigneuriales et les justices ecclésiastiques qui, pour partie sont aussi seigneuriales.
8En 1575-1580, Philippe II décide de lancer une enquête pour rassembler des descriptions de ces territoires et pour répondre à plusieurs questions portent sur la nature juridictionnelle des différentes localités de Castille7. Ainsi, en 1575 la question n° 7 demande de préciser « le seigneur maître du village, s’il est au Roi ou de quelque seigneur particulier, ou de quelqu’un des ordres de Santiago, Calatrava ou San Juan, ou si c’est une behetria (communauté d’hommes libres), et si on le savait, pour quelle raison et quand il a été aliéné de la couronne royale et est passé à appartenir de qui il serait.8 » La question 47 la complète : « si le village appartient à une seigneurie qu’on dise si la juridiction est au seigneur ou pas, les rentes et avantages, les privilèges et prééminences que lesdits seigneurs et quelles autres personnes particulières auraient dans le dit village ». Les questions 43 et 44 demandent des précisions sur les juges. La première porte sur « les juges ecclésiastiques ou séculiers qu’il y a dans ledit village et qui les possède ; et si dans le gouvernement et l’administration de justice il y vient à avoir quelque différence d’avec ce qu’on dit ailleurs ». La question 44 revient sur « les ministres de justice ecclésiastique ou séculière qu’il y aurait dans ledit village et le nombre de regidors (échevins), alguaciles (sergents) et notaires et autres offices et officiers municipaux, les salaire et avantages de chacun9 ».
9Les territoires seigneuriaux constituent une part importante du territoire castillan. Pour la Nouvelle Castille, les terres royales représentent 31,2 % des villages contre 51,7 % pour les seigneuries (dont 11,9 % ecclésiastiques). En population nous en sommes à 24,8 % pour les terres royales contre 44,20 % dans les seigneuries. Seules les terres des ordres militaires viennent renforcer le contrôle royal avec 16,8 % des villages et 30,9 % de la population mais encore cela prend-il une forme seigneuriale10. De la sorte, dans ces territoires, le pouvoir royal est le plus fort, le roi cumulant les attriburions d’administrateur et de titulaire de la Couronne. La juridiction qui va avec en constitue l’âme. Castillo de Bobadilla en détaille les attributs dans le chapitre 16 du livre II de son ouvrage. Les seigneurs contrôlent les municipalités en nommant directement ou en confirmant les magistrats municipaux suivant des modalités diverses. Les seigneurs contrôlaient aussi la justice locale essentiellement en première instance et percevaient des amendes (penas de camara). Le contrôle seigneurial était plus ou moins fort sur la vie locale mais des tendances se dégagent. En Nouvelle Castille, il apparaît que les seigneurs ecclésiastiques sont plus tatillons que leurs homologues laïcs. Ainsi 62 % des maires ruraux sont nommés par le seigneur ecclésiastique contre 58 % chez les laïcs et 31 % par les villes royales. Les élections sont libres dans plus de 50 % des cas en terre royale contre 20,7 % chez les seigneurs laïcs et 7,5 % seulement dans les seigneuries ecclésiastiques. Les raisons de cette différence doivent être cherchées dans la plus grande ancienneté des seigneuries de l’Eglise qui sont fondées dès la Reconquête, ce qui explique certains traits archaïques comme à Daganzuelo où les officiers municipaux doivent remettre des poules au palais de l’archevêque.11 Il est vrai que les seigneuries et possessions de l’archevêque de Tolède, alors le plus riche de la chrétienté, sont très vaste et comprennent deux villes importantes, Alcala de Henares et Talavera de la Reina pour lesquels il nomme des corrégidors. Les seigneuries nobles sont plus récentes et datent des XIVe et XVe siècles. Elles sont le fruit de concessions royales à la faveur des désordres intérieurs. L’époque des Rois catholiques est une période de reprise en main mais les règnes de Charles Quint et de Philippe II voient ce mouvement s’inverser au gré des besoins financiers. La vente de seigneuries, de « vassaux » selon le vocabulaire de l’époque, se banalise. Charles Quint vend surtout des villages situés en territoire des ordres militaires. Les acheteurs sont de grands personnages de la cour comme Ruy Gomez de Silva, prince d’Eboli (Pastrana, Escopete), ou l’évêque de Lugo, Juan Alvarez Carvajal (Alhondiga et Peñalver). Philippe II continue cette politique mais il se fait concéder par le pape une série de seigneuries ecclésiastiques qu’il vend peu après. Ceci se produit autour de 1575. Les acheteurs, cette fois sont de moins puissants personnages et proviennent de la petite noblesse de service, également de celle d’origine municipale, parfois issus de familles marchandes, et à des banquiers génois12. Castillo de Bobadilla se plaint de cette nouvelle génération de seigneurs, qu’il considère sans doute comme des parvenus indignes de cette situation. Il fait quelques développements bien sentis en comparant la condition des gens des villages seigneuriaux et royaux. L’officier du roi qu’il est ne se prive pas de souligner la supériorité et l’efficacité du gouvernement royal13. Il n’y a guère que pour le comte d’Oropesa, Juan Alvarez de Toledo qu’il fasse une exception.14 Le mouvement d’aliénation de juridictions qui croît et embellit au XVIIe siècle est lourd de conséquences car « les seigneurs de vassaux, dans leurs Etats et seigneuries, sont vicaires des Rois et Corrégidors perpétuels qui peuvent, comme eux, user de juridiction et seigneurie conformément aux privilèges qu’ils ont d’eux [les Rois] ou selon l’ancienne coutume, qui leur a été et est respectée selon laquelle le comté et les autre états, seigneuries et baronnies sont comme des provinces car ils ont leurs gouvernements et corps de ville15. » Il y a donc, en quelque sorte « privatisation » de l’administration d’espaces entiers du territoire, la couronne ne gardant que la juridiction suprême16.
10C’est ainsi que Castillo de Bobadilla aborde cette question dans le livre II, chapitre XVII, De la juridiction ecclésiastique au point 1417. On notera que l’autre grande frontière du pouvoir des corrégidors est abordée tout de suite après la seigneurie. Après une série de considérations historiques sur les rapports entre pouvoir spirituel et temporel du pape et de l’empereur, où il réaffirme que le pouvoir temporel appartient au roi, celui de l’Eglise, le couteau spirituel, étant constitué par les interdits, suspensions et excommunions. Il avance aussi, s’appuyant sur Anastase Germon, qu’il n’est pas « impropre que la juridiction temporelle réside chez les ecclésiastiques et que le châtiment des délits publics appartient aussi au Pontife et à ses ministres18. » C’est par ordre hiérarchique qu’il passe ensuite aux évêques. Il commence par rassembler toutes les autorités antiques (Aulu Gelle, Cicéron, Jules César, Plutarque…) au sujet des prêtres qui jugent, puis il passe au Nouveau Testament (saint Paul) et aux juristes modernes, Germon mais aussi Pierre Grégoire de Toulouse et son Syntagma Juris19. Il finit par citer les cas où les gouvernants demandent le conseil des évêques pour faire des lois et prendre des décisions et recourt à des sources historiques et de « graves auteurs » comme Domingo de Soto20. Il passe ensuite aux honneurs dûs aux prélats par les souverains, n’hésitant pas à mêler l’opinion du théologien Jean d’André (1270-1348) avec Plutarque et les évêques avec les prêtres de Thèbes et le grand prêtre de Jérusalem.
11Ayant posé ceci à grand renfort de juristes canonistes contemporains et de lois du royaume comme celles contenues dans les Siete Partidas, Castillo de Bobadilla en vient à la question des évêques seigneurs qui cumulent les deux limitations du champ du corrégidor royal21. Il commence par poser la question sous l’angle de l’implication épiscopale dans le matériel en posant la question du cumul légitime de la juridiction seigneuriale en plus des dîmes et prémices et de la juridiction épiscopale. Il conclut affirmativement avec Domingo de soto dans son De Iustitia et iure22. Il souligne qu’alors ils sont seigneurs temporels mais qu’ils doivent prendre garde à ne pas négliger leur mission spirituelle. Puis il passe à l’examen de l’origine ecclésiastiques en commençant par les plus anciennes, celle concédées à l’occasion de la lutte contre les Maures et tout particulièrement après la bataille de las Navas de Tolosa (1212) où, comme pour celles de Covadonga et Clavijo, le ciel intervient pour appuyer les chrétiens par des miracles. Viennent ensuite les concessions royales classiques qui entraînent une obligation d’aide et de service militaire. L’exemple qui est cité est celui, très contemporain de l’archevêque de Tolède Gaspar de Quiroga qui envoie cinq cent lances pour aider « la faction des Catholiques de France ». Il précise les conditions de prise d’armes par les prêtres pour défendre la foi et dans les cas de guerre juste et comme moyen d’encourager leurs vassaux23. Ils peuvent également déléguer ou donner en fief. Le cas des héritages de seigneuries à titre personnel est traité en dernier et est considéré comme légitime.
12Ayant dégagé le cadre général de la seigneurie, et celui de la délégation de pouvoir par le Roi, y compris la régence des Royaumes, Castillo de Bobadilla en vient à l’exercice de la justice par les évêques. Les limites de leur interventions dans le domaine temporel sont posées d’emblée. Ils ne peuvent condamner à des peines de sang ou de mutilation de membre et moins encore les exécuter. L’acceptation de judicature de ces causes entraîne même l’inhabilitation des ecclésiastiques.
13Pour mieux traiter à fond de cette matière il recourt à l’exposition de 103 cas et de plus de deux cent articles qui tentent de faire un inventaire exhaustif des situations qui peuvent se présenter24. Le praticien qu’est Castillo de Bobadilla donne alors toute sa mesure.
14Il part de la question des condamnations à des peines de sang en commençant par les avis que peuvent émettre les évêques et abbés. Ils sont légitimes en termes généraux ou dans le cadre de l’élaboration de lois. Vient ensuite le cas spécifique de l’Inquisition, instituée en Espagne pour lutter contre l’hérésie et sous contrôle royal dont s’occupe un conseil de gouvernement. Le vote ecclésiastique en faveur d’une condamnation capitale est absous depuis le bref de Paul IV de 1557, de même que la remise au bras séculier en se limitant à condamner pour hérésie. La question du traitement des prisonniers lors de la procédure, à savoir la torture, vient ensuite et est absoute dans la mesure n’entraîne que peu de sang versé. Il autorise même la marque au fer rouge sur le visage. Le cas de l’exercice par délégation de la justice seigneuriale impliquant des peines de sang fait l’objet des cas suivants. A Saragosse et ailleurs il y aurait des brefs apostoliques en ce sens. C’est ainsi que, afin de lutter contre le banditisme, Sixte V, par un bref du 5 septembre 1589 autorise les ecclésiastiques à accuser et à témoigner pour des crimes de sang. Mais, par délégation royale dans des tribunaux et audiences, c’est admis en Castille car c’est pour le bien général.
15Fidèle au développement du mos italicus, à partir du numéro 40, la démonstration devient un catalogue de cas pratiques pour les causes pour lesquelles l’ecclésiastique peut juger des laïcs ou intervenir. Elles sont de plusieurs ordres et Castillo de Bobadilla qui cherche à être exhaustif, envisage même des causes assez improbables dans la vie pratique castillane : les corsaires et pirates, ceux qui arment et collaborent avec les infidèles, l’aide extraordinaire aux pèlerins, marchands et collaborateurs (58, 69,113).
16Il y a d’abord les troubles à l’ordre public, les scandales. Outre des condamnations, les évêques peuvent imposer des concordes. On y trouve les délits contre les cadavres qu’on ne doit pas déterrer ou dépecer. Seuls quelques cas ne sont pas poursuivis, lorsque cela se produit en terre d’infidèles, sans doute pour ramener des corps, pour des leçons d’anatomie et à des fins d’autopsie (n° 36). Les usuriers sont poursuivis car leur activité est un péché, pour les abus qu’ils pratiquent, ruinant les pauvres et parce que « l’argent ne fait pas de petits » (40-41)25. Castillo de Bobadilla fait état de la nouvelle réglementation de 1583 pour les prêts consignatifs26 et considère les pratiques qui consistent à faire prêter des serments pour garantir des contrats d’usure (52). Il fait un sort aux faussaires et usurpateurs. Il s’agit de ceux qui trafiquent sur les médicaments et sur la nourriture (39). Il y a ceux qui se font passer pour des clercs, par exemple pour des prêtres français pour quêter, ceux qui usurpent l’habit de moine ou de religieux. Cela peut aller loin car il y en a qui vont jusqu’à célébrer la messe sans être prêtres. Ce délit semble si inimaginable que rien n’est prévu dans le droit canon ou les lois royales pour le punir ! Castillo de Bobadilla propose de le rapprocher de celui de faussaire (89). L’escroquerie des enchanteurs qui présentent des images qui pleurent ou suent pour avoir des aumônes est bien sûr réprimée et va de pair avec le trafic sur les reliques qui dépend du juge ecclésiastique. Les clercs enchanteurs sont expulsés de l’Eglise (75).
17Les comportements publics, qui causent scandale, notamment en matière de mœurs sont naturellement dévolus au juge ecclésiastique. Le cas des péchés contre nature comme celui « des sodomites laïcs » est mentionné mais pour être rapidement renvoyé à la consultation d’une compilation spécialisée27 (67). Le concubinage est un des points le plus développé. Depuis le concile de Trente, c’est une affaire épiscopale. Il précise bien que cela ne concerne pas les célibataires. Mais, dans le cas de ceux qui sont en concubinage notoire il explique que ce n’est pas les cadeaux qu’on s’échange ni le fait de s’entretenir mais la continuité du péché et sa publicité qui sont le fond de l’affaire et l’atteinte au sacrement du mariage (56, 55). Il faut le punir avec une grande rigueur notamment par l’exil (57). Cela se retrouve pour l’adultère. Celui qui le commet est excommunié (61). Cependant, c’est la publicité qui détermine l’action publique. Le cas des concubines d’ecclésiastiques le montre bien. Castillo de Bobadilla ne parle que de celles qui ne sont pas secrètes et il se montre dur contre celles dont le mari est au courant (54).
18Il est très attentif au comportement des femmes. Il fait un long développement sur celles qui sont « vêtues et décorées de façon lascive, somptueuse et superflue qui provoque le désir ». C’est un signe des temps nouveaux que la généralisation de ces tenues même s’il reconnaît qu’une femme « décente » a le droit de s’arranger et d’avoir des bijoux. Il considère que l’évêque a le droit d’édicter des règlements pour limiter les excès (149). Il s’attache ensuite à définir les cas répréhensibles de conversations malhonnêtes comme entre un prêtre et une femme mariée à l’église, comme le juge qui use de sa qualité pour séduire une femme ou comme la trop grande fréquentation des couvents pour parler aux religieuses. Les moines sont particulièrement visés à ce propos (62, 50). Visiter les religieuses et même les courtiser faisait partie des plaisirs de la vie sociale de l’époque.
19Les manquements à l’observance des règles de vie chrétienne sont visés surtout quand ils sont visibles. Il s’agit du non respect des fêtes religieuses mais l’auteur envisage que l’évêque en supprime quelques-unes. Il s’agit de ceux qui restent dans l’excommunication sans s’amender (44, 49), de ceux qui jouent pendant la messe (66)28. Les excommuniés sont surveillés de près et le juge ecclésiastique doit veiller à ce qu’ils ne puissent intenter ou intervenir dans des procès (76). La simonie, délit ecclésiastique par excellence est naturellement mentionnée (68). L’évêque juge des indulgences (122).
20Les crimes contre la foi sont du ressort de l’évêque mais, ici, Castillo de Bobadilla doit tenir compte de l’existence de l’Inquisition qui peut intervenir dans ces matières. Il s’agit de l’inceste qui « en quelque manière est une hérésie » (63), des astrologues judiciaires non hérétiques29, des sorcières, des « gitanes qui disent la bonne aventure » (73-74), des blasphémateurs non-hérétiques (77)30.
21La question dont s’occupe ensuite l’auteur porte sur les limites de la juridiction. Nombre de causes sont complexes et justifient ou permettent l’intervention de la juridiction royale. Il s’attache donc à essayer de les clarifier à partir de plusieurs critères, le statut juridique des parties, la nature de la cause, la procédure. La possession du statut d’ecclésiastique est primordiale. Pour lui les clercs couronnés mariés, leurs femmes, les docteurs et universitaires, les serviteurs et esclaves, même infidèles de clercs le possèdent par extension (97, 144-148) ! Il mentionne toutefois que certains auteurs voudraient pour les domestiques le limiter à ceux des évêques et aux familiers de l’Inquisition (87-88). Les atteintes à l’Eglise et à ses biens, dont les esclaves, sont du ressort du juge ecclésiastique (96). Ainsi s’occupe-t-il des auteurs de libelles et de chansons contre l’église et ses membres (45). Si un laïc est administrateur des biens d’Eglise il est justiciable du tribunal ecclésiastique (98).
22Les causes liées aux testaments et au mariage ressortissent de l’Eglise pour tout ce qui est spirituel mais elles comportent souvent des aspects matériels. On atteint là les limites du domaine réservé. Car il s’agit d’affaires dont certains aspects reviennent aussi à la juridiction laïque. Une affaire aussi religieuse que le blasphème, l’offense à un ecclésiastique, les relations charnelles avec une religieuse, la violation d’une église, le vol de bien sacré, ressortissent de l’Eglise. Mais seulement pour le sacrilège car pour le reste du délit ce sont les lois du royaume qui s’appliquent (82). Si nous prenons le cas des injures à la cour, le magistrat ecclésiastique peut condamner à de petites amendes, mais pour les grosses, c’est le juge laïc qui intervient. En effet, les prélats n’ont pas de fisc et théoriquement ne peuvent percevoir les amendes. S’ils le font malgré tout, ils doivent les utiliser pour la bienfaisance et les œuvres pieuses. Les confiscations de biens doivent aller au Roi.
23Les cas de mixti fori sont nombreux et nous n’entrerons pas dans le détail de ceux qu’examine notre auteur. La règle qui est affirmée est celle de la compétence du premier tribunal qui en est saisi (16331) même si certaines parties de la procédure, les saisies les arrestations, dépendent du juge laïc. Il examine toutefois les opinions contraires et conseille au corrrégidor non juriste de toujours consulter son lieutenant letrado pour les questions de compétence. Il encourage aussi à faire des compositions dans les affaires entre clercs et laïcs (101).
24Pour Castillo de Bovadilla, qui écrit pour des corrégidors et des seigneurs, le fond de l’affaire est d’avoir de bons rapports avec la justice ecclésiastique. Il définit clairement les cas où il peut y avoir intervention du juge clerc sur le territoire du juge laïc. Ce sont des situations où le corrégidor n’agit pas conformément à la justice de façon évidente. Ainsi peut-il y avoir intervention, pour défendre la veuve et l’orphelin, si un innocent est emprisonné (108, 129), si une cause ecclésiastique est requalifiée en civile. L’évêque peut obliger à respecter le droit canon pour ne pas laisser exécuter les testaments incestueux et ceux des usuriers (140). Si le corrégidor est négligent, l’évêque doit essayer de le convaincre en attirant son attention. Mais tout cela doit être fait avec la plus extrême précaution car tout cela est difficile à prouver (110). De plus, les lois royales interdisent aux ecclésiastiques de mettre la main dans la juridiction royale. Elles interdisent également aux laïcs de recourir à l’évêque. Le seul cas à la rigueur possible, en cas de situation grave et urgente, serait aux Indes en raison de la distance et en raison de l’impossibilité de consulter le supérieur. Dans tous les autres cas l’évêque doit informer le Conseil de Castille et exhorter le corregidor à se reprendre (112). Bien sûr, en cas d’offense, il peut procéder contre le juge séculier mais en aucune façon il ne peut le priver de son office (100).
25Le cas de la vacance du pouvoir civil est examiné par Castillo de Bovadilla qui s’empresse de souligner que la municipalité désigne un juge intérimaire en cas d’absence de corrégidor et de lieutenant (132). Dans le cas de récusation du juge séculier, en Espagne, signale l’auteur il y a les Audiences (115). Il n’y a donc pas d’interruption dans la justice civile.
26Après avoir évacué ces cas extrêmes, notre auteur conseille une bonne entente et coopération entre juges laïcs et ecclésiastiques. Il encourage à une collaboration sincère et entière. Il souhaite que les juges royaux ne se scandalisent pas de la formule « Nous ordonnons » que certains juges ecclésiastiques emploient (183). Il est conscient de l’existence d’une guerre larvée qui existe entre les deux justices. Celle-ci implique même leurs agents le alguaziles qui vont jusqu’à prévenir les délinquants afin qu’ils s’échappent (184-186). Tout ceci entraîne de nombreux scandales et interdits et fait peu pour la justice. Cela gêne considérablement la mission du corrégidor.
27L’Inquisition apparaît à plusieurs reprises mais en ordre dispersé. Nous avons vu plusieurs fois des cas où les causes hérétiques sont séparées des autres dont l’Inquisition s’occupe implicitement. Ainsi pour les idolâtres et devins, Castillo de Bobadilla précise qu’en Espagne l’Inquisition s’en occupe, que l’évêque se limite à des enquêtes (70-72). C’est un tribunal qui juge des causes concernant la foi, souvent composé d’ecclésiastiques mais c’est aussi un tribunal royal. Son champ d’action est étendu et vient coiffer le corrégidor dans certaines de ses missions. Les questions abordées sont liées à sa double appartenance qui semble gêner notre auteur. Il rappelle son pouvoir d’excommunication des plus hautes autorités (118). Les inquisiteurs peuvent obliger les juges laïcs à appliquer les lois contre les hérétiques, intervenir contre les ordonnances faites en sa défaveur et se saisir des poursuites contre ceux qui l’insultent (107,114). Pour les procès, ils peuvent réquisitionner les avocats et, naturellement le bras séculier (103, 81). Malgré tout, Castillo de Bobadilla exalte l’institution et son action avec un hommage appuyé à l’évêque président La suprema et des notations sur l’efficacité de son tribunal notamment au sujet des faux témoignages. Il souligne l’importance du contrôle de son personnel par l’institution. Il donne aux familiers le droit d’être armés au même titre que la famille de l’évêque (127).
28La situation d’intervention légitime et indiscutable d’un ecclésiastique sur des laïcs et dans des causes civiles est lorsqu’il agit en tant que seigneur. Ils peuvent alors s’occuper des cas féodaux (141). Mais ils doivent se comporter comme les autres seigneurs. Il leur est rappelé que ce sont alors des juges laïcs qui ne doivent pas user de censures ecclésiastiques ni de notaires apostoliques. Ils doivent appliquer les lois royales et les tarifs royaux. La gestion de la seigneurie doit être semblable à celle des terres de juridiction royale. Leurs agents, vicaires, notaires et juges, devraient être nommés pour un temps limité et être soumis à des jugements de résidence pour les inspecter. Malheureusement, « tout cela est très mal appliqué parce que les droits sont perçus de façon exagérée tant par les juges comme par les notaires et tabellions, que les résidences se font très tard et de façon très domestique sans l’ordre et la rigueur qu’il y a dans les localités du roi (196-198) »32. Ceci renvoie à plusieurs notations au sujet des cours ecclésiastiques trop lentes et peu efficaces où on ne poursuit presque pas les faux témoignages (47). Pour lui, seuls la justice royale et le service du roi sont d’un professionnalisme rigoureux et désintéressé.
Notes de bas de page
1 Castillo de BOVADILLA, Politica para corregidores y señores de vasallos en tiempos de paz y de guerra, 2 tomes, Juan Bautista Verdussen, Anvers, 1704 (édition facsimilé, Instituto de Estudios de Administracion Local, Madrid, 1978). Il s’agit de l’édition la plus complète. Benjamin Gonzalez Alonso en fait l’étude préliminaire. Il la republie dans Benjamin GONZALEZ ALONSO, Sobre el Estado y la Administración de la Corona de Castilla en el Antiguo Regimen, Siglo XXI, Madrid, 1981, 271 p.
2 Pour les aspects biographiques nous suivons Benjamin GONZALEZ ALONSO, ouv. cit., pp. 85-139, et aussi l’article de Tomas y Valiente, « Castillo de Bobadilla semblanza personal y profesional de un juez del Antiguo Regimen » in Anuario de Historia del Derecho Español, Madrid, 1975, t. XLV, p. 159-238.
3 B. GONZALEZ ALONSO, ouv. cit., p. 92-108.
4 B. GONZALEZ ALONSO, ouv. cit., p. 112-117.
5 Politica…, Livre V, chap. XI. p. 644- 648. La liste des corrégidors et de leur salaire.
6 Politica…, Livre V, chap. XII, p. 648-649.
7 Il s’agit des Relaciones topograficas étudiées notamment dans le classique ouvrage de Noêl Salomon, La campagne de Nouvelle Castille à la fin du XVIe siècle d’après les « Relaciones topográficas », Ecole pratique des hautes études, Paris, 1964. Au même moment une enquête similaire est lancée sur le territoire américain. Ses fragments sont connus comme Relaciones geograficas.
8 Viñas, Carmelo, Paz, Ramon, Relaciones histórico-geográfico-estadisticas de los pueblos de España hechas por iniciativa de Felipe II, Reino de Toledo (primera parte), CSIC, Madrid, 1951, 575 p., p. XII.
9 Ibidem, p. XVII.
10 Noël SALOMON, La vida rural castellana en tiempos de Felipe II, Planeta, Madrid, 1973, 427 p. (il s’agit de la traduction espagnole de l’ouvrage cité plus haut) p. 196-203.
11 Ibidem, p. 198.
12 Ibidem, p. 206-209.
13 Politica, Livre II, chapitre 16 n° 17, t. 1, p. 444.
14 Politica, Livre II, chapitre 16, n° 18 « De la bonne façon de procéder du Comte d’Oropesa dans ses résidences (inspections) et celles de ses officiers », t. 1, p. 445.
15 Politica, livre II, chapitre XVI, n° 40,.t. 1, p. 455.
16 Sur la municipalité castillane voir, José Manuel DE BERNARDO ARES, « El regimen municipal en la Corona de Castilla » in Studia Historica Historia Moderna, Ed. Universidad de Salamanca, Salamanca, 15-1996, p. 23-62.
17 Politica, livre II, chapitre XVII, t. 1, p. 489-539. Le point 14 est p. 501.
18 Politica, livre II, chapitre XVII, 6 et 8, t. 1, p. 498-499. Anastase Germon (1551-1627) était un canoniste italien, archevêque de la Tarentaise, qui avait notamment édité le livre VII des décrétales.
19 Pierre Grégoire de Toulouse (1540-1597), avocat et professeur de droit, publie le Sintagma Juris universis, 2 t., Sébastien Gryphe, Lyon, 1582.
20 Ainsi Platine (Bartolomeo Sacchi), 1421-81, préfet de la Bibliothèque du Vatican, auteur de la Vitae pontificum (1479) pour la vie de Sylvestre I et la donation de Constantin. Domingo de Soto (1497-1560) est cité pour son De iustitia et Jure (Salamanque, 1553).
21 Politica, live II, chap. XVII, n° 13 sq., t. I, p. 501.
22 Domingo de SOTO, De Iustitia et Iure, Lyon, 1582, 344 fol., livre 10, q. 4, art. 5. Ff° 330 v°-332 r°.
23 Politica, livre II, chap. XV, n° 7, et livre II, chap. XVII, n° 20.
24 Politica, Livre II, chap. XVII, n° 26-203, p. 503-540.
25 Dorénavant les numéros des points abordés sont indiqués entre parenthèses.
26 Ces censos sont des prêts qui rapportent une rente annuelle. Ils sont gagés sur un bien immobilier dans la grande majorité des cas.
27 Pedro CENEDO, Collectanea ad ius canonicum, Saragosse 1592. Pour l’inquisition le pecado nefando pouvait mener jusqu’au bûcher.
28 Le jeu est généralement réprouvé et difficile à réprimer d’autant qu’à l’époque c’est une passion nationale en Espagne.
29 La pratique de l’astrologie judiciaire était fortement réprimée chez les juges. Castillo de Bobadilla cite le cas d’un corrégidor de Medina del Campo fortement condamné. Des peines de fouet pour le roturier ou de prison pour le noble sont prévues. Certains ont même été mis au pilori enduits de miel et de plumes.
30 Les juif blasphémateurs sont réservés au juge laïc en vertu de la loi selon laquelle « les Juifs sont au Roi » mais il s’agit d’une mention purement théorique depuis l’expulsion de 1492.
31 Castillo de Bobadilla s’appuie sur un bref de Pie V en 1566. Politica, liv. II, chap. XVII, n° 163, p. 531.
32 Politica, Livre II, chap. XVII, n° 198, t. I, p. 539.
Auteur
Université Toulouse 1 Capitole
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017