Les présomptions et fictions (dis)qualificatives
p. 203-224
Texte intégral
1 1. D’omniprésentes inconnues. Du Code civil au Code pénal en passant par le Code de commerce et le Code du travail, et sans doute d’autres encore… Aussi omniprésentes soient-elles dans la loi, les présomptions et fictions qualificatives et disqualificatives sont très peu connues. Elles innervent pourtant la catégorisation et le juriste s’y réfère bien plus souvent qu’il ne le soupçonne. Preuve en est que de nombreux intervenants à cette journée d’étude sur les affres de la qualification ont, au cours de leur exposé, plus ou moins consciemment évoqué leur existence.
2 2. Une réponse pragmatique. Le colloque dont est issu cette publication a été l’occasion pour ses intervenants de présenter de nombreuses hypothèses dans lesquelles la qualification est incertaine ou inopportune. Il est parfois trop ardu d’opérer un rattachement judicieux ou trop aisé de réaliser une qualification fâcheuse. La qualification juridique est donc souvent source de conflits et de difficultés, d’autant plus qu’elle n’est jamais neutre, et que l’objectif qu’elle sert – l’application d’un corps de règles déterminé – est omniprésent.
3Les fictions et présomptions disqualificatives et qualificatives sont une réponse pragmatique à ces difficultés. Elles consistent en une intervention directe du législateur sur l’opération de qualification. On connait le rôle “classique” du législateur en matière de qualification : la loi (au sens large) prévoit des qualifications, crée des catégories, afin d’organiser un régime juridique adapté. Il agit sur la qualification “première” ou “principale”1. Il construit l’étagère2. C’est a priori la seule influence du législateur sur la qualification, mais pas la moindre.
4 3. Un rattachement ou une exclusion imposés. Mais en réalité, le législateur ne se contente pas de structurer la première phase : il intervient parfois à un second stade, celui du rattachement d’un élément à la catégorie, c’est-à-dire à l’opération intellectuelle de qualification proprement dite, en prédéterminant le rattachement ou l’exclusion d’une donnée à une catégorie : il qualifie ou disqualifie lui-même. Cela concerne principalement des hypothèses dans lesquelles la qualification est douteuse, incertaine : l’affirmation légale dispense alors du raisonnement et facilite le maniement de la règle de droit. Ce rôle a été évoqué par Madame de Bertier Lestrade comme remède aux difficultés de qualification entre actes et faits juridiques lorsque la qualification est discutable, permettant ainsi d’éluder la difficulté3. De même, le professeur Julien a fait allusion au législateur en tant qu’acteur de la qualification4.
5L’existence des fictions et présomptions disqualificatives ont été soupçonnées par l’auteur de ces lignes au cours de l’élaboration d’un travail de thèse sur la distinction des avantages matrimoniaux et des donations entre époux5. La loi postule une impossible assimilation entre ces deux catégories juridiques que l’esprit du juriste peine parfois à comprendre. L’examen qualificatif démontre que les avantages matrimoniaux peuvent, dans certains cas, réunir les traits catégoriques libéraux, et donc s’assimiler à des donations entre époux, en dépit de l’affirmation légale. Celle-ci peut dès lors être perçue comme une fiction disqualificative. L’étude d’une distinction spécifique au sein d’un droit spécial avait ainsi mis au jour un procédé disqualificatif de droit commun dont les émanations semblaient à la fois innombrables et diversifiés. Il est vite apparu que les fictions disqualificatives font partie d’un ensemble plus global, d’une méthode d’intervention directe de la loi sur le rattachement ou l’exclusion d’un élément à une catégorie juridique. Aussi bien cette étude aurait-elle pu s’intituler : “la qualification par la loi”. Mais c’eut-été sans doute prétendre à l’exposé exhaustif d’une technique innervant tout le droit privé, ce qui n’aurait été ni légitime, car peut-être existe-t-il d’autres systèmes que ceux que nous avons choisi de présenter, ni conforme à l’esprit de synthèse dont doit savoir faire preuve l’intervenant à une journée d’étude universitaire.
6 4. Les contours du mécanisme : but et méthode. L’ambition est donc, plus modestement, de présenter les lignes de force des fictions et présomptions (dis)qualificatives, d’en démontrer l’existence à travers des exemples concrets, d’en comprendre l’intérêt et les limites ; en somme, d’en dessiner les contours afin, sur ces bases, d’appeler chacun à réfléchir sur ce sujet riche et fondamental que l’on ne saurait, sans en trahir l’essence, résumer en quelques pages. Que sont donc les présomptions et fictions (dis)qualificative ? Avant toute chose, elles représentent un intérêt pragmatique, celui de répondre à une difficulté de qualification (I). Mais elles sont aussi une méthode, un savoir-faire parfois inconscient relevant de la théorie générale du droit (II).
I – L’INTÉRÊT (DIS)QUALIFICATIF
7 5. Qualifier ou disqualifier. Toute question de qualification est une interrogation fermée, qui n’admet que deux réponses : oui ou non. Soit l’élément entre dans la catégorie juridique, soit il n’y est pas admis. Aucune nuance n’a sa place. L’intervention législative peut aller dans l’une ou l’autre de ces deux directions. L’intérêt pragmatique est double : il s’agit soit de qualifier (A), soit de disqualifier (B).
A – La qualification
8 6. Un rattachement d’autorité. L’objectif peut d’abord être de rendre la qualification plus aisée. L’intervention législative va alors dans le sens de la qualification : l’intérêt est qualificatif. La loi rattache directement ou indirectement un élément considéré à une catégorie juridique définie. Ce procédé facilite considérablement le traitement du contentieux en imposant une qualification. Le juge n’est plus le maître de la qualification et se trouve ainsi soulagé de l’embarras du choix et du risque de censure liée à une qualification erronée. Les qualifications légales sont parfois repérables grâce à des formules telles que “constitue” “est regardé comme” “est réputé” “est assimilé à”. Il en est ainsi par exemple de l’article L. 125-3 du Code de commerce selon lequel “Le groupement d’intérêt économique ou la société qui a recours au crédit-bail est considéré comme utilisateur au sens de l’article 5 b de l’ordonnance no 67-837 du 28 septembre 1967”6. Ici, le crédit-bail “est considéré” comme une “location d’immeubles à usage professionnel”.
9 7. Le rattachement direct créant de la catégorie. La qualification peut en premier lieu être directe. Elle rattache sans détour une donnée à une catégorie juridique. Il s’agit de la méthode la plus simple et la plus efficace. Par exemple, l’une des grandes distinctions du droit des biens, public comme privé, est celle opposant les meubles aux immeubles. Cette summa divisio7 impose au juge un travail de qualification qui n’est pas toujours aisé et dont dépendent des conséquences essentielles en termes de régime juridique. Heureusement, non-seulement le législateur a créé des sous-catégories de biens meubles8 et immeubles9 qui se veulent également exhaustives, mais il a, de surcroît, prédéterminé le rattachement de certains biens à la catégorie “meuble”. Ainsi parle-t-on de meubles “par détermination de la loi”10 dont la liste est fournie à l’article 529 du Code civil : obligations et actions qui ont pour objet des sommes exigibles ou des effets mobiliers ; actions ou intérêts dans les compagnies de finance, de commerce ou d’industrie, encore que des immeubles dépendant de ces entreprises appartiennent aux compagnies ; rentes perpétuelles ou viagères sur l’Etat ou des particuliers. Les immeubles ne sont pas en reste. La catégorie des immeubles par l’objet auquel se rapporte le bien est constituée à partir d’une liste qui paraît exhaustive et de laquelle s’induit une catégorie11 : usufruit des choses immobilières, servitudes ou services fonciers et actions tendant à revendiquer un immeuble.
10L’originalité de ces deux catégories tient à ce qu’elles ne font l’objet d’aucune définition et ne sont créées qu’à partir de la liste. Il ne s’agit pas de simples exemples à l’appui d’une définition, mais bien d’éléments créant la catégorie. Les deux stades de la qualification, primaire et secondaire, se trouvent ainsi confondues en une seule et même opération. La liste, qui se veut exhaustive, est la catégorie elle-même. Ce processus a été évoqué par Madame Paricard à propos du corps numérique. La transposition de l’ensemble des données génétiques de la personne sur un support électronique a été qualifiée de corps numérique : la catégorie a ainsi été créée sur mesure, par un rattachement d’office des données génétiques à la catégorie nouvelle12.
11 8. Le rattachement direct appliquant la catégorie. Il existe d’autres exemples de qualifications directes dans lesquels le rattachement ne crée pas la catégorie mais lui succède. L’article 1386-3 du Code civil définit la notion de “produit” au sens de la responsabilité des produits défectueux comme “tout bien meuble, même s’il est incorporé dans un immeuble, y compris les produits du sol, de l’élevage, de la chasse et de la pêche”. Le même texte procède ensuite à un rattachement d’office s’agissant de l’électricité : “L’électricité est considérée comme un produit”.
12Dans un tout autre domaine, l’article L. 7112-1 du Code du travail qualifie directement de contrat de travail, sous l’appellation “présomption de salariat”, “toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel”13. Il en va de même, selon l’article L. 762-1 du même code, de “tout contrat par lequel une personne physique ou morale s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production (…) dès lors que cet artiste n’exerce pas l’activité, objet de ce contrat, dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce”.
13 9. Le rattachement direct suppléant la catégorie. Il est des cas dans lesquels le rattachement d’autorité ne constitue ni une création de catégorie, ni une simple application particulière des traits catégoriques, mais plutôt un moyen de suppléer une carence propre aux caractéristiques essentielles de la catégorie. Contrairement aux rattachements créant une catégorie par constitution d’une liste, les rattachements suppléant les catégories énoncent des qualifications secondaires sans prétendre à l’exhaustivité. Il en est ainsi en droit pénal à propos de la criminalité organisée, comme l’évoquait Madame Ginestet14. Si la “bande organisée” est belle est bien définie par l’article 132-71 du Code pénal, le législateur n’a nullement précisé les contours de la criminalité organisée mais a dressé, à l’article 706-73 du Code de procédure pénale, une liste de quinze infractions relevant de cette catégorie. A la différence de l’article 529 du Code civil relatif aux meubles par détermination de la loi, la liste ne paraît pas suffisante à définir la catégorie et de nombreux auteurs appellent à une définition précise15. En cela, les quinze rattachements paraissent davantage suppléer la catégorie que la constituer directement.
14 10. Le rattachement indirect par le régime juridique. La qualification peut en second lieu être indirecte. D’une part, il arrive que le législateur rattache de manière détournée une donnée à une catégorie juridique, à travers le régime juridique. Sans passer par la qualification, il applique à un élément isolé le régime juridique d’une catégorie. La doctrine et la jurisprudence en déduisent alors qu’il existe une qualification détournée. Ainsi, l’article 918 du Code civil applique aux biens aliénés à charge de rente viagère ou à fonds perdus ou avec réserve d’usufruit à l’un des successibles en ligne directe les règles d’imputation et de réduction propres aux libéralités consenties hors part successorale. Seules les actes gratuits sont normalement concernés par ce régime juridique, car seule une aliénation sans contrepartie peut menacer les droits des héritiers réservataires. La loi sous-entend donc que ces actes présentés comme onéreux ont en réalité une nature gratuite : elle édicte une présomption de gratuité. Cette qualification forcée irréfragable paraît contraire à l’essence des actes qu’elle concerne : vente de la nue-propriété, bail à nourriture, acquisition consécutive à une présomption, etc. Elle a pourtant été déclarée conforme à la Constitution16.
15Il convient pourtant d’être prudent dans l’analyse de la portée ainsi attribuée par la jurisprudence et la doctrine à l’emprunt de régime juridique commandé par la loi. Tout d’abord, la qualification ainsi opérée est inutile. Le but de tout rattachement est l’application d’un corps de règles spécifique. Le cheminement intellectuel classique part donc de la qualification pour se diriger vers le régime : de la nature à la règle. Or ici, la démarche est inversée : de la règle à la nature. On peut douter de l’utilité de la qualification qui suit un régime juridique d’ores et déjà déterminé. Ensuite, cette qualification est dangereuse : si la nature suit un régime, d’autres régimes risquent de suivre la nature. Dans le cas de l’article 918 du Code civil, la présomption de gratuité impliquera l’application de toutes les règles prescrites pour les libéralités, non uniquement la réduction pour atteinte à la réserve : droits de mutation à titre gratuit, rapport successoral, causes de révocations, formalisme ad validitatem, etc. N’est-ce pas dès lors une interprétation extensive du texte, a priori limité aux règles de la réduction ? Enfin, cette qualification peut être erronée, et, pour les raisons indiquées, inopportune. Consciente de son erreur ou des conséquences malvenues de cette qualification indirectement déduite du régime, la jurisprudence peut revirer, ce qui n’est jamais bon pour la sécurité juridique. C’est ce qui s’est produit à propos des avantages matrimoniaux. Par principe distincts des donations entre époux, ils peuvent exceptionnellement être soumis à l’action en réduction, à l’initiative des enfants qui ne sont pas issus des deux époux. Doctrine et jurisprudence y avaient vus une mutation notionnelle et catégorique de l’avantage, qui devenait ainsi une libéralité. Cependant, consciente que cela ouvrait droit à la perception de droits de mutation à titre gratuit, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence et renié l’idée d’une qualification indirecte17.
16 11. Le rattachement indirect par l’exemple. D’autre part, il arrive que la loi, après avoir exposé une définition, et donc déterminé les contours d’une catégorie juridique, énonce des exemples pour illustrer son propos. L’objectif recherché n’est sans doute pas d’opérer une qualification, mais plutôt de faire œuvre pédagogique en exposant, pour les classifications primaires ainsi construites, des cas évidents qui contribueraient à une meilleure compréhension. Mais ce faisant, la loi rattache indirectement ces exemples aux catégories définies. Ainsi, l’article 534 du Code civil définit les “meubles meublants” comme étant des meubles destinés à l’usage et à l’ornement des appartements, puis édicte des exemples, introduits par la conjonction “comme” : tapisseries, lits, sièges, glaces, pendules, tables, porcelaines et autre objets de cette nature. La qualification est ainsi nettement facilitée. De même, l’article 524 du Code civil énonce la catégorie des immeubles par destination comme étant, notamment des objets que le propriétaire a placés pour le service et l’exploitation de son fonds. Puis le texte dresse une liste d’exemples dont les plus connus sont les lapins de garennes, les ruches à miel et les pigeons des colombiers.
17 12. L’intérêt qualificatif. L’avantage de la qualification légale est d’appliquer les règles prévues pour la catégorie. L’article 918 du Code civil en est le parfait exemple : les aliénations onéreuses dont il est question sont soumises à la réduction pour atteinte à la réserve. La qualification opérée par l’article 534 du Code civil permet d’appliquer le régime des meubles meublants, notamment imposer la cogestion entre époux prévue à l’article 215 alinéa 3 du Code civil pour les meubles meublant le logement de la famille. L’article L. 125-3 du Code de commerce permet à la société qui a recours au crédit-bail de prendre la dénomination de “société immobilière pour le commerce et l’industrie”. Les exemples énoncés à l’article 524 du Code civil ont pour effet de transférer les biens concernés en même temps que le fonds dont ils constituent le prolongement. La liste de l’article 706-73 du Code de procédure pénale permet de prononcer une peine plus lourde à l’encontre des auteurs des infractions visées. Par la qualification directe ou indirecte, le législateur s’assure que certains éléments seront biens concernés par la règle édictée. Mais à l’inverse, il peut également souhaiter l’effet contraire : soustraire une donnée à un régime juridique, et donc opérer une disqualification.
B – La disqualification
18 13. Disqualification et déqualification. Le second intérêt de l’intervention législative peut être, au contraire du premier, d’exclure la qualification, c’est-à-dire d’empêcher le rattachement à une catégorie. Il s’agit alors d’un intérêt disqualificatif ou déqualificatif. Entre ces deux termes très peu usités en droit, il existe une nuance que nous nous contenterons d’évoquer. La déqualification apparaît comme une simple “non-qualification”. Elle corrige une qualification erronée ; elle constate l’impossible rattachement d’une donnée à une catégorie juridique. Elle est l’exact opposé de la qualification. Si celle-ci consiste en un rattachement d’un élément à une catégorie juridique, en raison de l’identification, au sein de l’élément, des caractéristiques essentielles de la catégorie, la déqualification n’est que le constat de l’absence de ces caractéristiques essentielles et de l’impossible rattachement. Pour utiliser une métaphore sportive, les participants à un tournoi sont qualifiés (c’est-à-dire aptes à disputer le tournoi) s’ils remplissent les conditions requises tenant à leur niveau sportif (ils ont réussi la phase de “qualification”, de “sélection” ou accèdent directement au tournoi en raison de leur classement). En revanche, ils ne sont pas qualifiés si les critères ne sont pas remplis, c’est-à-dire si leurs performances sportives sont insuffisantes (ils échouent aux qualifications ou ne disposent pas d’un classement suffisant).
19En revanche, la disqualification n’est pas l’exact opposé de la qualification. Elle en est certes le résultat inverse, mais obtenu par l’application de critères différents. Elle présuppose que l’élément à qualifier puisse contenir, au moins potentiellement, les caractéristiques fondamentales de la catégorie, donc que le rattachement est théoriquement envisageable. Mais, pour des considérations extérieures aux seuls éléments composant la catégorie, le rattachement est évité18. Pour reprendre la métaphore sportive, le joueur disqualifié n’est pas celui dont les aptitudes physiques sont insuffisantes, mais plutôt celui dont, par exemple, le comportement aura rendu la présence sur le terrain inopportune. Le carton rouge ne sanctionne pas le niveau sportif d’un joueur (les “caractéristiques essentielles” de la catégorie) mais un élément extérieur19. En droit pénal, le terme est utilisé par exemple s’agissant de la “correctionnalisation”, qui a pour effet de rattacher à la catégorie “délit”20 une infraction qui pourrait pourtant être perçue comme un crime21.
20Dans toutes les hypothèses que nous évoquerons, il sera question de disqualification. Il est en effet difficile de concevoir une intervention législative pour des hypothèses dans lesquelles la qualification n’est manifestement pas envisageable. La déqualification semble plutôt être l’office du juge. Lorsqu’il restitue l’exacte qualification d’un acte ou d’un fait juridique, il opère à la fois une déqualification et une qualification : tels sont les deux ressorts de la “requalification”. Le législateur, lui, interdit l’entrée d’une donnée dans une catégorie à laquelle elle pourrait parfois prétendre : il disqualifie.
21 14. Exemples. Ces exclusions sont souvent repérables grâce à des formules telles que “ne constitue pas” “n’est pas regardé comme”, “n’est pas réputé” “n’est pas assimilé à”. Il en existe de très nombreux exemples en matière de libéralité, plus particulièrement s’agissant des donations22. Selon l’article 1525 du Code civil, “la stipulation de parts inégales et la clause d’attribution intégrale de la communauté au profit du conjoint survivant ne sont pas réputées des donations”, pas plus que le préciput, selon l’article 1516 du même Code. L’article 1078-3 du Code civil évoque pareillement que les conventions passées entre copartagés dans le cadre d’une donation-partage “ne sont pas regardées comme des libéralités entre les héritiers présomptifs”, quand bien même elles aboutiraient à des inéquivalences. Il en va de même de la prestation compensatoire (article 281 du Code civil) et de la renonciation anticipée à l’action en réduction (article 930-1 alinéa 2 du Code civil).
22Les libéralités ne sont pas les seules à être concernées par des disqualifications. L’article 1386-6 relatif à la responsabilité du fait des produits défectueux définit la notion de “producteur”23, puis réalise une disqualification en ces termes : “Ne sont pas considérées comme producteurs, au sens du présent titre, les personnes dont la responsabilité peut être recherchée sur le fondement des articles 1792 à 1792-6 et 1646-1”. Il s’agit principalement du constructeur d’ouvrage, de l’entrepreneur dans le cadre d’un louage d’ouvrage, et du vendeur d’un immeuble à construire soumis aux obligations des architectes, entrepreneurs et personnes liées au maître de l’ouvrage par un contrat de louage d’ouvrage.
23 15. L’intérêt disqualificatif. L’avantage de la disqualification se traduit en termes de régime juridique. Elle permet ne pas appliquer les règles prévues pour la catégorie, alors même que les caractéristiques essentielles de cette catégorie peuvent se retrouver dans l’élément disqualifié. L’explication ne tient donc pas à ces caractéristiques essentielles. Elle procède surtout du constat qu’il serait inopportun d’appliquer les règles de la catégorie à l’élément disqualifié. Ainsi, les disqualifications en matière de libéralité permettent d’éviter d’appliquer les règles juridiques prévues pour les libéralités, qui sont connues pour leur caractère contraignant : droits de mutation à titre gratuit, rapport successoral, réduction pour atteinte à la réserve, causes de révocation, nullités de forme, etc. Autant de règles qui rendent la donation précaire car suspecte. Quant aux disqualifications opérées par l’article 1386-6 du Code civil, elles ont pour but d’éviter un cumul des régimes de responsabilité : ainsi sont bien distingués la responsabilité du fait des produits défectueux et la responsabilité des parties à un contrat de louage d’ouvrage.
24 16. Une inadéquation. Lorsque le législateur intervient de la sorte sur une qualification, il s’agit parfois d’un aveu de faiblesse : la reconnaissance de la trop grande porosité ou au contraire de la trop grande rigidité de la catégorie. Soit il apparaît opportun d’appliquer le régime juridique de la catégorie à une donnée qui ne peut y entrer par elle-même (article 918 par exemple) ou qui risquerait de ne pas y figurer (l’électricité est-elle véritablement un produit ?). Soit au contraire il n’est pas opportun d’appliquer le régime à une donnée qui peut y entrer dans certains cas (le constructeur de l’ouvrage pourrait potentiellement être qualifié de producteur, si la loi n’interdisait pas l’amalgame). Il s’agit donc d’une inadéquation entre les caractéristiques de la catégorie et le contenu des règles censées s’y appliquer. Parfois ces règles gagneraient à être appliquées au-delà de la seule catégorie juridique : la qualification légale autorise ponctuellement une extension du régime juridique. Parfois ces règles semblent inopportunes pour régir une donnée déterminée : la disqualification légale interdit exceptionnellement l’application du régime juridique.
25Même la qualification indirecte par l’exemple révèle une insuffisance. Lorsque le législateur énonce des exemples au soutien de la définition d’une catégorie, il y a normalement une adéquation parfaite entre l’élément qualifié, la catégorie et le régime juridique. Mais s’il paraît nécessaire d’appuyer la définition par des exemples, n’est-ce pas en raison de l’impuissance de cette seule définition à faire comprendre la catégorie ? Ne peut-on y déceler la crainte du législateur que la catégorie qu’il vient de définir soit incomprise ?
26La qualification ou la disqualification est donc l’intérêt, l’objectif, de l’intervention du législateur sur la qualification. Celle-ci s’opère selon une méthode qu’il faut à présent tenter de comprendre.
II – LA MÉTHODE (DIS)QUALIFICATIVE
27 17. Une “donnée” confrontée à une “catégorie”. Pour que se réalise une qualification ou une disqualification légale, il faut la réunion de plusieurs éléments. La méthode consiste à rattacher ou à exclure un élément d’une catégorie juridique préétablie. Elle suppose ainsi une rencontre entre cette donnée et une ou plusieurs catégories connues (A), puis un vecteur qualificatif ou disqualificatif (B).
A – La confrontation
28 18. Une “donnée”. La méthode implique en premier lieu la confrontation d’une “donnée” (que l’on cherche à qualifier) et d’une ou plusieurs catégories juridiques auxquelles elle est rattachée ou dont elle est exclue. Le terme “donnée” a été choisi à dessein pour sa neutralité. Les fictions et présomptions (dis)qualificatives ont en effet parfois un objet original. Alors qu’il est traditionnellement question de qualifier des faits “bruts” afin de les traduire dans la langue juridique, il pourra ici s’agir d’un mot revêtant déjà une signification juridique, ayant donc été préalablement défini et rattaché à une catégorie. Ainsi la “donnée” peut-elle être aussi bien un terme juridique qu’un mot courant. Elle peut désigner un bien, une personne, un fait juridique, un ensemble de faits, ou un acte juridique.
29Par exemple, selon l’article 281 du Code civil, “Les transferts et abandons prévus au présent paragraphe sont quelles que soient leurs modalités de versement considérés comme participant du régime matrimonial. Ils ne sont pas assimilés à des donations”. Le paragraphe en question s’intitule “des prestations compensatoires”. Les transferts et abandons visés sont donc relatifs aux divers modes de paiement de la prestation compensatoire (en capital ou par rente notamment). La “donnée” est ici la prestation compensatoire, qui est d’ores et déjà une notion juridique définie à l’article 270 du Code civil comme une “prestation destinée à compenser, autant qu’il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives des époux”. Cette donnée est confrontée à deux catégories juridiques : le régime matrimonial et la donation. L’article 281 du Code civil opère ainsi une qualification, puisqu’il rattache la prestation compensatoire au régime matrimonial, et une disqualification, puisqu’il l’exclut du champ des donations.
30Lorsqu’elle est une notion juridique, la donnée à qualifier peut certes être une obligation légale, comme la prestation compensatoire, mais également un acte juridique. Tel est le cas des articles 1525 et 1516 du Code civil qui excluent des donations certaines dispositions du régime matrimonial telles que la stipulation de parts inégales, la clause d’attribution intégrale de la communauté au profit du conjoint survivant et le préciput.
31La donnée peut aussi être un mot courant. L’on s’approchera alors de la fonction classique de la qualification consistant en la traduction du réel en droit. Tel est le cas de l’article 534 du Code civil déjà évoqué qui qualifie de meubles meublants les tapisseries, les sièges et les glaces. De même pour l’article 1386-3 du Code civil qui qualifie l’électricité de “produit” au sens de la responsabilité du fait des produits défectueux.
32 19. Une “catégorie”. S’agissant de la catégorie juridique à laquelle la donnée est confrontée, elle doit être entendue dans un sens large. Si elle peut être bien définie, comme les donations ou les producteurs au sens de l’article 1386-6 du Code civil, il peut également s’agir d’un concept plus évanescent. Tel est le cas notamment de l’article 1369-5 alinéa 3 du Code civil à propos des contrats conclus sous forme électronique : “La commande, la confirmation de l’acceptation de l’offre et l’accusé de réception sont considérés comme reçus lorsque les parties auxquelles ils sont adressés peuvent y avoir accès”. La “réception” ne constitue pas véritablement une catégorie juridique. Il s’agit plus d’un fait matériel emportant des conséquences de droit. De même, selon l’article 244 alinéa 3 du Code civil, “le maintien ou la reprise temporaire de la vie commune ne sont pas considérés comme une réconciliation s’ils ne résultent que de la nécessité ou d’un effort de conciliation ou des besoins de l’éducation des enfants”. La réconciliation n’est pas une catégorie juridique mais un fait juridique. Elle n’en est pas moins concernée par la disqualification de la donnée “reprise temporaire de la vie commune rendue nécessaire par un effort de conciliation ou les besoins de l’éducation des enfants”.
33 20. Une confrontation. L’existence d’une donnée et d’une catégorie ne suffisent pas. Il faut de surcroît qu’elles se rencontrent. Si elles demeurent isolées l’une de l’autre, la qualification ou la disqualification est impossible. Mais qui opère ce rapprochement ? Qui décide que ces deux éléments doivent être confrontés l’un à l’autre ? Qui pose la question de la qualification ? D’ordinaire, ce sont les juristes qui s’interrogent sur la qualification. Celle-ci est envisagée lorsqu’elle paraît nécessaire à la résolution d’un problème de droit. En pratique, ce sont donc les plaideurs qui, par l’intermédiaire de leurs avocats, tentent de convaincre le juge – et parfois leurs adversaires – que l’élément considéré se rattache ou non à une classe prédéfinie. C’est donc bien celui qui a intérêt, en termes de régime juridique, à la qualification ou à la disqualification qui envisagera la confrontation et la soumettra au contrôle du juge. Mais s’agissant des qualifications et disqualifications légales, la loi n’attend point que la difficulté soit présentée au juge ou opposée à l’adversaire : elle anticipe l’existence d’un conflit catégorique et impose une solution avant même que la question ne se pose en pratique. En cela, elle est un considérable outil de simplification de la pratique du droit. Elle contribue à la bonne administration de la justice en résolvant par avance certaines difficultés purement juridiques qui risquent d’émailler le procès. C’est donc la loi qui opère le rapprochement, qui confronte la donnée à la catégorie, qui pressent l’émergence d’un litige catégorique et le tue dans l’œuf. Cette même loi n’a pas d’intérêt “personnel” à la qualification. Mais elle entend faciliter la pratique du droit.
34La confrontation de la “donnée” à une “catégorie juridique” est ainsi la première condition à l’élaboration d’une qualification ou disqualification légale. Mais pour s’opérer, celles-ci impliquent un mécanisme qualificatif ou disqualificatif, c’est-à-dire une opération de rattachement ou d’exclusion.
B – Le vecteur (dis)qualificatif
35 21. Fictions et présomptions. Il faut ensuite que se réalise un mécanisme qualificatif ou disqualificatif. La qualification ou disqualification, entendue ici en tant que processus et non comme résultat, s’opère par la volonté du législateur qui a recours à deux vecteurs bien connus des juristes : soit il emploie une fiction, soit il utilise une présomption. Les interventions légales relatives à la qualification secondaire peuvent ainsi se décliner en quatre catégories : les fictions qualificatives, les fictions disqualificatives, les présomptions qualificatives et les présomptions disqualificatives.
36 22. Existence de fictions qualificatives et disqualificatives. Classiquement, la fiction se définit comme un “artifice de technique juridique (en principe réservé au législateur souverain) consistant à “faire comme si”, à supposer un fait contraire à la réalité, en vue de produire un effet de droit”24. Les débats relatifs à la définition exacte de la fiction juridique se concentrent en général sur l’élément dont s’écarte la vérité juridique. Pour certains, la fiction est contraire à la logique juridique25 ; pour d’autres, elle est contraire à la réalité juridique ou extra-juridique26. L’intervention légale sur la qualification secondaire s’inscrit pleinement dans chacune des conceptions de la fiction. En effet, le législateur utilise la fiction si la qualification opérée ou évitée parait contraire à ce qu’elle aurait dû être en application des caractéristiques essentielles de la catégorie. Cela signifie qu’en opérant nous-mêmes l’opération intellectuelle le résultat n’est pas nécessairement le même que la prescription légale. La vérité qualificative ou disqualificative ainsi imposée par la loi est contraire à la logique de rattachement qui gouverne la catégorie, puisque l’application des critères catégoriques conduit à un résultat inverse. Elle est également contraire à la réalité juridique puisqu’elle s’écarte de la définition, et donc de l’essence de la catégorie.
37Cette altération de la logique et de la réalité juridique pose la question de la force du mécanisme fictionnel. Si la loi impose une qualification à laquelle une partie entend se soustraire, ou qu’elle interdit un rattachement dont un plaideur souhaite bénéficier, est-il possible de mettre en cause cette vérité légale ? La discussion qui a suivi l’exposé oral au cours de la journée d’étude a porté sur ce point. Certains intervenants y ont vu un risque, d’autres ont défendu la possibilité de restituer, au rebours de la loi, la véritable qualification juridique de la donnée. Le débat est ouvert. L’auteur de ces lignes estime pour sa part que la fiction acquiert force de loi et que toute tentative d’opposition est vouée à l’échec. Les plaideurs risquent de voir leurs prétentions rejetées et les juges du fond leurs décisions cassées. Seule la Cour de cassation pourrait tenter une résistance, au travers de ce qui apparaîtrait alors comme une jurisprudence contra legem. En effet, les critères de la catégorie peuvent s’analyser en une disposition générale, et la qualification ou disqualification légale comme une prescription particulière. Le spécial dérogeant au général, il n’y a aucun secours à espérer de la loi. Il n’existe pas de “fiction simple” qui tolèrerait une preuve contraire.
38La fiction peut agir de deux manières. Soit elle tend à faciliter une qualification : il s’agira alors d’une fiction qualificative. Soit elle interdit une qualification : il s’agira alors d’une fiction disqualificative.
39 23. Exemples de fictions qualificatives. S’agissant des fictions qualificatives, l’un des exemples les plus évocateurs est certainement celui de la prestation compensatoire. Rappelons que l’article 281 du Code énonce que les transferts consentis pour le paiement d’une prestation compensatoire sont “considérés comme participant du régime matrimonial”. A en croire le texte, la prestation compensatoire serait donc une partie de la convention matrimoniale. Rien n’est plus fictif que cette vérité forcée. Si les futurs ex-époux peuvent abandonner des droits issus de leur régime matrimonial pour effectuer le paiement de la prestation compensatoire, celle-ci ne fait pas pour autant corps avec la charte patrimoniale du couple. Elle est une conséquence du divorce et a pour fonction de compenser le déséquilibre provoqué par la désunion dans les conditions de vie respectives des époux. Or, ce déséquilibre est constaté à partir de multiples facteurs dont le résultat liquidatif du régime matrimonial n’est qu’une petite partie. L’équilibre rompu tenait principalement à la communauté de vie, au secours mutuel, à la contribution aux charges du mariage, et plus globalement à toutes les obligations, devoirs et aménagements conjugaux par lesquels les époux consentent certains sacrifices pour le bien de l’environnement familial. Le droit à prestation compensatoire résulte de la disparition du mariage. Elle n’est ni un droit issu d’une convention matrimoniale, ni une obligation résultant du régime légal. Le régime matrimonial peut même faire échec au prononcé d’une prestation compensatoire s’il aménage un partage favorable à celui des époux qui pâtit du déséquilibre provoqué par le divorce. L’article 281 du Code civil crée donc une vérité juridique contraire à la réalité.
40D’autres exemples existent. En matière pénale, la définition du complice contenue à l’article 121-7 du Code pénal semble imposer un acte positif de participation à l’infraction27. Pourtant, témoins du travers de cette définition trop stricte, certains textes forcent la qualification de complice dans des hypothèses d’abstention, notamment lorsqu’il est considéré que le sujet aurait dû intervenir activement pour empêcher l’infraction. Marque irréfutable de la contradiction – et donc de la fiction qualificative – ces textes débutent par la formule suivante : “Sans préjudice de l’application des dispositions de l’article 121-7…”. Tel est le cas des articles 213-4-1, 221-13 et 462-7 du Code pénal.
41Plus connu, l’adage infans conceptus pro nato habetur quoties de commodo ejus agitur peut être perçu comme une fiction qualificative. L’enfant simplement conçu n’est pas juridiquement une personne, à défaut d’être né vivant et viable. Mais, pragmatique et protecteur, le droit déroge à cette règle lorsqu’il y va de l’intérêt de l’enfant. Le fœtus est alors considéré comme né. Il est vrai que la fiction ne porte alors qu’indirectement sur la qualification puisqu’elle porte sur un état de fait (la naissance) plus que sur un un état de droit (la personnalité juridique). Mais elle n’en dispose pas moins d’une portée qualifiante, à rebours de la réalité qui commanderait une solution différente bien moins protectrice.
42Un autre exemple a été évoqué par le professeur Julien au cours de son intervention28. En matière d’assurances, l’acceptation de l’offre d’indemnisation suite à un accident de la circulation est légalement considérée comme une transaction29 alors même qu’elle ne correspond ni aux éléments de définition de l’article 2044 du Code civil ni aux critères imposés par la jurisprudence. Il n’existe en effet aucune contestation et aucune réciprocité des concessions30. Les parties se contentent de mettre en œuvre l’exécution d’obligations issues du contrat d’assurance ; il ne s’agit nullement de mettre fin à un litige en abdiquant à des concessions réciproques.
43La fiction qualificative apparaît ainsi comme une obligation de qualifier, même lorsque la qualification ne devrait, en réalité, pas être possible.
44 24. Exemples de fictions disqualificatives. Les fictions disqualificatives sont également nombreuses, notamment en droit des libéralités. L’article 1527 du Code civil, qui refuse aux avantages matrimoniaux la qualification en donation, peut être perçu comme tel. Mais l’incertitude qui entoure la notion d’avantage matrimonial tempère la portée de cet exemple. L’article 930-1 du Code civil est sans doute plus pertinent. L’alinéa 2 du texte expose que la renonciation anticipée à l’action en réduction “quelles que soient ses modalités, ne constitue pas une libéralité”. L’accroissement dont pourraient ainsi bénéficier les cohéritiers, ou qui profiterait au donataire ou au légataire qui aurait dû subir la réduction, n’est donc pas qualifiable en libéralité, quand bien-même il procéderait d’une intention libérale. Pourtant, la RAAR est classiquement présentée comme une renonciation à succession, laquelle est apte à servir de support à une donation indirecte31. Il en va de même lorsque le conjoint survivant décide de cantonner l’émolument de sa libéralité à certains biens. Renonçant à des droits issus de l’acte libéral, il augmente corrélativement les prétentions successorales des héritiers. Même si ce cantonnement relevait d’une intention généreuse, l’article 1094-1 du Code civil dispose que “cette limitation ne peut être considérée comme une libéralité faite aux autres successibles”.
45La fiction disqualificative consiste donc en une interdiction de qualifier, même si la qualification est théoriquement envisageable.
46 25. Existence de présomptions qualificatives et disqualificatives. Le législateur utilise parfois une présomption pour influer sur la qualification. Tel est le cas lorsque la qualification opérée ou évitée semble conforme à la réalité. Cela signifie qu’en opérant nous-mêmes la qualification, on aboutit au même résultat que ce que prescrit le texte : la qualification ou disqualification est “vraisemblable”, va dans le sens de la réalité. La présomption se définit classiquement comme la “conséquence que la loi ou le juge tire d’un fait connu […] à un fait inconnu […] dont l’existence est rendue vraisemblable par le premier”, un “procédé technique qui entraîne, pour celui qui en bénéficie, la dispense de prouver le fait inconnu”32. Il y a donc, dans toute présomption, un élément connu et un élément inconnu. Ici les éléments connus sont la donnée et les caractéristiques de la catégorie. Le fait inconnu est le rattachement de l’un à l’autre. La présomption opère ce rattachement, ou au contraire le rend impossible.
47Mais reconnaitre que le législateur utilise des présomptions pour faciliter ou interdire des rattachements pose deux difficultés majeures. En premier lieu, la présomption est normalement un moyen de prouver une réalité supposée mais dont la preuve sera difficile à rapporter. C’est une vérité admise jusqu’à preuve du contraire. Cette fonction interpelle : la présomption, issue du domaine probatoire, peut-elle valable influer sur la qualification ? En second lieu, se pose la question de la force de cette vérité légale. Les présomptions sont-elles simples ou irréfragables ? Est-il possible de démontrer que, contrairement à ce que prescrit un texte, le rattachement est possible ou impossible ? Ces deux interrogations sont intimement liées. On connait la proximité dérangeante entre l’opération de qualification et les présomptions irréfragables. Celles-ci sont souvent perçues comme des règles de fond et non comme de simples preuves. Admettre l’existence de présomptions qualificatives ou disqualificatives nécessite donc de reconnaître que la présomption ne se cantonne pas à la preuve, mais force la cohérence des normes et s’intègre pleinement aux règles substantielles. Il convient donc sans doute de distinguer encore entre les présomptions de qualification : certaines seraient simples et, admettant la preuve contraire, seraient cantonnées à une fonction probatoire ; d’autres seraient irréfragables et, insusceptibles de preuve contraire, auraient force de vérité juridique. Il convient, pour démarquer les premières des secondes, de se livrer à une étude au cas par cas selon la méthode livrée par l’article 1352 alinéa 2 du Code civil : les présomptions légales sont par principe irréfragables, par exception simples.
48 26. Exemples de présomptions qualificatives. Lorsque le législateur emploie des exemples à l’appui des définitions qu’il énonce, le rattachement indirect qui en résulte relève d’une présomption qualificative. Il en va ainsi de l’article 689 du Code civil qui définit les servitudes non apparentes comme n’ayant pas de signe extérieur de leur existence “comme, par exemple, la prohibition de bâtir sur un fonds, ou de ne bâtir qu’à une hauteur déterminée”. L’article 688 du même code distingue les servitudes continues et discontinues et fournit respectivement des présomptions qualificatives pour les deux catégories. En droit social, les présomptions de salariat, déjà évoquées, sont également qualificatives33, tout comme, en matière pénale, la liste des infractions constitutives de criminalité organisée34. En matière commerciale, la liste des actes réputés constitutifs d’actes de commerce au sein de l’article L. 110-1 du Code de commerce est également une présomption qualificative. En droit patrimonial de la famille, les articles 1516 et 1526 du Code civil précisent, s’il en était besoin, que le préciput et la stipulation de parts inégales sont des conventions de mariage. L’article 1576 qualifie d’opération de partage le règlement en nature de la créance de participation lorsque les biens attribués n’étaient pas compris dans le patrimoine originaire ou lorsque l’époux attributaire vient à la succession de l’autre.
49 27. Exemples de présomptions disqualificatives. Moins présentes, les présomptions qualificatives n’en sont pas moins réelles. L’article 244 alinéa 3 du Code civil déjà évoqué disqualifie de réconciliation “le maintien ou la reprise temporaire de la vie commune s’ils ne résultent que de la nécessité ou d’un effort de conciliation ou des besoins de l’éducation des enfants”. Moins connu, l’article 899 du Code civil assure la validité des donations démembrées, qui ne sont point regardées comme des substitutions lorsque “l’usufruit sera donné à l’un et la nue-propriété à l’autre”. En droit social, l’article L. 8221-6 du Code du travail édicte des présomptions simples de non-salariat. Trois séries de personnes sont présumées ne pas être liées “avec le donneur d’ordre par un contrat de travail dans l’exécution de l’activité donnant lieu à immatriculation ou inscription”, dont notamment “les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers, au registre des agents commerciaux ou auprès des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales pour le recouvrement des cotisations d’allocations familiales”. L’objectif est ici d’éviter la sanction de ce qui pourrait être perçu à tort comme du travail dissimulé.
50 28. Fiction ou présomption ? Il est cependant des cas dans lesquels le mécanisme qualificatif ou disqualificatif est délicat à identifier. La prestation compensatoire en est le parfait exemple. L’article 281 du Code civil agit doublement sur la qualification. D’une part il rattache la prestation compensatoire à la convention matrimoniale, ce qui s’analyse aisément en une fiction qualificative. D’autre part, il interdit l’assimilation avec les libéralités. Mais cette disqualification procède-telle d’une fiction ou d’une présomption ? Va-t-elle dans le sens de la réalité qualificative ou s’en éloigne-t-elle sciemment ? Dans une première approche, il paraît évident que la prestation compensatoire n’est nullement une libéralité : elle est une conséquence du divorce plus que de la volonté individuelle ; elle est issue de la loi, non d’un acte juridique ; elle ne crée pas un déséquilibre, mais au contraire comble un déséquilibre préexistant (elle est par nature compensatrice) ; elle ne résulte pas d’une intention libérale, son débiteur n’étant que rarement enchanté à l’idée de transférer des fonds à son ex-conjoint. Mais dans une seconde approche, il est possible de douter d’une fondamentale différence de nature. D’une part, la prestation compensatoire peut, en elle-même, s’analyser en une donation dans certaines circonstances. Lorsque le divorce procède d’un consentement mutuel, elle a bien une origine conventionnelle, puisque les parties présentent au juge une convention qu’il se contentera d’homologuer. En outre, rien n’interdit au débiteur d’être animé d’un sentiment bienveillant qui le pousserait à transmettre dans les mêmes conditions même s’il n’y était pas légalement contraint, ce qui révèlerait une intention libérale. Enfin, lorsque l’on se limite à la prestation elle-même, il y a bien un déséquilibre économique par transfert de valeur sans contrepartie. Ce n’est qu’en replaçant l’opération dans son contexte que l’on peut douter de l’existence du critère matériel. Tout dépend en réalité des limites de l’acte : si on y inclut les sacrifices antérieurement subis par le créancier, l’opération paraîtra équilibrée et donc onéreuse ; s’il on s’en tient à l’obligation de payer un rente ou un capital sans contrepartie, l’opération semblera déséquilibrée et potentiellement gratuite. Rappelons que la prestation compensatoire fait parfois naître une “obligation de donner”, et le risque de confusion catégoriel sera patent. D’autre part, même si l’on refuse de constater qu’elle constitue en elle-même une libéralité, on ne peut douter qu’elle puisse servir d’acte apparent à une donation indirecte. Si, par convention judiciairement homologuée, l’une des parties s’engage à payer une prestation compensatoire qui n’est pourtant pas justifiée au regard du déséquilibre engendré par le divorce dans les situations respectives, il y aura bel et bien libéralité, sous couvert d’une prestation compensatoire. La requalification paraît alors impossible, sauf à considérer qu’il ne s’agit ici que d’une présomption simple.
51En bref, il est permis de douter que la prestation compensatoire n’est pas une libéralité. Le même débat peut naître à propos de l’article 918 du code civil. Ces incertitudes démontrent que la frontière entre la fiction et la présomption n’est pas toujours si évidente à comprendre. Les qualifications et disqualifications légales concernent parfois des hypothèses dans lesquelles la qualification est délicate et fortement dépendante d’une appréciation des éléments de fait, ce qui explique d’ailleurs qu’elle soit par principe effectuée par le juge. Comment être certain, dans ces cas épineux, que l’on est en présence d’une fiction ou d’une présomption ? Peut-être faut-il retenir une fiction lorsque, dans la majorité des cas, la qualification ou la disqualification sera contraire à la réalité. Et retenir la présomption lorsque, dans la majorité des cas, la qualification ou disqualification sera conforme à la réalité. Il est certes plus facile de déterminer s’il s’agit d’une qualification ou d’une disqualification, que d’identifier une présomption ou une fiction.
52Mais au fond… peu importe la méthode ! Fictions et présomptions ne sont que des moyens au service d’une fin. L’intervention légale permet d’éviter la difficulté de qualification en imposant une vérité juridique. Chercher à identifier le vecteur nécessite de réaliser soi-même le rattachement, donc de procéder à une opération intellectuelle dont l’intervention légale a justement pour but de nous dispenser. Cela revient à se confronter délibérément à une difficulté dont le législateur a souhaité nous préserver et qu’il nous a généreusement permis d’éluder. Le débat est donc essentiellement théorique. Le praticien pourra s’en tenir à l’énoncé légal, conçu pour lui faciliter la tâche.
53 29. Les affres de la qualification, éludées mais révélées. Les fictions et présomptions (dis)qualificatives sont ainsi nombreuses et très diverses. Elles sont une réponse possible aux difficultés de qualification qu’elles permettent d’éluder. Mais elles sont aussi symptomatiques. Elles démontrent que l’imperfection de la catégorie oblige à recourir à un artifice pour éviter ou permettre une qualification. Elles sont donc un expédient plus qu’une solution, un antidouleur plus qu’un antibiotique, une pirouette plus qu’une démonstration. Les lacunes de la qualification primaire (la création de la catégorie) imposent au législateur d’intervenir sur la qualification secondaire (le rattachement à la catégorie) à laquelle il est en principe étranger. Là où se trouve une fiction ou présomption (dis)qualificative, existe donc une catégorie dont les critères sont perfectibles. Une meilleure solution consisterait certes à améliorer les catégories juridiques… Mais à l’impossible perfection de la qualification primaire nul n’est tenu. Si le droit est une science, elle n’est nullement exacte et la logique juridique connait ses limites. Les fictions et présomptions (dis)qualificatives permettent ainsi d’affronter (et souvent de vaincre) les tourments intellectuels des affres de la qualification qu’elles font transparaître.
Notes de bas de page
1 X. Bioy, “Quelles lectures théoriques de la qualification”, Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 9.
2 M. Nicod, préface Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 7.
3 B. De Bertier-Lestrade, “La frontière entre l’acte juridique et le fait juridique”, Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 29.
4 J. Julien, “Sonder les coeurs et les reins, ou de la qualification contractuelle”, Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 65.
5 Q. Guiguet-Schielé, “La distinction des avantages matrimoniaux et des donations entre époux. Essai sur une fiction disqualificative”, Dalloz 2015, coll. Nouvelle Bibliothèque des thèses, vol. 146, préf. M. Nicod.
6 Article 5 b de l’ordonnance no 67-837 du 28 septembre 1967 : “Peuvent seules être autorisées à prendre et à conserver la dénomination de “sociétés immobilières pour le commerce et l’industrie” les sociétés qui satisfont aux conditions suivantes (…) b) Avoir pour objet exclusif la location d’immeubles à usage professionnel”.
7 Selon l’article 516 du Code civil, “tous les biens sont meubles ou immeubles”. Sur la summa divisio v. N. Aranda, “Le sui generis : un paradoxe pour la représentation du droit ?”, Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 141.
8 Article 527 du Code civil : “Les biens sont meubles par leur nature, ou par détermination de la loi”.
9 Article 517 du Code civil : “Les biens sont immeubles, ou par leur nature, ou par leur destination, ou par l’objet auquel ils s’appliquent”.
10 Article 527 du Code civil.
11 La jurisprudence a étendu cette liste à tout droit de jouissance d’un immeuble, tel par exemple un anneau d’amarrage ou l’exploitation d’une source d’eau minérale : Civ. 15 juillet 1952 : D. 1952, 702 ; Com. 15 mars 1994 : JCP N 1995, prat. 3252.
12 S. Paricard, “Le corps numérique”, Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 161.
13 Article 527 du Code civil.
14 C. Ginestet, “Le droit du procès pénal et ses qualifications”, Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 111.
15 Sur cette question, v. B. Bouloc, Droit pénal général, Dalloz 2011, no 219.
16 Cons. Const. 1er août 2013, no 2013-337 QPC : D. 2013, 1959 ; AJ Fam. 2013, 723, obs. Guillenchmidt-Guignot ; Dr. Fam. 2014, étude 8, note S. Deville.
17 Civ. 1ère, 6 mai 1997, Bull. civ. I, no 146 : JCP 1997, I, 4047, no 20 obs. A. Tisserand ; RTD Civ. 1998, 179, obs. B. Vareille.
18 Elle peut être définie notamment comme la “perte de qualification, par exclusion ou rétrogradation, à titre de sanction d’une irrégularité” : G. Cornu, op. cit., v° Disqualification 2.
19 L’on peut ici songer aux cas de disqualification pour cause de dopage.
20 Relevant de la compétence du Tribunal correctionnel, d’où le terme “correctionnalisation”.
21 Le terme “disqualification” évoque alors également l’idée de rétrogradation à un stade inférieur. Le fait est considéré comme moins grave.
22 Les legs ne sont jamais concernés car le formalisme du testament qui les contient nécessairement ne permet que peu de doute sur leur nature réelle.
23 “Est producteur, lorsqu’il agit à titre professionnel, le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première, le fabricant d’une partie composante. Est assimilée à un producteur pour l’application du présent titre toute personne agissant à titre professionnel :
1° Qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif ;
2° Qui importe un produit dans la Communauté européenne en vue d’une vente, d’une location, avec ou sans promesse de vente, ou de toute autre forme de distribution.”
24 G. Cornu, op. cit., v° Fiction.
25 Ph. Woodland, “Le procédé de la fiction dans la pensée juridique”, thèse Paris II, 1981 ; G. Wicker, “Les fictions juridiques. Contribution à l’analyse de l’acte juridique”, thèse Perpignan, LGDJ 1997.
26 A.-M. Leroyer, “Les fictions juridiques”, thèse Paris II, 1995, no 91, p. 107. D. Costa, “Les fictions juridiques en droit administratif”, thèse Paris I, LGDJ 2000, préf. E. Picard, p. 39 ; R. Houin, “Rapport”, in “Le problème des fictions en droit civil”, Travaux de l’Association H. Capitant, 7ème éd. 1998.
27 “Est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre”.
28 J. Julien, “Sonder les coeurs et les reins, ou de la qualification contractuelle”, Les affres de la qualification juridique, Presses Universitaires de Toulouse 1, 2015, p. 65.
29 V. notamment les articles L. 211-9 à L. 211-24 et L. 421-1 et suivants du Code des assurances.
30 La jurisprudence a même précisé que la convention qui se forme lors de l’acceptation de l’offre de l’assureur par la victime, qualifiée de “transaction” par la loi du 5 juillet 1985, dérogatoire au droit commun, ne peut être remise en cause en raison de l’absence de concessions réciproques : Civ. 2ème, 16 nov. 2006, Bull. civ. II, no 320.
31 Civ. 1ère, 27 mai 1961 : D. 1962. 657, note J. Boulanger ; JCP 1963. II. 12973, note Voirin. V. aussi : Req. 15 nov. 1858 : DP 1858. I. 433.
32 G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, association Henry Capitant, PUF 2000, 8ème éd., v° Présomption, 1ère définition. Cette définition correspond à celle édictée par l’article 1349 du Code civil.
33 V. supra, no 8.
34 V. supra, no 9.
Auteur
Maître de conférences à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut de droit privé (EA 1920)
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