Conclusions
p. 547-551
Texte intégral
1En invitant à réfléchir sur les réalités et les ressorts historiques des désunions de la magistrature, le colloque qui nous a réunis à Toulouse en janvier 2012, historiens, historiens du droit, privatistes, publicistes, internationalistes et comparatistes, ne proposait pas seulement ce que Jacques Krynen introduisait alors comme un thème « neuf et aventureux » : il avait l’ambition réelle d’égratigner un peu ce singulier qui conduit presque toujours à envisager la Justice comme un monde univoque servi par un corps unique et uni de magistrats, afin d’envisager, au-delà d’un simple constat en divisions, ce que les désunions de la magistrature pouvaient éclairer du fonctionnement et des représentations de la justice contemporaine.
2Que la justice soit traversée de divisions, voilà une affirmation bien peu novatrice. Nul n’ignore en effet la variété des statuts de ses serviteurs ni ses différentes spécialités. Et l’on aurait pu craindre, en ouvrant deux journées de communications et de débats, que l’attention ne se fixât que sur des aspects externes, limitant l’exploration à un panorama des différentes justices, brossant le récit de leur autonomisation et de leur spécialisation progressives. Il faut donc rendre hommage aux contributeurs de la réflexion souhaitée par le CTHDIP d’avoir accepté de ne pas s’en tenir à cette description institutionnelle de la pluralité judiciaire et de s’être prêtés à un exercice plus périlleux, plus dangereux même : celui qui consistait à saisir, ou du moins à approcher, par des moyens et des interrogations très variés, historiques ou non, le for intérieur de la magistrature, c’est-à-dire d’un corps momentanément dépourvu, le temps de l’enquête, de son unité protectrice.
3Des réponses apportées par la trentaine d’intervenants qui nous ont honorés de leurs réflexions, se sont d’abord dégagées des images fortes, des figures significatives de la diversité naturelle qui règne dans le corps de la magistrature. Des images de justice, de magistrats, qui tranchaient quelque peu avec les symboles et les mises en scène usuels. En lieu et place d’Astrée ou de Thémis, des débats passionnés ne nous ont-ils pas proposé, en effet, une Judith coupeuse de tête d’un Etat sinon phallocrate du moins masculin, tandis que surgissaient les souvenirs de juges punks ou rébellionnaires, juchés sur le toit d’une prison française pour en exciter les détenus à l’indignation, voire à la sédition ? Image forte aussi que celle de ce magistrat parti à la recherche d’un tueur à gage bénévole pour venger une sœur meurtrie quelques années plus tôt. L’on a parlé de « petits » juges, supposant qu’il y en avait de grands ; de juges « inférieurs », rappelant qu’il en restait de supérieurs. D’ailleurs n’a-t-on pas observé un président de Sénat piémontais – équivalent d’un président d’ancien parlement en France – refuser de conseiller l’Etat sur des questions de procédure civile au motif qu’une telle matière était indigne de son rang ? Poussant la recherche des variations, nous avons même vu passer quelques juges pêcheurs, entre Menton et Sète, au cœur d’une justice extraordinaire oubliée de tous sauf des marins, coutumière à souhait, quasiment médiévale.
4On pourrait multiplier à l’envi les images imprimées par chacun des contributeurs : elles attestent toutes, de façon quasi préalable, l’absence d’unité qui caractérise bien le corps de la magistrature. Embrassant depuis l’époque napoléonienne l’ensemble des juges, et, par extension, des activités judiciaires, cette dernière se révèle finalement aussi par ses nombreuses divisions, politiques, mentales, syndicales, sociales, symboliques, structurelles, géographiques, nationales, fonctionnelles. De ce point de vue, le singulier qu’on utilise conventionnellement pour désigner « le » corps de la magistrature s’avère sans doute insidieusement trompeur, mais pas seulement... Il est aussi scrupuleusement entretenu et là réside précisément son intérêt majeur. Car ce singulier volontaire a déplacé quelque peu l’accent, mettant en lumière ce que produisent les désunions étudiées, au-delà de ce qui les a produites. D’où il ressort que ces dernières semblent nourrir un double processus, deux phénomènes contradictoires mais qui se complètent : processus de concurrence interne à la magistrature d’une part et effort concomitant de réaffirmation de l’unité formelle d’autre part.
5L’appropriation de la fonction judiciaire apparaît comme l’objet précis et fondamental de la concurrence à laquelle les juges se livrent et sont livrés au sein de la magistrature. De nombreuses tensions internes ont en effet pour objet d’identifier et de revendiquer le cœur de la justice, son essence même, comme s’il y avait plusieurs cercles de justice. Comme s’il y avait des juges plus facteurs de justice que d’autres, et des ordres juridictionnels plus essentiels. Dans cette gradation permanente, la concurrence nous a d’abord été présentée comme un vœu du pouvoir politique. C’est lui en effet qui redéfinit le périmètre de la magistrature à partir de la Révolution française ; lui qui crée une justice administrative qui ne présenterait ni les garanties de la magistrature ni celles de la fonction judiciaire, protectrice des droits et des libertés ; lui qui organise le ministère public, refusant l’indépendance en France, la choisissant en Italie, où se sont posées, alors, la question de son pouvoir discrétionnaire et celle de sa séparation d’avec les juges du siège. Un pouvoir politique chargé d’arrêter, nous a-t-on dit, la « folie judiciaire » jusqu’à la création du Conseil d’Etat, puis du Tribunal des conflits et qui pèse évidemment sur le sort du juge d’instruction lorsqu’il s’agit d’en réduire l’utilité et le périmètre d’action, voire de programmer sa lente disparition.
6Le pouvoir, donc. Un pouvoir que les limites chronologiques de la réflexion proposée ont conduit à situer au moment de la Révolution française, lorsque ses principaux ténors ne cessaient d’envisager par ce prisme les questions de justice et donc de magistrature, même si ce dernier mot n’est guère plus à la mode entre 1789 et 1799. Seulement les révolutionnaires conservent de l’ancienne magistrature l’idée que son unité – à supposer qu’elle ait existé, ce dont on peut évidemment douter – a solidement contribué à son isolement et partant à sa puissance. Si bien que, plus que la question des « pouvoirs », c’est davantage l’obsession des « contre-pouvoirs » qui émerge des principes directeurs de la nouvelle organisation publique, et notamment de la redéfinition du « pouvoir judiciaire » et de la magistrature. Pour les constituants, en effet, le premier pouvoir n’est pas institutionnel : il est celui de l’individu et de sa volonté. De là, leurs efforts pour repérer tous les pouvoirs institutionnels susceptibles d’empêcher, de limiter, de menacer cette volonté individuelle. Et leurs efforts surtout pour les environner, les neutraliser jusqu’à la paralysie parfois. Car c’est bien de contre-pouvoir qu’il s’agit lorsque les révolutionnaires introduisent les citoyens auprès des juges criminels, pour les surveiller d’abord en 1789, et juger ensuite, à partir de 1792 ; contrepouvoir également, lorsqu’ils scindent en deux le ministère public dans une logique quasi géométrique ; contre-pouvoir, encore, lorsque la conciliation vient limiter la « fureur thémistique », pour reprendre l’expression livrée par Jacques Poumarède. Le pouvoir politique organise donc les désunions, patiemment, méthodiquement, attaquant le corps des magistrats -leur corps collectif a minima, leur corps physique, parfois- comme il défait par ailleurs l’ensemble des corps intermédiaires qui se dressent entre l’individu et l’Etat. Cette désunion organisée ne se réduit pas à l’effet d’un mépris révolutionnaire pour les hommes de loi, ni à une simple volonté d’humiliation. Elle est la matrice de préoccupations historiques et contemporaines dont plusieurs communications se sont fait l’écho, que l’on songe aux appréciations générales portées sur les pouvoirs illimités et la puissance forcément invisible de la magistrature -thème qui fit évidemment débat- ou à des aspects plus particuliers, tel l’étonnant revirement d’opinion au sujet du juge d’instruction, hier accusé d’être l’homme le plus puissant de France et désormais regardé comme l’ultime rempart à opposer à l’immoralité financière des puissants. En Italie, l’évolution sur deux siècles de l’organisation du ministère public met pareillement en lumière le choix éminemment politique -c’est-à-dire historique, culturel, on a envie de dire « local » par opposition à « universel » – de l’indépendance.
7Des désunions organisées par le pouvoir, donc. Mais entretenues par les magistrats eux-mêmes. Revisitée, perturbée, redéfinie, la magistrature entretient en effet elle-même une division matricielle, sous-jacente à la plupart des communications formant le présent ouvrage. Ne s’applique-telle pas, notamment, à maintenir par différents biais l’opposition entre la judicature et la magistrature, entre le juge et le magistrat. Opposition ambiguë, évidemment, car si le juge n’est pas toujours regardé comme un magistrat, il entre bien, progressivement, dans le cercle de la magistrature. Ces juges, que les magistrats ne regardent pas exactement comme des leurs, ont des caractères relativement constants au XIXe et au XXe siècles : ils sont petits, bas ou moyens ; ils sont ordinaires et à la tête de petites juridictions ; ils exercent une fonction, un service (comme si ces mots étaient péjoratifs) : ne nous a-t-on pas parlé d’un esprit « petit fonctionnaire », expression volontairement dépréciative pour marquer les frontières d’un corps, entre outre-mer et métropole en l’occurrence. Ils peuvent avoir d’autres défauts : il leur arrive d’être élus, sous la Révolution ou dans les juridictions consulaires et prudhommales, et surtout ils ressemblent à leurs justiciables, lorsque les marchands jugent les affaires de marchands, ou les pêcheurs les conflits de pêcheurs. Autrement dit, ces « juges » auxquels on a si longtemps refusé le caractère de « magistrats » ont le défaut de refléter la société, qu’ils importent, en quelque sorte, dans le palais. Voilà leur garantie capacitaire, si on se situe en Suisse : l’identité avec le justiciable : être pareil à celui qu’on juge... mais voilà leur défaut, ailleurs ! Car si cette identité est un idéal dans le système helvétique, on aura bien compris qu’il en allait autrement en France et en Italie, où la magistrature fut reconstruite comme une « distinction », à bonne distance du pouvoir, mais aussi des justiciables et même des « juges ».
8Mais il y a plus. Au-delà de cette course concurrentielle pour revendiquer l’essence même de la fonction judiciaire, la « distinction » de la magistrature, filigrane de la plupart des interventions de ce colloque, souligne un second effet des désunions observées. Elle illustre un effort continu et concomitant pour en réaffirmer l’unité formelle ou symbolique. Effort fourni par la magistrature elle-même et susceptible de renforcer encore les désunions réelles au nom de l’unité formelle.
9Cette réaffirmation passe d’abord par le vocabulaire. Quels sont les mots de la magistrature, évoqués hier comme aujourd’hui, dans l’ordre juridictionnel comme dans l’ordre administratif ? La dignité, la conscience, la vertu, le mérite. On pense évidemment à l’ouvrage de Jean-Claude Farcy, Magistrats en majesté, pour ajouter ce dernier terme à la liste. Autant de mots, autant de valeurs qui servent de limites distinctives et constitutives au cercle de la magistrature. En pratique, la réaffirmation de l’unité passe aussi par l’éviction des magistrats en rupture avec l’institution judiciaire. En témoigne la justice disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature qui, qualifiant et disqualifiant les comportements indignes, ne manque pas de rassurer et de resserrer le corps. En témoigne également le sort des « bons juges » ou des « juges rouges » qui se retrouvent soit marginalisés et isolés, soit intégrés dans une institution au sein de laquelle ils finissent par se fondre, parfois même en en devenant des hiérarques. La magistrature édifie les comportements officiels nécessaires à son agrégation : pas de politisation, pas de popularité, pas d’indulgence faible ; mais développe en contrepoint des formes nouvelles de vie et de valeurs collectives, parmi lesquelles la syndicalisation offre un exemple saisissant d’évolution et d’adaptation, sans doute, mais aussi d’intégration.
10Ces affirmations d’unité, quelles que soient les voies empruntées pour y parvenir, apparaissent moins comme des tentatives de dissimulation des désunions réelles que comme leur pôle opposé et nécessaire. Elles combinent, plus qu’elles n’opposent, la réalité des désunions -que l’on peut regarder soit comme un risque d’éclatement de la justice soit au contraire comme son effort de répondre et correspondre à la pluralité des demandes de justice- et la nécessité d’offrir une lecture simple et accessible de la justice, lecture tributaire des conceptions monistes héritées de la période révolutionnaire. Loin d’épuiser les enseignements que l’on peut tirer de ces deux pôles combinés, espérons que ce colloque aura ouvert des pistes d’exploration fécondes pour de prochaines rencontres.
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole (CTHDIP)
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