Juges français et juges européens : un ou plusieurs corps et une ou plusieurs voix pour dire les règles communes ?
p. 485-546
Texte intégral
1La norme est au cœur de la construction européenne, que cette dernière s’édifie sous l’égide de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe1. Dans cette construction de l’Europe par le droit2, les cours européennes et les juges nationaux, interprètes des règles communes de l’Union européenne ou conventionnelles du Conseil de l’Europe sont appelés à jouer un rôle déterminant. Au sein des nouveaux « ordres » juridictionnels européens ainsi créés et insusceptibles, dans leur architecture comme dans leur fonctionnement, d’être appréhendés selon le modèle traditionnel pyramidal, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH), amenées à définir le sens et la portée des règles communes et de veiller à leur respect par les États, apparaissent comme les « chefs de file » des réseaux des juridictions nationales, juridictions de droit commun pour le droit de l’Union européenne ou la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales3.
2Dans ce contexte renouvelé par sa participation aux ordres juridictionnels européens pour dire les règles communes, la magistrature française voit-elle son unité renforcée ou ses divisions accentuées ? La question mériterait assurément d’être appréhendée dans une triple perspective, nationale, européenne et mondiale. Toutefois, seule la seconde sera ici développée4, la première et la dernière étant simplement esquissées par quelques propos généraux corrélativement introductifs et conclusifs.
3Dans une perspective nationale et dans le miroir des deux Europes (Union européenne et Conseil de l’Europe) l’image de l’unité ou des divisions de la justice française est celle renvoyée par un miroir grossissant ou déformant : un miroir tantôt grossissant qui accuse l’artificialité de certaines unions ou divisions internes, tantôt déformant qui décompose et recompose les unions ou divisions internes.
4Le miroir se fait simplement grossissant quand les décisions européennes viennent alimenter des débats hexagonaux déjà anciens en soulignant par exemple la fragilité de l’unité du corps judiciaire, composé des magistrats du siège et du parquet5, ou le caractère dépassé de certaines divisions comme la dualité des ordres juridictionnels administratif et judiciaire6.
5 Mais le miroir se révèle déformant quand la plénitude de compétence dévolue au juge national pour faire prévaloir le droit de l’Union ou le droit conventionnel malmène la dualité des ordres de juridiction ou la dépendance hiérarchique des juridictions inférieures. Ainsi la séparation des ordres juridictionnels est-elle remise en cause par le pouvoir que se reconnaît le juge judiciaire d’écarter immédiatement l’application d’un acte administratif contraire aux traités sans renvoyer la question de l’appréciation de sa validité aux tribunaux administratifs7. Ainsi encore l’obligation faite au juge de laisser inappliquée toute disposition de la loi nationale contraire au droit de l’Union européenne ou à la convention produit-elle un double effet émancipateur à l’égard du pouvoir législatif pour le pouvoir judiciaire dans son ensemble8, ferment de cohésion du corps des magistrats, mais aussi à l’égard des cours suprêmes françaises pour les juges du fond, ferment de nouvelles divisions9. En outre pour ces cours suprêmes nationales, l’émancipation à l’égard du pouvoir législatif a pour contrepartie une suprématie limitée par l’encadrement de leur activité par les cours européennes10 et un risque de conflit avec le Conseil constitutionnel, dès lors qu’une disposition législative jugée conforme à la constitution peut être ensuite écartée par le Conseil d’État ou la Cour de cassation à l’occasion d’un contrôle d’euro-compatibilité ou de conventionalité11.
6À l’échelle européenne, ces accentuations, décompositions et recompositions des unions ou divisions internes des juges nationaux sous l’influence des droits européens indiffèrent et relèvent de l’autonomie institutionnelle et procédurale des États. Pour l’Europe des 27 et la « grande Europe » des 47, pour la Cour de justice comme pour la Cour EDH, il importe seulement que le justiciable voie les droits qu’il tire des deux ordres juridiques européens juridictionnellement et effectivement protégés. C’est à l’ensemble des juges nationaux que les deux ordres juridiques européens ont confié le soin d’assurer cette protection des droits et libertés garantis aux citoyens européens, pour permettre à ces derniers de s’en prévaloir efficacement. C’est à cette fin que, promus premiers gardiens, les juges nationaux ont vu leur pouvoir juridictionnel accru, les pouvoirs exécutif et législatif se trouvant placés sous leur étroite surveillance.
7Dans une perspective européenne, n’existent donc que des juges nationaux, qui importent moins aux deux ordres juridiques européens par leur nationalité que par leur qualité partagée de juges de droit commun du droit de l’Union ou des droits de l’homme12. Les juges des 27 États membres ou des 47 États parties, organes de l’ordre juridique de l’Union européenne et-ou de l’ordre juridique conventionnel (« et », pour les 27, tous également États parties à la convention), participent de ces nouvelles communautés institutionnelles au plan international, à savoir la communauté des juges des États de l’Union européenne augmentée de la CJUE et-ou la communauté des juges des États du Conseil de l’Europe augmentée de la Cour EDH13.
8« L’Europe des juges », pour reprendre l’expression de Robert Lecourt14, c’est cette union des juges nationaux, pour lesquels la CJUE et la Cour EDH doivent jouer le rôle de traits d’union. Une union par-delà les frontières pour dire et interpréter le droit commun15. Le droit commun vivant, le produit de l’interprétation mise en partage, apparaît comme un nouveau « droit choral »16 émané des chœurs des juges nationaux des 27 États membres et des 47 États parties placés sous la direction respective de leurs deux chefs de chœur, la Cour de justice et la Cour EDH.
9Ce droit choral, qu’il s’agisse du droit commun vivant de l’Union17 ou du droit commun conventionnel vivant des droits de l’homme, est toujours marqué par « la sempiternelle dialectique entre localisme-particularisme et universalisme (...) entre fragmentations étatiques et souffle transnational »18. Il ne s’agit donc pas, en l’absence de subordination hiérarchique des juridictions nationales à la CJUE ou à la Cour EDH et de lien organique entre ces deux Cours19, de chœurs de juges européens réunis pour chanter à l’unisson une seule et même mélodie. Il ne s’agit pas non plus pour les juges nationaux ou les Cours européennes, de superposer simplement leurs voix en toute indépendance et indifférence et de ne dire ou produire qu’un droit contrapuntique20, qui mettrait à mal la construction de l’Europe par le droit. Mais il s’agit bien, entre contrepoint et harmonie, pour chacune des deux Cours, chefs de chœur, de repérer dans la superposition des mélodies nationales les accords qui seront ensuite proposés aux choristes nationaux, de donner à entendre à ceux-ci les autres mélodies nationales et pour le droit commun des droits de l’homme, dont elles assurent toutes deux la direction21, de s’écouter elles-mêmes pour favoriser l’harmonie. Divers mécanismes institués ou spontanés sont mis en œuvre pour atteindre, tout en se nourrissant de la richesse des interprétations nationales, l’harmonie du droit choral dit par les choristes nationaux, y compris lorsque la direction européenne se dédouble s’agissant du droit commun des droits de l’homme (I). Mais le succès de ces mécanismes dépend dans une large mesure de l’attitude volontariste des choristes et des chefs de chœur. Or, pour l’heure, les fausses notes ne sont pas exclues (II).
I – Le droit choral, entre contrepoint et harmonie, idéalement produit par le corps des juges d’Europe
10L’Union européenne et le Conseil de l’Europe se sont dotées de juridictions supranationales chargées de veiller au respect par les autorités nationales du droit commun issu des traités et d’uniformiser son interprétation confiée en premier rang aux juridictions nationales tenues d’en faire application. À défaut de cours supranationales, le droit commun vivant (interprété) n’aurait été qu’un droit contrapuntique, une superposition d’interprétations nationales aux accords hasardeux, ponctuels et non maîtrisés. À l’écoute des interprétations nationales, les Cours européennes, quoique selon des figures systémiques différentes, apparaissent toutes deux comme des cours régulatrices de ces interprétations nationales et le droit commun vivant, entre contrepoint et harmonie, comme un droit circulaire22 obéissant à une circularité verticale23 quand il est le fruit du dialogue ou de la coopération des juges nationaux avec les cours européennes (A) et à une circularité horizontale24 quand il est le fruit du dialogue ou de la coopération des juges nationaux entre eux et des Cours européennes entre elles (B).
A – Mesure du contrepoint et de l’harmonie dans les relations verticales entre choristes nationaux et chefs de chœur
11Portées par des ondes verticales ascendantes, les interprétations nationales convergent depuis les choristes nationaux vers les chefs de chœurs européens (1) chargés de les harmoniser. Les accords ainsi dégagés sont ensuite répercutés et portés par des ondes verticales descendantes et rayonnantes vers les chœurs des juges nationaux (2).
1 – Les interprétations nationales portées par des ondes convergentes vers les chefs de chœur
12Dans l’ordre juridique de l’Union européenne, en vertu des principes d’effet direct et de primauté, comme dans celui de la convention européenne des droits de l’homme, en vertu du principe de subsidiarité, le juge national est juge de droit commun du droit de l’Union comme de la convention et doit le premier en faire l’application et en risquer l’interprétation25.
13Dans l’ordre de l’Union, les principes d’applicabilité directe et de primauté respectivement posés par les célèbres arrêts Van Gend en Loos26 et Costa c. Enel27 sont bien en effet « avant tout des interpellations des juridictions nationales »28. L’applicabilité directe, selon la définition donnée par Robert Lecourt, « c’est le droit pour toute personne de demander à son juge de lui appliquer traités, règlements, directives ou décisions communautaires. C’est l’obligation pour le juge de faire usage de ces textes, quelle que soit la législation du pays dont il relève »29. Quant au principe de primauté, il fait obligation au juge national d’appliquer intégralement le droit communautaire en écartant si nécessaire toute disposition interne contraire, quelle qu’elle soit. L’arrêt Simmenthal définit dès lors en ces termes la fonction du juge : « Tout juge saisi dans le cadre de sa compétence, a, en tant qu’organe d’un État membre, pour mission de protéger les droits conférés aux particuliers par le droit communautaire »30.
14Dans l’ordre de la convention, c’est le principe de subsidiarité qui fait des juges nationaux les juges de droit commun de la convention. Ce principe, qui n’est mentionné nulle part expressément dans la convention (ni, par ailleurs, dans ses protocoles), transparaît néanmoins dans l’article 1er de la convention, intitulé « Obligation de respecter les droits de l’homme », lequel dispose : « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) convention. ». Ce principe signifie que la tâche d’assurer le respect des droits consacrés par la convention incombe en premier lieu aux autorités des États contractants, et non à la Cour. Ce n’est qu’en cas de défaillance des autorités nationales que cette dernière peut et doit intervenir31. Or, parmi les autorités étatiques chargées de cette tâche, les juges investis des attributs classiques de la fonction juridictionnelle (jurisdictio et imperium), occupent la première place et sont de ce fait juges de droit commun de la convention.
15Au titre des ressemblances toujours entre les deux ordres, il faut rappeler que le juge national n’est ni dans l’un ni dans l’autre formellement subordonné au juge européen : ni la Cour de justice ni la Cour européenne des droits de l’homme n’ont le pouvoir d’annuler ou de réformer une décision juridictionnelle nationale. Quelle est alors la nature de leurs relations ?
16Aux termes des traités, les relations entre les juges nationaux et les deux Cours européennes semblent obéir à des logiques assez différentes : à une logique de coopération entre les juges internes et la Cour de Luxembourg s’opposerait une logique de contrôle par la Cour de Strasbourg de l’activité des juges internes32.
17L’article 267 du TFUE organise en effet la « coopération judiciaire » entre les juges nationaux et la Cour de justice, grâce au mécanisme du renvoi préjudiciel, qui prévoit la faculté ou l’obligation pour les premiers de demander à la seconde de statuer sur des questions d’interprétation ou d’appréciation de la validité du droit de l’Union33. Il en résulte que la Cour de justice est saisie d’un renvoi préjudiciel en interprétation alors que les procédures juridictionnelles internes sont en cours, à l’initiative facultative ou obligatoire du juge national. La coopération ainsi organisée par les textes semble en vérité et à première vue laisser peu de place à la libre expression et interprétation du droit commun de l’Union par les interprètes nationaux, invités à ou tenus de solliciter l’interprétation de la Cour en cas de difficulté. La coopération passerait donc par une simple division des tâches, les juges nationaux étant réduits à n’être que la bouche de la loi interprétée par la Cour de justice.
18Le système de Strasbourg, tel qu’il ressort des traités, ne repose pas sur la coopération mais sur le contrôle. En effet, la règle fondamentale de l’épuisement préalable des voies de recours internes déduite du principe de subsidiarité oblige en principe le requérant, avant de saisir la Cour EDH, à exercer tous les recours juridictionnels dont il dispose dans l’ordre national, jusqu’au degré le plus élevé, pour faire valoir ses griefs et obtenir réparation de l’atteinte à un droit dont il se plaint34. En examinant la requête, la Cour de Strasbourg se comporte si ce n’est comme un degré supplémentaire de juridiction, le principe de subsidiarité lui interdisant généralement de réexaminer les questions de fait ou de droit interne examinées et décidées par les autorités nationales35, du moins comme un organe de contrôle a posteriori des décisions du juge interne. La liberté d’interprétation serait donc ici une liberté surveillée et à risque pour le juge national, ce risque étant d’exposer l’État dont il relève à une condamnation en cas de désaveu par la Cour de son interprétation de la convention. Une telle présentation, bien exclusive de l’idée de coopération, ne semblerait ménager prima facie pas plus de place pour un dialogue et un droit vivant circulaire.
19Ces présentations hâtives et contrastées des relations entre les juges internes et chacune des deux Cours européennes doivent cependant être affinées et nuancées tant au regard des traités eux-mêmes que des pratiques et décisions de justice.
20Dans l’ordre de l’Union européenne, le renvoi préjudiciel réserve plus de liberté au juge national qu’il n’apparaît d’emblée. Il convient en premier lieu de revenir sur la nature de la tâche du juge national dans la procédure du renvoi préjudiciel mise en place par les traités : tenu ou pas d’interroger la Cour, le juge national est seul à pouvoir déclencher le mécanisme du renvoi préjudiciel, c’est encore à lui que revient la formulation de la question posée à la Cour et, la Cour ne délivrant qu’une interprétation abstraite36, c’est le juge national qui sera seul appelé à se prononcer sur son application dans le litige et qui assurera, si besoin est, la mise en conformité de son droit national avec l’interprétation du droit de l’Union délivrée par la Cour. Par ailleurs, en 1982, dans son arrêt CILFIT37, la Cour de justice a délivré sa propre conception de la coopération instituée par le mécanisme du renvoi préjudiciel, une conception conviant les juridictions nationales à participer à l’œuvre créatrice d’interprétation du droit communautaire. Elle rappelle en effet que le renvoi préjudiciel obligatoire pour les Cours de dernier ressort vise à éviter des divergences de jurisprudence à l’intérieur de l’Union et affirme le caractère subsidiaire de son intervention, son rôle n’étant que de suppléer les juges des États membres en charge de l’application du droit lorsque ceux-ci ont des problèmes quant à l’interprétation ou la validité du droit communautaire. La Cour poursuit en affirmant qu’il n’y a pas matière à renvoi préjudiciel lorsque l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable. Ce faisant elle reconnaît aux juridictions nationales une marge d’appréciation dans l’application des dispositions de l’article 267 TFUE et dans l’évaluation de la nécessité du renvoi (qu’il soit obligatoire ou facultatif). Certes la Cour pose également qu’il n’y a pas matière à renvoi préjudiciel lorsqu’elle s’est déjà prononcée sur une question. Autrement dit les juridictions nationales ne peuvent pas, en application de cette jurisprudence, poser deux fois une question matériellement identique d’interprétation ou d’appréciation de validité à la Cour de justice. Cependant une juridiction interne pourra poser une question préjudicielle à la Cour, alors que cette dernière l’a déjà tranchée dans une affaire « similaire », à condition d’invoquer des difficultés d’application ou des éléments nouveaux susceptibles de faire évoluer l’interprétation de la Cour38. Ainsi aménagé, le renvoi préjudiciel permet bien aux 27 juges internes de faire entendre leurs voix.
21Dans l’ordre de la convention, à défaut d’un tel mécanisme formel de coopération, la liberté d’interprétation nationale existe mais n’est pas sans risque. Toutefois, la doctrine de la « marge d’appréciation » réservée aux États pour s’ingérer ou apporter des restrictions aux droits non absolus (le plus grand nombre) garantis par la convention, minimise ce risque. Cette marge nationale d’appréciation, non inscrite dans le traité mais dégagée par la Cour EDH et dans laquelle on peut reconnaître une nouvelle manifestation du principe de subsidiarité, est décrite par la Cour elle-même comme « un moyen de définir les rapports entre les autorités internes et la Cour »39. Cette doctrine de la marge nationale d’appréciation se fonde sur le principe selon lequel, étant en contact direct et permanent avec les forces vives de leurs pays, les autorités nationales, au nombre desquelles il faut compter les juridictions nationales40, sont les mieux placées pour évaluer la multitude de facteurs entourant chaque situation en cause et choisir les mesures qui leur paraissent les plus appropriées pour s’acquitter de leurs obligations. La reconnaissance d’une marge d’appréciation ne signifie pas que les autorités nationales échappent à tout contrôle européen. Les ingérences, notamment, dans l’exercice des droits garantis doivent respecter les principes de légalité et de légitimité du but poursuivi. La mesure doit en outre être proportionnée à ce qui est considéré comme nécessaire dans une société démocratique. Mais la formule reste volontairement imprécise et laisse d’autant plus de liberté d’interprétation de la convention au juge national, appelé au premier chef à contrôler l’usage de cette marge d’appréciation par son législateur national et à vérifier la compatibilité avec la convention des ingérences réalisées dans les droits garantis.
22Quoi qu’il en soit dans les deux ordres des nuances relatives aux modes d’expression des juges nationaux, pour bien mesurer l’apport des jurisprudences nationales dans l’élaboration du droit commun de l’Union et du droit commun conventionnel des droits de l’homme, on ne saurait se contenter de rappeler que ces juges sont les juges de droit commun investis dans ces deux ordres d’une certaine liberté d’interprétation pour l’application des règles communes. La plus grande influence exercée par les jurisprudences nationales sur le droit commun appert lorsque la Cour de justice comble les lacunes des textes de l’Union ou lorsque la Cour EDH s’avise de faire évoluer les dispositions générales et imprécises de la convention, instrument vivant.
23Dans l’ordre de l’Union européenne, à partir du moment où la Cour de justice avait très tôt dit pour droit dans ses premières décisions de principe que les traités avaient établi un ordre juridique autonome relevant d’un accord entre les peuples d’Europe, elle s’était autorisée une interprétation constitutionnelle des traités41. Au-delà d’une interprétation gouvernée par le texte, le contexte et le telos du traité, conformément aux dispositions de la convention de Vienne sur le droit des traités42, l’interprétation constitutionnelle invite à rechercher le sens d’un texte non seulement à la lumière de sa finalité (interprétation téléologique) mais à la lumière des objectifs propres au contexte du système de droit dans lequel il s’insère (interprétation que l’on peut dire méta-téléologique43 et qui se réfère, en l’occurrence à la finalité intégratrice de l’Union). Mais affirmer l’existence d’un ordre juridique autonome, c’était également revendiquer la complétude du droit de l’Union dans le domaine de compétence qu’il couvre. Or ce dernier étant nécessairement lacunaire, « il était naturel pour la Cour de justice de s’appuyer sur les ordres juridiques nationaux »44. Les principes généraux du droit dégagés par la Cour et plus particulièrement les principes communs aux droits internes des États membres élevés au rang de principes généraux du droit de l’Union sont donc tout à la fois une méthode utile d’interprétation et de légitimation de l’ordre juridique autonome de l’Union, qui repose sur les peuples de l’Union et ses systèmes juridiques nationaux45.
24Dans l’ordre de la convention, aux termes de l’article 32 § 1 de cette dernière, la compétence de la Cour européenne s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la convention et de ses protocoles. Relativement aux méthodes d’interprétation, la Cour européenne s’est fondée sur la convention de Vienne sur le droit des traités, dont l’article 31 § 1 consacre la méthode d’interprétation téléologique donnant priorité à l’objet et au but des traités et dont l’article 31 § 2 pose que le préambule d’un traité forme partie intégrante du contexte à prendre en compte pour son interprétation. Or, le préambule de la convention EDH évoquant non seulement la sauvegarde mais aussi le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour EDH a estimé que si la référence à la sauvegarde impliquait qu’elle veillât notamment à ce que les droits et libertés énoncés dans la convention demeurent effectifs lorsque les circonstances évoluent, la référence à son développement autorisait un degré d’innovation et de créativité afin d’enrichir la portée des garanties de la convention. Or pour cette approche évolutive, que traduit la théorie dite de l’instrument vivant46, la Cour affirme sa volonté de lire la convention à la lumière des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques47. À l’instar de la Cour de Luxembourg, la Cour de Strasbourg, aux fins de légitimation de son interprétation créatrice (tout en se prenant soin d’affirmer qu’elle ne crée pas de droits nouveaux), s’appuie donc sur les conceptions communes qu’elle découvre notamment dans la jurisprudence des États parties48.
25Appelées à réagir aux interprétations nécessairement premières des juges nationaux, et qu’elles entendent ou non faire œuvre créatrice ou novatrice, les Cours européennes doivent être à l’écoute de ces interprétations nationales avant de décider et d’imposer leurs harmonies.
2 – La découverte ou l’invention des harmonies par les chefs de chœur et leur diffusion portée par des ondes rayonnantes vers les choristes nationaux
26Participant du cadre institutionnel de l’Union, qui vise à « promouvoir ses valeurs, poursuivre ses objectifs, servir ses intérêts, ceux de ses citoyens, et ceux des États membres, (ainsi qu’à) assurer la cohérence, l’efficacité et la continuité de ses politiques et de ses actions »49, la Cour de justice, dont le rôle ne saurait être réduit à celui d’un « interprète neutre des mots écrits par un autre »50, doit contribuer lorsqu’elle rend ses décisions à la dynamique européenne. Chargée plus particulièrement d’assurer « le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités »51, elle s’est fait fort depuis ses débuts « d’échapper au légalisme pur pour situer son action jurisprudentielle au niveau de la compréhension globale du contexte communautaire, c’est-à-dire de son système, de sa structure, de ses objectifs »52. Or bien consciente du fait que le succès de l’intégration juridique européenne réside dans la parenté suffisante des normes de l’Union avec les normes nationales, tout comme les auteurs des normes de l’Union, la Cour de justice puise son inspiration dans les droits nationaux, pour son travail d’interprétation et de comblement des lacunes. Ainsi sont mobilisées les ressources du droit comparé pour trancher les difficultés d’interprétation et discerner dans la jurisprudence des tribunaux internes les règles qui constituent le patrimoine juridique commun des États européens. Il ne s’agira pas pour la Cour de rechercher dans les vingt-sept ordres juridiques la solution qui lui paraîtrait la meilleure mais de trouver ou d’inventer celle qui réalise au mieux un équilibre entre respect des traditions juridiques nationales et adaptation aux besoins spécifiques de l’ordre juridique de l’Union. « Le droit comparatif devient ainsi un instrument supplémentaire de ce qui est la technique prévalente de la Cour : l’interprétation téléologique »53.
27Tout aussi important est le rôle joué par le comparatisme dans la jurisprudence de la Cour EDH, dont les arrêts se fondent sur l’article 31.3 b) de la convention de Vienne sur le droit des traités, qui fait une référence expresse à l’utilité de la méthode comparative. C’est pour évaluer la marge nationale d’appréciation accordée aux États parties dans les ingérences ou restrictions apportées aux droits garantis par la convention, que les juges de Strasbourg recourent à une lecture vivante de la convention menée à la lumière des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques. Ces conceptions communes se découvrent dans la jurisprudence des quarante-sept États signataires. Plus le consensus jurisprudentiel est important, plus sera réduite la latitude laissée aux États54. En revanche l’absence de convergence dans les jurisprudences nationales laisse aux États une ample marge d’appréciation dans le maintien de mesures restrictives aux droits de l’homme55. Par cette approche comparative, la Cour s’efforce de dégager un standard européen de protection, dont elle contrôle le respect ou un dénominateur commun qui lui permet également d’élaborer des notions autonomes à partir des concepts flous de la convention56. Là encore le comparatisme est au service de l’interprétation téléologique, « instrument constitutionnel de l’ordre public européen »57. La Cour EDH puise dans les jurisprudences nationales pour construire ses normes de référence. Ainsi se représente-t-elle son travail comme « un pont entre telle ou telle influence juridique nationale spécifique et la communauté des systèmes de droit représentée à Strasbourg »58.
28Il ne s’agit donc pas seulement pour la Cour de Luxembourg, via le mécanisme du renvoi préjudiciel, d’aider les juridictions nationales quand elles sont appelées à trancher un litige particulier, ni uniquement pour la Cour de Strasbourg de sanctionner une autorité nationale pour non respect de la convention dans une affaire particulière mais bien pour ces deux Cours européennes de « dire le droit », un droit harmonisé par leurs soins qui doit servir de guide aux juridictions nationales dans l’application et l’interprétation décentralisée des règles communes. Seule une autorité attachée à leurs arrêts, rayonnante au-delà du litige principal, peut servir un tel projet.
29Tel est bien le cas pour les arrêts rendus par la Cour de justice quand elle est saisie d’un renvoi préjudiciel en interprétation. Par l’effet même du traité de l’Union qui inclut la jurisprudence comme source de droit, ces arrêts s’imposent dans leur interprétation du droit de l’Union, avec les mêmes effet direct et primauté (créés par la Cour) que le traité lui-même à l’ensemble des juridictions des États membres. Les arrêts de la Cour s’intègrent à l’ordre juridique de l’Union comme le corpus interprétatif des textes fondateurs59. Quand « la Cour dit pour droit... », sa décision n’est pas rendue in concreto. En effet, même si sa décision contribue à la solution concrète du litige pendant devant le juge national qui l’a interrogée, elle ne tranche pas le cas concret. Abstraction faite de tout rapport avec les parties au litige, la décision a une portée générale et l’arrêt de la Cour est obligatoire non seulement pour la juridiction qui a renvoyé mais pour toutes les juridictions des États membres appelées à faire application dans d’autres affaires de la règle interprétée. Cet effet erga omnes produit par l’arrêt rendu à la suite d’un renvoi préjudiciel en interprétation, autrement dit la valeur de précédent acquise par cet arrêt, ne signifie pas pour autant, comme on a déjà pu le souligner, l’immutabilité des interprétations délivrées par la Cour de justice dès lors qu’une juridiction nationale, à condition de pouvoir avancer des difficultés d’application ou des éléments nouveaux d’appréciation, peut déférer à la Cour une question d’interprétation, sur laquelle elle s’est déjà prononcée, pour lui demander de revoir sa position.
30Dans le système de Strasbourg, c’est par une dynamique prétorienne commandée par la Cour EDH et suivie par les juges nationaux60 que s’est construit le régime original de suprématie sur les droits nationaux de la convention dans l’interprétation vivante et évolutive donnée par la Cour. Les juges strasbourgeois n’ont développé aucune doctrine sur l’applicabilité immédiate ou la primauté de leur jurisprudence. Les arrêts de la Cour EDH n’ont pas d’effet erga omnes, le constat de la violation par un État d’un droit garanti et l’arrêt rendu à propos de cette affaire ne valant qu’à l’égard du requérant. Si la convention, en vertu de son article 46, § 2, institue bien une surveillance de l’exécution de l’arrêt confiée au Comité des ministres du Conseil de l’Europe qui invite l’État à l’informer des mesures prises à la suite de l’arrêt, cet arrêt n’est obligatoire que pour l’État défendeur et l’obligation ne s’étend pas en principe au-delà du cas tranché. Cette affirmation ne saurait toutefois masquer l’originalité du contentieux devant la Cour, qui confère une tout autre portée à ses arrêts. Se prononçant sur les droits d’une victime (contentieux subjectif), la décision a bien une autorité relative de la chose jugée. Mais, à l’occasion d’une affaire précise, la Cour se prononce explicitement ou implicitement sur la compatibilité d’un acte interne avec l’interprétation qu’elle retient de la convention (contentieux objectif), ce qui conduira l’État, en cas de condamnation à modifier une loi, un règlement, une pratique, une jurisprudence. Or, au-delà, à partir du cas d’espèce opposable à ce seul État partie au litige, l’interprétation donnée par la Cour acquiert une autorité propre qui peut s’exercer sur tous les États contractants61, ce qu’exprime le concept d’« autorité de la chose interprétée »62. Tout juge national qui ne respecte pas l’autorité de la chose interprétée des arrêts de la Cour EDH sait qu’il risque d’exposer l’État contractant dont il est l’organe à une condamnation par la Cour de Strasbourg. Ainsi la Cour, par ses arrêts constatant la violation de la convention par un État, arrêts revêtus de la simple autorité relative de la chose jugée, invite au-delà, par la force persuasive de ses interprétations, tous les États contractants à leur respect et à son application uniforme. Dans le système de Strasbourg, l’absence de mécanisme institutionnel de coopération du type renvoi préjudiciel n’a pas réduit pour autant les rapports entre les juridictions nationales et la Cour à une somme de relations verticalisées et parallèles. Les juges nationaux intègrent la jurisprudence de Strasbourg, s’y réfèrent dans leurs propres décisions, s’en inspirent, voire l’anticipent63.
31Ainsi se tisse, dans l’ordre de l’Union comme dans l’ordre de la convention, un réseau juridictionnel « fondé sur les rapports d’autorité de la chose jugée et de la chose interprétée dans le cadre d’une procédure préjudicielle et d’échanges plus ou moins explicites et qui procèdent d’un ‘dialogue des juges’ »64. Un dialogue, dont la circularité verticale, produit un droit commun entre contrepoint et harmonie. En retour la mise en partage du droit commun à dire alimente un dialogue circulaire horizontal entre les juridictions nationales ou les cours européennes, révélateur d’un nouveau corps de juges : celui des juges d’Europe.
B – Mesure de l’unité du corps des juges d’Europe dans les relations horizontales entre choristes nationaux ou chefs de chœur
32Le partage d’un même office, dire le droit commun pour les juridictions nationales et en assurer la codirection relativement à la partition des droits de l’homme pour les cours européennes, nourrit les relations horizontales entre celles-ci (2) ou celles-là (1) et donne la mesure de l’unité du corps des juges européens.
1 – Les relations horizontales entre choristes nationaux : l’européanisation de la fonction de juger
33Alors que l’organisation de la justice était considérée comme un des attributs de l’État les plus caractéristiques de la souveraineté, la fonction juridictionnelle n’est plus dans les États membres de l’Union et dans les États parties à la convention uniquement liée à l’État65. Certes la Cour de justice dit respecter l’autonomie institutionnelle et donc procédurale des États membres et la Cour EDH ne manque pas de rappeler la liberté de choix des moyens laissée aux États parties pour s’acquitter de leurs obligations conventionnelles. Mais on a déjà souligné, comment mis au service du droit de l’Union ou du droit de la convention pour garantir effectivement et concrètement les droits des justiciables, les juges nationaux voyaient leur office redéfini par le droit de l’Union ou de la convention. Il ne s’agit pas ici de revenir sur cet encadrement de l’autonomie procédurale pour décrire, dans une perspective interne, l’effet émancipateur des droits européens sur les juges et leurs pouvoirs accrus par les traités, mais pour exposer le phénomène d’européanisation de leur fonction, ferment de la nouvelle communauté des juges nationaux en Europe.
34Les juridictions nationales restent certes des organes de leurs États respectifs mais elles sont toujours plus étroitement associées au système juridique de l’Union ou de la convention. Dans les deux ordres, c’est en tant qu’organe d’un État, membre ou partie, que le juge national se voit confier la mission de protéger les droits conférés aux individus par le droit de l’Union ou la convention. L’habilitation nationale du juge est ainsi doublée d’un titre issu des traités, dans l’ordre de l’Union comme dans celui de la convention, qui élargit considérablement son office. « Il s’agit là de deux titres qui ne se recouvrent pas l’un l’autre, mais qui sont néanmoins solidaires, l’un étant la condition de l’autre. »66. Or ce second titre européen étant partagé par les juges de tous les États membres ou parties, il oblige les juges nationaux, quand ils agissent en tant que juges de droit commun du droit de l’Union ou de la convention, à réaliser qu’ils ne disposent pas d’un monopole interprétatif67, à s’informer entre eux des décisions qu’ils adoptent68 et de façon plus générale à comprendre que, dans l’exercice de cette fonction judiciaire commune, ils doivent raisonner et justifier leurs décisions par rapport aux objectifs des ordres juridiques européens dont ils relèvent69. La multiplication des échanges entre les juridictions nationales favorisée par la constitution de réseaux de juges, qui organisent réunions, colloques, rencontres... et permettent des échanges d’informations ainsi que la coopération transnationale pour la formation des conseils et écoles de la magistrature participent au développement de la confiance mutuelle et du dialogue des juges en dehors du cadre contentieux. Dans ce dernier, les juridictions nationales s’inspirent de plus en plus des jurisprudences étrangères européennes afin de régler des problèmes qui se sont posés de la même façon et que leurs homologues étrangers européens ont eu à trancher, même s’il demeure rare qu’une juridiction nationale indique expressément dans sa décision se fonder sur une jurisprudence étrangère européenne.
35La conscience des juges nationaux d’exercer la même fonction au sein des ordres juridiques européens et de contribuer à l’édification de ces derniers peut être plus ou moins vive70. Mais en tout état de cause, cette fonction judiciaire mise en partage pour la dite du droit commun les oblige à adopter le même raisonnement et les mêmes méthodes d’interprétation (au détriment parfois des raisonnements et méthodes traditionnels), afin d’adapter leur office dans l’ordre de l’Union aux concepts ou notions économiques véhiculés par son droit71 et dans l’ordre de la convention aux concepts ou critères à contenu variable de cet instrument72.
36Leurs pouvoirs étant ainsi accrus, tous les juges nationaux voient en contrepartie leur office réglé et encadré par les mêmes garanties processuelles résultant du standard européen du droit à un procès équitable.
37Et le point d’orgue de la coopération judiciaire est atteint dans l’Union en matière civile et commerciale pour les litiges transfrontaliers européens, à l’origine d’un véritable droit processuel européen73. Sur le terrain des conflits de juridictions, divers règlements relatifs à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions ont unifié, dans les matières qu’ils couvrent (quasiment toute la matière civile et commerciale aujourd’hui), les règles de compétence appliquées par les juges des États membres, opérant ainsi une répartition des litiges entre ces juges et assurant aux décisions rendues par le juge d’un État membre leur reconnaissance et leur exécution toujours plus aisée dans les autres États membres74. En outre, en matière de procédure, ont été adoptées de nombreuses règles communes relativement à l’aide judiciaire et à d’autres aspects financiers des procédures transfrontalières civiles, à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires...75. Pour ces litiges transfrontaliers européens est ainsi attestée une marche progressive vers un espace analogue à un espace judiciaire interne76.
38Aussi bien est-on dans ces conditions autorisé avec Guy Canivet à s’interroger : « Dès lors que sa compétence, ses règles de procédure et ses pouvoirs sont déterminés par le système des traités et qu’il est soumis à ses garanties fondamentales, le magistrat étatique ne relève-t-il pas en définitive, d’un statut européen gouverné tant par le droit des Communautés que par la convention européenne des droits de l’homme ? »77. Encore faut-il, pour la question des droits de l’homme, que les deux Cours européennes, qui entendent veiller à leur respect, s’accordent. Ces harmonies autrefois réalisées sur la base de relations horizontales le seront demain sur la base de relations verticales.
2 – Les relations entre les chefs de chœur : de l’horizontalité à la verticalité
39Le principe de l’adhésion de l’Union à la convention EDH est en effet désormais acquis. Avec le traité de Lisbonne, les États membres ont posé une obligation pour l’Union d’adhérer à la convention à l’article 6 § 2 du TUE modifié : « 2. L’Union adhère à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. (...) ». De son côté, le Conseil de l’Europe et les États parties ont adopté un protocole additionnel n° 14 à la convention EDH, signé en 2004 et entré en vigueur le 1er juin 2010, qui pose une base juridique à l’adhésion de l’Union européenne à la convention en modifiant l’article 59 § 2 : « 2. L’Union européenne peut adhérer à la présente convention. ». Cette adhésion tant attendue révolutionnera-t-elle les relations entre la Cour EDH et la Cour de justice déjà nouées de longue date entre la Cour de justice et la Cour EDH et marquées par une véritable dynamique de coopération ? On peut s’interroger car au dialogue circulaire horizontal initié spontanément par les deux cours pour la dite du droit commun conventionnel des droits de l’homme, puis imposé par les traités à la Cour de justice, se substituera à compter de l’adhésion de l’Union à la convention EDH un dialogue circulaire vertical, à l’instar de celui qui se noue dans les relations de la Cour EDH avec les cours suprêmes des ordres juridiques nationaux. Or comme pour ces dernières aux débuts du dialogue imposé par la convention78, des résistances notamment psychologiques ne sont pas à exclure79, mais les habitudes de coopération spontanée passées pourraient vaincre ces résistances. C’est sur cette coopération passée qu’il convient de revenir pour mieux pronostiquer les changements probables à attendre de cette adhésion.
40Les traités institutifs des Communautés européennes ne comportaient que quelques dispositions éparses insuffisantes à assurer une protection des droits fondamentaux. Mais comme plusieurs cours constitutionnelles menaçaient d’opposer la garantie des droits fondamentaux reconnus par leurs constitutions nationales à la primauté du droit communautaire sur les droits étatiques, la Cour de justice dès son arrêt Stauder80 du 12 novembre 1969, réagit en faisant figurer les « droits fondamentaux de la personne » parmi les principes généraux du droit communautaire dont elle assure le respect. Dans son arrêt Internazionale Handelsgessellschaft, rendu le 17 décembre 1970, elle reprend et précise que « la sauvegarde de ces droits, tout en s’inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté »81. C’est dans l’arrêt Nold du 14 mai 1974 que la Cour de justice mentionne pour la première fois, parmi les sources des droits fondamentaux dont elle entend assurer le respect, certains traités internationaux de protection des droits de l’homme à côté des traditions constitutionnelles communes aux États membres82. Et l’année suivante, dans son arrêt Rutili83, elle se réfère explicitement à la convention européenne des droits de l’homme, dont elle affirme à partir de 1989 qu’elle revêt, parmi les instruments internationaux de protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont adhéré, une « signification particulière »84. En vérité, cette solution s’imposait à la Cour de justice car elle ne pouvait ignorer les engagements internationaux des États membres également membres du Conseil de l’Europe et parties à la convention EDH, qui seuls pouvaient être tenus pour responsables des violations de cet instrument, qui auraient pu résulter du droit de l’Union imposé à ces États.
41En raison de cette « signification particulière » de la convention, alors même que les Communautés européennes et l’Union n’étaient pas en droit liées par les obligations que la convention impose à ses États parties, la Cour de justice s’est autorisée à en contrôler le respect tant par les institutions européennes85 que par les États membres quand (et seulement quand) ils mettent en œuvre le droit de l’Union86 et a permis à ces derniers d’invoquer les obligations que leur impose la convention comme « raisons impérieuses d’intérêt général » justifiant des restrictions aux libertés communautaires87. En 1992, le traité de Maastricht sur l’Union européenne devait consacrer cette jurisprudence en posant que « L’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire »88.
42Surtout, au nom toujours de cette « signification particulière » de la convention, révélatrice des traditions constitutionnelles communes mais aussi instrument vivant, la Cour de justice a pu inclure dans l’application qu’elle fait de cet instrument l’interprétation de la Cour EDH pour le développement de ses propres principes généraux du droit de l’Union dont elle a en charge le respect89. Elle s’est ainsi explicitement référée à la jurisprudence de la Cour EDH90, avant même que la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée le 7 décembre 2000 ne confirme que : « dans la mesure où la présente charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue »91.
43Et alors que cette charte n’avait pas encore la valeur juridiquement contraignante que lui confèrera le traité de Lisbonne, la Cour de justice mais aussi la Cour EDH se sont en outre référées explicitement dans leurs décisions aux dispositions de cette charte des droits fondamentaux de l’Union européenne92. Ainsi la charte « s’est peu à peu affirmée comme une source d’inspiration commune à la Cour de justice et à la Cour européenne, créant de ce fait un mouvement de rapprochement entre les deux systèmes juridiques, dans le sens d’une protection accrue des droits fondamentaux »93. Mais peut-on avancer que « les dispositions de la charte sont également, par elles-mêmes une incitation au dialogue entre les deux cours, a fortiori depuis que cette charte est devenue invocable et opposable » et que « les clauses dites ’horizontales’ que contient la charte, en particulier celle de son article 52, ne peuvent qu’inviter les deux Cours européennes à dialoguer entre elles et à s’inspirer de leurs solutions jurisprudentielles respectives »94 ?
44Le propos doit être nuancé ou précisé. Lisant spontanément la charte, dès avant le traité de Lisbonne, à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne lorsque les droits énoncés par la charte sont également garantis par la convention, la Cour de justice est depuis ce traité tenue de le faire, ayant pour seule liberté de délivrer une interprétation assurant une protection plus étendue des droits, en vertu de conditions spécifiques à l’Union qu’elle souhaiterait imposer aux États membres. En revanche pour la Cour européenne, avant comme après le traité de Lisbonne, la charte et son interprétation donnée par la Cour de justice ne peuvent être que des outils en mesure de l’éclairer sur les conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques et donc de la servir pour l’interprétation évolutive qu’elle délivre des seules dispositions de la convention EDH.
45Quant à l’adhésion à venir de l’Union à la convention, dès lors que la Cour de justice, depuis la reconnaissance de la « signification particulière » de la convention, s’est comportée comme si l’Union sans être liée en droit par la convention l’était en fait, elle ne devrait pas apporter de grands bouleversements aux décisions et méthodes d’interprétation de cette cour95. La Cour de justice, gardienne des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne, se devait de se conformer à l’interprétation donnée par la Cour EDH quand elle appliquait cet instrument, à l’instar des juridictions suprêmes des États parties, gardiennes des droits fondamentaux dans leurs ordres juridiques nationaux respectifs, si ce n’est que cette interprétation était pour elle obligatoire en vertu du droit de l’Union mais non de la convention96. Après l’adhésion, elle le sera en vertu du droit de l’Union et de la convention, comme pour tout État partie. En revanche, pour la Cour EDH, l’adhésion de l’Union emportera des conséquences plus importantes car elle signifiera la possibilité de contrôler les actes et agissements de l’Union comme ceux des États membres et parties sans avoir, pour la première, à faire le détour par le contrôle des mesures nationales de transposition97. De manière plus générale, l’adhésion de l’Union à la convention conduira à soumettre les différents acteurs de l’Union et des États membres à un double standard de protection, celui du droit de l’Union, tel qu’interprété et contrôlé par la Cour de justice, et celui du droit de la convention, tel qu’interprété et contrôlé par la Cour européenne, le premier devant se conformer au second pour les droits fondamentaux garantis par les deux ordres juridiques européens. Pour l’interprétation de la convention, instrument constitutionnel de l’ordre public européen, la Cour EDH sera le seul chef du nouveau chœur, qui accueillera l’Union et aura, dans le respect du principe de subsidiarité, « un pouvoir de dernier mot »98 pas figé pour autant si la Cour de justice accepte humblement de coopérer dans sa condition nouvelle de choriste, un peu particulier certes, mais choriste tout de même.
46Quels que soient les mécanismes procéduraux qui seront adoptés demain pour régir les relations entre la Cour de justice et la Cour EDH, leur succès dépendra largement de la volonté de ces deux cours comme de celle des juges nationaux de coopérer pour assurer le respect et la promotion des droits fondamentaux en Europe. Plus généralement, le passé proche et le présent révèlent en effet que la cohésion du nouveau corps des juges d’Europe comme la qualité du droit commun résultent de l’attitude volontariste de ces juges et de leur sentiment d’appartenance à un même corps99. C’est ce que soulignent d’ores et déjà en creux un certain nombre de fausses notes.
II – Les fausses notes ou les divisions du corps des juges d’Europe
47On ne s’improvise pas choriste ou chef de chœur, surtout quand de chef de chœur national dirigiste on devient choriste et quand le chœur est appelé à intégrer de nouveaux membres. Il en résulte un certain nombre de fausses notes, de « couacs », que l’on serait tenté d’imputer aux choristes (A), quand leur responsabilité incombe bien souvent aux chefs de chœur (B).
A – Les fausses notes imputables aux choristes ?
48Ce sont en Europe les plus hautes juridictions, chargées traditionnellement du pouvoir d’unification de l’interprétation du droit dans leurs ordres juridiques nationaux respectifs, qui ont le plus souvent manifesté les résistances les plus vives tant dans l’ordre de l’Union (1) que dans l’ordre de la convention (2).
1 – Les fausses notes des choristes dans l’ordre de l’Union
49Pour le droit de l’Union, c’est à travers le mécanisme du renvoi préjudiciel en interprétation et la question de la primauté du droit de l’Union que le refus de coopération peut notamment se donner à voir. Il s’agira pour la juridiction nationale tantôt de refuser d’appliquer le droit de l’Union, tantôt d’imposer son interprétation nationale du droit de l’Union. On illustrera ici le propos en s’en tenant pour l’essentiel à l’exemple français.
50Relativement à la primauté du droit communautaire l’histoire conflictuelle des rapports du Conseil d’État avec la Cour de justice est désormais bien connue et on ne s’y attardera guère100. Le Conseil d’État, très lié à l’État par son histoire et qui fut le protecteur de ce dernier, a éprouvé pendant un temps une gêne bien compréhensible à faire prévaloir le droit communautaire sur le droit national. Cette position était d’autant plus embarrassante que ce sont souvent les institutions publiques qui sont mises en cause pour non respect du droit de l’Union et qui sont par définition les premières responsables. Mais cette histoire belliqueuse est aujourd’hui révolue101 et « l’état de guerre » n’est plus102. Depuis le tournant de l’arrêt Nicolo103, par lequel le Conseil d’État a reconnu la primauté du droit primaire, la même primauté a en effet été reconnue au droit dérivé104, à la jurisprudence de la Cour de justice105, et plus particulièrement aux principes généraux du droit communautaire106 qui, depuis la décision Syndicat national de l’industrie pharmaceutique107, ont valeur supra-légale. En outre, la violation de la primauté du droit communautaire est pleinement sanctionnée par le juge administratif par la voie du recours pour excès de pouvoir et dans le contentieux de la responsabilité depuis la décision Gardedieu108. Le Conseil d’État a même accepté, opérant à l’occasion un revirement par rapport à sa jurisprudence Cohn-Bendit109, que soient invoquées directement les dispositions précises et inconditionnelles d’une directive au soutien de la contestation de la légalité d’un acte administratif individuel110. Subsiste néanmoins aujourd’hui un désaccord entre la Cour de justice111 et le Conseil d’État112, désaccord avec la Cour de justice que partagent le Conseil Constitutionnel113 et la Cour de cassation114, qui s’exprime par le refus d’admettre la primauté du droit de l’Union sur la constitution. Or « le rappel constant de la primauté de la constitution française semble témoigner de la volonté de conserver un puissant levier de fermeture potentielle de l’ordre juridique français »115. La jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2004 et 2006 relative à la transposition des directives, loin d’assurer une primauté absolue au droit dérivé, a en effet introduit une « réserve de constitutionnalité »116. Certes le Conseil constitutionnel a reconnu que l’article 88-1 de la constitution fondait la primauté du droit communautaire et que la transposition en droit interne d’une directive communautaire résultait donc d’une exigence constitutionnelle : incompétent pour connaître d’une loi qui se borne à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive (le contrôle de la conformité de la loi au droit communautaire relève des juges ordinaires qui peuvent saisir d’un renvoi préjudiciel la Cour de justice), l’exigence constitutionnelle de transposition autorise néanmoins le Conseil constitutionnel à déclarer non conformes à l’article 88-1 de la constitution les dispositions législatives manifestement incompatibles avec la directive qu’elle a pour objet de transposer. Mais le Conseil constitutionnel pose surtout une limite à l’exigence de transposition, à savoir que la transposition ne saurait aller à l’encontre d’une « disposition constitutionnelle expresse » (en 2004), puis « d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (en 2006). D’après les commentaires autorisés parus aux Cahiers du Conseil constitutionnel, les règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle française seraient des « règles inhérentes à notre ordre constitutionnel », lesquelles correspondraient aux « dispositions expresses de la constitution » ou « dispositions spécifiques » de la constitution. Autrement dit, les variations terminologiques entre 2004 et 2006 n’auraient entraîné aucune modification sémantique117. Les règles ou principes en question renverraient aux dispositions propres à la constitution française, qui n’auraient pas d’équivalent en droit européen. C’est seulement dans ce dernier cas, que le Conseil constitutionnel s’autoriserait à exercer son contrôle de la loi transposant la directive (et sauf disposition manifestement incompatible avec la directive). L’identité constitutionnelle française peut concerner des droits fondamentaux mais également des principes caractérisant par leur permanence les constitutions républicaines de la France, à savoir la souveraineté nationale, la représentation et le séparation des pouvoirs118. De son côté, le Conseil d’État, dans son arrêt Arcelor, s’est reconnu le pouvoir de contrôler la constitutionnalité d’un décret de transposition d’une directive au regard de l’ensemble du bloc de constitutionnalité. Cet examen est toutefois lui aussi assorti d’une limite dans le cas où l’acte de transposition ne fait que reproduire les dispositions précises et inconditionnelles de la directive : le juge administratif doit alors « rechercher s’il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu’il est interprété en l’état actuel de la jurisprudence communautaire, garantit par son application l’effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué »119. Dans l’affirmative, il appartient au juge administratif d’examiner la compatibilité de la directive avec ce principe et en cas d’incompatibilité de saisir la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité ; dans la négative, c’est-à-dire en l’absence de principe général du droit de l’Union équivalant au principe constitutionnel français évoqué, il lui appartient de se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions réglementaires contestées. Les jurisprudences respectives du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État heurtent assurément le principe de primauté absolue du droit de l’Union posé par la Cour de justice120. Le conflit affiché doit vraisemblablement être relativisé. Alors que pour certains auteurs les défenses des identités nationales seraient des « écueils sur la voie royale de la construction européenne »121, pour d’autres auteurs les hypothèses de conflit devraient demeurer exceptionnelles122. Surtout, l’article 4 § 2 TUE pose désormais que l’Union respecte « l’identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles » des États membres. Aussi la jurisprudence de la Cour de justice devrait évoluer dans les années à venir dans le sens d’une relativisation de la primauté du droit de l’Union, la Cour de justice étant invitée par les traités à réaliser un équilibre entre primauté et identité nationale123. Mais en cas de désaccord entre la Cour de justice ayant à réaliser cet équilibre et les plus hautes juridictions nationales chargées de définir l’identité nationale opposable à la primauté du droit de l’Union, chacune de ces juridictions étant souveraine dans son ordre, le conflit entre les juges nationaux et européens ne pourra être que frontal.
51Le refus de transmettre à la Cour de justice des renvois préjudiciels est le second type de résistance affiché par les Cours suprêmes nationales en vue d’imposer leur propre interprétation du droit de l’Union ou de ne pas l’appliquer. Plutôt qu’un refus pur et simple de transmettre124, le refus se fait souvent plus nuancé et plus subtile à la faveur de l’emploi de la théorie de l’acte clair125. L’exemple français du Conseil d’État est là encore bien connu. Dès 1964, dans son arrêt Société des pétroles Shell-Berre126, le Conseil d’État décidait de ne pas utiliser le mécanisme des questions préjudicielles, en recourant précisément à une utilisation de la théorie de l’acte clair « qui défiait la bonne foi la plus élémentaire »127, tant la disposition relative à l’aménagement des monopoles publics nationaux déclarée claire apparaissait comme une des dispositions les plus complexes du traité. C’est seulement en 1970 que le Conseil d’État saisira pour la première fois la Cour de justice128. Les relations avec la Cour de justice ne seront pas pour autant dépassionnées, comme le révèlera encore le refus de saisir la Cour de justice dans l’affaire Cohn-Bendit129. Seul l’arrêt CILFIT130 rendu par la Cour de justice en 1982, qui, on l’a vu, reconnaissait aux juridictions nationales une marge d’appréciation dans l’application des dispositions de l’article 267 TFUE et dans l’évaluation de la nécessité du renvoi, qu’il soit obligatoire ou facultatif, convaincra les juges du Conseil d’État d’avoir été entendus et apaisera le climat. Encore convient-il de souligner plus généralement avec Norbert Gross que l’emploi de la théorie de l’acte clair lui-même se dédouble. Dans sa version classique encadrée par l’arrêt CILFIT, la théorie de l’acte clair vise le droit de l’Union et autorise le juge national, tenu d’appliquer une disposition du droit de l’Union évidente et ne laissant place à aucun doute raisonnable, à ne pas poser de question préjudicielle à la Cour de justice. Dans sa version plus récente, la théorie de l’acte clair à laquelle se réfèrent les juges nationaux, s’appuie non plus sur l’interprétation claire et non équivoque du droit de l’Union mais sur celle claire et non équivoque d’une norme nationale. La Cour de justice, respectueuse des ordres constitutionnels nationaux et de l’obéissance due par les juges à leur législateur national, reconnaît en effet que le droit de l’Union n’exige pas des juges nationaux qu’ils se livrent à une interprétation contra legem de leur loi nationale pour se conformer au droit de l’Union. Aussi les juges nationaux peuvent-ils refuser de poser une question préjudicielle à la Cour de justice quand la loi nationale claire et non équivoque à leurs yeux ne peut être interprétée conformément au droit de l’Union. Demeure alors seulement envisageable, pour briser l’opposition du législateur national (réelle ou décrétée par le juge), une procédure de manquement contre l’État membre dont ce juge relève131. Entre les mains du juge national, la théorie de l’acte clair « constitue ainsi un moyen efficace de freinage pour l’évolution du droit communautaire »132.
52De tels freins s’observent-ils pour le droit conventionnel ?
2 – Les fausses notes des choristes dans l’ordre de la convention
53Pour le droit de la convention, en l’absence d’un mécanisme procédural du type du renvoi préjudiciel existant dans l’ordre juridique de l’Union, la qualité du dialogue noué entre la Cour EDH et les juridictions nationales est dans l’étroite dépendance des « terreaux juridico-politiques dans lesquels s’enracine ce dialogue »133. La place très variable accordée à la convention dans la hiérarchie des normes des ordres juridiques nationaux, l’autorité reconnue aux arrêts de la Cour (elle-même dépendante de la tradition de common law ou de la tradition civiliste des États parties, ceux relevant de la première étant a priori plus réceptifs à la prise en compte de la jurisprudence strasbourgeoise, eu égard à la valeur accordée au précédent), la conception de la séparation des pouvoirs (et plus particulièrement la déférence du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir législatif), l’existence ou non d’un contrôle de conventionalité (réservé à une juridiction constitutionnelle ou exercé par tout juge), mais surtout la proximité ou la distance d’une jurisprudence de la Cour EDH avec les valeurs essentielles des ordres juridiques nationaux sont autant de facteurs qui contribuent à l’effectivité de cette jurisprudence européenne dans les ordres juridiques nationaux ou à son ineffectivité, qui peut se traduire par la résistance volontaire des juridictions suprêmes nationales à l’effet immédiat ou à l’autorité de la chose interprétée des décisions de la Cour. Pour s’en tenir à l’exemple français134, la ratification tardive en 1974 de la convention par la France et l’absence de droit de recours individuel avant 1981, qui rendait bien théorique une intervention de la Cour EDH, ont permis aux juridictions françaises d’ignorer largement dans un premier temps la convention et la jurisprudence de la Cour EDH. Mais une fois ratifiée, la convention s’est vue reconnaître dans la pyramide des normes un rang certes inférieur à la constitution mais supérieur à la loi. Celle-ci étant d’applicabilité directe135, les juges judiciaires et administratifs sont tous en mesure d’exercer un contrôle de conventionalité. Alors que les conditions semblaient donc plutôt favorables à une bonne réception de la convention et de la jurisprudence de la Cour EDH, « après le temps de l’ignorance vint celui de la résistance »136 tant de la part des juridictions administratives, comme en témoignera la jurisprudence Debout137 sur l’applicabilité de l’article 6 de la convention au contentieux disciplinaire devant les juridictions ordinales (le Conseil d’État, revendiquant un pouvoir d’interprétation autonome, opposera une lecture littérale de cet article à la lecture constructive de la Cour) que de la part des juridictions judiciaires, comme en attestera le refus pendant près de trente ans de certaines chambres de la Cour de cassation de soulever d’office l’application de la convention comme moyen d’ordre public. Mais les condamnations à répétition de la France pour des applications de la convention contraires à la jurisprudence de la Cour EDH devaient conduire les juges français à revoir leur position au nom de la prévention des risques de nouvelles condamnations. Néanmoins en matière de droits de l’homme, la France, « Patrie des droits de l’homme », « répugne à recevoir des leçons venues d’ailleurs »138. Et alors que l’influence de la jurisprudence européenne sur celle de la Cour de cassation139, du Conseil d’État140 ou du Conseil constitutionnel141, est désormais devenue incontestable, ces juridictions françaises continuent généralement de nier l’autorité de la chose interprétée des arrêts de la Cour EDH et feignent de conserver un pouvoir d’interprétation autonome, quand bien même elles acceptent de reprendre les interprétations délivrées par la Cour EDH. La Cour de cassation considère ainsi que, si un arrêt de condamnation de la Cour européenne permet à celui qui s’en prévaut de demander réparation, en revanche « le moyen qui se fonde sur un arrêt de la Cour EDH est inopérant ; qu’en effet les décisions rendues par ladite Cour (...) n’ont aucune incidence directe en droit interne sur les décisions des juridictions nationales »142. Le Conseil d’État s’en tient de même à l’autorité relative de la chose jugée143. Pour les juridictions administratives et judiciaires, « tout repose sur une démarche prétendument volontaire du juge interne »144. La difficile réception de la jurisprudence strasbourgeoise par les juges ordinaires s’expliquerait en partie par la conception traditionnelle de la séparation de pouvoirs héritée de la Révolution française, comme l’ont révélé les épisodes français et européens sur les lois de validation, même si cette histoire à rebondissements a eu pour dénouement un alignement de l’ensemble des juridictions suprêmes françaises sur la Cour de Strasbourg, à l’encontre de la volonté du législateur français. Quant au Conseil constitutionnel, c’est seulement en 2004 que, réalisant un véritable tournant, il s’est référé pour la première fois à la jurisprudence de la Cour EDH, pour apprécier la compatibilité du projet de traité constitutionnel européen et de la charte avec différents principes constitutionnels français et, en particulier, le principe de laïcité145. Assurément, même si elle est plus ou moins ostensible, l’heure est à l’ouverture des juridictions suprêmes françaises à la jurisprudence de la Cour EDH, ces juridictions nationales se livrant de plus en plus à son application spontanée, voire constructive146. Les résistances ne demeurent vives que lorsque la jurisprudence de la Cour EDH heurte certains principes fondamentaux ou des traditions propres à la culture juridique française147, qui font écho à l’identité nationale opposée aujourd’hui, on l’a vu, par le Conseil constitutionnel, à la primauté du droit de l’Union et qui pourrait bien l’être demain à la convention EDH et aux interprétations délivrées par la Cour.
54Dans ces cas, les freins opposés par les juges nationaux apparaissent alors largement dépendants de l’attitude des Cours européennes et rappellent que nombre de fausses notes dans le concert européen pourraient être évitées grâce à une meilleure direction des chœurs.
B – Les fausses notes imputables à la direction des chefs de chœur
55Fausses notes ou mauvaises harmonies ? Une direction insuffisamment à l’écoute des choristes nationaux nuit à la cohésion du chœur et à la qualité du droit qu’il coproduit (1). La participation à deux chœurs distincts pour dire une partition en partie commune n’est pas non plus sans poser des difficultés quand les deux chefs de chœur s’entendent trop ou pas assez (2).
1 – La responsabilité des chefs de chœur dans les relations verticales
56C’est bien un manque d’attention qui pourrait être reproché à la Cour de justice pour la coopération déraisonnable qu’elle attend des juges des États membres dans l’application du droit de l’Union. Cette coopération apparaît tellement démesurée que Michal Bobek a pu écrire que la jurisprudence de la Cour de justice avait créé un juge à l’image d’un « véritable Hercule juridique européen »148. Il est en effet d’abord demandé aux juges des États membres de parler de nombreuses langues européennes. L’Union européenne compte actuellement vingt-trois langues officielles toutes également authentiques et les juges nationaux, lorsqu’ils interprètent le droit de l’Union, doivent comparer les différentes versions linguistiques pour être assurés d’en délivrer une interprétation correcte149. La Cour leur demande ensuite d’appliquer (et donc de connaître) le droit de l’Union comme il appliquerait le droit national150. Elle exige encore d’eux de se livrer à une recherche de droit comparé, l’arrêt CILFIT ayant posé qu’en matière d’interprétation du droit communautaire « (...) la juridiction nationale doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux juridictions des autres États membres et à la Cour de justice »151. Et, on l’a vu, elle leur demande enfin, de procéder à un raisonnement téléologique. Dans ces conditions, les consignes du chef de chœur rendent difficile le déchiffrage de la partition. Aussi la distance est grande entre les méthodes d’application du droit de l’Union imposées par la Cour de justice et la réalité des pratiques judiciaires : les juges nationaux n’ont guère l’habitude de consulter les différentes versions linguistiques du droit de l’Union ; ils ne maîtrisent pas tous parfaitement ce droit, encore pour eux bien souvent ressenti comme étranger, et il est peu probable qu’ils respectent les exigences comparatives de la jurisprudence CILFIT152. Mais on peut penser avec Michal Bobek que, précisément à cause du caractère démesuré de la tâche confiée aux juges nationaux de droit commun, « le système fonctionne uniquement parce que les juges nationaux ignorent la plupart des choses que la CJCE exige de leur part. »153.
57En revanche, quand la Cour de justice et la Cour européenne durcissent leur direction en étant moins à l’écoute des juridictions nationales (du contrepoint), le droit vivant s’éloigne de l’idéal du droit choral poursuivi, qu’il y ait rébellion ou non.
58Au regard de leur activité jurisprudentielle, la vie de la Cour de justice comme celle de la Cour EDH ne ressemblent en rien à un long fleuve tranquille, mais bien plutôt à « des marées, marquées par le flux et le reflux des eaux »154. En effet ces deux Cours oscillent entre activisme judiciaire et prudence interprétative155. Mais quand l’une ou l’autre fait preuve d’activisme, les juridictions nationales seront parfois tentées de réagir à des décisions de la Cour de justice considérées par trop « intégrationnistes » ou à des décisions de la Cour EDH, ressenties comme reflétant une mauvaise compréhension des situations en droit interne. Les exemples de ces deux types de résistance abondent et certains propres aux juridictions suprêmes françaises ont déjà été donnés. La rébellion des juridictions suprêmes françaises à l’encontre de la primauté du droit de l’Union décrétée par la Cour de justice a notamment déjà été exposée156 ; mais on aurait pu tout autant invoquer les exemples des juges constitutionnels allemand, italien, espagnol, danois, tchèque... Quant aux énergies déployées en France par le Conseil d’État puis par le pouvoir réglementaire157 pour défendre la place du commissaire du gouvernement (devenu rapporteur public) au sein de cette juridiction après la condamnation de la France à Strasbourg dans les affaires Kress158 et Martinie159, elles sont également bien connues et emblématiques du sentiment d’incompréhension et de méconnaissance de certaines institutions nationales à Strasbourg160. Or cette impression d’être parfois incompris des juges strasbourgeois est là encore largement partagé par les juridictions suprêmes des autres États parties161.
59Les réticences des juridictions nationales ne sont certes pas toujours également légitimes, mais elles le sont assurément quand l’activisme judiciaire des deux cours européennes, à l’origine de ces réactions, produit un droit commun qui n’a de commun que le nom. Cet activisme alors n’est pas sans danger car lorsque les droits communs de l’Union et de la convention cessent de se nourrir « de l’humus des droits nationaux »162, ils deviennent « des droits venus d’ailleurs », « des droits venus de nulle part qui n’ont ni histoire ni territoire : ils ont surgi d’abstractions »163, elles-mêmes sorties tout droit de la tête de juristes considérés comme apatrides ou « hors-sol »164, rappelant alors que la cohésion sociale et professionnelle fait ici encore souvent défaut entre les magistrats européens et les magistrats nationaux, y compris de même nationalité165.
60Il en va ainsi quand la Cour de justice impose le respect de principes généraux « communs » aux États membres qui ne sont en réalité connus que d’une minorité d’États166 ou, pire, quand elle ignore « le patrimoine constitutionnel commun, en avançant tout droit sur sa route, en ne regardant avec attention que les normes des traités »167. Il en va de même lorsque la Cour EDH, se livrant à une interprétation évolutive et consensuelle, réduit la marge nationale d’appréciation au nom d’un consensus pourtant inexistant168 ou, pire, fait fi d’un consensus existant et condamne un État partie, dont la législation n’est qu’une des expressions de ce consensus169. Ainsi, les Cours européennes prennent-elles le risque de heurter frontalement les autorités nationales, au premier rang desquelles figurent leurs juridictions, mais surtout d’appauvrir le droit commun.
61Et ce dernier risque est accru quand les Cours européennes s’engagent sur la voie de la hiérarchisation de leurs relations avec les juges nationaux. Telle est bien la voie empruntée par la Cour de justice quand elle refuse de répondre à certaines questions préjudicielles170. Il en va de même quand elle dit pour droit que le juge national, saisi d’un litige entre particuliers dans une matière entrant dans le domaine d’application d’une directive, est tenu d’interpréter son droit national à la lumière du texte et de la finalité de cette directive et que, développant ainsi le principe de primauté du droit de l’Union171, elle contourne tant la règle de l’absence d’effet direct horizontal des directives, qui interdit à un particulier d’invoquer une directive à l’encontre d’un autre particulier172, que celle qui lui interdit de statuer sur une disposition de droit national173. Il y a bien encore une volonté de la Cour de justice de discipliner les juges nationaux quand, par son retentissant arrêt Köbler, elle pose le principe de la responsabilité d’un État membre pour des dommages causés aux particuliers par la violation du droit communautaire « imputable à une décision d’une juridiction d’un État membre statuant en dernier ressort »174. Dans l’ordre de la convention, où tout repose d’emblée sur un mécanisme de contrôle, la rigidification des relations de la Cour EDH avec les juridictions nationales, qui se traduit par une réduction de leur espace de liberté d’interprétation, passe par des atteintes au principe de subsidiarité. Il y a atteinte à ce principe quand la Cour EDH ne respecte pas l’autonomie des ordres juridiques, s’écarte de sa démarche qui est en principe la sienne, à savoir celle de la retenue judiciaire et se comporte comme une quatrième instance au nom de l’effectivité des droits. Sur le fondement du principe de subsidiarité et du respect de l’autonomie des ordres juridiques, la Cour EDH pose en effet qu’elle n’est pas compétente pour examiner une requête relative à des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, ou pour substituer sa propre appréciation à celle des juridictions mais elle ajoute que cette retenue doit céder quand « ces erreurs lui semblent susceptibles d’avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la convention »175. Or, quoique la Cour EDH affirme qu’elle « ne peut mettre en cause l’appréciation des autorités internes que lorsque celle-ci est révélatrice d’un arbitraire évident », l’affaire Dulaurans176 a bien montré qu’au nom de l’effectivité des droits et de la condamnation de l’arbitraire, la Cour EDH pouvait s’ériger en un quatrième degré de juridiction. Un dirigisme excessif peut également se dissimuler derrière une interprétation évolutive « sans consensus européen », quand dans une matière elle condamne un État qui « outrepasse une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit-elle », alors même, que dans le même temps elle relève qu’il n’y a « aucune approche commune en la matière »177. Et le dialogue avec les juridictions nationales peut tourner court en cas de recours excessif à la technique des notions autonomes, consistant à donner une définition proprement européenne à une notion conventionnelle, ou à la procédure des arrêts pilote, permettant à la Cour de rendre, en cas de situation qualifiée de systémique (c’est-à-dire dans l’hypothèse d’une violation de la convention qui, selon la Cour, révèle un problème structurel sous-jacent et susceptible de donner lieu à de multiples requêtes), une solution qui va au-delà d’un cas particulier et qui s’applique à toutes les affaires similaires soulevant la même question178. Mais il faut bien reconnaître que les notions autonomes comme les arrêts pilote, qui garantissent une application uniforme de l’interprétation de la convention, ne sont pas nécessairement mal vus des juridictions nationales, elles-mêmes assurées en les respectant d’échapper à une condamnation de la Cour de Strasbourg179.
62Rentrer ainsi dans le rang pour ne pas risquer un camouflet, ou bien entrer en résistance -la seule résistance nationale susceptible de se traduire par une victoire étant bien souvent l’identité nationale opposée à la jurisprudence des Cours européennes180-, ou bien encore se livrer à des calculs pour faire échec soit à la volonté de son législateur national181 soit à celle de l’une des deux Cours européennes, deviennent les seules alternatives pour les juges nationaux, donnant à croire avec Joël Andriantsimbazovina que « dans une constellation d’ordres juridictionnels non gouvernée par la hiérarchie, les risques de divergences et de conflits entre juridictions guettent. Les juges pourraient succomber soit à la tentation du Gouvernement des juges, soit à celle de la guerre des juges »182.
63La Cour de justice et la Cour EDH qui, demain après l’adhésion de l’Union à la convention, pas plus qu’hier et aujourd’hui, n’entretiendront des relations hiérarchisées, ont-elles su et sauront-elles échapper à cette tentation du gouvernement des juges ou de la guerre des juges, qui a pu ou pourrait nuire au droit commun des droits de l’homme ?
2 – La responsabilité des chefs de chœur dans leurs relations bilatérales en devenir
64L’histoire et les formes de la coopération de la Cour de justice et de la Cour EDH ont été rappelées183. Une coopération que l’on a pu qualifier de coopération « spontanée » pour souligner l’absence de lien organique entre les deux cours, l’Union européenne n’étant pas partie à la convention EDH. Mais on n’a peut-être pas assez souligné que la Cour de justice et la Cour EDH n’avaient en réalité guère eu d’autre choix que celui de coopérer. Pas plus que la Cour de justice ne pouvait ignorer les engagements internationaux des États membres résultant de leur adhésion à la convention EDH, la Cour EDH ne pouvait ignorer les engagements internationaux des États parties résultant de leur adhésion à l’Union. Et après un temps d’observation, de même que la Cour de justice devait reconnaître la spécificité de l’instrument international qu’est la convention EDH184, la Cour EDH devait reconnaître celle de l’Union, organisation internationale dotée d’une personnalité propre ayant le pouvoir de donner naissance à des normes qui participent d’un ordre juridique nouveau intégré aux ordres juridiques des États membres. Et chacune de convenir bien sûr et en toute réciprocité de la part essentielle revenant à l’autre dans cette spécificité. Il devait en résulter sur le terrain des droits de l’homme « une jurisprudence des deux Cours (...) marquée par un volontarisme harmonieux, une osmose interprétative délibérément entretenue »185. Mais cette concorde judiciaire n’a-t-elle pas fini par aveugler la Cour EDH ? Plus précisément la révérence de la Cour de justice envers son homologue strasbourgeoise justifiait-elle le cadeau fait à l’Union par la Cour EDH dans le célèbre arrêt Bosphorus186, qui a jugé que le système des droits fondamentaux dans l’Union jouissait d’une présomption de conformité avec le système conventionnel, à l’issue d’un simple rappel de l’œuvre prétorienne accomplie par la Cour de justice consacrée par les textes de l’Union (notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) et d’un contrôle global et abstrait de l’équivalence des garanties offertes par l’Union, tant sous l’angle matériel que procédural ? L’Union européenne étant une organisation internationale offrant une protection équivalente à celle de la convention EDH, il y a lieu selon la Cour EDH, de présumer que les États membres eux-mêmes respectent les exigences de la convention lorsqu’ils ne font qu’exécuter des obligations juridiques résultant de leur adhésion à l’Union. Cette présomption peut être toutefois renversée quand dans une affaire donnée la protection des droits garantis est entachée d’une « insuffisance manifeste ». Le rôle de la convention en tant qu’« instrument constitutionnel de l’ordre public européen » dans le domaine des droits de l’homme doit alors l’emporter sur l’intérêt de la coopération internationale187. De l’aveu même de sept juges de la Cour EDH ayant exprimé une opinion concordante sous l’arrêt Bosphorus, en renonçant a priori à une vérification au cas par cas de l’équivalence de la protection, la Cour EDH prenait le risque de consentir « tacitement au remplacement, dans le domaine du droit communautaire, du standard conventionnel par un standard communautaire, lequel pourrait, certes, s’inspirer du standard conventionnel, mais son équivalence avec celui-ci ne ferait alors plus l’objet d’un contrôle autorisé »188 ou encore le risque de « ... donner l’impression que les Etats membres de la Communauté européenne sont soumis à un système différent et plus indulgent en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantis par la convention.189 » Certes ils notaient que le contrôle in concreto resterait possible quand, dans le cadre d’une affaire donnée, la Cour jugerait que « la protection des droits garantis par la convention était entachée d’une insuffisance manifeste ». Mais selon les mêmes juges, « le critère d’une insuffisance manifeste semble fixer un seuil d’exigence relativement bas qui contraste singulièrement avec la nature générale du contrôle qui s’exerce dans le cadre de la convention européenne des droits de l’homme »190. Pourtant ils relativisaient le risque d’un double standard de protection191, en raison notamment de l’autorité morale (à défaut d’être déjà contraignante à l’époque) de la charte des droits fondamentaux, qui, on l’a vu, reprend les droits de la convention EDH et interdit un niveau de protection moindre que celui accordé par la Cour EDH. La solution Bosphorus n’en devait pas moins être légitimement critiquée par un certain nombre d’auteurs en raison du « vice conservateur »192 qu’elle recelait, dans le sens où il pouvait traduire une « politique jurisprudentielle marquée par un ‘suivisme aveugle’ »193. Et on pouvait en effet craindre que « sous couvert d’orchestrer l’harmonie, la Cour de Strasbourg se voile la face et entretienne, pis, légitime des lacunes en matière de protection des droits dans le système de l’Union européenne »194, lacunes qui aujourd’hui encore demeurent mais ne seraient pas nécessairement toutes perçues comme caractérisant une « insuffisance manifeste » de protection195.
65Certes ces craintes n’étaient pas partagées par tous les auteurs, tout comme le devenir de la jurisprudence Bosphorus (maintien ou disparition ?) quand l’Union aura adhéré à la convention EDH, divise aujourd’hui les auteurs196. D’un point de vue logique, la jurisprudence Bosphorus, qui répondait au besoin de réaliser un équilibre entre d’un côté l’objectif de protection des droits garantis par la convention et de l’autre, au nom de la coopération internationale, la prise en considération des obligations juridiques internationales des États parties découlant de leur participation à d’autres organisations internationales, devrait disparaître dès lors que l’Union devenue partie à la convention répondra directement, à l’instar des États parties, de ses actes devant la Cour EDH. Mais des considérations de politique jurisprudentielle, soucieuses de la qualité du dialogue à entretenir avec l’Union européenne et la Cour de justice sont avancées en faveur de la pérennisation de la jurisprudence Bosphorus197, moins contestable depuis que la charte des droits fondamentaux a acquis force contraignante. Certes mais une fois que l’Union aura adhéré à la convention EDH, l’argument fondé sur la force obligatoire de la charte ne sera d’aucune utilité et la question de la portée du contrôle de la Cour EDH sur les actes de l’Union demeurera entière, l’adhésion ayant pour effet de transformer l’obligation interne à l’Union inscrite dans la charte de respecter la convention EDH telle qu’interprétée par la Cour EDH en obligation internationale dont le respect sera contrôlé par la Cour EDH. La question devra donc être posée dans les termes suivants : l’Union européenne, partie à la convention, doit-elle être traitée différemment des États parties ? La même question pourrait encore être posée dans les termes suivants : la qualité du dialogue à entretenir par la Cour EDH avec la Cour de justice appelle-t-elle d’autres mécanismes que ceux mis en œuvre avec les États parties, à savoir principalement la règle de l’épuisement des voies de recours internes et la marge nationale d’appréciation, toutes deux déduites du principe de subsidiarité ? On peut en douter et penser qu’il conviendrait simplement d’adapter ces règles à la spécificité du nouvel adhérent que sera l’Union européenne. L’adaptation de la première règle est au cœur des négociations de l’accord d’adhésion et devrait être rapidement réglée. Soucieuse de préserver le bon fonctionnement du système juridictionnel de l’Union européenne, la Cour de justice a très tôt fait savoir que la règle de l’épuisement des voies de recours, ne devrait être satisfaite « sans que la Cour de justice ait pu, au préalable, se prononcer définitivement » sur la conformité d’un acte de l’Union avec la convention EDH198. Le problème ne devrait en réalité se poser que dans le cadre des actions indirectes dirigées contre des actes pris par les autorités des États membres de l’UE pour l’application ou la mise en œuvre du droit de l’UE, dans l’hypothèse où les juridictions nationales ne procèderaient pas à un renvoi préjudiciel portant sur l’interprétation et-ou la validité des dispositions litigieuses du droit de l’UE. La Cour EDH serait alors appelée à se prononcer sans que la Cour de justice ait eu l’occasion de contrôler la conformité de celui-ci avec les droits fondamentaux garantis par la charte. Or, dans une déclaration commune en date du 24 janvier 2011, les présidents des deux cours européennes ont précisé : « afin que le principe de subsidiarité puisse être respecté également dans cette situation, il est indiqué de mettre en place, dans le cadre de l’adhésion de l’UE à la convention, une procédure souple susceptible de garantir que la CJUE puisse effectuer un contrôle interne avant que n’intervienne le contrôle externe exercé par la CEDH »199. Quant à la marge nationale d’appréciation, qui devrait être comprise comme une marge européenne d’appréciation, son étendue devrait, à l’instar des marges nationales, dépendre de l’existence ou non d’un consensus dans l’ensemble des États parties à la convention EDH (et non nécessairement membres de l’Union). C’est ici que les tensions entre les deux Cours européennes pourraient se révéler demain les plus vives et aboutir à certaines remises en cause du droit de l’Union, notamment en cas de heurt entre droits fondamentaux et libertés communautaires200. Mais tel semble être le prix à payer d’une adhésion de l’Union européenne à la convention EDH, dont l’un des principaux intérêts sera de garantir aux juges nationaux des États membres et parties que leur sera épargné, dans l’hypothèse de tels conflits de normes, le dilemme d’avoir à choisir entre deux loyautés également dues aux Cours européennes. Alors la convention EDH et la Cour EDH gagneront pleinement leurs titres respectifs d’« instrument constitutionnel de l’ordre public européen » et de « Cour constitutionnelle des droits de l’homme de l’Europe ».
66Mais, d’ores et déjà, les deux Cours européennes ont conscience du rôle qu’elles ont à jouer et de l’attention qui est portée à leur activité jurisprudentielle sur la scène internationale, où les lois comme les juridictions se livrent la compétition. Ce que recouvre la mondialisation du droit c’est en effet, dans le prolongement du marché des droits, un marché de services judiciaires ou de règlement des conflits qui prétendent offrir les réponses les plus adaptées aux nouveaux enjeux de la mondialisation ou à la promotion de valeurs universelles. Peut-on dans ces conditions parler d’une « communauté juridictionnelle internationale »201 ? Il a été proposé de parler plutôt de « commerce des juges », cette dernière expression ayant « le mérite de renvoyer aux deux faces de la mondialisation du droit : à la fois un réseau d’échanges et une forme de sociabilité née du désir d’entretenir des relations soutenues, courtoises et sereines... »202 sans exclure que « ce commerce procède aussi d’un affrontement entre les cultures judiciaires et d’une lutte d’influence entre États »203.
67Quelle est la réalité de ce commerce des juges dans la mondialisation et que signifie la participation de le magistrature française aux ordres juridictionnels européens dans le contexte de la mondialisation du droit ?
68Il serait difficile de nier la compétition des lois et des juridictions attestée en droit international privé par le law shopping et le forum shopping204, comme ne saurait être contestée l’intensification, ces dernières années, de la communication entre les juges par-delà les frontières y compris européennes, qu’elle demeure informelle ou se traduise dans les jugements par des références implicites ou explicites à des jurisprudences étrangères extraeuropéennes. Mais la participation volontaire et non seulement subie au commerce mondial des juges ne concerne guère en réalité, s’agissant des juridictions nationales, que les juridictions suprêmes, dont l’influence se mesure à leur notoriété (c’est-à-dire l’autorité personnelle des juges dans les systèmes de common law et la réputation collective du corps judiciaire dans les systèmes de droit civil, à l’image de celle du corps judiciaire français, où « la stature individuelle du juge » se fond « dans l’anonymat d’une quasi-fonction publique judiciaire »205), à leur autorité persuasive et à la qualité du système juridique d’où émanent leurs jugements206.
69Sur la scène judiciaire mondiale et venant d’Europe, sont vraisemblablement plus à même de résonner et de peser les décisions des deux Cours européennes. Les références à la jurisprudence de la Cour EDH dans les décisions des juridictions supranationales également en charge de la protection des droits de l’homme ou des Cours suprêmes extraeuropéennes en attestent207. Mais il est probable qu’alors, pour l’observateur externe à l’Europe, soient légitimement réunis dans un même regard, en raison des mécanismes de production du droit choral précédemment décrits, les juges nationaux et les cours européennes, dont les décisions retentissent208. Car sur ce forum judiciaire transnational, l’Europe citée en exemple, c’est précisément celle qui a su tirer parti de la multiplicité de ses traditions juridiques et de la fertilisation croisée des cultures de common law et de droit civil. La chance de l’Europe dans la mondialisation dépendra de la capacité de ses « laboratoires », que sont la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg et la Cour de Luxembourg, à conjuguer les différents droits nationaux et les différents principes de justice pour proposer un autre modèle de la mondialisation du droit que celui résultant « d’une vision ethnocentrée pour laquelle la mondialisation n’est au fond que la généralisation d’une culture et d’un système judiciaire particuliers »209.
70Paolo Grossi rappelle que lorsqu’au Moyen-Âge sapientiel les échanges se sont multipliés et les problèmes de droit complexifiés, les coutumes n’ont plus suffi à y apporter des réponses. Il n’y avait alors que deux sources juridiques capables d’éviter le chaos : la loi ou la science, le Prince ou la science juridique. Le Prince n’étant pas prêt à s’emparer de ce nouveau pouvoir, ce fut la science juridique210. Aujourd’hui face aux nouveaux problèmes transnationaux, les lois nationales sont à leur tour dépassées ou soumises au law shopping ; en l’absence de Prince supranational et à défaut d’accords internationaux, la solution ce sera toujours la science juridique, notamment celle des experts du droit que sont les juges. Mais parce que les hommes continueront toujours d’habiter des territoires, puissent les juges, dont le pouvoir est le plus universalisable, ne pas céder à la tentation d’un ordre juridique mondial, sans ancrage territorial211.
71« Ce qui s’oppose coopère, et de ce qui diverge procède la plus belle harmonie, et la lutte engendre toutes choses » (HERACLITE, fragment 8, traduit et commenté par Simone WEIL, La source grecque, Paris, Gallimard, 1953).
Notes de bas de page
1 Zaki LAÏDI, La norme sans la force – L’énigme de la puissance européenne, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, coll. Nouveaux débats, 2005 ; Bernard STIRN, « Juridictions nationales et cours européenne », in Indépendance(s), Études offertes au Professeur Jean-Louis Autin, Presses de la Faculté de Montpellier, 2011, vol. 2, p. 1305.
2 Créé le 5 mai 1949 par 10 États fondateurs (Belgique, Danemark, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège et Suède), le Conseil de l’Europe qui compte désormais 47 États-membres, a pour objectif de favoriser en Europe un espace démocratique et juridique commun, organisé autour de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et d’autres textes de référence sur la protection de l’individu (« Le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social », article 1 a du chapitre 1er du traité de Londres du 5 mai 1949 instituant le Conseil de l’Europe). Lorsque dans les années 1950, les six pays fondateurs (France, Allemagne, Italie, Luxembourg, Belgique, Pays-Bas) fondent la Communauté économique du charbon et de l’acier (traité de Paris du 18 avril 1951) et la Communauté économique européenne (traité de Rome du 23 mars 1957), le but poursuivi est une intégration économique de l’Europe. Les Communautés européennes sont alors avant tout conçues comme une organisation économique destinée à supprimer les barrières aux échanges commerciaux et basée sur les quatre grandes libertés de circulation (les biens, les services, les capitaux, les personnes). Progressivement la communauté européenne, devenue Union européenne en 1992 par le traité de Maastricht laquelle compte aujourd’hui 27 États membres, a développé des politiques européennes de sécurité et de défense ou une politique extérieure, et à l’objectif du marché unique a succédé celui de la création d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice », incluant le principe du développement durable (traité d’Amsterdam de 1997), puis dans le traité de Lisbonne celui de la constitution d’une organisation politique poursuivant la promotion de la paix, de ses valeurs (respect de la dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, État de droit et respect des droits de l’homme), les sociétés des États membres devant être caractérisées par le pluralisme, la tolérance, la justice, la solidarité et la non-discrimination.
3 V. Olivier DUBOS, Les juridictions nationales, juge communautaire. Contribution à l’étude des transformations de la fonction juridictionnelle dans les États membres de l’Union européenne, Nouvelle bibliothèque des thèses, Dalloz, 2001 ; Frédérique BERROD, « Plaidoyer pour une union de droit dans la diversité des systèmes judiciaires nationaux », in Chemins d’Europe, Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Jacqué, Dalloz, 2010, p. 81 ; Amaya UBEDA DE TORRES et Emmanuelle BRIBOSIA, « Dialogue entre la Cour européenne des droits de l’homme et les cours nationales : regards croisés » (partie I, Amya UBEDA DE TORRES, « Un dialogue sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme », p. 194 ; partie II, Emmanuelle BRIBOSIA, « Un dialogue sous l’influence des terreaux juridiques nationaux », p. 219), in L’Europe des cours, loyautés et résistances, sous la direction de Emmanuelle BRIBOSIA, Laurent SCHEECK et Amaya UBEDA DE TORRES, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 189, v. spéc. l’introduction, p. 189-193.
4 La seule perspective européenne étant déjà vraisemblablement trop ambitieuse.
5 Par ses arrêts Medvedyev et autres c. France (5ème sect., 10 juillet 2008, Req. n° 3394/03) et Moulin c. France (5ème Sect. 23 novembre 2010, Req. n° 37104/06) la Cour EDH a considéré que le ministère public français n’était pas une « autorité judiciaire » au sens que la jurisprudence de cette Cour donne à cette notion, notamment parce qu’il ne dispose pas d’une indépendance suffisante vis-à-vis de l’exécutif. Par arrêt rendu le 15 décembre 2010 (n° 10-83.674), la chambre criminelle de la Cour de cassation a entériné cette solution en refusant de voir dans le ministère public une autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3 de la convention européenne des droits de l’homme, à défaut de présenter les garanties d’indépendance et d’impartialité requises par ce texte (V.http://libertes.blog.lemonde.fr/2010/12/16/le-role-du-parquet-le-dossier-de-la-cour-de-cassation/). Dès lors que le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010- 14/22 du 20 juillet 2010 sur la garde à vue a, de son côté et en contradiction avec la jurisprudence européenne, rappelé que l’autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet (considérant 26), une réforme du statut des magistrats du parquet préservant l’unité du corps judiciaire tout en respectant les exigences de la Cour européenne des droits de l’homme est devenue inéluctable. Sur cette question abondamment débattue, v. récemment, Christine LAZERGES, « Pour une justice indépendante », in Indépendance(s), Études offertes au Professeur Jean-Louis Autin, Presses de la Faculté de Montpellier, 2011, vol. 2, p. 1033 et les réf. ; Jean-Claude BECANE, « Statut du parquet et indépendance de la justice », Le Monde, Idées, 9 décembre 2011,http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/09/statut-du-parquet-et-independance-de-la-justice 1615478 3232.html ; Alexandre PLANTEVIN, « Plaidoyer pour le parquet », Le Monde, Blogs, 11 avril 2012,http://libertes.blog.lemonde.fr/2012/04/11/tribune-plaidoyer-pour-le-parquet-par-alexandre-plantevin/ ; et contre cette transformation du statut du parquet, v. Daniel SOULEZ-LARIVIERE, « Pour une transformation du statut du parquet », Les Échos, 6 janvier 2011, reproduit à l’adresse http://www.soulezlariviere.com/le-metier-d-avocat/article/pour-une-transformation-du-statut-du-parquet.html
6 Certes, les normes européennes et conventionnelles n’imposent rien aux États membres ou parties en termes d’organisation juridictionnelle, laquelle relève de l’autonomie institutionnelle des États. Ni reconnu, ni condamné dans son principe même, le dualisme juridictionnel français est toutefois susceptible d’exposer la France à des condamnations par la Cour EDH pour violation du droit à un procès équitable à des titres divers : non respect du délai raisonnable, participation du garde des Sceaux en cas de partage des voix devant le Tribunal des conflits, défaut de sécurité juridique en cas de contrariété de jurisprudences des deux ordres... (sur tous ces points, v. Jean-François FLAUSS. « Dualité des ordres de juridiction et convention européenne des droits de l’homme », in Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum Jean Waline, Dalloz, 2002, p. 523. En outre, comme l’explique notamment Philippe LEGER, « ... les normes juridiques produites par les communautés européennes, l’Union européenne et la Cour de Luxembourg, d’une part, celles produites par le Conseil de l’Europe et la Cour de Strasbourg, d’autre part, irriguent et imprègnent de la même manière toutes les branches du droit, sans établir de distinctions entre le droit public et le droit privé et sans se soucier de savoir quel ordre juridictionnel en assurera l’application... Les relations entre les deux ordres sont bonnes... Les choses pourraient rester ce qu’elles sont... Mais ce serait au mépris de la clarté de notre système juridictionnel, de la simplicité de son fonctionnement, de l’intérêt des justiciables et des finances publiques » (« Le dualisme juridictionnel a-t-il encore une raison d’être ? », in Principes de justice, Mélanges en l’honneur de Jean-François Burgelin, Dalloz, 2008, p. 233, spéc. p. 237 et 239). V. également en ce sens et dans ce colloque, la contribution de Jean-Gabriel SORBARA et contra celle de Bernard PACTEAU.
7 V. pour un acte contraire au droit communautaire : Cass. Com., 6 mai 1996, Bull. Cass., IV, n° 125, p. 109 ; Cass. Soc., 18 décembre 2007, RATP / Somazzi, n° 06- 45.132, RDT 2008, p. 393, obs. M. SCHMIDT ; JCP 2008. IL 10023, note D. JACOTOT ; Cass. Civ. 2ème, 20 décembre 2007, n° 06-20.563 et pour un acte contraire à la convention européenne : Cass. Civ. 1ère, 3 avril 2001, n° 00-05.026 et 00-05.030, Bull. civ. I, n 97. V. également, Ami BARAV, « La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge communautaire », in L’Europe et le droit, Mélanges en hommage à Louis Boulouis, Dalloz, 1991, p. 1.
8 Le juge national d’un État membre dispose ainsi de pouvoirs inédits tirés de l’ordre de l’Union ou de la convention. Alors que la règle de l’autonomie procédurale des États signifie que c’est le droit national qui définit l’office du juge, cette autonomie est encadrée dès lors que ces règles procédurales nationales ne doivent pas rendre en pratique impossible l’exercice des droits que les justiciables tiennent du droit de l’Union ou de la convention. Le juge national est ainsi autorisé à s’affranchir des règles nationales. Sur le droit d’ordonner des mesures provisoires pour assurer la pleine efficacité du droit de l’Union et garantir l’effet utile des droits conférés par le droit de l’Union même là où le droit national ne le permettait pas, v. CJCE, 19 juin 1990, Factotarme, Aff. C-213/89, Rec. 1990, p. I-02433).
9 Dans son commentaire de l’arrêt Rheinmühlen (CJCE, 12 février 1974, Aff. 167/73, Rheinmülhen-Düsseldoif c. Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel, Rec. 1974, p. 33), par lequel la Cour de justice a déclaré qu’« une règle de droit national, liant les juridictions ne statuant pas en dernière instance à des appréciations portées en droit par la juridiction supérieure, ne saurait enlever à ces juridictions la faculté de saisir la Cour de justice des questions d’interprétation du droit communautaire concerné par de telles appréciations de droit », Jean Boulouis observe que cette décision de la Cour « relativise la dépendance hiérarchique des juridictions inférieures » (A.F.D.I., 1974, p. 425). V . également Ami BARAV, art. précité ; Fernand GREVISSE et Jean-Claude BONICHOT, « Les incidences du droit communautaire sur l’organisation et l’exercice de la fonction juridictionnelle dans les États membres », in L’Europe et le droit, Mélanges Jean Boulouis, op. cit., p. 297 ; Brunessen Bertrand, « La jurisprudence Simmenthal dans la force de l’âge. Vers une complétude de compétence du juge national », Revue Française de Droit Administratif, n° 2/2011, p. 367.
10 Au lendemain de l’arrêt Dulaurans (Cour EDH, 3ème section. Affaire Dulaurans c. France, Req. n° 34553/97) rendu par la Cour de Strasbourg le 21 mars 2000 et ayant condamné la France pour violation de l’article 6, § 1, de la convention européenne au motif que la Cour de cassation avait commis « une erreur manifeste d’appréciation » en retenant que le moyen de cassation exposé par Mme Dulaurans était nouveau et de ce fait irrecevable, le procureur général près la Cour de cassation, Jean-François Burgelin, constatait que s’était créé un nouveau degré de juridiction au dessus de la Cour suprême judiciaire nationale, et s’interrogeait sur la nécessité de supprimer ou réformer la Cour de cassation, « coincée entre deux juridictions qui examinent les affaires en fait et en droit : la cour d’appel et la Cour européenne des droits de l’homme » (La Cour de cassation en question, Dalloz, 2001, p. 932). Adde, Benoît DEJEMEPPE et François OST, « Faut-il conserver la Cour de cassation ? », in Liber amicorum Michel Mahieu, Larcier, 2008, p. 53.
11 Sur les conflits entre constitutionalité et conventionnalité, v. Julien BONNET, « L’indépendance du contrôle de conventionalité des lois », in Indépendance(s), Études offertes au Professeur Jean-Louis Autin, op. cit., vol. 2, p. 1231. Il faut souligner par ailleurs que, au lendemain de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, la crainte de la Cour de cassation de voir son indépendance remise en cause par l’introduction de la QPC en droit français a conduit cette cour à rechercher une alliance inédite du côté de la CJUE. Sur cet épisode largement médiatisé et abondamment commenté, Jérôme ROUX, « La QPC menace-t-elle l’indépendance du Conseil d’État et de la Cour de cassation vis-à-vis du Conseil constitutionnel ? », in Indépendance(s), Études offertes au Professeur Jean-Louis Autin, op. cit., vol. 2, p. 1253. Il faut également noter que le Conseil constitutionnel français, tant qu’il s’en tenait à un contrôle de constitutionnalité des lois abstrait effectué a priori, et en dehors de tout litige échappait lui-même au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme. Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel étant alors saisi dans le cadre d’une « instance en cours de juridiction » et sa décision de constitutionnalité ayant des conséquences directes sur l’issue du litige au cours duquel elle a été soulevée, il relèvera, à l’instar de nombre de cours constitutionnelles européennes, du contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme sous l’angle de l’équité du procès constitutionnel. Sur l’absence d’immunité du droit constitutionnel et des juridictions constitutionnelles nationales, v. Didier MAUS, « La Cour européenne des droits de l’homme est-elle une cour constitutionnelle supranationale », in Liège, Strasbourg, Bruxelles, Parcours des droits de l’homme, Liber amicorum Michel Melchior, Anthemis, 2011, p. 477. Par ailleurs en précisant dans l’arrêt Melki et Abdeli (CJUE 22 juin 2010, aff. jtes C- 188/10 et C-189/10) qu’avant le contrôle incident de constitutionnalité d’une loi dont le contenu se limite à transposer les dispositions impératives d’une directive, les « juridictions suprêmes sont tenues d’interroger la Cour de justice sur la validité de cette directive, à moins que la juridiction déclenchant le contrôle incident de constitutionnalité n’ait elle-même choisi de saisir la Cour de justice de cette question » (point 56), la Cour de justice a invité le Conseil constitutionnel à s’engager, à rebours de sa décision du 27 juillet 2006 (Cons. const., n° 2006-540- DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, Rec. Cons. const. p. 88), dans la coopération préjudicielle (V. Bertrand BRUNESSEN, « La jurisprudence Simmenthal dans la force de l’âge. Vers une complétude de compétence du juge national », art. préc.).
12 Sauf pour ces deux Cours à définir respectivement ce qu’est un juge au sens de l’UE et au sens de la convention. Dans son arrêt Vaassen-Göbbels la Cour de justice a proposé six critères nécessaires à la qualification de juridiction nationale au sens du droit de l’Union : l’origine légale, l’indépendance, la permanence, la prise de décision ayant force obligatoire, l’application de règles de droit et l’existence d’une procédure contradictoire (CJCE, 30 juin 1966, Vaassen-Göbbels, aff. C-61/65). Ces critères ont été rappelés par la Cour de justice dans son ordonnance du 14 mai 2008 (Jonhatan Pilato c. Jean-Claude Bourgault, aff. C- 109/07) pour refuser, faute d’indépendance, à la prud’homie de pêche de Martigues la qualité de juridiction (sur ces prud’hommes pêcheurs, v. dans cet ouvrage la contribution de Bernadette BEDRY-PIERCHON). Pour la définition retenue par la Cour EDH, v. les réf. supra note 5.
13 V. à propos des juges nationaux dans l’UE, Guy CANIVET, « Le droit communautaire et le juge national », in Le droit communautaire et les métamorphoses du droit, sous la direction de Denys SIMON, Presses Universitaires de Strasbourg, 2003, p. 81, spéc. p. 84.
14 Robert LECOURT, L’Europe des juges, Bruxelles, Bruylant, 1976.
15 Sur l’interprétation en droit, v. not., Interprétation et droit, sous la direction de Paul AMSELEK, Bruxelles, Bruylant et PUAM, 1995 ; Gérard TIMSIT, « La loi : à la recherche du paradigme perdu », in Archipel de la norme, PUF, coll. Les voies du droit, 1997 et Les figures du jugement, coll. Les voies du droit, Paris, P.U.F., 1993 ; Michel TROPER, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique sous la direction de Denis ALLAND et Stéphane RIALS, PUF-Lamy, coll. « Quadrige », Paris, 2003, p. 843 ; Archives de Philosophie du droit, La création du droit par le juge, t. 50, Dalloz, 2007.
16 L’expression « droit choral » est empruntée à Paolo Grossi, qui l’emploie pour caractériser le ius commune médiéval : « Un droit choral, la voix de toute une communauté de juristes... Un droit sans frontières... Un droit qui réalise l’unité juridique européenne, qui se projette dans une dimension universelle, la seule perspective qui soit légitime pour la science » (Paolo GROSSI, L’Europe du droit, Seuil, coll. Faire l’Europe, 2011, spéc. p. 65).
17 Droit commun vivant à la création duquel participent les juges nationaux quand ils appliquent le droit de l’Union dans toutes ses sources : droit primaire, droit dérivé, principes généraux et jurisprudence de la CJUE.
18 Paolo GROSSI, op. cit., p. 15
19 Lorsque l’Union européenne aura adhéré à la convention européenne des droits de l’homme, conformément aux prescriptions de l’article 6§2 TUE, les décisions de la Cour de justice deviendront justiciables de la Cour EDH comme les décisions des juridictions nationales.
20 La métaphore du contrepoint (non exclusive de l’harmonie, l’auteur parlant de mise en harmonie par le contrepoint) a été développée à propos du droit communautaire par Miguel POIARES MADURO, « Contrapunctual Law : Europe’s Constitutionnal Pluralism in Action », in Sovereignty in transition, 2003, p. 501- 537 ; adde du même auteur, « La fonction juridictionnelle dans le contexte du pluralisme constitutionnel : l’approche du droit communautaire », in Les droits fondamentaux : charnières entre ordres et systèmes juridiques sous la direction de Édouard DUBOUT et Sébastien TOUZE, Pedone, Paris, 2010, p. 199.
21 Avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la Cour de justice a jugé que la charte des droits fondamentaux, la convention EDH et les traditions constitutionnelles des États membres faisaient partie du droit de l’UE en tant que principes généraux du droit. Le traité de Lisbonne a consacré dans les traités fondateurs la force contraignante de la charte des droits fondamentaux. L’article 6 du traité sur l’UE lui attribue la même valeur juridique que les traités. La charte des droits fondamentaux est donc devenue une source de droit primaire de l’UE. Le même article maintient la convention EDH et les traditions constitutionnelles des États membres en tant que source de principes généraux du droit. Si besoin est. la Cour de justice sera donc en mesure de se référer à ces principes afin de compléter les droits fondamentaux protégés par la charte.
22 V., parlant de « dialogue circulaire », Amaya Ubeda de Torres, « Un dialogue sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme », art. préc., spéc. p. 208
23 La circularité traduit le dialogue qui s’instaure entre les juges, exclusif de toute hiérarchie, quand la verticalité souligne que ce dialogue s’établit entre des juges situés au niveau national et d’autres institués par les États au niveau supranational.
24 La circularité traduit là encore le dialogue qui s’instaure entre les juges, exclusif de toute hiérarchie, quand l’horizontalité souligne que ce dialogue s’établit entre des juges situés au même niveau, soit national, soit supranational.
25 V. Guy CANIVET, « Les influences croisées entre juridictions nationales et internationales. Éloge de la « bénévolance » des juges », Revue des sciences criminelles et de droit comparé, 2005, accessible en ligne : http://www.ahjucaf.org/Les-influences-croisees-entre.7177.html
26 CJCE, 5 février 1963, aff. 26/62, Rec. 1963, p. 1.
27 CJCE, 15 juillet 1964, aff. 6/64, Rec. 1964, p. 1141.
28 Ami BARAV, « La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge communautaire », art. préc., spéc. p. 1.
29 L’Europe des juges, op. cit., spéc. p. 248.
30 CJCE, 9 mars 1978, aff. 106/77, Rec. p. 629, v. spéc. point 21.
31 V. notamment l’affaire Scordino c. Italie (n° 1) (Cour EDH, 29 mars 2006, Gr. Ch., Req. n° 36813/97) : « En vertu de l’article 1 de la convention, aux termes duquel « les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente convention », la mise en œuvre et la sanction des droits et libertés garantis par la convention revient au premier chef aux autorités nationales. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la convention. » (point 140).
32 V. Rony ABRAHAM, « La France devant les juridictions européennes », Revue Pouvoirs, 2001/1, n° 96, p. 143.
33 L’article 267 du TFUE prévoit dans son alinéa 2 que les juridictions nationales dont les décisions sont susceptibles de recours internes peuvent renvoyer des questions d’interprétation et d’appréciation de validité à la Cour de justice et dans son alinéa 3 que les juges nationaux, dont les décisions sont insusceptibles de recours internes, doivent renvoyer ces questions à la Cour de justice. Toutefois, d’après l’arrêt Foto-Frost, si les juridictions nationales sont compétentes pour examiner la validité d’un acte communautaire, en revanche, que leurs décisions soient ou non susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, elles ne sont pas compétentes pour constater elles-mêmes l’invalidité d’un acte communautaire et donc toutes tenues d’adresser à la Cour une question d’appréciation de validité (CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, affaire 314/85). Sur le renvoi préjudiciel, v. not. Caroline Naômé, Le renvoi préjudiciel en droit européen, éd. Larcier, Bruxelles, 2007.
34 Sur le caractère non absolu de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, v. l’affaire Kornakovs c. Lettonie (Req. n° 61005/00, arrêt du 15 juin 2006).
35 V. l’affaire Perlala c. Grèce (Req. n° 17721/04, arrêt du 22 février 2007), dans laquelle la Cour EDH reprend à son compte la « doctrine » dite de la quatrième instance antérieurement développée par la Commission. Mais comme le principe de subsidiarité lui-même, la doctrine de la quatrième instance ou de « retenue judiciaire » n’est pas absolue (v. supra note 10 les critiques du procureur général près la Cour de cassation Jean-François Burgelin au lendemain de l’arrêt Dulaurans.).
36 Sur tous ces points, v. Norbert GROSS, « Le renvoi préjudiciel devant la Cour de Justice des Communautés Européennes – Contraintes, hésitations et refus », in Mélanges en l’honneur de Jean Charpentier, La France, l’Europe, Le Monde, Pedone, 2008, p. 331 ; Daniel LABETOULLE, « La question préjudicielle sous la lumière de Luxembourg », in L’État souverain dans le monde d’aujourd’hui, Mélanges en l’honneur de Jean-Pierre Puissochet, Pedone, 2008, p. 153.
37 CJCE, 6 octobre 1982, CILFIT, n° 283/81
38 Pour une illustration récente, v. l’affaire Olazabal (CE, 29 décembre 2000, Ministre de l’Intérieur contre Aitor Oteiza Olazabal, n° 206913 ; CJCE, 26 novembre 2002, Ministre de l’intérieur contre Aitor Oteiza Olazabal, affaire C – 100/01.). Dans cette affaire le Conseil d’État français a posé à la Cour une question que cette dernière avait antérieurement tranchée et à la suite de ce renvoi, la Cour est revenue sur son arrêt Rutili (CJCE, 28 octobre 1975, Rutili, affaire 36/75). V. Yves ROBINEAU, « De l’affaire Rutili à l’affaire Olazabal », in Le dialogue des juges, Mélanges en l’honneur du Président Bruno Genevois, Paris, Dalloz, 2009, p. 904.
39 V. Cour EDH, 19 février 2009, Abou Qatada et autres c. Royaume-Uni, Gr. Ch., Req. n° 3455/05, point 184.
40 Ibid., point 174.
41 Comme indiqué dans l’arrêt Van Gend en Loos (préc.)
42 convention de Vienne du 23 mai 1969 entrée en vigueur le 14 janvier 1980.
43 Cette expression est empruntée à Miguel POIARES MADURO, « La fonction juridictionnelle dans le contexte du pluralisme constitutionnel : l’approche du droit communautaire », art. préc., spéc. p. 203.
44 Ibid.
45 Ibid. Mais bien avant l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft (CJCE, 17 décembre 1970, 11/70, Rec., p. 1125), ayant attiré l’attention sur l’apport des traditions constitutionnelles communes dans la protection des droits fondamentaux de la personne, dès l’affaire Algera (CJ CECA, 12 mai 1957, aff. jtes 7/56 et 7/ 57, Rec., p. 118), le juge communautaire interrogeait les droits nationaux pour combler les lacunes du droit communautaire.
46 Selon les termes de la Cour « les traités relatifs aux droits de l’homme sont des instruments vivants, dont l’interprétation doit être conforme à l’évolution dans le temps et, particulièrement, aux conditions de vie actuelles » (V. not. Cour EDH, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31 ; Cour EDH, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 71 ; Cour EDH, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, Gr. Ch., 10 juillet 2002, § 75 ; Cour EDH, Öcalan c. Turquie, 12 mars 2003, § 193 ; Cour EDH, E. B. c. France, Gr. Ch., 22 janvier 2008, § 92 ; Cour EDH, Saadi c. Royaume-Uni, Gr. Ch., 29 janvier 2008, § 62.
47 V. not. E. DUBOUT, « Interprétation téléologique et politique jurisprudentielle de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2008, p. 383, spéc. p. 392-393.
48 V. par exemple l’arrêt rendu par la Grande chambre dans l’affaire Scoppola c. Italie : « la convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’État défendeur et dans les États contractants en général (...). Il est d’une importance cruciale que la convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires. (...) » (Cour EDH, Scoppola c. Italie (n° 2), Gr. Ch., 17 septembre 2009, § 104).
49 Art. 13, TUE.
50 Jean-Marc THOUVENIN, « Les techniques interprétatives du juge de l’Union européenne », R.G.D.I.P., 2011/2, p. 489, spéc. p. 491.
51 Art. 19, TUE
52 Pierre PESCATORE, « Rôle et chance du droit et des juges dans la construction de l’Europe », Revue Internationale de Droit Comparé, vol. 26/1, p. 5, cité par Jean-Marc THOUVENIN, art. préc., spéc. p. 492
53 V. Miguel POIARES MADURO, art. préc., spéc. p. 204. Il en découle un principe de préférence pour la solution la plus conforme à l’intérêt de l’Union européenne (v. Jean-Marc THOUVENIN, art. préc., spéc. p. 499) et l’existence de principes généraux, dont certains parmi les plus importants, qui trouvent leur source dans l’ordre juridique de l’Union : libre circulation des personnes et des marchandises, principe de primauté, effet direct... Adde Louis DUBOUIS, « Le droit interne dans la jurisprudence de la Cour de justice de communautés européennes », in Droit international et droits internes, développements récents, Rencontres internationales de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, Colloque des 16-17-18 avril 1998, sous la direction de Rafâa BEN ACHOUR et Slim LAGHMANI, Pedone, 1998, p. 163.
54 Par ex. sur le terrain de l’article 8 et de la protection de la vie privée et familiale, où se trouve en jeu un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité de l’individu, la latitude accordée à l’Etat est limitée (v., par ex., Cour EDH, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 11 juillet 2002, Gr. Ch., Req. n° 28957/95, relatif à l’identité de genre).
55 Ce sera notamment le cas lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques sensibles (v. par ex. Cour EDH, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, Req. n° 21830/93, relatif à l’extension de la notion de vie familiale aux couples homosexuels ; Cour EDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, Req. n° 5493/72, série A n° 24, relatif à la liberté d’expression). Très souvent, dans l’exercice de la marge d’appréciation, les juridictions nationales sont appelées à trouver un équilibre entre des droits garantis par la convention concurrents. En ce cas, la Cour de Strasbourg a reconnu qu’il existe une ample marge d’appréciation (Cour EDH, Odièvre c. France, 13 février 2003, Gr. Ch., Req. n° 42326/98, relatif à l’accouchement sous X).
56 V. pour la notion d’accusé, Cour EDH, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, □ Req. n° 5100/71 ; 5101/71 ; 5102/71 ; 5354/72 ; 5370/72 et pour la notion de témoin, Cour EDH, Vidal c. Belgique, 28 octobre 1992, Req. n° 12351/86. Dans les deux affaires, la Cour donne une amplitude maximale à ces deux notions afin d’assurer la plus grande application à la convention elle-même. Sur les dérives possibles, v. infra II B 1°.
57 Cour EDH, Loizidou c. Turquie, 23 mars 1995, Req. n 15318/89.
58 Jean-Paul COSTA, « Concepts juridiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : de l’influence des différentes traditions nationales », RTDH, vol. 57, 2004, p. 103, cité par Amaya UBEDA DE TORRES, art. préc., spéc. p. 214.
59 V. l’arrêt Salumi du 27 mars 1980, dans lequel la Cour de justice pose le principe selon lequel la règle telle qu’interprétée « peut et doit être appliquée par le juge même à des rapports juridiques nés et constitués avant l’arrêt statuant sur la demande d’interprétation ». Elle opte ainsi pour une autorité qui dépasse le cadre du litige principal et qui s’intègre ou s’incorpore à l’acte interprété (CJCE, 27 mars 1980, Aff. jtes 66/79, 127/79 et 128/79).
60 Les hypothèses de dispositions expresses dans les droits nationaux relatives au sort à réserver à la jurisprudence de la Cour EDH restent relativement rares et fort différentes : l’article 2 de la loi islandaise d’incorporation du 19 mai 1994 qui dispose que les décisions de la CEDH ne sont pas obligatoires quand le Human Rights Act de 1998 exige des juges nationaux qu’ils prennent en considération la jurisprudence de la Cour EDH.
61 V. l’arrêt Irlande contre Royaume Uni où la Cour elle-même a reconnu que « ses arrêts servent non seulement à trancher le cas dont elle est saisie, mais plus largement, à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la convention et à contribuer de la sorte au respect des engagements assurés par les États contractants » et qu’ils sont susceptibles de « produire des effets débordant les limites du cas d’espèce », (18 janv. 1978, série A, n° 25, p. 62, § 154).
62 V. C. DEFFIGIER, H. PIAULAT, V. SAINT-JAMES, A. SAUVIAT, « L’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », in CEDH et droit privé, sous la direction de Jean-Pierre MARGUENAUD, Perspectives sur la justice, Maison de recherche « Droit et Justice », La documentation française, 2001, p. 11
63 V. not. Mattias GUYOMAR, « Le dialogue des jurisprudences entre le Conseil d’État et la Cour de Strasbourg : appropriation, anticipation, émancipation », in La conscience des droits, Mélanges en honneur de Jean-Paul Costa, Dalloz, 2011. Pour un exemple remarquable de coopération spontanée de la part du Conseil d’État avec la Cour EDH aux fins de la réalisation de la convergence des procédures d’urgence, européenne et nationale pour la prévention effective des atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, v. CE, Ord réf., 30 juin 2009, n° 328879, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales c. M. Djamel Beghal et l’article de Frédéric SUDRE, « Défense des droits et libertés et dialogue des juges de l’urgence », in Indépendance(s), Études offertes au Professeur Jean-Louis Autin, op. cit., vol. 2, p. 1293. Pour accueillir la demande de référé-liberté et suspendre l’expulsion de Djamel Beghal, le juge des référés au Conseil d’État a repris volontairement l’interprétation de la Cour EDH selon laquelle les mesures provisoires qu’elle prononce (ici une demande de suspension de l’expulsion adressée aux autorités françaises) ont un caractère obligatoire et que leur non-respect s’analyse comme « une entrave à l’exercice du droit de recours individuel » (Cour EDH, Mamatkukov et Askarov c. Turquie, 4 février 2005, Gr. Ch., Req. n° 468227/99). L’exemple est d’autant plus remarquable que, comme l’explique Frédéric Sudre, il ne pouvait s’agir ici pour le Conseil d’État saisi en référé de reconnaître l’autorité de la chose interprétée à Strasbourg, l’office du juge du référé s’y opposant puisque ce dernier n’est pas chargé de dire le droit mais de s’en tenir à l’état de la légalité. Pour un autre exemple récent : le règlement intérieur du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité, dont ce Conseil s’est doté pour se conformer aux règles conventionnelles du droit à un procès équitable et éviter une condamnation par Strasbourg.
64 Aude ROUYERE, « Le juge administratif et les règles garantissant les libertés », Jurisclasseur Libertés, fasc. 250, n° 109, citée par Frédéric Sudre, art. préc., spéc. p. 1295.
65 V. Fernand GREVISSE et Jean-Claude BONICHOT, « Les incidences du droit communautaire sur l’organisation et l’exercice de la fonction juridictionnelle dans les États membres », art. préc.
66 Antoine GARAPON, « Quelles sont les limites à l’interprétation évolutive de la convention ? », in Dialogue entre juges, Cour européenne des droits de l’homme. Conseil de l’Europe, 2011, Séminaire, accessible en ligne :http://www.echr.coe.int/NR/rdonlyres/22930294-EBD6-4AC2-ABFDC29A540BC609/0/20110128_SEMINAIRE_Discours_Garapon_FR.pdf ; adde pour le droit de l’Union, Jean BOULOUIS, commentaire sous l’arrêt Simmenthal, AJDA, 1978, p. 324, spéc. p. 326 ; Denys SIMON, « Les exigences de la primauté du droit communautaire : continuité ou métamorphoses ? », in L’Europe et le droit, Mélanges en l’hommage à Jean Boulouis, Dalloz, 1991, 481 ; Ami BARAV, « La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge communautaire » art. préc. ; Guy CANIVET, « Le droit communautaire et l’office du juge national », art. préc. ; Michal BOBEK, « Une méthodologie de résistance et de loyauté dans l’application du droit européen par les cours des nouveaux États membres », in L’Europe des cours, loyautés et résistances, op. cit., p. 119.
67 V. pour le droit de l’Union, Miguel POIARES MADURO, « La fonction juridictionnelle dans le contexte du pluralisme constitutionnel : l’approche du droit communautaire », art. préc.
68 V. pour le droit de l’Union, Frédérique BERROD, « Plaidoyer pour une union de droit dans la diversité des systèmes judiciaires nationaux », art. préc.
69 V. pour l’Union européenne, Miguel POIARES MADURO, « Les décisions des juridictions nationales appliquant le droit communautaire doivent être fondées sur une interprétation qui pourrait être transposée par toute autre juridiction dans des situations similaires. C’est le cœur même de la doctrine initiée dans l’arrêt Cilfit. Les juges nationaux doivent parvenir à intégrer dans leurs décisions les conséquences pour le système communautaire compris comme un tout. » (« La fonction juridictionnelle dans le contexte du pluralisme constitutionnel : l’approche du droit communautaire », art. préc., spéc. p. 212) ; et pour la convention, Antoine GARAPON, « Le juge français entre donc dans une phase d’acculturation – nous dirions plutôt d’inculturation – dans le sens où il s’est approprié l’instrument comme un instrument qui ne lui est plus extérieur mais qui fait désormais partie des ressources qu’il peut mobiliser... Dans ce nouveau contexte, certaines cours, certaines manières d’argumenter et d’écrire les décisions sont plus reconnues que d’autres parce que plus prestigieuses ou plus convaincantes. Leur autorité est de nature persuasive (persuasive authority) en ce qu’elle émane intrinsèquement de telle ou telle décision, en dehors de tout relais institutionnel. Cette nouvelle sorte d’autorité éclaire la contribution en lui assignant un objectif. Le pouvoir dans ce nouveau contexte ne consiste plus à se protéger mais au contraire à contribuer, à peser sur l’édification d’un ordre commun. » (Quelles sont les limites à l’interprétation évolutive de la convention ?, communication préc.).
70 La collaboration des juges n’est pas qu’institutionnelle, elle peut se faire également militante, comme l’a révélé « l’appel de Genève » de 1996, signé par les magistrats du pool financier milanais, le procureur général de Genève et des juges d’instruction espagnols et français, pour dénoncer de façon commune la corruption et les obstacles mis à leur action par les pouvoirs exécutifs nationaux.
71 V. Guy CANIVET, « Le droit communautaire et l’office du juge national », art. préc., spéc. p. 150.
72 V. Emmanuelle BRIBOSIA, « Un dialogue sous l’influence des terreaux juridiques nationaux », art. préc., spéc. p. 252.
73 V. not. Loïc CADIET, Emmanuel JEULAND, Soraya AMRANI MEKKI, Droit processuel civil de l’Union européenne, LexisNexis, 2011
74 Si existe par ailleurs dans la même matière un règlement sur la loi applicable, quand bien même il y aurait plusieurs juges des États membres compétents en application des règles de conflits de juridictions, ils appliqueront la même loi et donc en principe rendront la même solution.
75 V. également la procédure européenne d’injonction de payer, qui vise à simplifier, à accélérer et à réduire les coûts de règlement dans les litiges transfrontaliers concernant des créances pécuniaires incontestées ; la procédure européenne de règlement des petits litiges, qui est offerte aux justiciables parallèlement aux procédures prévues par les législations des États membres en vue de simplifier et d’accélérer le règlement des petits litiges transfrontaliers et d’en réduire les coûts ; le titre exécutoire européen pour les créances incontestées, qui permet aux créanciers qui ont obtenu une décision exécutoire à propos d’une créance qui n’a jamais été contestée par le débiteur, de procéder directement à son exécution dans un autre État membre, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une procédure intermédiaire dans l’État membre d’exécution : sur tous ces points v. not. l’ouvrage collectif, Espace judiciaire européen – Acquis et enjeux futurs en matière civile, sous la direction de Georges de LEVAL et Mercedes CANDELA SORIANO, éd. Larcier, 2007.
76 Sur le retard pris en matière pénale, Blanca VILA, « Coopération civile et coopération pénale dans le traité de Lisbonne : nouveautés en matière de contrôle de subsidiarité et de procédures spéciales – Quelques réflexions pour l’avenir » in Chemins d’Europe, Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Jacqué, Dalloz 2010, p. 699).
77 Guy CANIVET, Le droit communautaire et l’office du juge national, art. préc., spéc. p. 153.
78 V. infra II A 1°.
79 V. infra II B 2°.
80 CJCE, 12 novembre 1969, 29/69, Rec., p. 419 (point 7).
81 CJCE, 17 décembre 1970, 11/70, Rec., p. 1125 (point 3).
82 CJCE, 14 mai 1974, 4/73, Rec., p. 491 (point 13).
83 CJCE, 28 octobre 1975, 36/75, Rec., p. 1219 (point 32).
84 CJCE, 21 septembre 1989, Hoechst AG, Aff. jtes 46/87 et 277/88, Rec., p. 2859 (point 13). Affirmation reprise depuis de manière constante, v. par ex. : CJCE 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone, C-305/05 (point 29).
85 V. par ex. : CJCE., 5 octobre 1994, X c. Commission des C.E., C-404/92 P, Rec., p. I-4737.
86 V. par ex. : CJCE, 13 décembre 1979, Hauer c. Land Rheinland-Pfalz, 44/79, Rec., p. 3727.
87 V. par ex. : CJCE, 26 avril 1988, Bond van Adverteerders et al. c. Pays-Bas, 352/85, Rec., p. 2085 ; CJCE, 25 juillet 1991, Stichting Collectieve Antennevoorziening Gouda c. Commissariaat voor de Media, C-288/89, Rec., p. I- 4007 ; CJCE, 25 juillet 1991, Commission des C.E. c. Pays-Bas, C-353/89, Rec., p. I-4069 ; CJCE, 3 février 1993, Vereniging Veronica Omroep Organisatie c. Commissariaat voor de Media, C-23/93, Rec., p. I-4795.
88 Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992, article F, § 2. Cet article est devenu l’article 6 du traité à la suite de l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam. L’article 6, § 3, du traité sur l’Union européenne, tel qu’il résulte du traité de Lisbonne, dispose que : « 3. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »
89 En ce sens, v. Olivier de SCHUTTER, L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la Cour de Justice des Communautés européennes, Cellule de recherche interdisciplinaire en droits de l’homme, Working Paper 2005/07, Université catholique de Louvain, Faculté de droit, Centre de philosophie du droit, accessible en ligne : www.cpdr.ucl.ac.be/cridho.
90 V. CJCE, P. v. S. and Cornwall County Council, 30 avril 1996, C-13/94 ; CJCE, Procédures pénales c/ X, 30 avril 1996, C-74/95 et C-129/95 ; CJCE, Vereinigte Familiapress Zeitungsverlags- und vertriebs GmbH, 26 juin 1997, C-368/95 ; CJCE, Lisa Jacqueline Grant v South-West Trains Ltd, 17 février 1998, Case C – 249/96, CJCE 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone, précité, v. spéc. point 41 ; CJCE, Varec, 14 février 2008, C- 450/06, Rec., p. I-181, point 47 ; CJCE, Kadi, 3 septembre 2008, C-402/05 P et C-415/05 P, Rec., p. I- 6351, point 311 ; Fabrice PICOD, « Le juge communautaire et l’interprétation européenne », in L’interprétation de la convention européenne des droits de l’homme, sous la direction de Frédéric SUDRE, Bruxelles, Bruylant, p. 289.
91 Article 52, § 3, de la charte du 7 décembre 2000. Olivier de Schutter souligne que « dans les explications qu’il propose de cette disposition, le Présidium de la convention ayant élaboré la charte des droits fondamentaux précise que “le sens et la portée des droits garantis sont déterminés non seulement par le texte de ces instruments, mais aussi par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour de justice des Communautés européennes” », « L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la Cour de Justice des Communautés européennes », art. préc.
92 V. pour la Cour européenne, Cour EDH, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 11 juillet 2002, Gr. Ch., Req. n° 28957/95 ; Cour EDH, Zigarella c. Italie. 3 octobre 2002, Req. n° 48154/99 et pour la Cour de justice, CJCE, Parlement c. Conseil. 27 juin 2006, Gr. Ch., C-540/03 et CJCE, Unibet, 13 mars 2007, C-432/05. V. également Laurence BURGORGUE-LARSEN, « L’apparition de la charte des droits fondamentaux dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés », note sous Parlement c. Conseil. 27 juin 2006, AJDA, 4 décembre 2006, n° 41/2006, p. 2286-2288.
93 Jean-Marc SAUVE, L’adhésion de l’Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Introduction à la Table ronde organisée par le Conseil des barreaux européens, accessible en ligne : http://www.conseil-etat.fr/fr/discours-et-interventions/l-adhesion-de-l-union-europeenne-a-la-convention-europeenne-de.html
94 Ibid.
95 Pas plus qu’ « elle ne saurait transformer l’Union européenne en une organisation internationale ayant pour objectif principal la protection et la promotion des droits de l’homme », Koen LENAERTS, « Droit international et autonomie constitutionnelle de l’ordre juridique de l’Union », in Liège, Strasbourg, Bruxelles, parcours des droits de l’homme, op. cit., p. 505. V. l’art. 6 § 2 TUE, qui dispose que l’adhésion de l’union à la convention EDH « ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités ». V. toutefois en cas de conflit entre libertés communautaires et droits fondamentaux, infra II B 2°.
96 V. En ce sens, v. Olivier de SCHUTTER, « L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la Cour de Justice des Communautés européennes », art. préc.
97 V. infra, la possibilité de remise en cause de la jurisprudence Bosphorus, II B 2°.
98 Olivier de SCHUTTER, « L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la Cour de Justice des Communautés européennes », art. préc. ; adde, Fabrice PICOD, « Pour un développement durable des droits fondamentaux de l’Union européenne », in Chemins d’Europe, op. cit., p. 527. V. également Didier MAUS, « La protection des droits fondamentaux en Europe : complémentarité ou concurrence ? », in Les voyages du droit, Mélanges en l’honneur du Professeur Dominique Breillat, LGDJ, 2011, p. 457 et spéc. p. 476 : « ... il est aisé d’imaginer des scénarios processuels faisant intervenir successivement le juge national, la Cour de justice et la Cour européenne des droits de l’homme, chacun d’entre eux jugeant en fonction de sa compétence et de ses propres règles de fonctionnement, une compétence de droit commun pour le juge national, une compétence, par exemple à titre préjudiciel pour la Cour de justice de l’Union européenne et une compétence à titre subsidiaire mais finale, pour la Cour européenne des droits de l’homme ».
99 Pour une de ses manifestations, v. les conclusions finales du commissaire du gouvernement, Mattias Guyomar, dans l’affaire de la « directive blanchiment » : « L’espace juridique européen que nous partageons est fondé sur des valeurs communes : votre décision aura d’autant plus d’éclat et de portée qu’elle sera fondée sur le respect des droits fondamentaux protégés dans le cadre européen dont nous sommes tous ensemble, juridictions européennes et nationales, les ultimes garants », cité par Denys SIMON, « L’autonomisation du contrôle d’euro-compatibilité : une rupture épistémologique dans les rapports de systèmes ? », in La France, l’Europe, le Monde, op. cit., p. 497, spéc. p. 512.
100 En revanche, la Cour de cassation reconnut très tôt la primauté du droit communautaire et la spécificité de l’ordre juridique communautaire : dès l’affaire des Cafés Jacques Vabre qui consacrait la primauté du droit communautaire sur une loi postérieure (Cass, Ch. Mixte, 23 mai 1975, RTDE, 1975, p. 336, concl. Touffait), même si la chambre mixte devait finalement fonder sa décision sur une double référence à la constitution et à la spécificité de l’ordre juridique communautaire, le procureur général Touffait suggérait en effet de ne pas fonder la primauté reconnue au droit communautaire sur l’article 55 de la constitution mais sur « la nature même de l’ordre juridique institué par le traité de Rome ». Quant au Conseil constitutionnel, il n’a fini par admettre « l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international » qu’en 2004 dans sa décision Traité établissant une constitution pour l’Europe (Cons. const., 19 novembre 2004, n° 2004/505 DC). Auparavant, depuis sa décision IVG (Cons. const., 13 janvier 1975, n° 1975/54 DC) qui excluait le contrôle de constitutionnalité des normes internationales (sans distinction) par le juge constitutionnel et le réservait aux juges ordinaires, le Conseil constitutionnel assimilait le droit communautaire au droit international conventionnel.
101 V. not. Charles-Édouard DELVALLEZ, Le juge administratif et la primauté du droit communautaire, éd. L’Harmattan, 2011.
102 L’expression est empruntée au Président Robert KOVAR, « Le Conseil d’État et le droit communautaire : de l’état de guerre à la paix armée », D., 1990, chron., n° XI, p. 57.
103 CE, Ass., Nicolo, 20 octobre 1989, Rec. Lebon, p. 190
104 CE, Boisdet, 24 septembre 1990, Rec. Lebon, p. 251 ; CE, Ass., S.A. Rothmans International France et S.A. Philip Morris France, 28 février 1992, Rec. Lebon, p. 81.
105 V. not. CE, Aubin, 20 janvier 1988, Rec. Lebon, p. 20 ; CE, Ass., Soc. Arizona Tobacco Products et S.A. Philip Morris France, 28 février 1992, Rec. Lebon, p. 78 ; CE, Ass., S.A. Rothmans International France et S.A. Philip Morris France, 28 février 1992, préc.
106 V. CE, Sect., Conseil national des barreaux et autres, 10 avril 2008, Rec. Lebon, p. 233.
107 CE, Sect., 3 décembre 2001, Rec. Lebon, p. 624.
108 CE, Ass., 8 février 2007, Rec. Lebon, p. 78.
109 CE, Ass., 22 décembre 1978, Rec. Lebon, p. 524.
110 CE, Ass., Mme Perreux, 30 octobre 2009, Rec. Lebon, p. 407
111 CJCE, Administration des Finances de l’État c. société anonyme Simmenthal, Rec. p. 641.
112 CE, Ass., Sarran, Levacher et autres, 30 octobre 1998, Rec. Lebon, p. 368.
113 Les réserves de constitutionnalité ont été formulées dans les décisions sur la transposition des directives : Cons. const., Loi pour la confiance dans l’économie numérique, 10 juin 2004, n° 2004/ 496 DC ; Cons. const., Loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, 1er juillet 2004, n° 2004/497 DC ; Cons. const., Loi relative à la bioéthique, 29 juillet 2004, n° 2004/98 DC ; Cons. const., Loi relative à la protection des personnes à l’égard des traitements des données à caractère personnel, 29 juillet 2004, n° 2004/499 DC ; Cons. const., Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, 27 juillet 2006, n° 2006 : 540 DC ; Cons. const., Loi relative au secteur de l’énergie, 30 novembre 2006, n° 2006/543 DC.
114 Cass., Ass. Plén., Pauline Fraysse, 2 juin 2000, Bull. 2000 Ass. Plén. n° 4 p. 7, pourvoi n° 99-60274.
115 Constance GREEWE et Joël RIDEAU, « L’identité constitutionnelle des États membres de l’Union européenne : flash back sur le coming out d’un concept ambigu », in Chemins d’Europe, op. cit., 319, spéc. p. 326. V. également, Florence BENOIT-ROHMER, « Identité européenne et identité nationale : absorption, complémentarité ou conflit ? », in Chemins d’Europe, op. cit., p. 63.
116 V. la jurisprudence précitée.
117 Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 et 22, commentaires des décisions n° 2006-540 DC et 2006-543 DC préc.
118 En ce sens, v. Michel TROPER, « Identité constitutionnelle », in Cinquantième anniversaire de la Constitution française, sous la direction de Bertrand MATHIEU, Dalloz 2008, p. 123 ; adde, Agnès ROBLOT-TROIZIER, « La France », in Les droits fondamentaux : charnières entre ordres et systèmes juridiques, sous la direction de Édouard DUBOUT et Sébastien TOUZE, Pedone, 2010, 233.
119 CE, Ass., Soc. Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, 8 février 2007, Rec. Lebon, p. 55.
120 Pour une présentation comparative des réserves d’identité constitutionnelle, v. Constance GREEWE et Joël RIDEAU, « L’identité constitutionnelle des États membres de l’Union européenne : flash back sur le coming out d’un concept ambigu », art. préc.
121 Ibid, spéc. p. 343.
122 V. not. Denys SIMON, « L’autonomisation du contrôle d’euro-compatibilité : une rupture épistémologique dans les rapports de systèmes », art. préc., spéc. p. 511.
123 Art 4 §2 TUE : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »
124 Dont les hypothèses ne sont pas à exclure mais difficiles à comptabiliser. Les juridictions nationales peuvent très bien refuser d’interroger la Cour de justice tout en refusant dans le même temps de s’aligner sur sa jurisprudence. V. par ex. le refus de l’Asylum and Immigration Tribunal britannique d’appliquer la solution de l’arrêt Metock en matière de regroupement familial de ressortissants d’États tiers avec des citoyens communautaires (CJCE, Blaise Baheten Metock et autres contre Minister for Justice, Equality and Law Reform, Gr. Ch., 25 juillet 2008, aff. C-127/08, Rec. 2008 I-06241), tout juste deux mois après (Asylum and Immigration Tribunal, SM (Metock ; Extended Family Members) Sri Lanka v. Secretary of State for the Home Department, [2008] UKAIT 00075, 30 September 2008, accessible en ligne : http://www.unhcr.org/refworld/docid/48ee0c242.html). Une étude plus approfondie permettrait peut-être de découvrir que les résistances nationales se manifestent dans les matières les plus sensibles traditionnellement liées à la souveraineté des États et qui relèvent des compétences réservées aux États membres.
125 V. Norbert GROSS. « Le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice des communautés européennes -Contraintes, hésitations et refus », art. préc.
126 CE, Ass., 19 juin 1964, Rec. Lebon, p. 344.
127 Patrick WACHSMANN, « Le dialogue au lieu de la guerre », in Le dialogue des juges, Mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, Dalloz, 2009, p. 1121, spéc. p. 1130.
128 CE, Sect., Synacomex, 10 juillet 1970, Rec. Lebon, p. 477. La Cour de cassation, et plus particulièrement sa chambre criminelle a également manifesté quelques réticences à saisir la Cour de justice. Alors que cette dernière, dès 1972, avait affirmé que « la disposition du traité relative à la question préjudicielle ne fait aucune distinction entre le caractère pénal ou non de la procédure nationale dans le cadre de laquelle les questions préjudicielles ont été formulées », ajoutant que « l’efficacité du droit communautaire ne saurait varier selon les différents domaines du droit national à l’intérieur desquels il peut faire sentir ces effets » (CJCE, S. A.I. L, 21 mars 1972, Aff., C-82/71, Rec., 1972, p. 119), la chambre criminelle ne consentira qu’en 1994 à poser pour la première fois une question préjudicielle à la Cour de justice (Cass., Crim., 3 octobre 1994, n° 93-80.109).
129 Préc.
130 Préc.
131 Sur tous ces points et pour une approche critique. V. Norbert GROSS, « Le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice des communautés européennes – Contraintes, hésitations et refus », art. préc.
132 Ibid., spéc. p. 342.
133 Emmanuelle BRIBOSIA, « Un dialogue sous l’influence des terreaux juridiques nationaux », art. préc.
134 Pour une approche comparative, v. Emmanuelle BRIBOSIA, ibid.
135 Reconnue dès l’arrêt Raspino du 3 juin 1975 par la chambre criminelle de la Cour de cassation (Bull. crim., n° 141).
136 Patrick WACHSMANN, « Le dialogue au lieu de la guerre », art. préc. spéc. p. 1132.
137 CE, Sect., 27 oct. 1978, Rec. Lebon, p. 395.
138 Frédéric LAZAUD, L’exécution par la France des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, PU AM, 2006, spéc. p. 276
139 V. not. la jurisprudence sur la rectification de l’état civil des transsexuels : CEDH, B. c. France, 25 mars 1992, n° 13343/87 ; Cass., Ass. Plén., Marc Y. et René X., Bull. A.P., n° 13, p. 27.
140 V. not. la jurisprudence sur les limitations du droit de propriété : CEDH, Chassagnou c. France, 29 avril 1999, n° 25088/94 ; CE, Mme Vignon, 27 octobre 2000, Req. n° 172639.
141 V. not. la jurisprudence sur les validations législatives : CEDH, Zielinsky et autres c. France, 28 octobre 1999, n° 24846/94 ; Cons. const., Loi de finances rectificative pour 1999, 29 décembre 1999, n° 99-425 DC.
142 Cass., Ch. Crim., Saidi, 4 mai 1994, D. 1995, Jur. p. 80, note Jean-François RENUCCI. Mais les attitudes varient d’une chambre à l’autre : la première chambre civile, dès 1984, a fait référence dans ses arrêts à la « convention EDH telle qu’interprétée par la Cour EDH » (Cass. Civ. 1ère, 10 janvier 1984, Renneman, JCP G 1984, II 20210 concl. GULPHE), et la chambre sociale a même renvoyé directement dans son visa à un arrêt de la Cour EDH (Cass. Soc, Bozkurt, 14 janvier 1999 ; v. Jean MOULY et Jean-Pierre MARGUENAUD, « La chambre sociale de la Cour de cassation, pionnière de la diffusion de la convention EDH en France », JCP S, 2009, I, 1001. 75).
143 V. par ex. : CE, Société Amibu, 24 novembre 1997, Req. n° 171929.
144 Agnès Roblot-Troizier, art. préc., spéc. p. 240.
145 Cons. const., Traité établissant une Constitution pour l’Europe, 19 novembre 2004, n° 505-2004 DC.
146 Guy Canivet, alors qu’il était premier président de la Cour de cassation, s’est clairement positionné en faveur de la technique de l’interprétation conforme et de l’application immédiate de la jurisprudence de Strasbourg : « le juge national doit appliquer le droit interne au regard des dispositions de la convention telle qu’elle est interprétée par la Cour EDH et, si cette interprétation conforme est impossible, écarter purement et simplement la règle contraire, qu’elle soit légale ou réglementaire, qu’elle soit récente ou ancienne » (La Cour de cassation et la convention européenne des droits de l’homme. Actes du cinquantième anniversaire de la CEDH, Bruxelles, éd. Némésis, Bruylant, p. 256). Et pour Jean-Marc SAUVE, vice-président du Conseil d’État : « Présentement, près du quart des trois mille décisions les plus importantes rendues chaque année par le Conseil d’État se prononcent sur la violation ou non de droits garantis par la convention européenne des droits de l’homme. On ne saurait mieux illustrer le rayonnement et l’impact de cet instrument qui désormais irrigue tout le droit public français et aiguillonne le contrôle de l’administration. Ces évolutions donnent d’ailleurs lieu à une véritable dialectique dans la protection des droits de l’homme. Car le juge national ne se borne pas à faire preuve de « discipline juridictionnelle » vis-à-vis de votre Cour. Pour des raisons de cohérence avec sa propre jurisprudence, il n’hésite pas à aller au-delà des standards que vous fixez. » (Dialogue entre juges, Cour européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, 2010, accessible en ligne : http://www.echr.coe.int/NR/rdonlyres/BB3162D8-3C59-4B49-A54C- 4DEE973213EA/0/DIALOGUE_2010_FR.pdf).
147 Pour des exemples de rébellion bien connus, v. l’exposé par Emmanuelle BRIBOSIA de la résistance de la chambre criminelle de la Cour de cassation aux arrêts Poitrimol contre France du 23 novembre 1993 et Omar et Guérin contre France du 29 juillet 1998 et celle du Conseil d’État à l’arrêt Kress contre France du 7 juin 2001 (« Un dialogue sous l’influence des terreaux juridiques nationaux », art. préc.., spéc. p. 253-255).
148 Michal BOBEK, « Une méthodologie de loyauté et de résistance dans l’application du droit européen par les cours des nouveaux États membres », art. préc., spéc. p. 119.
149 La comparaison doit obéir à trois grands principes : l’interdiction de considérer une version linguistique isolée, l’interdiction de hiérarchiser les versions et le principe selon lequel les divergences doivent être surmontées à l’aide d’autres méthodes d’interprétation, notamment la lecture logique, systématique et téléologique. Sur cette jurisprudence de la Cour de justice, v. Michal BOBEK, art. préc. L’auteur ajoute que : « À la suite de l’élargissement de 2004, le langage communautaire est en partie devenu un cauchemar et en partie une source d’incertitude juridique » du fait notamment de « la traduction précipitée de dizaines milliers de pages de droit européen primaire et dérivé dans les langues des nouveaux États membres » (spéc. p. 129-130).
150 La jurisprudence de la Cour renvoie donc la question de l’office du juge aux droits nationaux, respectueuse ce faisant de l’autonomie procédurale des États membres. Mais Michal Bobek relève que dans la plupart des nouveaux États membres, qui ont rejoint l’Union européenne lors des derniers élargissements ayant suivi la fin des régimes communistes, la maxime iura novit curia (en vertu de laquelle les faits sont l’affaire des parties et le droit l’affaire du juge) est toujours très présente. Or la nécessité de reconstruire par pans entiers les systèmes juridiques de ces pays anciennement rattachés au bloc soviétique et l’adaptation ultérieure des législations en vue de rejoindre l’Union européenne, avant même d’être tenus par le droit primaire et dérivé depuis leur entrée, font que « même le plus grand optimiste législatif ne peut plus penser qu’après ces avalanches d’amendements et de nouvelles législations, les juges connaissent encore le droit » et que « au vu des dizaines de milliers de nouvelles pages de lois communautaires et nationales, sans parler de la jurisprudence de la CJCE, il est devenu impossible de mettre en pratique la maxime ‘iura novit curia’ » (art. préc., spéc. p. 134).
151 Arrêt préc., § 16.
152 Sur tous ces points, v. Michal BOBEK, art. préc.
153 Art. préc., spéc. p. 147. L’auteur poursuit : « Les rares juges qui maîtrisent le droit communautaire se découragent souvent rapidement. On a l’impression que le système entier s’écroulerait en quelques mois, si les juges nationaux commençaient à suivre véritablement les lignes de conduite de la Cour de Luxembourg » (ibid.). L’auteur suggère quelques méthodes d’application plus raisonnables qui pourraient être imposées par la Cour : l’étude comparative de deux ou trois versions linguistiques, la maîtrise des grands principes du droit européen, déléguer aux avocats des parties la tâche d’identification des droits positifs étrangers...
154 Emmanuelle BROUSSY, Francis DONNAT et Christian LAMBERT, « Suum cuique : La Cour de justice ignore-t-elle la souveraineté des États membres ? », in L’État souverain dans le monde d’aujourd’hui, op. cit., p. 19.
155 Sur ce thème, v. Guy CANIVET, « Activisme judiciaire et prudence interprétative », in La jurisprudence, source de droit, Arch. Phil. Droit, t. 50, 2006, p. 9. Pour la CEDH, v. Béatrice DELZANGLES, Activisme et Autolimitation de la Cour européenne des droits de l’homme, LGDJ, 2010 ; pour la jurisprudence récente de la CJUE, v. Emmanuelle BROUSSY, Francis DONNAT et Christian LAMBERT, « Suum cuique : La Cour de justice ignore-t-elle la souveraineté des États membres ? », in L’État souverain dans le monde d’aujourd’hui, art. préc.
156 V. supra II A 1°
157 V. les décrets du 19 décembre 2005 (n° 2005-1586), du 1er août 2006 (n° 2006- 964) et du 7 janvier 2009 (n° 2009-14).
158 CEDH, Kress c. France, 7 juin 2001, Gr. Ch., Req. n° 39594/98. V. not. Frédéric SUDRE, « La compatibilité de l’institution du commissaire du gouvernement près le Conseil d’État à l’article 6 de la convention EDH : l’arrêt Kress contre la France de la Cour EDH ou le triomphe des apparences », JCP G, 2001, II-10578.
159 CEDH, Martinie c. France, 12 avril 2006, Gr. Ch., Req. n° 58675/00. V. not. Laurent SERMET, « L’arrêt Martinie c/ France : un arrêt de Grande chambre ? Assurément. Un grand arrêt ? Non », RFDA 2006, n° 3, p. 577.
160 Il n’est pas sûr que les relations du Conseil d’État et de la Cour EDH soient définitivement pacifiées. Dans l’affaire F. M-A., la Cour EDH vient de communiquer en 2012 au gouvernement français une requête introduite par un magistrat administratif en 2009 (Req n° 54984/09) qui met en cause au regard du droit à un procès équitable et de la théorie des apparences (après la participation ou la simple présence de l’ancien commissaire du gouvernement au délibéré et l’absence de communication de ses conclusions aux parties), le fait notamment que le rapporteur public puisse avoir accès au travail interne des formations d’instruction (note du rapporteur, projet de jugement et participation à la séance d’instruction).
161 La résistance des magistrats belges après l’arrêt Marckx (CEDH, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A, n° 31, p. 15) interdisant toute discrimination fondée sur la naissance est également notoirement connue. Adde les exemples britanniques et allemands cités dans la communication de Lady Justice Harden et les exemples croates dans la communication de Hranko HRVATIN in Dialogue entre juges, La convention vous appartient, Cour européenne des droits de l’homme. Conseil de l’Europe, 2010, accessible en ligne : http://www.echr.coe.int/NR/rdonlyres/BB3162D8-3C59-4B49-A54C- 4DEE973213EA/0/DIALOGUE_2010_FR.pdf.
162 Louis DUBOUIS in Droits nationaux, droit communautaire : influences croisées – En hommage à Louis Dubouis, Centre d’études et de recherches internationales et communautaires, Université Aix-Marseille III, coll. Monde européen et international, vol. 6, La documentation française, 2000, p. 7, spéc. p. 12.
163 Jean CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Vème République, Flammarion, 1996, spéc. p. 48.
164 Julie ALLARD et Antoine GARAPON, Les juges dans la mondialisation – La nouvelle révolution du droit, éd. Seuil, Coll. La République des idées, 2005, spéc. p. 75.
165 V pour les juges de Luxembourg, Norbert GROSS, « Le renvoi préjudiciel devant la Cour de Justice des Communautés Européennes – Contraintes, hésitations et refus », art. préc.. : « À très peu d’exceptions près, les magistrats et leurs assistants rodés au droit communautaire ne trouvent plus le chemin du retour dans leur fief national. Ils lient leur avenir aux institutions européennes et s’installent dans le giron communautaire », spéc. p. 335.
166 V. Jacques KRYNEN, « La Cour de justice a tiré principalement son inspiration des principes généraux « communs » aux droits des États membres ou « généralement admis » dans le droit des États membres. De telles formulations ne doivent pas masquer la réalité. La Cour procède moins à des analyses de droit comparé qu’à une recherche, à partir de l’esprit des droits nationaux, de leurs orientations, de leur évolution, de principes susceptibles de figurer comme un patrimoine commun. Elle procède en « trouvère », sélectionne un courant dominant ou même simplement minoritaire s’il lui paraît que tel principe répond aux besoins politiques et moraux de la construction communautaire. La moisson des principes dégagés selon cette libre méthode est surabondante », L’État de justice, France, XIIIème-XXème siècle, t. II, L’emprise contemporaine des juges, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 2012, spéc. p. 341.
167 Massimo LUCIANI, « L’interprétation conforme et le dialogue des juges – Notes préliminaires », in Le dialogue des juges, Mélanges en l’honneur du Président Bruno Genevois, op. cit., p. 695, spéc. p. 707, à propos notamment des arrêts Laval et Viking.
168 Mais qui a permis, par exemple et en l’occurrence, à la Turquie d’échapper à une condamnation dans l’affaire Leyla Sahin c. Turquie (Cour EDH, 10 nov. 2005, Gr. Ch., Req. n° 44774/98) relative à l’interdiction du port du voile à l’Université. V. l’opinion dissidente de Françoise Tulkens, accessible en ligne : http://www.rtdh.eu/pdf/20051110_leyla-sahin_c_turquie.pdf). Il convient de relever que la technique des notions autonomes peut également être utilisée par la Cour EDH, pour taire et surpasser les diversités nationales (v. Béatrice BELDA, « Les faux-semblants du dialogue des juges », in Les Cahiers de l’IDEDH, n° 11, Le dialogue des juges, Université de Montpellier, Faculté de droit, 2007, p. 223, v. infra).
169 V. par exemple Cour EDH, B et L. c. Royaume-Uni, 13 septembre 2005, Req. n° 36536/02. Dans cette affaire, la Cour avait à connaître, au titre de l’article 12 de la convention, de la règle britannique de l’empêchement au mariage entre des beaux-parents et leurs beaux-enfants, connues des droits internes d’un grand nombre d’États parties. Allant à l’encontre du « dénominateur commun » aux droits internes des États parties existant en la matière, qu’elle avait elle-même constaté (§ 36) et qui aurait dû normalement la conduire à juger la réglementation britannique compatible avec la convention, la Cour a néanmoins jugé que la règle britannique d’empêchement au mariage constituait une atteinte à la substance même du droit au mariage des intéressés emportant violation de l’article 12 (§ 35).
170 V. par ex. CJCE, Lourenço Diaz, 16 juillet 1992, aff. C- 343/90, Rec. I-4673.
171 V. par ex. CJCE, Marleasing, 13 novembre 1990, aff. C-106/89, Rec. I-4135. Adde, CJUE, Seda Kücükdeveci, 19 janvier 2010, Gr. Ch., aff. C-555/07
172 V. CJCE, Rutili, 28 oct. 1975, aff. C-36/75. Rec., p. 1219 ; CJCE, Marshall, 26 févr. 1986, aff. C-152/84, Rec., p. 723.
173 V. CJCE, Unger, 19 mars 1964, aff. 75/63, Rec., p. 347 ; CJCE, Eggers, 12 oct. 1978, aff. 13/78, Rec., p. 1935.
174 CJCE, Köbler, 30 septembre 2003, aff. C-224/01, Rec. I-10239. Confirmé par CJCE, Commission c. Italie, 9 décembre 2003, aff. C-129/00, Rec. I-14637. La Cour de justice souligne cependant la spécificité de la fonction juridictionnelle en précisant que la responsabilité de l’État du fait d’une violation du droit communautaire par une décision de justice ne saurait être engagée que dans « le cas exceptionnel où le juge a méconnu de manière manifeste le droit applicable ». Elle énumère en outre les éléments que le juge saisi d’une demande en réparation du préjudice ainsi causé pourra prendre en considération pour forger sa conviction : « le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère délibéré de la violation, le caractère excusable ou inexcusable de l’erreur de droit ; la position prise, le cas échéant, par une institution communautaire, ainsi que l’inexécution, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel en vertu de l’article 234, alinéa 3, du traité CE ». Elle ajoute enfin qu’« en tout état de cause (...) une violation du droit communautaire est suffisamment caractérisée lorsque la décision concernée est intervenue en méconnaissance manifeste de la jurisprudence de la Cour en la matière ». Sur cet arrêt, v. not. Isabelle PINGEL, « La responsabilité de l’État pour violation du droit communautaire par une juridiction suprême », G.P., 4 mars 2004, p. 4 ; Denys SIMON, « La responsabilité des États membres en cas de violation du droit communautaire par une juridiction suprême », Revue Europe, novembre 2003, p. 3 ; Rostane MEHDI, « La responsabilité des États membres en cas de violation du droit communautaire par une juridiction suprême », Mélanges en l’honneur de Philippe Léger, éd. Pedone, 2006, p. 225 ; Loïc AZOULAI, « Les formes de la sanction juridictionnelle », in Les sanctions contre les États en droit communautaire, sous la direction de Isabelle Pingel, éd. Pedone, 2006, p. 17. Ce dernier auteur souligne : « Cette évolution cadre mal, en apparence, avec les descriptions communément admises des relations de coopération qui doivent exister entre les autorités juridictionnelles de la Communauté. C’est qu’elle est de nature disciplinaire. Il s’agit, en fait, de s’assurer le comportement fidèle des relais essentiels de la bonne marche de l’ordre communautaire » (art. préc., spéc. p. 20).
175 V. par ex., Cour EDH, García Ruiz c. Espagne, 21 janvier 1999, Gr. Ch., Req. n° 30544/96.
176 V. supra note 10.
177 V. Cour EDH, Hirst c. le Royaume-Uni (n° 2), 6 octobre 2005, Gr. Ch., Req. n° 74025/01, confirmé par Cour EDH, Scoppola c. Italie (n° 3), 22 mai 2012, Gr. Ch., Req. n° 126/05.
178 V. l’arrêt inaugurateur, Cour EDH, Broniowski c. Pologne, 22 juin 2004, Gr. Ch., Req. n° 31443/96 et pour une illustration récente, Cour EDH, Micheliuodakis c. Grèce, 3avril 2012, Req. n° 54447/10. Par cette technique la Cour peut bien couper court à tout dialogue avec les juges nationaux. En effet, alors qu’en principe il n’appartient pas à la Cour de définir les mesures de redressement appropriées que l’Etat défendeur doit prendre pour s’acquitter de ses obligations, la Cour peut dans la procédure de l’arrêt pilote se prononcer sur le contenu des mesures propres à résoudre la violation de la convention, tirée de la situation à caractère structurel qu’elle constate.
179 V. par ex. à la suite de l’arrêt Pellegrin (Cour EDH, Pellegrin c. France, 8 décembre 1979, Gr. Ch., Req. n° 28541/95), qui a donné une définition autonome de la « fonction publique », l’arrêt L’Hermitte du Conseil d’État (CE, L’Hermitte, 23 février 2000, Req. n° 192480).
180 Au mieux par une victoire, au pire par un blocage : v. supra II A 1°.
181 V. not. les épisodes français et européen de l’affaire Perruche. Sur cette convergence « calculée » des interprétations pour vaincre la loi « anti-Perruche », v. Béatrice BELDA, « Les faux-semblants du dialogue des juges », in Les Cahiers de l’IDEDH, n° H, Le dialogue des juges, Université de Montpellier, Faculté de droit, 2007, p. 223, spéc. p. 229-230. L’auteure renvoie au concept de « convergence raisonnée » développée dès 1998 par Bernard PACTEAU (« Le juge administratif français et l’interprétation européenne », in L’interprétation de la convention EDH, sous la direction de Frédéric SUDRE, Bruylant, Bruxelles, coll. « Droit et justice », vol. n° 21, 1998, p. 251).
182 Joël ANDRIANTSIMBAZOVINA, « Les méthodes d’interprétation de la Cour EDH, instrument de dialogue ? », in Le dialogue entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ?, sous la direction de François LICHERE, Laurence POTVIN-SOLIS et Arnaud RAYNOUARD, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et Justice », vol. n° 53, 2004, p. 167.
183 V. supra, I B 2°.
184 V. supra, I B 2°.
185 Laurence BURGORGUE-LARSEN, « Le destin judiciaire strasbourgeois de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Vices et vertus du cosmopolitisme normatif », in Chemins d’Europe, op. cit., p. 145, spéc. p. 168. Pour une relativisation des divergences d’interprétation parfois dénoncées entre la Cour de Justice et la Cour EDH, v. les démonstrations de Olivier de Schutter, « L’influence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la Cour de Justice des Communautés européennes », art. préc.
186 Cour EDH, Bosphorus Hava c. Irlande, 30 juin 2005, Req. n° 45036/98. Rappelons qu’en l’espèce, la Cour EDH était directement confrontée à la mise en cause, par rapport aux exigences de protection du droit de propriété (article 1 du protocole n° 1), de la conventionalité d’un règlement communautaire fidèlement appliqué par l’Irlande. Elle commence par reconnaître clairement sa compétence ratione materiae pour contrôler la conformité à la convention d’un acte national pris en application d’un règlement communautaire. Elle affirme en effet que si la convention n’interdit pas aux États parties de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale à des fins de coopération dans certains domaines d’activité, ils demeurent responsables au titre de l’article 1 de la convention de tous les actes et omissions de leurs organes, même si ceux-ci découlent de leur devoir d’observer des obligations juridiques internationales. Mais elle ajoute, avant d’en faire application à l’Union, que lorsque l’organisation accorde aux droits fondamentaux une protection équivalente à celle assurée par la convention, il y a lieu de présumer que les exigences de la convention sont respectées par les États et qu’enfin cette présomption peut être renversée quand dans une affaire donnée la protection des droits garantis est entachée d’une insuffisance manifeste.
187 Cour EDH, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, série A n° 310, p. 27-28, § 75
188 Opinion concordante commune des juges Rozakis, Tulkens, Traja, Botoucharova, Zagrebelsky et Garliki.
189 Opinion concordante du juge Ress. Il faut ajouter que les États membres sont eux-mêmes soumis au principe du « deux poids, deux mesures » applicable au contrôle des mesures prises par les Etats membres selon qu’elles l’ont été de façon indépendante ou sur le fondement du droit de l’UE.
190 Opinion concordante commune des juges Rozakis, Tulkens, Traja, Botoucharova, Zagrebelsky et Garliki.
191 Un double standard serait contraire à l’arrêt Loizidou (CEDH 23 mars 1995, arrêt préc.) qui a posé l’incompatibilité par rapport à l’objet et au but de la convention des inégalités de traitement entre États.
192 Laurence BURGORGUE-LARSEN, Le destin judiciaire strasbourgeois de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Vices et vertus du cosmopolitisme normatif, spéc. p. 169.
193 Ibid.
194 Ibid.
195 V. les exemples de droit substantiel donnés not. par Laurence Burgorgue-Larsen (art. préc.) et l’affaire Cooperatieve Producentenorganisatie Van de Nederlandse Kokkelvisserij U.A. c. Pays-Bas (Cour EDH, 20 janvier 2009, Req. n° 13645/05), dans laquelle la Cour a précisé que la présomption de conventionalité s’appliquait non seulement aux actions commises par les États contractants eux-mêmes mais également aux procédures suivies au sein de l’organisation internationale, avec la même possibilité de renversement de cette présomption dans une affaire donnée pour insuffisance manifeste. Or était en question le statut de l’avocat général devant la Cour de justice, lequel a suscité des interrogations au regard de la convention européenne des droits de l’homme. L’absence d’un droit de réponse aux conclusions de l’avocat général notamment viole-t-elle le droit à une procédure contradictoire telle que l’a défini la Cour dans son arrêt Kress contre France du 6 juin 2001 (arrêt préc.) ? Dans son ordonnance Emesa Sugar du 4 février 2000 (aff. C-17/98, rec. I- 665), la Cour de justice avait répondu par la négative, se fondant sur la possibilité d’une réouverture de la procédure orale après les conclusions de l’avocat général à la demande d’une partie ou sur proposition de l’avocat général. La Cour européenne des droits de l’homme, saisie de la même question, après avoir étendu donc la présomption de conventionalité Bosphorus aux procédures au sein de l’Union, utilise un standard différent de celui qu’elle a appliqué à cette question dans bon nombre d’affaires nationales, pour conclure à l’irrecevabilité de la demande jugeant à son tour que la faculté de demander une réouverture de la procédure afin de pouvoir répondre à l’avocat général était équivalente (ou pas manifestement inéquivalente ?) à un droit de répondre à celui-ci. Sur le terrain procédural, il est probable que les règles de l’Union, telles que celles qui organisent une justiciabilité limitée devant la Cour de justice des actes relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune, et qui seraient susceptibles de valoir à l’Union une condamnation par Strasbourg, seront examinées lors de la négociation de l’accord d’adhésion afin d’y porter préventivement remède.
196 V. Koen LENAERTS, « Droit international et autonomie constitutionnelle de l’ordre juridique de l’Union », art. préc., spéc. p. 514 et les réf. de cet auteur aux notes 50 et 52 de la même page.
197 V., émettant ce vœu, Jean-Marc SAUVE, « L’adhésion de l’Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », communication préc.
198 Document de réflexion de la Cour de justice de l’Union européenne sur certains aspects de l’adhésion à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés (document disponible sur le site web de la Cour : http://curia.europa.eu/ ).
199 accessible en ligne : http://www.echr.coe.int/NR/rdonlyres/48ACDFB2-E97D- 4503-83FE-5C4569A33C73/0/20HCommunication_CEDHCJUE_FR.pdf
200 La Cour de justice pourrait bien être (si la Cour EDH renonce elle-même à céder trop souvent aux valeurs du marché, v. Bernard EDELMAN, « La Cour européenne des droits de l’homme et l’homme du marché », D., 2011, p. 897) à revoir ses raisonnements : non plus vérifier que les droits fondamentaux ne portent pas une atteinte excessive aux libertés communautaires mais rechercher si les restrictions apportées aux droits fondamentaux au nom des libertés communautaires sont justifiées et proportionnées au but poursuivi.
201 Guy CANIVET, « Les influences croisées entre juridictions nationales et internationales. Éloge de la « bénévolance » des juges », art. préc.
202 Julie ALLARD et Antoine GARAPON, Les juges dans la mondialisation – La nouvelle révolution du droit, op. cit., spéc. p. 7.
203 Id., spéc. p. 9.
204 V. not. Horatia MUIR WATT, La politique de la Cour de cassation en matière internationale : économie de la justice et droit international privé, Cycle droit et technique de cassation 2005-2006, 8ème conférence, 18 septembre 2006, accessible en ligne :
http://www.courdecassation.fr/colloques_activites_formation_4/2006_55/interventio n_mme_muir_watt_9474.html
205 Guy CANIVET, « Les influences croisées entre juridictions nationales et internationales. Éloge de la « bénévolance » des juges », art. préc. ; adde Julie ALLARD et Antoine GARAPON, Les juges dans la mondialisation – La nouvelle révolution du droit, op. cit., spéc. p. 73.
206 Julie Allard et Antoine Garapon relèvent qu’à cette fin la Cour de cassation française (comme la Cour suprême d’Israël) fait traduire ses décisions les plus importantes en anglais et les publie sur son site internet. Ils soulignent en outre que la Cour de cassation, consciente du manque de lisibilité de ses arrêts à phrase unique pour les non-initiés, y joint les conclusions de l’avocat général et le rapport du conseiller rapporteur (op. cit., spéc. p. 87). V. la traduction prochaine en anglais d’une sélection de décisions annoncée par le Conseil d’État sur la page action internationale de son site. Pour prendre une mesure de l’implication de ces juridictions suprêmes dans le commerce des juges et des formes qu’elle revêt, v. précisément les pages « activité internationale » sur le site de la Cour de cassation : http://www.courdecassation.fr/activite_internationale_5/ et la page « action internationale » du Conseil d’État sur le site du Conseil d’État : http://www.conseil-etat.fr/fr/laction-internationale/.
207 V. Julie ALLARD et Antoine GARAPON, Les juges dans la mondialisation – La nouvelle révolution du droit, op. cit., spéc. p. 55).
208 V. not. concernant des relations homosexuelles, l’arrêt Lawrence v. Texas rendu en 2003 par la Cour suprême des États-Unis qui se réfère à la jurisprudence de la Cour EDH (539 U.S. 58). La Cour EDH n’hésite pas non plus à se référer à des décisions étrangères émanées de cours suprêmes étrangères ou de ses homologues supranationaux : v. notamment l’affaire Pretty, où la Cour se réfère, après le juge anglais dont la décision lui était déférée, à la jurisprudence canadienne au sujet du « droit » au suicide assisté (Cour EDH, Pretty c. Royaume-Uni, 29 avril 2002, Gr. Ch, req. n° 2346/02). Que penser de la généralisation de ces renvois par les juridictions nationales suprêmes ou supranationales à des jurisprudences étrangères, plus particulièrement en matière de droits fondamentaux ? Faut-il dénoncer dans ce nouveau mode de production du droit un déficit démocratique, à l’instar du juge Scalia, qui dans son opinion dissidente sous l’arrêt Lawrence, affirmait que la discussion par la Cour suprême des jurisprudences étrangères était dangereuse car de nature à « imposer aux Américains des modes, des habitudes ou des lubies étrangères » (cité par Julie ALLARD et Antoine GARAPON, Les juges dans la mondialisation – La nouvelle révolution du droit, op. cit., spéc. 13) ? Faut-il au contraire se féliciter de cette prise en considération des jurisprudences étrangères, qui permettent au juge, dans le contexte de la mondialisation, d’évaluer sa propre logique et sa tradition du point de vue de l’étranger (v., Julie ALLARD et Antoine GARAPON, op. cit., spéc. p. 60-63 ; adde, Horatia MUIR WATT, La fonction subversive du droit comparé », R.I.D.C., 2000, n° 3, p. 503) ? Certes, la référence aux décisions étrangères « témoigne d’une capacité de recul du juge, qui devient juge de sa propre pensée, de sa propre tradition, et qui atteste donc de cette forme de distance, d’impartialité, dont on sait qu’elle est l’une des conditions indispensables de la légitimité des systèmes judiciaires » (Julie ALLARD et Antoine GARAPON, op. cit., spéc. p. 62). Mais de quelle légitimité est-il question ? D’« une légitimité horizontale d’ordre à la fois relationnel et rationnel, social et intellectuel » (ibid.), à laquelle prétend le juge dans ses échanges avec ses homologues étrangers, pour influer sur le forum mondial judiciaire. Il n’a pas lieu de s’étonner de cette montée en puissance des juges sur la scène mondiale peut-être parce que « le pouvoir judiciaire est par nature non territorial, dans la mesure où il est moins lié à un territoire qu’à des principes » et, « en ce sens, la branche la plus universelle des trois pouvoirs de Montesquieu » (Guy CANIVET, « La convergence des systèmes juridiques par l’action du juge », in De tous horizons, Mélanges Xavier Blanc-Jouvan, LGDJ, 2005, p. 11, spéc. p. 23 ; adde, Julie ALLARD et Antoine GARAPON, Les juges dans la mondialisation – La nouvelle révolution du droit, op. cit., spéc. p. 84-87) mais surtout parce que le commerce des juges est en outre « inscrit dans le prolongement de la séparation des pouvoirs qui définit nos États de droit » (Julie ALLARD et Antoine GARAPON, op. cit., spéc. p. 72 ; adde Jacques KRYNEN, qui démontre pour la France que « sous le vêtement conceptuel de l’État de droit, c’est un État de justice qui a repris forme et consistance à l’ère contemporaine », L’État de justice, France, XIIIème – XXème siècle, t. II, L’emprise contemporaine des juges, spéc. p. 222). Les juridictions transnationales créées par les États qui permettent à des sujets de droit d’agir en justice contre des politiques, des lois et décisions de justice nationales de l’État dont ils sont les ressortissants, apparaissent dans le prolongement des cours suprêmes nationales comme des arènes alternatives, auxquelles ces sujets de droit s’adressent pour que justice leur soit rendue ou pour poursuivre leurs intérêts au-delà de l’État, quand les juges nationaux les ont éconduits. Autrement dit la multiplication des litiges portés devant ces juridictions transnationales parmi lesquelles on compte la cour EDH et la Cour de justice, souligne le rôle croissant joué par les juges en tant qu’acteurs politiques dans les systèmes de gouvernance contemporains (V. Dia ANAGNOSTOU, « La réception de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : une analyse politique de l’impact des normes juridiques sur le plan national », in L’Europe des cours, loyautés et résistances, op. cit., p. 159). Aussi ne saurait être éludée la question de la légitimité politique des juges tant nationaux que supranationaux, bien différente de la légitimité horizontale reconnue par les pairs du fait de la qualité de leurs décisions (sur « le déficit de légitimité des juges » français, v. Jacques KRYNEN, L’État de justice, France, XIIIème-XXème siècle, t. II, L’emprise contemporaine des juges, chap. 8 ; sur la question de la légitimité des juges internationaux, v. Julie ALLARD et Antoine GARAPON, op. cit., chap. IV ; mais minimisant le poids des cours transnationales v. Gerald Rosenberg qui souligne qu’elles ne peuvent promouvoir le changement social et politique que lorsque leurs décisions reçoivent un soutien fort auprès des pouvoirs législatif et exécutif et de l’opinion publique (cité par Dia ANAGNOSTOU, art. préc., spéc. p. 159).
209 V. Julie ALLARD et Antoine GARAPON, op. cit., spéc. p. 54. Antoine Garapon précise ailleurs à propos de l’activité jurisprudentielle de la Cour EDH : « Ce qui permet l’articulation des différentes cultures entre elles et la construction d’un espace d’universalisation pluriel sous les auspices de la CEDH, c’est l’aspiration commune à améliorer la situation des droits de l’homme. C’est à la fois très nouveau et pourtant non sans liens avec la situation de l’Europe avant sa division en États souverains... Il ne s’agit plus d’un droit naturel fondé sur des fondements chrétiens mais d’un roman écrit à plusieurs mains (toujours la référence temporelle) selon la célèbre expression de Dworkin, dont plusieurs chapitres sont à écrire... La jurisprudence évolutive de la CEDH et tout ce qu’elle suppose, à savoir l’articulation qu’elle inaugure -non sans errements peut-être- entre des cultures spécifiques et la mutualisation des souverainetés (rendue possible grâce à l’idée de droits de l’homme) : tout cela fait de l’Europe un laboratoire pour civiliser la mondialisation. » (Antoine Garapon, Quelles sont les limites à l’interprétation évolutive de la convention ?, communication préc.).
210 Paolo GROSSI, L’Europe du droit, op. cit., spéc. p. 56-57.
211 V. Alain SUPIOT, « L’inscription territoriale des lois », Revue Esprit, novembre 2008, p. 151.
Auteur
Maître de conférences en droit privé, Université Toulouse 1 Capitole
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