La magistrature désunie pour lutter contre la délinquance financière : de la suppression du juge d’instruction à l’hégémonie du parquet ?
p. 329-341
Texte intégral
1 La suppression du juge d’instruction sonnerait le glas du dernier rempart véritable contre la délinquance financière. Pareille affirmation, formulée au conditionnel, mérite d’être approfondie pour ce qu’elle présuppose doublement.
2 D’une part, elle présuppose que le juge d’instruction est réellement le rempart le plus efficace pour lutter contre la délinquance financière. Ce présupposé se doit d’être vérifié par l’examen de l’adéquation du rôle du juge d’instruction aux caractères de la délinquance financière. Ce premier présupposé se vérifie à l’analyse : la suppression du juge d’instruction, à l’égard des impératifs de la lutte contre la délinquance financière, se révèle alors parfaitement inadéquate.
3 D’autre part, elle présuppose que le juge d’instruction est encore le rempart le plus efficace pour lutter contre la délinquance financière. Ce présupposé ne résiste point à l’analyse : la suppression du juge d’instruction, pour n’être qu’annoncée (politiquement), est bel et bien en cours de réalisation (légale et judiciaire) ainsi qu’en témoignent les récentes évolutions de la procédure pénale particulièrement favorables au parquet.
4 Au travers de l’analyse de ces deux présupposés, seront ainsi successivement exposés l’inadéquate suppression du juge d’instruction et les préludes à la suppression du juge d’instruction. Apparaîtra ainsi la désunion orchestrée par le législateur entre le parquet et le juge d’instruction, magistrats que l’on aurait pu croire unis par la nécessité de lutter efficacement contre la délinquance financière.
5 1. Le « petit » juge est mort. L’annonce en a été faite par le président de la République lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation. Tel était l’événement judiciaire du tout début de l’année 2009. Le juriste, pour peu qu’il marque un quelconque attachement au principe de la séparation des pouvoirs -au moins exécutif et législatif – se doit de marquer là son étonnement. S’en suivra le rapport Léger, condamné à demeurer -on le sait depuis lors- à définitivement rester un simple rapport. L’idée est reprise au sein de l’avant-projet du futur code de procédure pénale. Ce projet -on le sait tout autant- n’a eu de futur que le nom.
6 2. Le « petit » juge est mort, vive la délinquance financière ! L’annonce présidentielle de la suppression du juge d’instruction, précédée de la commande d’un rapport consacré à la dépénalisation de la vie des affaires1, a suscité la réjouissance des uns2 mais également les plus vives inquiétudes des autres qui se sont immédiatement interrogés sur les conséquences d’une telle suppression à l’endroit en particulier de la lutte contre la délinquance financière3. Faut-il y voir une victoire nouvelle -et particulièrement suspecte- de la délinquance financière sur « l’appareil judiciaire » ? Nombre d’observateurs s’en sont convaincus. Les caractères de la délinquance financière s’accordent avec les qualités et les pouvoirs du juge d’instruction, de sorte que la suppression de ce dernier peut apparaître totalement incongrue pour peu que l’on soit encore convaincu de la nécessité de lutter contre la délinquance financière. L’inadéquation de la suppression du juge d’instruction se doit en conséquence d’être relevée (I). L’évocation d’une possible suppression du juge d’instruction ne doit cependant guère surprendre. Les récentes évolutions de la procédure pénale ont nettement réduit le nombre de saisines du juge d’instruction, de sorte que la suppression annoncée en droit paraît bien n’être que la suite d’une suppression réalisée en fait (II).
I – L’inadéquate suppression du juge d’instruction
73. Le juge naturel ou le juge obligé de la délinquance financière ? La délinquance financière est dotée de caractères subjectifs et objectifs qui en font la spécificité désormais incontestée (A), caractères qui la désigne (rait) tout particulièrement à la compétence du juge d’instruction (B). Las, l’évidence de l’observation n’a pas emporté la conviction du législateur.
A – Des caractères spécifiques à la délinquance financière
84. Caractères objectifs. La délinquance financière se caractérise par de multiples traits matériels.
9Parmi ceux-ci, le plus marqué réside dans son caractère polymorphe, tant juridique que sociologique. Juridiquement, en effet, la délinquance financière se manifeste par la commission d’infractions qui empruntent autant au droit pénal spécial « commun » qu’au droit pénal des affaires. Sociologiquement, ainsi que l’enseigne la criminalistique, la délinquance financière a pour force la variété de ses modes opératoires. La « carambouille », la pyramide dite de « Ponzi », la fraude aux encarts publicitaires et autres systèmes de « carrousel TVA » constituent autant d’escroqueries à caractère financier mais réalisées en autant de modes opératoires différents.
10En lien avec son caractère polymorphe, la délinquance financière est une délinquance complexe. Ce caractère se traduit par le recours abusif aux techniques comptables, aux instruments financiers et aux divers groupements proposés par le droit des affaires. La duplicité des agents – se manifestant par le recours avéré à des prête-noms, à des sociétés coquilles, taxis ou écrans- ainsi que des actes juridiques -duplicité traduite par le recours toujours utile à des fausses factures et pseudo contrats- participe de cette complexité4. Armée des deux caractères précédents, la délinquance financière se révèle au surplus une délinquance occulte : le recours permanent à l’interposition de personnes -facilitée par la multiplication des intermédiaires financiers dont l’identification professionnelle n’est pas toujours aisée malgré les efforts du législateur5 – et à des actes juridiques relevant de la simulation tout en étant associé à des faits que les acteurs de la délinquance financière tentent de draper derrière le nécessaire respect du secret des affaires... dont les contours demeurent encore bien flous6.
11Sans que ce caractère se révèle propre à la délinquance financière, cette dernière se marque aussi par sa mobilité et sa dimension internationale à hauteur de la mondialisation de l’économie.
125. Caractères subjectifs. Ces caractères subjectifs se doivent d’être recherchés tant du côté des auteurs de la délinquance financière que du côté des victimes de la délinquance financière.
13Ainsi, à la délinquance financière est associée la figure du « criminel en col blanc ». Depuis l’œuvre fondatrice de Sutherland, l’expression a fait florès et se trouve désormais associée à la figure du « décideur privé » comme à celle du « décideur public ». Encore et toujours, la définition du col blanc demeure bien davantage une définition sociologique que juridique et l’on retiendra que la délinquance financière est essentiellement le fait de « personnes respectables et d’un statut social élevé, dans le cadre de leur profession »7. En d’autres termes, la délinquance financière demeure essentiellement le fait d’une élite, élite appartenant au monde des affaires mais également au monde politique. Ces « élites irrégulières »8 sont saisies par le droit pénal soit au moyen d’infractions qui leur sont spécifiques – favoritisme, corruption, prise illégale d’intérêts...– soit au moyen de circonstances aggravantes. La volonté de lutter contre les (mauvaises) affaires politico-financières transparaît désormais au travers de la consécration de notions nouvelles destinées à mettre en exergue la particularité de la situation des agents concernés. Et de songer tout particulièrement à la notion dite de « PPE », personne politiquement exposée à l’égard de laquelle le monde de la finance est invité à appliquer des mesures de vigilance complémentaires9. Délinquance d’élites, la délinquance financière est rarement le fait d’un seul individu mais bien davantage le fait d’une organisation : il est alors aisé de comprendre les liens établis -liens établis de façon ô combien perfectible- entre la notion de délinquance et de criminalité organisées et les infractions financières par le code de procédure pénale à compter de la fameuse loi dite « Perben II ».
14Communément, la délinquance financière est une délinquance dite « sans victime ». Il serait plus juste de faire état d’une victime aveugle -car ignorante de ses facultés d’agir en justice10 – ou d’une victime non révélé : le délinquant financier ne choisit-il pas fréquemment ces victimes parmi celles qui souhaitent elles-mêmes frauder le fisc ?11 Nul n’ignore que proposer un placement chimérique portant sur le produit d’une fraude fiscale compte parmi les grands classiques de l’escroquerie financière. La dupe victime des agissements d’un escroc hésitera bien souvent à se manifester auprès des autorités de poursuites par un dépôt de plainte... de sorte que la délinquance financière souffre nécessairement d’un défaut de signalement.
B – De l’adéquation de l’instruction préparatoire aux caractères de la délinquance financière
156. De l’adéquation des pouvoirs du juge d’instruction. Les caractères de la délinquance financière induisent différentes exigences procédurales.
16De par sa complexité, la délinquance financière exige une mise en état tandis que, de par son caractère occulte, la délinquance financière exige le recours à des techniques d’investigations spéciales. La nécessité d’être doté de pouvoirs spéciaux -entendez par là des pouvoirs nécessairement renforcés...– est désormais systématiquement mise en exergue par les instruments internationaux dédiés à la lutte contre la délinquance financière12. Lesdits instruments internationaux, imposant un renforcement des pouvoirs d’investigation, pouvaient donner à penser que le législateur français se conformerait à ses engagements internationaux en procédant à un accroissement des pouvoirs du juge d’instruction. En faveur de cette solution, la tradition française justifiant que le juge d’instruction soit doté de pouvoirs de coercition supérieurs à ceux de la police judiciaire à raison de sa qualité même de magistrat du siège, pouvait être naturellement invoquée. Tout en admettant que la délinquance financière exigeait de recourir à des pouvoirs spéciaux d’enquête -afin de consacrer la notion même d’enquête proactive13 –, il pouvait apparaître logique d’en faire le juge d’instruction le titulaire à raison de leurs caractères particulièrement intrusifs et dangereux pour les libertés individuelles.
17De la même façon, il pouvait être soutenu que la polymorphie de la délinquance financière aurait pu (ou du) trouver une réponse adéquate dans le cadre de l’instruction préparatoire en s’assurant de la spécialisation du juge d’instruction. Le juge d’instruction, juge du mode opératoire : tel aurait pu (ou dû...) être le choix du législateur.
18Enfin, parce que la délinquance financière est une délinquance mobile, elle implique le recours à des techniques de délégation de pouvoirs. Ce don d’ubiquité, le juge d’instruction le possède depuis fort longtemps par le recours, au plan national, à la commission rogatoire et, au plan international, à la commission rogatoire internationale.
197. De l’adéquation de l’indépendance du juge d’instruction. Pouvant s’imposer au regard des caractères objectifs de la délinquance financière, la compétence du juge d’instruction s’impose (surtout) au regard des caractères subjectifs de la délinquance financière. La personnalité même des délinquants financiers impose le recours au juge d’instruction car -peut-on encore raisonnablement le nier fort de l’actualité nationale et internationale-la rencontre « des affaires » et du « politique » peut rendre particulièrement sensible le traitement de la délinquance financière. L’article 5 de la convention de Paris est parfaitement explicite en la matière en ce qu’il stipule que « les enquêtes et poursuites en cas de corruption d’un agent public étranger sont soumises aux règles et principes applicables de chaque partie. Elles ne seront pas influencées par des considérations d’intérêt économique national, les effets possibles sur les relations avec un autre Etat ou l’identité des personnes physiques ou morales en cause »14. Ainsi que cela a été parfaitement formulé, ledit article n’est point seulement l’expression d’un vœu pieux mais la formulation d’une exigence : celle que « les autorités judiciaires ou de police doivent pouvoir enquêter et poursuivre en toute indépendance »15. Singulièrement, la chancellerie a cru pouvoir satisfaire aux engagements internationaux considérés par l’intermédiaire d’une simple circulaire adressée aux magistrats du parquet... ce qui procède d’une singulière conception de la hiérarchie des normes16. N’en déplaise au ministère de la Justice, l’indépendance des investigations elles-mêmes et non point seulement leur contrôle est bel et bien devenue la condition sine qua non d’une lutte effective contre la délinquance financière. Par sa qualité de magistrat du siège, le juge d’instruction possède alors toute légitimité pour connaître, bien davantage que le parquet, des faits de délinquance financière. Son indépendance est une garantie à la fois pour la personne du suspect mais également pour la victime déclarée, garantie que le ministère public ne peut offrir statutairement tant que demeurera son état de subordination hiérarchique à l’égard du pouvoir exécutif.
208. Le juge obligé de la délinquance financière ? Une conclusion (d’étape) semble s’imposer d’elle-même : de par ses caractères, la délinquance financière aurait pour juge naturel, voire obligé, le juge d’instruction. Une question (naïve) est pourtant permise. Comment alors justifier l’annonce qui a pu paraître historique de la suppression du juge d’instruction ? Moins que l’annonce de la suppression du juge d’instruction, le discours présidentiel auquel se sont adjoints le rapport Léger et l’avant-projet du futur code de procédure pénale, il convient davantage de souligner le décalage particulièrement marquant existant entre la réalité juridique et le discours politique. Si les qualités et les pouvoirs du juge d’instruction sont en adéquation avec les caractères de la délinquance financière, les différentes réformes subies par la procédure pénale au cours des dernières années permettent de constater que non seulement le juge d’instruction ne possède plus seul les pouvoirs nécessaires pour faire face à la délinquance financière... en prélude à sa suppression. Fait exceptionnel dans l’histoire juridique de la Vème République : la réforme juridique a précédé le discours politique, de sorte que la suppression en fait pourrait précéder la suppression en droit du juge d’instruction.
II – Les préludes à la suppression du juge d’instruction
219. Le juge évincé de la délinquance financière. En prélude à la suppression du juge d’instruction, la concurrence (ré) affirmée du parquet constitue l’évolution la plus marquante ou, en tout état de cause, la plus remarquée de la procédure pénale. Par le renforcement des pouvoirs de la police judiciaire agissant sous le contrôle du parquet, la saisine du juge d’instruction est devenue en de nombreuses hypothèses... inutile (A). Autre prélude à la suppression du juge d’instruction, le rôle amenuisé de la victime constitue un autre élément d’évolution à souligner. Plus insidieuse, cette évolution – ou plus exactement cette régression – a consisté à paralyser le rôle possible de la victime de façon à éviter l’ouverture d’une instruction et... la perte de maîtrise du parquet sur les affaires pudiquement qualifiées par la pratique judiciaire d’ « affaires signalées » (B).
A – La concurrence affirmée du parquet
2210... ou comment user d’une argutie juridique pour éviter l’ouverture d’une instruction judiciaire. Bien avant la réforme essentielle opérée par la loi Perben II, la chancellerie s’est autorisée -par un nouvel hommage appuyé à la répartition des compétences normatives- à proposer un nouveau critère à l’ouverture des instructions préparatoires ayant pour objet le financement illicites des partis politiques. Au moyen d’instructions adressées aux procureurs généraux le 20 mai 1992, le ministère de la Justice a invité ceux-ci « à veiller particulièrement à l’aboutissement rapide des procédures en cours, en distinguant clairement les situations relevant de pratiques irrégulières de financement des partis politiques, de celles faisant apparaître un enrichissement personnel »17. Usant d’une argutie juridique déjà mise en œuvre par les chéquards18, le ministère a ainsi prétendu qu’il convenait de réserver l’ouverture d’une instruction préparatoire à l’hypothèse... d’un enrichissement personnel, notion dont la teneur juridique est (et demeure) inversement proportionnelle à son usage médiatique. La réserve ainsi opérée au profit de l’enquête de police judiciaire n’a jamais trompé personne : sous couvert d’un pseudo critère juridique, il s’agissait bel et bien d’éviter en la matière (politico-financière s’il en est...) la perte de maîtrise des investigations judiciaires par le parquet.
2311... ou comment tirer profit de la transposition d’une convention internationale pour éviter l’ouverture d’une instruction. Afin de satisfaire aux engagements internationaux souscrits par l’Etat français dans le cadre de la convention de Palerme, le législateur français a estimé utile, au moyen de la loi du 9 mars 2004 dite loi « Perben II », d’élargir les pouvoirs de la police judiciaire et de doter cette dernière de pouvoirs spéciaux afin de lutter plus efficacement contre la délinquance et la criminalité organisées.
24Dans cette perspective la loi Perben II a ainsi ouvert la possibilité dans le cadre de l’enquête préliminaire de procéder à des perquisitions sans l’assentiment de la personne chez laquelle elles ont lieu. De la sorte, est évitée la nécessité de faire appel (comme autrefois...) au juge d’instruction et, par conséquent, ... la perte du contrôle de l’enquête judiciaire par le parquet. Certes, le pouvoir conféré au parquet ne se réalise pas totalement (et fort heureusement) au détriment des magistrats du siège puisque la décision de perquisitionner relève à l’avenir de la compétence du juge des libertés et de la détention qui demeure compétent pour en contrôler (et pour en contrôler seulement...) le bon déroulement avec la possibilité de se déplacer sur les lieux19. Autrefois limitée à la seule hypothèse d’une enquête relative à un crime ou d’un délit puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée égale ou supérieure à cinq ans, pareille prérogative a encore été étendue par la loi du 9 juillet 2010 à l’hypothèse de la recherche de biens confiscables. En outre, alors qu’antérieurement à la loi Perben II, les interceptions de correspondances téléphoniques relevaient de la seule compétence du juge d’instruction, désormais, lesdites interceptions peuvent être ordonnées dans le cadre d’une simple enquête de police, préliminaire ou de flagrance, étant précisé que leur durée a été élargie par la loi du 14 mars 2011. Une fois encore, ont ainsi été évités l’ouverture d’une information judiciaire et le dessaisissement du parquet au profit du juge d’instruction. Une fois encore, la décision de recourir à ces interceptions appartient à un magistrat du siège, le juge des libertés et de la détention... saisi à la requête du parquet. Enfin, il est à noter l’octroi de pouvoirs identiques au juge d’instruction et au parquet en matière d’infiltration. L’opération d’infiltration peut, en effet, être réalisée aussi bien à l’initiative du parquet qu’à l’initiative du juge d’instruction, en notant que le parquet est en droit d’autoriser une telle mesure sans que soit exigée l’autorisation d’un magistrat du siège...
2511. La justification d’une conquête. Officiellement, le renforcement des pouvoirs du parquet a reçu une double justification. D’une part, le renforcement des pouvoirs du parquet a été justifié par la nécessité de réserver l’intervention du juge d’instruction aux seuls dossiers le méritant compte tenu de leur importance et de leur complexité20. L’intention est louable mais elle ne parvient pas à dissimuler que, dans les faits, le renforcement des pouvoirs du parquet a permis de justifier l’absence de saisine du juge d’instruction et de maintenir dans le cadre de l’enquête de police nombre d’affaires financières estimées trop sensibles pour être confiées à un juge tirant son indépendance de son inamovibilité. D’autre part, le renforcement des pouvoirs du parquet a été justifié par le renforcement parallèle des pouvoirs du juge d’instruction21. Certes, ce renforcement est indéniable, notamment par l’octroi de la possibilité d’ordonner des sonorisations ou des infiltrations mais il convient d’apporter une précision et de formuler une remarque. Une précision : le renforcement des pouvoirs du juge d’instruction intéresse la délinquance et la criminalité organisées et seuls l’escroquerie commise en bande organisée et le blanchiment sont effectivement concernés par le renforcement des pouvoirs du juge d’instruction. Ne sont aucunement concernés par ce renforcement les délits d’escroquerie non aggravée, le faux et l’usage de faux, les abus de biens sociaux ou autres délits d’initiés. En particulier, il est à souligner que les délits de corruption n’ont pas été jugés dignes de figurer -faute de gravité... – parmi les infractions de délinquance et de criminalité organisées. Il a été nécessaire d’attendre la loi du 13 novembre 2007 pour que les opérations d’infiltration notamment soient (enfin) applicables aux délits de corruption. Une remarque enfin : le juge d’instruction ne peut réellement tirer le bénéfice du renforcement de ses pouvoirs qu’à la condition... d’être effectivement saisi ce que la réalité dément chaque jour encore davantage22. Ainsi que les praticiens l’on souligné, « avec la loi Perben II, ce ne sont pas tant les pouvoirs que le recours au juge d’instruction qui se réduit »23, soulignant ainsi « la lente agonie du juge d’instruction »24. A cela s’ajoute une réforme récente, visant à élargir le domaine de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité25 à la quasi-totalité des infractions de nature financière, qui ne fait que confirmer la regrettable mainmise du parquet sur la matière économique et financière, mainmise que l’atténuation du rôle de la victime rend encore plus inquiétante.
B – L’amenuisement du rôle de la victime
2612... ou l’impossible ouverture d’une instruction préparatoire. Alors que le droit pénal et la procédure pénale semblent redécouvrir la victime de « droit commun », la victime de la délinquance d’affaires est loin de bénéficier des mêmes égards tant de la part de la jurisprudence que de la part du législateur.
27De la part de la jurisprudence : alors que l’actionnaire et le juge d’instruction ont parfois été dépeints comme les deux initiateurs de la lutte contre les abus de biens sociaux, depuis deux arrêts de principe, en date du 13 décembre 200026, l’actionnaire n’est plus en droit de revendiquer les droits de la partie civile et se trouve par conséquent privé du droit de saisir le juge d’instruction, de sorte que le juge d’instruction se trouve lui-même... privé du droit d’instruire, à moins que l’actionnaire se saisisse de l’action sociale exercée ut singuli. Une nuance cependant doit être apportée, qui laisse à penser que la chambre criminelle de la Cour de cassation tend à octroyer (par un moyen détourné) à l’actionnaire le droit légitime dont elle l’a privé : le délit de présentation ou de publication de comptes annuels infidèle reste, en effet, de nature à causer un préjudice personnel et direct à chaque associé ou actionnaire27. Autres signes positifs émanant de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, et non des moindres : la recevabilité de la constitution de partie civile de l’association Transparence Internationale à propos de « l’affaire des biens mal acquis »28 et sa prise de position favorable à l’égard des victimes de l’attentat de Karachi29.
28De la part du législateur : le code pénal accorde au ministère public... le monopole de la poursuite de certains délits de corruption internationale et étrangère. Cette restriction aux poursuites, affirmée par la loi du 30 juin 2000 a été maintenue dans son principe par la loi du 13 novembre 2007. Une seconde fois, la saisine du juge d’instruction est alors subordonnée toute entière à la (bonne...) volonté du parquet, solution légale que la chancellerie, s’adressant aux magistrats du parquet, a cru pouvoir corriger en affirmant qu’il leur appartiendrait « de faciliter la poursuite sur plainte simple des victimes des infractions de corruption d’agents publics étrangers en adoptant de facto (sic) les mêmes conditions de recevabilité que celle exigée pour une plainte avec constitution de partie civile du chef de corruption d’agents publics français »30.
2913. En guise de conclusion provisoire. Le cadavre du juge d’instruction bouge encore. Le salut du juge d’instruction viendra peut-être des engagements internationaux souscrits par l’Etat français qui font obligation d’assurer l’indépendance des enquêtes... tout en observant que ses engagements internationaux sont singulièrement absents des débats tenus sur le sujet. Pour l’avenir, à moins que le statu quo ne l’emporte, deux voies juridiques semblent se dessiner. Première voie : confier l’entièreté des investigations au parquet, option qui ne pourra se réaliser, le droit comparé le prouve31, sans mener une véritable réflexion tant sur l’indépendance politique que professionnelle, hiérarchique, économique ou personnelle du parquet32. Seconde voie : confier les investigations au parquet sans changement de statut mais sous le contrôle d’un magistrat du siège. Cette solution présente un inconvénient majeur : d’initiateur, le parquet devient décideur et le juge du siège, un simple contrôleur33, le rôle de la victime restant alors à déterminer. Cette même solution se révèle, en outre, pour le moins paradoxale car on ne peut rationnellement se satisfaire de la disparition du juge d’instruction au motif que l’on ne peut être juge et enquêteur indépendant, pour admettre ensuite l’existence d’un parquet accusateur public et enquêteur... dépendant. L’incompatibilité de fonctions imposée au premier vaut nécessairement pour le second. En tout état de cause, quelle que soit la voie suivie, ainsi que l’enseignent fort justement les instruments internationaux et en témoigne le traitement contemporain des dossiers financiers, il faut bel et bien se résoudre à admettre que les investigations de nature financière seront indépendantes ou bien ne seront pas.
Notes de bas de page
1 J.-M. COULON, La dépénalisation de la vie des affaires, La Documentation française, 2008.
2 S. GUINCHARD, « Requiem joyeux pour l’enterrement annoncé du juge d’instruction », in Code pénal et Code d’instruction criminelle, Livre du Bicentenaire, Dalloz, 2010.
3 A ce propos, le passionnant colloque qui s’est tenu à Rouen le 7 mai 2010, cf. Combattre la corruption sans juge d’instruction, sous la direction de Juliette LELIEUR, éd. Secure Finance, 2011.
4 Que l’on songe à une technique que nombre d’instructions judiciaires ont permis de débusquer... la technique dite du « back to back », technique supposant a minima la création de deux sociétés écrans, d’une série de fausses factures et de... quatre faux contrats.
5 Cf. L. n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière.
6 Flous qu’une proposition de loi « visant à sanctionner la violation du secret des affaires » déposée le 22 novembre 2011 tente d’atténuer.
7 Cf. Vonny MANOUK, « White Collar Crime : précurseurs et influences », Les Nouveaux Cahiers de Recherche du CETFI-DELFICO, 2011, p. 87.
8 P. LASCOUMES, Elites irrégulières, essai sur la délinquance économique et financière, éd. Gallimard, 1997.
9 Est ainsi désignée la personne résidant dans un autre Etat membre de l’Union européenne ou un pays tiers et qui est exposée à des risques particuliers en raison des fonctions politiques, juridictionnelles ou administratives qu’elle exerce ou a exercées pour le compte d’un autre Etat ou de celles qu’exercent ou ont exercées des membres directs de sa famille ou des personnes connues pour lui être étroitement associées. Cf. article L. 561-10 2° du code monétaire et financier.
10 Parmi les actionnaires floués et les contribuables trompés, combien d’entre eux ignorent l’existence même de l’action sociale ut singuli ou de la possibilité offerte par le code général des collectivités territoriales pour agir au nom et pour le compte d’une commune, d’un département ou d’une région.
11 Adde W. BOURDON, « La victime de la corruption : une victime introuvable ? », Combattre la corruption sans juge d’instruction, sous la direction de Juliette LELIEUR, éd. Secure Finance, 2011, p. 113.
12 Sans prétendre à l’exhaustivité, il faut alors songer notamment aux conventions de Palerme (art. 20), de Mérida (art. 50) ou de Strasbourg (art. 23).
13 J. PRADEL, « De l’enquête pénale proactive : suggestions pour un statut légal », D. 1998, p. 57.
14 N. BONUCCI, « La France face à l’article 5 de la Convention de l’OCDE », in Combattre la corruption sans juge d’instruction, sous la direction de J. LELIEUR, Secure finance, 2011, p. 15, sp. p. 19.
15 Il convient également de faire état du principe n° 3 énoncé par la Résolution (97) 24 du Conseil de l’Europe, selon lequel il importe « d’assurer que les personnes chargées de la prévention, des enquêtes, des poursuites et de la sanction des infractions de corruption bénéficient de l’indépendance et de l’autonomie nécessaires à l’exercice de leurs fonctions, soient libres de toute influence incompatible avec leur statut ».
16 Cf. NOR JUS D04-301119 C du 21 juin 2004.
17 Cité par P.-A. LORENZI, Corruption et imposture, éd. Balland, 1995, p. 41.
18 D. SALAS, Le tiers pouvoir. Vers une autre justice, éd. Hachette, 1998, p. 150.
19 Cf. art. 76 al. 4 du code de procédure pénale.
20 F. MOULINS, « Le procureur, nouveau pivot de la justice pénale ? », in Le nouveau procès pénal après la loi Perben II, Dalloz, 2004, p. 365, sp. p. 367.
21 F. MOULINS, ibidem.
22 Le chiffre de moins de 3 % d’affaires soumises à la sagacité du juge d’instruction est désormais avancé par les praticiens.
23 H. DALLE, « Juges et procureurs dans la loi Perben II », in Le nouveau procès pénal après la loi Perben II Dalloz, 2004, p. 453, sp. p. 457.
24 H. DALLE, ibidem.
25 Cf. L. n° 2011-1862 du 13 décembre 2011.
26 Cf. Cass. crim., 13 déc. 2000 : Bull. crim. n° 373.
27 Cf. Cass. crim., 30 janv. 2002 : Bull. crim. n° 14.
28 Cf. Cass. crim., 9 novembre 2010, n° 09-88272.
29 Cf. Cass. crim., 4 avril 2012 n° 11-81124.
30 Cf. CRIM 2004-06 G3/21-06-2004 NOR : JUSD0430119C.
31 J.-B. SCHMID, « La suppression du juge d’instruction en Suisse », in Combattre la corruption sans juge d’instruction, sous la direction de J. LELIEUR, Secure finance, 2011, p. 15, sp. p. 19.
32 Ch. CUTAJAR, « L’indépendance du parquet, une condition de l’effectivité de la lutte contre la corruption », in Combattre la corruption sans juge d’instruction, sous la direction de Juliette LELIEUR, éd. Secure Finance, 2011, p. 87.
33 A l’instar du juge des libertés et de l’enquête préconisé par feu le rapport Léger.
Auteur
Agrégé des facultés de droit, codirecteur du master II « lutte contre la délinquance financière et organisée » d’Aix-Marseille, avocat au barreau de Toulouse (cabinet AS2A)
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