Les magistrats formés à l’école coloniale : un ordre à part de la magistrature
p. 265-276
Texte intégral
1L’École coloniale fut créée en 1885, à l’initiative d’Auguste Pavie, à qui l’on doit notamment la mise en place du protectorat français sur le Laos. Elle s’appelait alors l’École cambodgienne et avait pour vocation de former des cadres pour l’administration indigène du protectorat du Cambodge. Elle devient l’École coloniale en 1889 et se fixe pour objectif de donner une formation complémentaire aux administrateurs et aux magistrats coloniaux.
2En 1905, une section magistrature est créée, permettant ainsi de former des magistrats coloniaux dont les connaissances seraient en phase avec les besoins de la justice coloniale. Si, dès 1912, l’École coloniale obtint le monopole de la formation des administrateurs coloniaux, ce n’est pas le cas des magistrats qui peuvent être recrutés parmi ceux servant en métropole. En 1934, L’École prend le nom d’École nationale de la France d’Outre-mer (ENFOM) qui lui restera jusqu’à sa disparition en 1960, la dernière promotion ayant été acceptée en 1958.
3Le nombre de magistrats formés à l’École coloniale peut sembler bien dérisoire : de 1889 à 1958, à peine 299 étudiants s’y inscrivirent. Si l’on tient compte des 21 abandons et des 12 échecs aux examens, ce sont seulement 266 élèves qui exercèrent des fonctions judiciaires outre-mer. Ainsi, sur la période allant de 1892 (date d’entrée en fonction du premier magistrat breveté) à 1961 (entrée en fonction de la promotion de 1958) les magistrats formés à l’École coloniale représentent 1 % du nombre total de magistrats ayant officié (266/24 820)1.
4Ce chiffre est cependant à nuancer selon les périodes. Entre l’ouverture de l’École et la création de la section magistrature, seulement 24 élèves s’y inscrivent ; entre 1905 et 1944, ils ne sont guère plus nombreux : 84. C’est à partir de la fin de la seconde guerre mondiale que l’on voit la fréquentation de l’École s’envoler puisqu’ils sont 193 à y être formés entre 1945 et 1958. Cette hausse soudaine s’explique par les remaniements de la justice coloniale qui s’opèrent en 1946 suite à la conférence de Brazzaville. Ainsi, le volet pénal cesse d’être confié aux administrateurs pour être transféré aux magistrats. Mais elle s’explique également par le fait qu’un grand nombre de jeunes gens, ayant traversé les privations et le climat tendu de la société française sous l’Occupation, se montre désireux de quitter la métropole afin de chercher de meilleurs horizons tout en servant la France.
5Les motivations des élèves magistrats de l’École coloniale sont avant tout à placer sous le signe de la vocation. Il y a en effet chez eux la volonté constante de servir outre-mer, ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres magistrats coloniaux parfois envoyés dans l’Empire par une chancellerie désireuse d’éloigner certains éléments indésirables2. Néanmoins, à partir de 1945, et probablement même dès l’entre deux guerres, la vocation ultra-marine semble être partagée par la majorité des magistrats coloniaux qu’ils soient issus de l’École ou non3.
6 A priori, l’existence même d’une offre alternative de formation permettant d’intégrer la magistrature semble pouvoir être un vecteur de désunions. Comment ces magistrats, formés par un organisme spécifique, furent-ils accueillis par leurs collègues coloniaux ? Furent-ils à la hauteur de la réputation d’excellence que l’on attribuait à l’École coloniale ? Le fait d’être issus de cette École leur permit-il de créer des liens particuliers ? Et lors du retour en métropole à la suite des décolonisations, lorsque la magistrature traversa une période de désunion cristallisée autour de la place à accorder aux magistrats d’Outre-mer, quelles furent les réactions des anciens élèves de l’ENFOM ? En somme, il s’agit de comprendre si ces magistrats formaient un ordre à part au sein de la magistrature, si de cette position naquirent des désunions et comment ils firent face à celles qu’ils traversèrent.
7 Pour ce faire, nous étudierons dans un premier temps l’influence de la formation dispensée par l’École coloniale, puis nous évaluerons son impact sur le corps de la magistrature pendant et après la colonisation.
I – La formation à l’École coloniale : la création d’un ordre à part et un possible vecteur de désunion
A – Une école sélective et prestigieuse
8Dès sa création, l’École coloniale cultiva une prétention à l’excellence qui ne s’est jamais démentie. Si dans un premier temps, cette dernière ne délivrait qu’un simple brevet que les licenciés en droit pouvaient faire valoir pour rejoindre directement la magistrature coloniale au poste d’attaché au parquet en Indochine – vestige de l’origine indochinoise de cette école –, les choses évoluèrent très rapidement dès 1905.
9Alors que le concours comme mode d’entrée dans la magistrature fut longtemps écarté, il s’est imposé dès les débuts de la section magistrature à l’École coloniale. Suite au décret du 7 avril 1905 qui créait cette section, les élèves magistrats étaient admis après un concours distinct de celui de la section administration. Ce dernier était ouvert aux licenciés en droit, dont l’âge était compris entre 20 et 28 ans, le nombre de places était déterminé par le ministre des Colonies. Les épreuves du concours portaient sur le droit privé, l’économie politique, l’histoire et la géographie coloniale et une langue étrangère (anglais ou allemand). À partir de 1907, les élèves brevetés de l’École coloniale passaient un examen professionnel, réservé aux magistrats appelés à servir outre-mer. On notera ici qu’un tel examen ne fut mis en place que par le décret du 13 février 1908 concernant la magistrature métropolitaine. « Les élèves qui avaient satisfait aux examens de sortie étaient nommés dans la magistrature coloniale à un grade élevé : juge de paix de première classe4. »
10À partir de 1908, l’École coloniale met en place une classe préparatoire intégrée à l’école même et destinée à préparer au concours d’entrée quelle que soit la section visée par le candidat. Ce système se généralise à partir de 1927 et des classes préparatoires sont alors créées dans une dizaine de lycées, allant des établissements les plus prestigieux comme les lycées parisiens Henri IV et Louis le Grand, à des établissements provinciaux moins côtés (dont un à Toulouse).
11Peu de choses changèrent jusqu’au décret du 30 octobre 1950 qui réforma l’entrée à l’École en la rapprochant du modèle de l’École nationale d’administration (ENA) créée en 1945. Désormais, le concours d’entrée est commun aux trois sections, une section d’inspection du travail ayant été créée en 1949. Les élèves reçus au concours choisissaient leur section en fonction de leur position de classement. Il existait un concours A, destiné aux étudiants, et un concours B réservé à des fonctionnaires coloniaux déjà en poste. Concernant la section magistrature, le concours A était réservé aux hommes âgés de 18 à 26 ans5, bachelier en droit, la licence se préparant en parallèle de la formation dispensée à l’École. Quant au concours B, il était réservé à des hommes âgés de plus de 35 ans, titulaires d’un baccalauréat en droit, ayant servi au moins quatre ans outre-mer ou seulement deux ans s’ils avaient exercé en tant que juge de paix pendant au moins douze mois.
12D’autres réformes tardives visèrent à ouvrir encore plus grand les portes de l’ENFOM. Ainsi, le décret du 14 mai 1956 créait un concours C pour les étudiants originaires d’outre-mer6 qui intégraient alors l’École comme les étudiants ayant satisfait au concours A. Fut également créé un cycle de perfectionnement appelé officieusement concours D et réservé aux cadres de l’administration ultramarine. De son côté, la section magistrature, devenue section judiciaire, était ouverte aux magistrats reçus à l’examen professionnel de la magistrature métropolitaine, mais désireux de rejoindre la magistrature coloniale. Ces derniers devaient alors suivre une formation supplémentaire avant de rejoindre les cadres coloniaux.
13Ultime réforme, le décret du 19 décembre 1957 se proposait de gommer certaines différences dans le recrutement des magistrats coloniaux et métropolitains. Les élèves ayant accédé à l’École par les voies A, C ou D se voyaient remettre le brevet uniquement s’ils avaient satisfait à l’épreuve de l’examen professionnel, désormais commun aux deux magistratures.
14Le système même du recrutement au sein de cette École marquait une nette distinction avec le système alors en vigueur dans la magistrature métropolitaine. De ce point de vue, il est tentant de percevoir cette institution comme un vecteur de désunion, et ce, d’autant plus que par sa formation et son fonctionnement, l’École coloniale favorisait la naissance d’un esprit de corps.
B – La formation professionnelle et la naissance de l’esprit « Colo »
15Ayant passé le concours, les élèves magistrats suivaient alors une formation dont la durée était de deux ans, puis de trois à partir de 1950. De l’avis de plusieurs anciens élèves, « la sélection déterminante ayant été faite à l’entrée, la scolarité n’était pas une compétition permanente, source de tension et d’animosité7 », de plus, « l’École étant en externat, les examens rares, en cours d’année, la compétition absente, les conditions de vie et de travail étaient plus proches de celles de l’École normale supérieure que d’une grande école militaire ou même scientifique8 ». Il en résultait ainsi une « ambiance générale [qui] était celle d’un libéralisme de bon ton [qui donnait à l’élève] l’impression d’être libre de ses centres d’intérêt9 ».
16Pour les élèves magistrats, les cours se divisaient entre des cours théoriques communs avec les autres sections et qui portaient, au fil des différents programmes et d’une manière générale, sur l’organisation administrative et politique des colonies françaises et étrangères, la condition des indigènes en droit privé, la compatibilité administrative et commerciale, l’économie coloniale. Il y avait également des cours plus tournés vers la pratique comme l’hygiène tropicale, l’agronomie, la pêche... En fonction de l’ensemble colonial auquel les élèves s’étaient destinés, ils étaient regroupés en sous-sections spécialisées. Pour les magistrats, ces dernières étaient au nombre de deux : africaine-malgache et indochinoise. Il y avait donc d’autres cours spécialisés portant sur l’histoire et la géographie de ces colonies, la législation, les langues. Ils suivaient également une formation juridique poussée, et à partir de 1950 devaient obtenir la licence en droit en parallèle. Ainsi, ils suivaient les cours dispensés par des professeurs de la faculté de droit de Paris et des travaux pratiques dirigés par de hauts magistrats en droit civil et criminel.
17Cette formation se doublait d’une charge de travail supplémentaire. Le décret du 27 juillet 1907, s’il avait supprimé l’obtention du doctorat l’avait remplacé par l’obligation pour les élèves de justifier de leur inscription au stage des avocats, ce qui impliquait, à partir de 1943, la possession du certificat d’aptitude à la profession d’avocat. À la fin de leur stage, ils devaient produire une attestation par le bâtonnier de l’Ordre. En outre, les élèves étaient, au cours de leur séjour à l’École, attachés au parquet général de la cour d’appel de Paris ou au parquet du tribunal de première instance de la Seine. « Traditionnellement, à la fin des années 40, ils étaient affectés au “petit parquet” (flagrants délits) et aux parquets des tribunaux pour enfants10. »
18Rétrospectivement et malgré des abandons, certes rares, cette lourde formation fut jugée très favorablement par ceux qui l’ont traversée. Elle était jugée de « caractère pratique » et très complète : « Des magistrats de tout grade nous enseignaient [...] la manière de rédiger jugements et arrêts en sorte que sur le terrain nous n’étions nullement dépaysés, quant au stage au Barreau et au Parquet, ils avaient un très grand intérêt11. »
19Il ressort de l’accès et du mode de fonctionnement de cette institution que cette dernière était particulièrement adaptée à la naissance d’un « esprit colo », à rapprocher d’un esprit de corps propre aux grandes écoles françaises. Cet esprit se manifestait dès l’entrée en classe préparatoire laquelle durait en général deux ans après le baccalauréat. La plupart de ceux ayant effectué ces classes préparatoires les jugent très importantes dans leur formation. Certains indiquent que “l’esprit Colo” était très apparent déjà en préparation12, d’autres affirmant que « c’est en prépa, plus qu’à la Colo, que s’est formé l’esprit d’École13 ».
20Il ne fait aucun doute que cet esprit fut soigneusement cultivé par l’administration de l’École coloniale. En témoigne notamment la gestion toute paternelle des directeurs successifs, n’hésitant pas à intervenir pour que les élèves puissent bénéficier de quelque indulgence14. Participait à la constitution de cet esprit la création d’équipes sportives participant aux tournois interuniversitaires, la création en 1895 d’une Société des anciens élèves et élèves de l’École coloniale qui devient en 1945 l’Association des anciens élèves de l’ENFOM, la parution de différents bulletins publiés par ces associations et qui réunissaient aussi bien des articles de fond que quelques contenus potaches15.
21Ainsi, un concours d’entrée difficile et très sélectif, une formation lourde et exigeante incluant une pratique des tribunaux, cumulés à une gestion des hommes cultivant ces spécificités ont ainsi assuré, mieux que tout le reste, la naissance d’un esprit de corps. Bien avant l’ENA et bien avant la création du Centre national d’études judiciaires, embryon de l’ENM créé en 1958, l’École coloniale avait su s’imposer comme un organisme de formation prestigieux susceptible d’attirer les talents et de les consacrer exclusivement à l’empire colonial français. Dans le cas des magistrats, il est indéniable que les élèves brevetés de l’École pouvaient se prévaloir d’une certaine supériorité, caractérisée par leur accession à des postes plus élevés dès leur entrée dans leur carrière de magistrat colonial16.
22Les possibilités de désunions étant donc réelles, une mise en perspective avec la réalité du métier de magistrat nous permettra de voir si elles se manifestèrent ou non.
II – Les magistrats de l’École « sur le terrain »
A – Le métier de magistrat colonial : une union sans désunion
23La présence avérée d’un esprit de corps propre aux magistrats formés à l’École coloniale était fortement contrebalancée par leur faiblesse numérique. « Parmi les magistrats nommés en Afrique noire de 1895 à 1960, sur près de 1 200, 200 seulement sont passés par l’École coloniale. Pour l’Indochine, les chiffres sont respectivement de 456 et 66, soit dans les deux cas autour de 15 % de l’effectif nommé17. » Au regard de la magistrature coloniale, le nombre de magistrats brevetés était donc important, en tout cas suffisant pour faire naître des dissensions, mais ils demeuraient toujours en infériorité numérique. Si les premiers postes étaient occupés dans environ 20 % des cas par des magistrats de l’École18, on voit bien que cette proportion diminue par la suite, conséquence des décès, des démissions et de la nécessité de faire venir un nombre toujours plus grand de magistrats métropolitains pour pallier les absences. Dans les faits, l’esprit de corps des magistrats de l’École fut largement contrebalancé par leur faiblesse numérique.
24Si l’on s’intéresse de plus près au cas des magistrats ayant fait toute leur carrière dans les colonies et n’ayant donc pas connu les décolonisations, on s’aperçoit qu’ils ont un déroulement de carrière identique à celui des autres magistrats coloniaux. Ainsi, les magistrats formés entre 1890 et 1930 ayant pu terminer leur carrière sans revenir en métropole ont en moyenne occupé huit postes différents (avec des écarts allant de un à seize). Ils ne sont donc pas réellement éloignés des chiffres de la magistrature coloniale dans son ensemble où cette moyenne se situe en six et sept postes19.
25Au niveau de leur travail même, la jurisprudence ne nous apprend malheureusement pas grand-chose, aucune règle ne semblant se dégager de manière générale. On ne retrouve ni de grande jurisprudence dont ils seraient à l’origine, ni d’action concertée entre eux pour faire évoluer cette dernière. Les magistrats de l’École coloniale sont avant tout des magistrats coloniaux comme les autres.
26Cependant, l’étude d’un certain nombre de dossiers personnels révèle qu’ils jouissaient d’une haute considération. Le terme « magistrat d’élite » apparaît ainsi de manière systématique dans les évaluations de ces magistrats par leurs supérieurs. Ils sont bien notés et les chefs des services judiciaires les imaginent souvent destinés « à un bel avenir », souhaitant les voir arriver au sommet de la hiérarchie judiciaire de telle ou telle possession. On ne peut faire de lien automatique avec la formation dont ils ont bénéficié, mais il est possible, à travers divers témoignages, de sentir toute l’importance qu’elle avait comme en témoignait dès 1913 « un éminent magistrat, ancien procureur général de l’Indochine, [qui] vient de proclamer hautement dans la presse la nécessité du recrutement des magistrats coloniaux par la voie de l’École coloniale dans l’intérêt d’une bonne justice20 ».
27Ces magistrats sont donc conscients de la supériorité donnée par leur formation et ils entendent bien en récolter les fruits. C’est notamment le cas lorsque l’avancement n’est pas à la hauteur de leurs espérances, comme en témoigne une lettre directement adressée au ministre des Colonies : « Il n’est pas possible qu’un magistrat qui, comme moi, s’est imposé cette lourde épreuve, puisse être semblablement sacrifié dans son avancement21. » Cette plainte individuelle s’insérait dans un ensemble de récriminations plus vaste appuyé directement par la métropole : « Je me permet de vous rappeler Monsieur, que votre bienveillante attention fut attirée sur la situation des magistrats anciens élèves de l’École coloniale par M. le directeur de cette école22. » D’ailleurs, les magistrats eux-mêmes n’hésitent pas à solliciter directement l’École lorsqu’il leur semble rencontrer des difficultés dans l’avancement, ou pour demander un poste plus conforme à leurs désirs23.
28Il est donc clair que les magistrats de l’École coloniale formaient un corps à part dans la magistrature en général et coloniale en particulier. Un corps soucieux de ses intérêts et n’hésitant pas à faire bloc pour les défendre. Il est en tout cas indéniable que ces derniers formaient un ordre à part caractérisé par son esprit de corps particulier et la conscience de sa valeur. Pour autant, cette solidarité n’était pas contradictoire avec le métier de magistrat colonial et lorsqu’ils entendent la faire jouer, les magistrats de l’École coloniale le font pour leur avantage propre et rarement au détriment de leurs collègues passés par la voie classique. S’il y avait donc bel et bien une rupture de l’unité de la magistrature, elle ne se caractérisait pas par une désunion, mais par l’union plus intime de certains magistrats.
29Cette union sans désunion va se perpétuer après les décolonisations. Mais le retour des magistrats coloniaux en métropole va s’accompagner de tensions que les magistrats de l’École coloniale vont surmonter de façon inattendue, mais somme toute logique.
B – Le retour en métropole : quand la désunion renforce l’union
30Les décolonisations et le retour en métropole des magistrats d’outre-mer firent naître des désunions au sein de la magistrature. Se posait la question de savoir comment intégrer dans les cadres métropolitains les magistrats servant outre-mer d’autant plus que la réforme de la carte judiciaire de 1958 avait grandement diminué le nombre de juridictions de première instance. Les 351 tribunaux de première instance avaient été remplacés par 172 tribunaux de grande instance et les 740 Justices de paix par 454 tribunaux d’instance. En conséquence, « les magistrats métropolitains faisaient preuve de réserves et d’inquiétude devant l’arrivée d’un si grand nombre de collègues du cadre d’outre-mer, alors que ces derniers s’interrogeaient sur leurs conditions de reclassement, leur lieu d’affectation, les possibilités de promotion ultérieures et l’âge de la retraite24 ». Les 689 magistrats d’outre-mer représentaient alors en 1960 13 % de l’effectif total de la magistrature (689/5 422) et parmi eux, les 186 magistrats de l’ENFOM 3,5 %. Le gouvernement français opta pour une intégration progressive, laissant sur place des magistrats détachés au titre de la coopération, instaurant un congé spécial, favorisant les départs à la retraite, ce qui permit de réaliser en douceur cette intégration.
31Le retour de ces magistrats fut cependant l’occasion de mésententes. Si seulement un tiers des magistrats d’outre-mer le juge de manière défavorable25, l’avis général est cependant orienté vers le fait que les « premières années furent pénibles26 ». C’est une fois de plus la question de l’avancement, si rapide outre-mer, qui déclencha le plus de protestations. Dans une enquête présentée par Martine Fabre, « 40 % reconnaissent que leur avancement a été retardé : “les chefs de Cour, en général ne tenaient aucun compte, pour l’avancement, des années de service accomplies” ». Certains magistrats ont ainsi porté un regard très dur sur l’attitude des chefs de juridiction. Ainsi, l’un d’entre eux « pense avoir perdu dix ans. Nous étions inscriptibles au tableau d’avancement en rentrant. Beaucoup de premiers présidents nous ont fait subir un délai d’épreuve d’au moins trois ans avant de nous proposer une inscription éventuelle ». Pour un autre : « Je me suis heurté à l’esprit particulièrement étroit du chef de juridiction. Je ne peux cependant affirmer que ce seul fait ait été la cause de mon médiocre avancement27. »
32Habitués à l’avancement rapide, à occuper des fonctions souvent élevées du fait des intérims, à être réactifs du fait de l’unicité dans les juridictions de première instance coloniales, beaucoup de magistrats souffrirent de leur situation. Ils jugeaient alors la justice métropolitaine étriquée, sclérosée, faisant preuve d’un esprit très petit fonctionnaire, où ils affrontaient des collègues frileux et craintifs. Cette période de désunion de la magistrature fut en réalité une période d’observation au cours de laquelle les magistrats d’outre-mer furent soumis à des tests : on voulait vérifier leur sens juridique et leur respect des règles, eux qui n’avaient pas particulièrement bonne presse. Certains quittèrent la magistrature, profitant ainsi du congé spécial, d’autres firent valoir le plus rapidement possible leurs droits à la retraite, mais dans l’ensemble, ils continuèrent d’exercer le métier.
33Passée cette période d’observation, les magistrats ENFOM, eux aussi impliqués dans ce contexte de mésentente connurent une évolution des plus significatives. En 1985, soit 25 ans après les décolonisations, ils représentaient près de la moitié des anciens magistrats ayant servi outre-mer encore en exercice (113/261). Alors que la totalité de ces derniers ne représentait plus que 4,5 % du corps de la magistrature (261/5879), les magistrats de l’ENFOM en représentaient 2 % (113/5879).
34Plus significative encore était leur surreprésentation au sein des emplois hors catégorie du premier grade, qui représentent environ 5 % des effectifs. Ainsi entre 1980 et 1987, 8 % des conseillers et avocats généraux de la Cour de cassation ont été formés à l’ENFOM (18/226) ; c’est également le cas de près de 10 % des premiers présidents de cour d’appel (7/75) et de 6 % des procureurs généraux (4/70). On note également cette surreprésentation auprès des cours d’appel de Paris et de Versailles où ils constituent 5,5 % de l’effectif des conseillers et avocats généraux (12/216). En outre, il faut intégrer à ce constat les individualités détachées et appelées à exercer des fonctions importantes : on compte ainsi deux inspecteurs généraux des services judiciaires parmi seize nommés entre 1980 et 1987, et plusieurs conseillers techniques dans les ministères.
35Les années 1990 virent ce mouvement se prolonger puisque 19 magistrats supplémentaires accédèrent à la Cour de cassation, quatre autres furent nommés procureur général, deux premiers présidents et douze autres, conseillers ou avocats généraux près les cours d’appel de Paris et Versailles28.
36Comment expliquer cette surreprésentation ? Le prestige dont jouissait l’ENFOM a indiscutablement rejailli sur ces magistrats, ce fut également le cas des administrateurs qui fournirent une bonne partie du contingent des ambassades. On leur reconnaissait la supériorité d’une formation réputée exigeante, alliée à un sens de l’initiative acquis lors de leurs années de service outre-mer. On peut également se questionner sur l’importance de l’esprit de corps qui s’est formé lors de leur passage à l’École. Si ce dernier sentiment est difficile à évaluer, il n’est pas anodin. Les grandes écoles forment des microcosmes où se tissent des amitiés et des réseaux dont l’influence n’est pas à démontrer.
37Se pose donc la question de savoir dans quelle mesure, ce sentiment d’union a permis de surmonter la désunion liée au retour en métropole et comment il a influé sur l’ascension de la hiérarchie judiciaire par ces magistrats ? On retiendra de cette étude que l’existence de ce parcours alternatif de formation qu’était l’ENFOM ne fut pas en lui-même créateur de désunion. Mais il conditionna la naissance d’un ordre de magistrats à part, avec un degré de solidarité plus élevé, et qui, assurément, surent mieux que les autres faire face aux mésententes dans lesquelles ils étaient plongés.
Notes de bas de page
1 J. CLAUZEL, « La formation à l’ENFOM », dans J. CLAUZEL (dir.), La France d’outre-mer (1930-1960), témoignages d’administrateurs et de magistrats, Paris : Editions Khartala, 2003, p. 37-69. On pourra également se référer à J.-C. FARCY, Annuaire rétrospectif de la magistrature, XIXe et XXe siècles, base de données consultable sur Internet, http://tristan.u-bourgogne.fr:8080/index.html.
2 J.-P. ROYER, R. MARTIN AGE & P. LECOCQ, Juges et notables au XIXe siècle, Paris : Presses universitaires de France, 1982, p. 233-242.
3 Une enquête menée en 1985 auprès de magistrats ayant servi dans le cadre de la France d’Outre-mer fait apparaître qu’ils sont 75 % à avoir choisi cette voie en raison d’un « choix de carrière » ou par « vocation ». M. FABRE, « Le magistrat d’Outre-mer, l’aventure de la justice », dans B. DURAND & M. FABRE (dir.), Le juge et l’Outre-mer, les roches bleues de l’empire colonial, t. 2, Lille : Centre d’histoire judiciaire, 2004, p. 71-93, p. 77.
4 G. MANGIN, « La magistrature coloniale française », dans Magistrats au temps des colonies, Lille : L’espace juridique, 1988, p. 89-124, spéc. p. 94.
5 Les femmes étaient pourtant autorisées à exercer les fonctions de magistrats depuis 1946. Mais on craignait surtout la réaction des justiciables indigènes.
6 Ce concours forma de nombreux cadres des administrations nées des décolonisations qui bien souvent occupèrent les plus hautes fonctions dans leur domaine respectif de compétence. On peut ainsi citer l’exemple de M’Baye Keita qui formé à l’ENFOM choisit en 1963 la magistrature sénégalaise où il présida notamment la Cour suprême du Sénégal.
7 J. CLAUZEL, op. cit., p. 51.
8 Idem.
9 Idem.
10 Idem.
11 J. CLAUZEL, ibid., p. 55. Dans son livre, François Romerio lui aussi ancien élève, insiste sur la haute teneur pratique de cette formation. F. ROMERIO, Le métier de magistrat, Paris : Editions France-Empire, 1976, p. 65.
12 J. CLAUZEL, ibid., p. 45
13 Idem.
14 C.A.O.M., Fonds de l’Ecole coloniale. Carton 39, Dossier 20, Cas Angevin et Guilhem, lettre du directeur de l’Ecole coloniale au procureur général près la cour d’appel de Paris. Il s’agissait de placer certains élèves le plus rapidement possible afin qu’ils puissent terminer leur stage dans les meilleurs délais.
15 Le premier bulletin fut créé en 1899, il fut complété en 1931 par un autre réalisé par les élèves alors inscrits à l’École. Le bulletin de l’association des anciens élèves paraît encore aujourd’hui sous forme dactylographiée.
16 Les réformes des années 1950 effacèrent toutefois ces différences.
17 J.-C. FARCY, « Quelques données statistiques sur la magistrature coloniale française (1837-1987) », dans Clio @ Thémis, n° 4, 2011, p. 9.
18 Il faut cependant distinguer les périodes et les possessions. Si ce chiffre est constant en Indochine pour la période 1895-1954, ce n’est qu’à partir de 1945 qu’il devient identique en Afrique. J.-C. FARCY, ibid.
19 J.-C. FARCY, ibid., p. 23-24.
20 C.A.O.M., Dossier Cury, EEII 6085/3, lettre de M. Cury au ministre des Colonies, datée du 17 mars 1914.
21 Idem. A noter que ce magistrat, entré dans la carrière en 1910, terminera procureur général de la Réunion après avoir occupé 13 postes différents.
22 Idem.
23 C.A.O.M., Papiers Paul Dislère, Carton 3, Registre 7, Lettre du procureur de la République à Phnom Penh au directeur de l’École coloniale, datée du 1er février 1910.
24 A. ORTOLLAND, « Les magistrats : vers de nouveaux horizons », dans J. CLAUZEL, op. cit., p. 777-787, spéc. p. 778.
25 M. FABRE, « Le magistrat d’Outre-mer, l’aventure de la justice », op. cit., p. 92.
26 A. ORTOLLAND, op. cit., p. 783.
27 M. FABRE, ibid., les trois extraits sont ici des témoignages directs recueillis par l’enquête mentionnée.
28 Les différents chiffres sont issus de l’Annuaire rétrospectif de la magistrature et de l’article de A. ORTOLLAND, op. cit., p. 783-786.
Auteur
Docteur en droit de l’Université Toulouse I Capitole (CTHDIP)
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