La justice consulaire entre tolérance et nécessité
p. 217-230
Texte intégral
1Dans les décennies qui suivent la guerre de cent ans, le commerce est le support du développement économique du Royaume de France plongé par ce siècle de guerre dans une récession ruineuse. Le développement d’une agriculture industrielle, celle du pastel, va donner à la ville de Toulouse un rôle économique majeur, suscitant une classe de grands négociants traitant avec toutes les provinces de France mais aussi avec les autres grandes places européennes. L’expansion remarquable, pendant quelques décennies, de ce commerce du pastel suscitera des fortunes considérables qui n’hésiteront pas à se diversifier dans d’autres activités notamment financières : la banque, l’assurance, l’affermage de revenus princiers1 etc. Très tôt ces acteurs économiques d’envergure vont ressentir le besoin d’un mode de règlement des conflits et des difficultés d’entreprises plus rapide, plus averti des usages du commerce et moins onéreux que les procédures devant les juridictions civiles chicanières et ignorantes de ces usages.
2Dans le même temps le besoin d’organisation du commerce et de rationalisation fiscale des barrières douanières intérieures s’impose à l’esprit de ces négociants toulousains afin d’asseoir et faciliter leur expansion. Ils avaient deux sources d’inspiration.
3La plus ancienne est l’exemple des juridictions consulaires créées au XIIe siècle en Italie pour régler les conflits commerciaux et maritimes. Elles accompagneront le développement commercial des Républiques de Gênes, Venise et Amalfi et seront une puissante source de création du droit commercial et maritime. Elles définiront le principe du juge consul, négociant désigné par ses pairs pour un mandat bénévole limité dans le temps.
4 En France la nécessité d’une juridiction adaptée aux pratiques du commerce va naître au sein des grandes foires, qui se tiennent dans les provinces de Champagne et de Brie. Ces foires acquièrent une réelle dimension internationale par l’importance des transactions et la diversité des négociants. Les comtes de ces deux provinces accordent aux marchands (pour les fidéliser dirait-on aujourd’hui !) plusieurs privilèges, dont celui de régler les litiges pouvant survenir pendant les foires2. Ces juridictions temporaires, confiées à des « gardes de Foire » rendent une justice rapide et efficace et définiront un principe de procédure simple, rapide et peu couteuse.
5Sur l’insistance répétée des négociants toulousains, Henri II, par ordonnance du 16 juillet 1549, installera dans le cadre de la création d’une bourse des marchands à Toulouse, une juridiction consulaire, fondée sur les principes de l’élection des juges consuls choisis parmi les négociants et d’une procédure simple, rapide, sans chicane et « sans longue figure de procès ».
6Cette juridiction est permanente et servira de modèle, deux décennies plus tard en 1563, au chancelier du roi Charles IX, Michel de l’Hospital, pour rédiger l’ordonnance créant la juridiction parisienne à partir de laquelle vont se développer les juridictions consulaires.
7A la veille de la Révolution, on comptera soixante-dix juridictions consulaires. Ces juridictions conserveront à travers les vicissitudes des changements de régimes, jusqu’à nos jours les mêmes caractères : des juges consuls détenteurs de l’imperium de puissance publique, comme les autres juges ; des juges élus par leurs pairs des professions, bénévoles et sans requis juridique, des procédures orales simples et rapides, sans nécessité d’avocat ni de procureurs, enfin des décisions rendues en premier ressort, susceptible d’appel uniquement devant la Cour.
8Ces caractères fondateurs vont conférer à la justice consulaire une place particulière dans le système judiciaire français, marqué par une magistrature régalienne. Cette particularité, quelque peu étrange, ne cessera d’être contestée par une institution judiciaire fondée sur le savoir juridique de ses membres et fédérée en un corps à nul autre pareil.
9Ainsi s’exprimeront, d’abord, une série de critiques classiques et techniques, soulignant les différences de statut et dessinant les contours d’une tolérance mesurée, jamais acquise, de l’institution consulaire (I). Plus récemment, à la fin du XXe siècle, va apparaître une nouvelle et sévère contestation de nature éthique, faux nez d’une contestation idéologique inavouée. Elle fera long feu, mais conduira l’institution à mettre en œuvre avec les pouvoirs publics un programme de modernisation de la juridiction consulaire renouvelant l’équation nécessité/tolérance (II).
I – L’ostracisme juridique
10Créée pour contourner les difficultés de la justice civile, la juridiction consulaire va connaître, en réaction, dès son origine des critiques portant sur sa légitimité (A), l’insuffisance de formation juridique de ses membres (B) et se verra confrontée à un ostracisme culturel trouvant sa traduction dans les textes organiques (C).
11Eloignés du monde des affaires, qu’ils considèrent avec méfiance, les pouvoirs publics -monarchiste ou républicain- jusqu’à une époque récente, hésiteront à organiser fortement cet ensemble juridictionnel à l’égal des juridictions de l’ordre judiciaire, mais aussi à le remplacer par une juridiction étatique composée de magistrats professionnels.
A – La querelle de la légitimité
1 – La querelle de la légitimité
12Pour les membres des Parlements du XVIe siècle comme pour les membres de l’ordre judiciaire moderne « l’élection des juges du commerce est demeurée longtemps comme un corps étranger dans notre tradition juridictionnelle »3.
13Celle-ci veut que celui qui est en charge de la justice soit, d’abord, un spécialiste du droit et même, dans la période classique, un savant. Or cette connaissance du droit n’est pas une condition d’éligibilité du juge consulaire. Il s’ensuit une critique fondamentale : si l’élection est une condition légale elle ne génère pas naturellement la légitimité. Cette critique ne s’est jamais éteinte et l’on en trouve encore des échos aujourd’hui4.
14Mais il sera répondu que « l’art de bien juger n’est pas fait exclusivement de savoir juridique et de techniques procédurales ; il faut au juge une connaissance suffisante des milieux sur lesquels il doit exercer sa mission et de l’environnement social et économique des affaires qu’il a à traiter »5. Ce débat ne sera jamais tranché par les pouvoirs publics : avec une certaine ambiguïté, on laissera à la juridiction consulaire le soin de démontrer par sa pratique sa légitimité.
15Les pouvoirs publics acceptent l’idée d’une juridiction adaptée aux besoins du commerce réputé complexe, voir opaque, mais ils vont beaucoup tâtonner dans la régulation de la juridiction. C’est ainsi que la fixation du corps électoral des juges consulaires, pourtant fondamentale, fera l’objet au cours du temps de beaucoup d’hésitations et alimentera à son tour critiques et hostilité à l’égard de la juridiction consulaire.
2 – La fixation difficile du corps électoral des juges consulaires
16Depuis sa création, la fixation du corps électoral des juges est hésitante et oscillera longtemps entre deux conceptions, l’une oligarchique, l’autre démocratique sans que les pouvoirs publics, même dans des périodes radicales, comme la période révolutionnaire, aient paru avoir une volonté forte de régulation.
17La période ancienne jusqu’à la Révolution est résolument oligarchique : les juges sont élus parmi les notables marchands par un corps électoral restreint, dominé soit par le contrôle des corporations soit par une logique censitaire.
18La loi du 16 août 1790 réorganisant le système judiciaire appliquera à la désignation des juges consulaires le principe du suffrage universel des commerçants. Le code de commerce de 1807 revint partiellement à un corps électoral oligarchique, composé par une assemblée unique dont la liste était établie par le préfet.
19La révolution de 1848 revint à un principe démocratique ouvert à tous les commerçants patentés, depuis cinq ans au moins. En 1852, on revient aux règles du code de commerce. En 1870, retour au régime de 1848, mais la loi du 21 décembre 1871 reprendra les règles du code de commerce de 1807.
20La jeune IIIe République, par la loi du 8 décembre 1883, réinstallera le suffrage universel des commerçants y ajoutant les artisans, les membres des Chambres de commerce et les présidents des Conseils de prud’hommes. Par la loi du 23 janvier 1898, le vote était étendu aux femmes (cinquante ans avant les élections politiques).
21Ce régime va rester inchangé jusqu’en 1961, date à laquelle le système démocratique pur est abandonné pour réinstaller, devant la désaffection des électeurs, un système à deux degrés : des délégués consulaires élus au suffrage universel désigneront les juges consulaires, au scrutin majoritaire à deux tours.
22Ces nombreuses hésitations de l’Etat quant à la définition du corps électoral des juges seront à nouveau illustrées, dans la période récente où, pour des raisons clairement idéologiques, le projet de loi Guigou réinstallait, en 2001, le suffrage universel.
23Reste toutefois le problème, actuellement réglementé a minima, du choix des candidats. Traditionnellement, seules ont été définies les conditions formelles d’éligibilité. L’art. L 723-4 du code de commerce a poursuivi cette approche, sans poser aucune condition substantielle portant sur l’aptitude des candidats à exercer la fonction juridictionnelle. Liberté est laissée aux professions d’organiser le recrutement des candidats, ce qu’elles assurent avec plus ou moins de rigueur6.
24Ces hésitations naissent sans doute de la difficulté des pouvoirs publics à situer, dans un environnement judiciaire dominé depuis toujours par une conception très élitiste de la légitimité des magistrats, une source radicalement différente de la légitimité fondée sur l’élection.
B – La querelle de la formation
25L’édit de 1563, autorisant la création de la juridiction consulaire parisienne, précise, dans son préambule, que cette institution est créée à la demande des marchands de Paris qui souhaitaient régler leurs différends « sans être astreints aux subtilités des lois et ordonnances ». Les marchands toulousains, deux décennies auparavant, avaient exprimés le même souhait ainsi que celui d’éviter les « longues figures de procès ».
26En prenant avec vigueur le parti d’une juridiction sans juristes, les premiers juges consulaires donneront une image durable d’inculture juridique et de trop grande soumission à l’équité. Bénéficiant ainsi d’une liberté, peut-être excessive et non sans arrière pensée, l’institution consulaire va devoir jusqu’à une époque récente faire face pratiquement seule à ce problème.
1 – Des usages du commerce à la complexité du droit des affaires
27A la création de ces juridictions, leur connaissance des usages du commerce est un facteur certain de leur légitimité qui ne sera d’ailleurs mis en cause par la magistrature que pour des raisons corporatiste : la justice déléguée par le roi ne peut l’être qu’aux « prêtres de la justice »7. L’exercice sacerdotal de la justice doit rester uni, or la création de ces juridictions consulaires rompt cette unité. Les Parlements batailleront, sans succès, pour recevoir le serment de ces juges : il ne sera reçu par les cours d’appel, dans les mêmes termes que celui des magistrats, qu’à compter de la loi de 1790.
28Mais avec l’évolution de l’économie, les usages deviennent le droit commercial puis le droit des affaires dont la complexité ne va cesser de croître, la critique corporatiste se doublera dès lors d’une rude critique scientifique. Il est avancé que « le savoir acquis dans une profession est sans commune mesure avec la diversité des professions qu’embrasse le droit des affaires... (d’une complexité extrême)... bien loin du seul régime des actes et des effets de commerce »8. Bref, la juridiction consulaire n’aurait plus le savoir nécessaire aux problématiques de contentieux et de traitement des difficultés des entreprises qui lui sont soumises.
29Cette argumentation sera le support, tout au long du XIXe siècle et jusqu’à une époque récente, de projets prévoyant l’échevinage des juridictions consulaires sous l’autorité d’un magistrat professionnel ou même de leur suppression pure et simple9.
30Malgré la répétition de ces critiques ces projets n’aboutiront pas, mais la tutelle publique n’entreprendra rien pour organiser la formation devenue nécessaire des juges consulaires. Elle se bornera à augmenter la durée des mandats et à créer une sorte de noviciat de deux ans afin de renforcer l’apprentissage des juges10, laissant à l’institution elle-même la responsabilité de définir le cadre et les moyens de la formation des juges.
2 – La formation indépendante des juges et l’évolution de leur recrutement
31La formation est restée sous l’ancien régime et jusqu’à la fin du XIXe siècle « un apprentissage pratique au contact des plus anciens juges »11. Mais à compter de la période moderne, l’institution consulaire va multiplier les initiatives, soit en organisant un centre de formation, le CEFJC de Tours, pour lequel elle obtiendra un partenariat financier et scientifique avec l’ENM, soit en construisant autour de la CGTC12 une réelle présence doctrinale, dont les avis ont été maintes fois pris en compte par le législateur.
32Dans le même mouvement, les juridictions consulaires ont été attentives à suivre, en lien avec les organisations professionnelles, les évolutions socioéconomiques. Il en est résulté un recrutement très ouvert sur toutes les professions, mais aussi une transformation culturelle du niveau des juges qui sont aujourd’hui très largement diplômés, à plus de 75 %, de l’enseignement supérieur, des grandes écoles, des écoles de gestion ou d’ingénieurs13. Ces caractères nouveaux ont affaibli le vieil ostracisme à l’égard des tribunaux de commerce bien qu’il en subsiste encore des traces réelles.
C – Le magistrat et le juge
33L’idée moderne de la justice paraît indissociable de l’exigence d’un statut de ses membres définissant les modes de désignation, les critères de formation, d’indépendance, les obligations, la discipline etc. Or les juges consulaires ne sont toujours pas dotés d’un statut ce qui entretient une certaine ambiguïté et n’est pas sans conséquence.
1 – L’absence de statut
34Les juges consulaires n’ont pas de statut organique comme les magistrats professionnels. Les textes les concernant (art. L 722 et suivants du code de commerce) organisent les conditions des élections, les conditions d’ancienneté pour les présidents de tribunaux et les juges commissaires et les présidents de chambre, la durée des mandats, la commission nationale de discipline.
35C’est un embryon de statut bien insuffisant : rien n’est précisé sur l’obligation de formation initiale ou continue, rien sur les critères d’accès aux fonctions internes du tribunal, rien sur les limites d’âges au-delà de trente ans, rien sur les incompatibilités après l’élection, rien sur l’évaluation avant renouvellement de mandat, rien sur la mise en œuvre de la responsabilité, rien sur la prise en charge de cette responsabilité etc. autant de lacunes peu admissibles, aujourd’hui, en regard, notamment, de l’esprit des dispositions européennes14.
36La revendication d’un statut des juges consulaires a été portée à plusieurs reprises par la CGCT et n’a reçu qu’un accueil très réservé de la part de la chancellerie. La notion de statut paraît réservée à la magistrature professionnelle alors que le juge consulaire, comme il se doit, prête le même serment solennel et fondateur que la magistrature professionnelle15 et rend ses jugements au nom du peuple français.
2 – De quelques conséquences
37Les premières conséquences sont évidemment pécuniaires. Les juges consulaires -à l’exception des juges professionnellement retraités (environ 12 %)– ne sont pas indemnisés des frais qu’ils exposent pour leurs formations.
38Mais l’anomalie la plus remarquable est l’incertitude qui entoure la prise en charge des frais exposés par les juges consulaires pour assurer leur défense, lorsque leur responsabilité est mise en cause par un justiciable. La doctrine du garde des Sceaux sur ce sujet très sensible est la suivante : un « juge consulaire ne peut prétendre au bénéfice des dispositions de l’article 11 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature (....) En qualité de collaborateur du service public de la justice, il pourra soumettre à l’administration une demande d’indemnisation au titre des honoraires exposés pour assurer sa défense16 ». L’absence de statut crée véritablement un vide juridique sur une question sensible.
39D’autres conséquences, plus anecdotiques mais non moins révélatrices d’un certain ostracisme formel sont tirées de cet absence de statut. Il en est ainsi pour les textes organiques concernant les tribunaux de commerce. Les textes les concernant de la loi de 1790 furent repris en 1807 dans le code de commerce.
40Par décret du 13 janvier 1988, ils seront versés dans le COJ art. R 411-1 à R 414-21, les tribunaux de commerce étant ainsi clairement rattachés à l’organisation judiciaire des tribunaux étatiques. L’ordonnance du 8 juin 2006 n° 2006-673 va extraire du COJ les textes concernant les tribunaux de commerce pour les reverser dans le code de commerce (art. 721 et suiv.) bannissant pour ces juges consulaires toute référence au terme de magistrat.
41Conscient de la nécessité d’une juridiction spécialisée et peu coûteuse pour les besoins de l’économie l’Etat, monarchique ou républicain, restera malgré les critiques, prudent et ambigu quant à l’insertion de ces juridictions dans l’ordre judiciaire, règlementant a minima un ensemble juridictionnel, marqué par son caractère exceptionnel et un mode de désignation électif transgressant la tradition judiciaire. Cette ambiguïté se révèlera aussi dans le cantonnement de leur compétence lorsqu’apparaitront de nouvelles législations : ainsi ne recevront-ils pas compétence pour traiter des baux commerciaux ou des marques et brevets, alors que ces matières représentent aujourd’hui des actifs de plus en plus importants des entreprises commerciales et industrielles.
42Malgré cette confiance mesurée, les tribunaux de commerce, peut-être plus que toute autre juridiction de premier ressort, sauront « utiliser la liberté qu’ils ont d’écarter les formes et de marcher à côté de la loi »17 pour trouver des solutions nécessaires à l’économie, que la loi entérinera a posteriori. On peut citer notamment la liquidation judiciaire, les effets du chèque barré, les effets des clauses de réserve de propriété, etc.18
43Les vieilles interrogations sur leur compétence, la formation de leurs juges, la composition de leur corps électoral vont rebondir au seuil du XXIe siècle sur un fondement idéologique.
II – L’évolution récente
A – La querelle idéologique
44Le changement politique intervenu en 1981, par l’arrivée des partis progressistes au pouvoir, va nourrir dans les instances de l’Etat une sourde méfiance à l’égard des tribunaux de commerce, considérés culturellement comme une juridiction conservatrice et peu adaptée à l’économie réelle. Dès 1982 le rapport de la commission Badinter préconisera l’échevinage. Cette proposition n’aboutira pas suite à une réaction très vive de la CGCT mais l’offensive reprendra très vigoureusement en 1997 avec le retour de la gauche au pouvoir.
1 – La Loi Guigou
45Au prétexte de dysfonctionnements, peu nombreux et majorés mais réels, constatés dans quelques tribunaux, l’Assemblée nationale décidera d’une commission d’enquête qui déposera fin 1997 un rapport vindicatif intitulé : « Les tribunaux de commerce, une justice en faillite »19. Aux critiques traditionnelles sur le mode électif, la formation des juges, le caractère oligarchique sous-jacent, s’ajoutait, pour la première fois20, le soupçon d’une éthique flottante.
46A la suite de cette commission d’enquête parlementaire, le garde des Sceaux et la ministre des Finances vont conjointement confier, en 1998, à l’inspection des finances et à l’inspection des services judiciaires une enquête dont les conclusions21 seront le support d’un projet de loi déposé en 2000 sur le bureau de l’Assemblée nationale, dans le cadre d’une procédure d’urgence. Cette loi transformait les tribunaux de commerce en juridictions mixtes (magistrats professionnels et juges consulaires) et rétablissait le suffrage universel des inscrits sur le registre de commerce.
47Ce projet de loi adopté le 28 mars 2001 ne sera pas approuvé par le Sénat et n’achèvera pas son cursus parlementaire avant la fin de la législature. La nouvelle majorité ne reprendra pas ce projet.
48La lecture des rapports des commissions comme des débats à l’Assemblée nationale font apparaître, par delà les arguments techniques, que ce désir de réforme profonde est aussi inspiré par une querelle idéologique sur le degré et le contrôle de la régulation de l’économie. Cette impression marquera les esprits et explique, sans doute, que, dans un désir de souligner la rupture culturelle, la législature suivante ne reprendra pas le projet de loi, sous la pression, il est vrai, de l’institution consulaire.
49Au risque d’une formulation vulgaire, on ne peut s’empêcher de penser que, ce faisant, on a jeté « le bébé avec l’eau du bain ». Car le projet voté par l’Assemblée nationale, même s’il devait être amélioré et conforté par le contrôle du Conseil constitutionnel dans plusieurs de ses dispositions, représentait un réel progrès pour l’unité de la juridiction consulaire avec l’ordre judiciaire.
2 – De nouvelles perspectives
50Le projet de loi Guigou reprenait l’ensemble de la matière et, l’unifiant, esquissait les contours d’un statut des juges consulaires, juges et non échevins ; il organisait, en maintenant la présidence du tribunal au bénéfice d’un juge consulaire, la parité originale entre les juges consulaires et les magistrats professionnels siégeant dans des chambres mixtes ; il précisait les obligations de formation des juges consulaires ; il énumérait les incompatibilités après l’élection ; il apportait un cadre précis aux obligations déontologiques ; il créait un Conseil national doté de la personnalité morale chargé de la « défense des intérêts collectifs des juges » et de la veille déontologique.
51En accompagnement de la loi Guigou, l’Assemblée nationale modifiait par une loi organique, l’ordonnance de décembre 1958 sur le statut de la magistrature afin de permettre la désignation dans le corps des magistrats, en qualité de conseiller temporaire de cour d’appel, des juges consulaires ayant au moins huit ans d’ancienneté dans leurs fonctions consulaires.
52L’intense débat suscité par ce projet ne sera pas sans conséquence : les juges consulaires ont pris conscience avec encore plus d’acuité que leur institution était aussi visée par les interrogations contemporaines sur la justice et qu’elles ne pouvaient pas indéfiniment arguer de leur ancienneté séculaire au risque de se voir dénier le champ de la modernité. « Héritage de l’histoire, le modèle consulaire français n’est pas adapté à une économie moderne et ouverte » écrivaient, sévèrement, les rapporteurs de la commission d’enquête ministérielle22.
B – La réforme contemporaine des tribunaux de commerce : un partenariat éclairé avec l’Etat et un dynamisme prétorien
53L’abandon de la loi Guigou pouvait représenter pour l’institution consulaire une « victoire à la Pyrrhus », l’absence de réforme structurante éloignant la juridiction de la modernité et accroissant sa particularité, au moment où les tribunaux de l’ordre judiciaire étaient l’objet d’une intense réflexion modernisatrice. Aussi l’institution, par les propositions de la CGTC sollicita le garde des Sceaux pour mettre en œuvre un véritable programme de réformes, marquées par des liens renforcés avec l’ordre judiciaire (1). Dans le même temps l’action des tribunaux va définir une pratique prétorienne au service des entreprises en difficulté. La loi viendra consacrer, une fois encore, ces initiatives prétoriennes, posant les fondements d’une véritable école consulaire du traitement des difficultés des entreprises. Les tribunaux prolongeant ainsi l’idée fondatrice de leur nécessité (2).
1 – Des réformes structurantes
54La première priorité fut celle de la formation des juges consulaires. Il convenait d’aller désormais beaucoup plus loin que les initiatives locales ou coordonnées par quelques personnalités autour du CEFJC : il fallait mettre en œuvre un système national de formation des juges consulaires. Issue d’une réflexion commune entre la Commission qualité de la justice civile nommée par le garde des Sceaux23, la direction de l’ENM et la CGTC, une note conjointe de l’ENM et de la direction des services judiciaires mettait en place le 6 octobre 2003 un système de formation unique pour les juges consulaires, sur l’ensemble du territoire.
55La formation des juges consulaires est désormais sous la responsabilité directe de l’ENM qui, en collaboration avec la CGTC, définit le programme des formations initiales et continues, dispensées dans huit centres de formation sur le territoire. Un juge consulaire siège au Conseil d’administration de l’Ecole et une sous-direction particulière est dédiée à ce cursus.
56L’avancée est évidemment considérable et réduit le particularisme judiciaire de tribunaux de commerce, même si l’obligation de formation n’est pas encore inscrite dans les textes24. On estime que 70 % des juges nouvellement élus suivent la formation initiale.
57La seconde priorité était de répondre à l’archaïsme de la carte judiciaire datant du début du XXe siècle. Répondant à la volonté du garde des Sceaux, exprimée en 2004, la CGCT va élaborer, en concertation avec les tribunaux, un projet prenant en compte les modifications économiques des territoires et le niveau d’activité juridictionnelle. Ce projet, porté ensuite par le tout nouveau CNTC, sera repris, presque in extenso, par le décret du 15 février 2008 réformant la carte judiciaire des juridictions civiles commerciales et prud’hommales. Après la création de cinq nouveaux tribunaux de commerce, la carte judiciaire comptera 135 juridictions consulaires au lieu de 237 en 2000. La modification des ressorts permet de répondre aux besoins de la spécialisation par une meilleure répartition des quelques trois milles juges consulaires. Il faut aussi souligner que cette réforme a supprimé les chambres commerciales des tribunaux de grande instance, uniformisant ainsi sur l’ensemble du territoire la compétence des tribunaux de commerce, devenant ainsi la juridiction de droit commun de l’économie. L’avancée est, là aussi notable et réduit conceptuellement le particularisme de l’institution consulaire.
58Dernière priorité, enfin, celle d’une Conseil national des tribunaux de commerce installant une représentation institutionnelle des tribunaux de commerce auprès de l’Etat. Demande ancienne de la CGTC remontant au début des années 1970, fortement renouvelée en 2003 auprès du garde des Sceaux, ce Conseil déjà évoqué par la loi Guigou sera créé par décret du premier ministre du 23 septembre 2005. Toutefois ce Conseil national, dont l’objet est l’organisation et le fonctionnement des tribunaux de commerce, la formation et la déontologie des juges consulaires, la carte judiciaire, n’est pas doté de la personnalité morale et les dix juges qui y participent auprès de personnalités qualifiées et de magistrats professionnels, sont nommés par le garde des Sceaux qui en est le président. L’abandon du principe de l’élection pour les membres consulaires, souhaité par la CGTC, n’est pas compatible avec l’indépendance d’un corps judiciaire.
59L’institution est une avancée par son existence même mais une nouvelle fois s’expriment les ambiguïtés de l’Etat dans le traitement de la justice consulaire. Ce conseil est réduit à un haut conseil du ministre et ne peut être en l’état l’institution représentative et régulatrice de la justice consulaire. Elle est toutefois le gage, nous semble-t-il, de l’entrée de l’institution consulaire dans l’effort « jamais terminé, de perfectionnement des institutions judiciaires comme élément essentiel de l’Etat de droit »25.
2 – Le traitement des difficultés des entreprises
60On a déjà cité le rôle innovateur des tribunaux de commerce dans le traitement des difficultés des entreprises. En plus de l’amélioration des procédures de redressement et de liquidation judiciaire, à laquelle elles ont largement contribué par leur jurisprudence et leurs avis26, les juridictions consulaires ont pris l’initiative de développer une procédure de prévention, fondée sur l’idée que l’anticipation des difficultés facilite leur solution. De création purement prétorienne, ces procédures ont rencontré un très vif succès en permettant l’accompagnement des chefs d’entreprises en amont de la déclaration de cessation des paiements. Elles peuvent aller jusqu’à la désignation d’un mandataire ad hoc, afin de mieux diagnostiquer les causes de la défaillance et permettre, éventuellement, la désignation d’un conciliateur entre le débiteur et ses créanciers.
61Confidentialité, anticipation, préconisations, conciliation, ces procédures sont devenues incontournables et la loi du 1er mars 1984 puis la loi de sauvegarde du 26 juillet 2005 les ont consacrées. Les juridictions consulaires ont su apporter la démonstration de leur nécessité.
* * *
62Entre nécessité et tolérance : ce constat reste vrai mais les évolutions récentes en atténuent largement la dichotomie. La résistance de l’institution consulaire aux menaces qui l’ont mise en péril souvent au cours de son exceptionnelle longévité ne peut pas s’expliquer seulement par le seul pouvoir d’influence de ses membres. Elle est aussi le fruit d’une capacité d’adaptation naturelle aux besoins de l’économie dont les transformations et les changements n’ont cessés de s’accélérer.
63Au bénéfice des efforts de rationalisation de la carte judiciaire, de l’évolution culturelle des juges et de leur formation, de la qualité et de la pertinence du service rendu, des besoins de souplesse et de réactivité de l’économie, le regard porté sur l’institution par l’Etat et la magistrature s’est beaucoup amélioré. Désormais la magistrature professionnelle accueille volontiers dans ses réflexions et ses instances les commentaires des juges consulaires, l’Etat lui-même paraît être sur la voie de la définition d’un statut d’une « judicature consulaire ». Sans que l’on puisse parler d’unité avec la magistrature professionnelle pour des raisons statutaire, peut-être s’agit-il plus aujourd’hui d’acceptation et de reconnaissance que de simple tolérance.
64Le rôle connu des tribunaux de commerce dans la solution des difficultés des entreprises et notamment leur rôle dans la prévention, a aussi changé le regard de la société : les problèmes qu’ils ont à résoudre dans ces domaines ont des incidences humaines et micro-économiques dépassant le cadre patrimonial des entreprises et de leurs dirigeants. Leur particularisme tend ainsi à se dissoudre dans les exigences sociétales contemporaines exprimées envers la justice : transparence, rapidité, lisibilité, humanité, équité, proximité.
Notes de bas de page
1 F. BRUMONT, « Pierre Assezat, un marchand dans son siècle », in L’Hotel d’Assezat, Editions Les Amis de l’Hotel d’Assezat 2002, p. 51.
2 Serge CAPEL, Histoire de la juridiction consulaire de Toulouse, Edition TC, Toulouse, p. 18.
3 J. HILAIRE in J. KRYNEN (dir.), L’élection des Juges, Dion, PUF 1999, p. 139.
4 C. HOUIN SAINT-ALARY in J. KRYNEN et J. RAIBAUT (dir.), La légitimité des Juges, Coll. Dion, Presses Université Toulouse 2004, p. 176.
5 J. POUMAREDE, in Légitimité des juges, déj. cité, p. 222.
6 Le Conseil national des Tribunaux de commerce a récemment attiré l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité de mettre en place un mode de recrutement plus uniforme et plus transparent. Rapport CNTC 2010.
7 J. KRYNEN, L’idéologie de la magistrature ancienne, Bibliothèque des Histoires Gallimard, 2009, p. 78.
8 C. HOUIN-SAINT-ALARY, op. cit., p. 177.
9 Notamment le projet Thaller en 1889, le projet Badinter en 1985, le projet Guigou en 2001.
10 J. HILAIRE, op. cit., p. 162.
11 J. HILAIRE, op. cit., p. 169.
12 Conférence générale des Tribunaux de commerce. Créée à la fin du XIXe siècle, cette association regroupe la très large majorité des juges consulaires.
13 Sur ces sujets voir J. RAIBAUT, Les Tribunaux de commerce, une juridiction au service de la modernité, Presses de l’Université IFR Toulouse 2007, p. 322 et s.
14 Voir la charte européenne sur le statut des juges. Conseil de l’Europe, juillet 1998.
15 Art. 6 de l’ord. du 22 décembre 1958 pour les magistrats et art. L722-7 du code de commerce pour les juges consulaires.
16 Lettre du 31 octobre 2008 du garde des Sceaux à Mr le procureur général près la Cour de Versailles.
17 Juge Guyot 1780 Trib. com de Paris cité par J. HILAIRE, op. cit., p. 160.
18 Voir J. RAIBAUT, op. cit., p. 316 et 317.
19 Assemblée nationale Rapport N° 1018, 1998. Président député Colcombet, rapporteur député Montebourg.
20 J. HILAIRE, op. cit., p. 163.
21 Rapport d’enquête sur l’organisation et le fonctionnement des Tribunaux de commerce, La Documentation française, juillet 1998.
22 Rapport, juillet 1998. déj. cité, p. 90.
23 Commission qualité de la justice civile – Groupe de travail sur la formation des juges consulaires. Rapport du 12 mars 2003.
24 Le CNTC dans son rapport 2010 au garde des Sceaux a recommandé cette insertion.
25 Charte européenne sur le statut des juges, avant-propos, op. cit., p. 1.
26 Voir la collection des rapports au Congrès national des Tribunaux de commerce. CGCT, 1 quai de Corse Paris 1er.
Auteur
Président honoraire du tribunal de commerce de Toulouse, ancien président de la Conférence générale des juges consulaires
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017