Le gouvernement divise des juges
Nouveaux modèles de la médiation patriarcale dans le monde contemporain
p. 69-110
Texte intégral
I – Du présent à l’histoire : un cheminement à rebours pour comprendre le paradoxe de la juridiction
1La première source du parcours de réflexion que j’envisage de proposer ici est un témoignage direct, voire un épisode d’ego-histoire. Pour l’occasion l’historien de l’Ancien Régime fait l’effort de se transformer en historien du présent, avec l’intention déclarée d’insérer le critère de la longue durée dans l’analyse des problèmes de la justice contemporaine1.
2Un haut magistrat italien, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature (qui en Italie est présidé par le président de la République lui-même) m’a un jour honoré d’une importante opinion confidentielle : « Notre actuel président, Giorgio Napolitano -m’a dit-il –, est le dernier des grands hommes politiques. Un homme terrible ! ».
3Je crois que dans cet oximoron se cache toute la conception de la nouvelle médiation patriarcale de la magistrature contemporaine. Au même temps, il y a aussi quelque peu l’idée du « soi divisé » qui la caractérise. Cette division résulte de deux tensions de fond : d’un côté il y a l’idée de confrontation, voire de conflit, avec le pouvoir politique, subtilement considéré, au fond, comme inférieur à la fonction juridictionnelle ; d’un autre côté il y a aussi, en quelque sorte, de l’admiration cachée pour l’importance publique -tout de même considérée en apparence- qui est naturellement attachée à l’exercice de la fonction politique. Il y a là, dans la « majesté » de cette dernière, un quid de grandeur que la fonction juridictionnelle, dont la puissance est inversement proportionnelle à son caractère occulte, ne pourra jamais atteindre. De cette « apparence », en effet, la fonction juridictionnelle doit obligatoirement savoir se passer, étant par définition un pouvoir caché.
4Ce pouvoir contient en soi la tendance, qui lui est congénitale, à l’exercice d’une fonction politique. Mais cette fonction les juges doivent bientôt apprendre à la faire valoir dans la discrétion. Les hommes en robe laissent volontiers la scène du théâtre aux hommes politiques, étant bien conscients que derrière les coulisses les fils ne peuvent être redressés que par la juridiction. Ainsi le pouvoir juridictionnel est -et peut devenir de plus en plus- un pouvoir véritablement politique, mais à condition de ne pas se poser ouvertement comme tel. Cette condition, quelque peu paradoxale, est l’essence de l’être du juge, aujourd’hui comme hier. La magistrature peut exercer sans nul doute une partie de la souveraineté, tout en niant être un véritable pouvoir politique. Elle se qualifie alors comme une « fonction », la « fonction juridictionnelle » justement, et cela signifie avant tout qu’elle est obligée d’agir dans ses actes officiels en donnant à tout le monde l’impression de s’annuler comme pouvoir souverain2. « Dire le droit », dans cette perspective « positiviste », veut faire croire que cette “diction” ne consiste que dans une simple application d’une volonté : celle du pouvoir législatif, qui est le seul souverain3.
5Cette opération subtile, en apparence parfaite, laisse toutefois -comme la fission nucléaire- des scories, des matériaux, entre autres psychologiques, résiduels. C’est ainsi qu’il se produit, silencieusement, imperceptiblement, dans la dynamique mentale de l’être magistrat une sorte d’envie permanente vis-à-vis du pouvoir politique. Cette envie est destinée à devenir le moteur de l’action de la magistrature et, au même temps, la cause principale du « soi divisé » qui se produit tantôt dans chaque individu-juge qui exerce la juridiction dans un procès particulier, tantôt dans le corps entier de la magistrature elle-même.
6La question fondamentale demeure alors, tous comptes faits, la même que l’on a, désormais depuis quelques temps, posée : que reste-t-il de nos jours de la « médiation patriarcale » des juges4 ? Et, si en reste quelque chose, quelles sont ses nouvelles formes, ses stratégies socio-culturelles et ses expressions cryptopolitiques ? Dominé par l’esprit juspositiviste, notre temps semble ne pas savoir quoi faire avec cette archaïque et désuète notion de « médiation patriarcale », devenue aux yeux de la plupart des juristes contemporains tout à fait obsolète. Cette conviction dominante, qui nourrit les juristes dès les bancs de l’Université, est l’héritage direct du tournant révolutionnaire : dans l’ordre juridique de l’État de droit démocratique le juge n’est que la « bouche de la loi » dans le sens -tout à fait opposé à celui que l’on donnait à la même expression dans l’Ancien Régime- que son activité juridictionnelle ne doit consister que dans la simple application d’une norme qui existerait déjà avant le jugement et en amont du processus d’interprétation5. Or, nous savons parfaitement que cela n’est qu’une valeur chimérique, car la norme n’est pas identifiable avec l’énoncé normatif6. On y reviendra tout à l’heure.
7Pour l’instant limitons-nous à constater que c’est exactement la manière dont la majorité des opérateurs du droit – notamment les juristes praticiens – pensent le droit et la juridiction. Il y a chez les juristes contemporains une sorte d’arrière-pensée, très enracinée, qui paraît presque impossible à éradiquer. A l’idéologie de la magistrature ancienne, fondée sur la médiation patriarcale et les arcana juris7, a succédé l’idéologie du juspositiviste contemporain et du juriste-technocrate8, qui, à bien regarder, a fait rentrer par la fenêtre le dogmatisme formaliste que l’on pensait avoir chassé par la porte sous la Révolution avec ses instruments de contrôle et au moyen de plusieurs contraintes (référé législatif, codification, défense d’interprétation des textes normatifs, interdiction de l’enseignement créatif du droit...). On peut, donc, noter une certaine continuité, en dépit des apparences, dans la forma mentis des juristes et notamment de ceux qui sont investi du munus qui leur permet l’exercice de la fonction juridictionnelle9.
8Le formalisme contemporain a assumé des modalités de pensée et d’action différentes du formalisme de l’Ancien Régime, car il a dû s’insérer dans le cadre, très différent, du droit positif et de l’État de droit démocratique, pluraliste et relativiste sur le plan de l’éthique des individus-citoyens. Toutes ces composantes ont éliminé le fondement ontologique sur lequel l’ancienne société était fondée. Toutefois la logique et la psychologie profonde du juriste, tout en subissant de profondes mutations, ont conservé dans le fond une racine granitique qui permet de rattacher entre elles ces deux expériences historiques qui paraissent si éloignées l’une de l’autre. Cette racine est le pouvoir d’interprétation qui -comme nous apprennent les théories réalistes du droit10 et parallèlement des récentes recherches historiques sur le droit et la technique exégétique des juristes entre Ancien et Nouveau Régime11 – est en lui-même le noyau dur de tout pouvoir des juges12.
9Dans leur longue histoire les jurisconsultes-magistrats ont su utiliser toute les juris subtilitates de leur technique exégétique pour conduire les textes qu’ils utilisaient dans la direction qu’ils considéraient la plus utile pour eux dans le contexte donné. L’esprit de corps a toujours prévalu dans la stratégie de la noblesse d’État13. Ils ont gardé cette arrière-disposition même dans le nouveau contexte positiviste14. La longue et profonde étude récente de Ugo Petronio que l’on vient de citer nous montre comment, à partir de leur « renaissance médiévale »15 et jusqu’à nos jours, les juristes ont toujours fondé (de façon très cohérente de ce point de vue) leur pouvoir sur l’interpretatio et comment celle-ci, malgré les nombreux changements politiques et idéologiques qui sont intervenus au cours des siècles modernes, n’a pas changé dans la méthode et surtout -j’ajoute- dans la forma mentis16. Petronio nous a fait voir comme entre interpretatio et interprétation (même l’interprétation dans le nouveau contexte positiviste inauguré par les codes), il n’y a pas toute la distance et la différence que les juristes-positivistes contemporains prétendent. En effet les juristes-interprètes ont toujours joué sur la subtilitas qu’« un texte n’est jamais, ou ne l’est que dans très peu de cas, capable d’exprimer une seule signification »17.
10L’analyse de Petronio est très convaincante dans la mesure où il arrive à démontrer que l’interpretatio des juristes médiévaux et l’interprétation moderne et contemporaine des juristes positivistes ne sont point si éloignées, comme on pourrait le penser d’emblée, et que donc entre les deux il n’y a pas la différence que les positivistes contemporains prétendent y voir. Il est vrai par ailleurs, et il ne faut pas le négliger non plus, que l’expérience de la modernité juridique culminante durant la période des Lumières avait tout de même essayé de rompre cette continuité et que, même sans y être parvenue, elle reste toutefois une remarquable tentative de résoudre ou du moins de poser ce capital problème d’histoire du droit à l’attention générale de la société18. Il est incontestable aussi que, dans la conception des juristes de l’Ancien Régime, le vrai sens de la loi n’était qu’un seul, car une seule était la Voluntas divine qui était sous-entendue à la loi, tandis que dans la conception positiviste contemporaine on accepte sans problème que tout texte de loi a plusieurs sens et qu’il est justement dans la légitimité (et dans le pouvoir) de l’interprète d’en choisir un. Selon la doctrine des positivistes, ce pouvoir n’est pas censé être totalement discrétionnaire et arbitraire, car il y aurait une séries de bornes et de « contraintes » qui l’orientent et le limitent, le pouvoir du juge étant ainsi un demi-pouvoir à cause de la présence du principe de légalité. Mais aussi cette distinction doit être beaucoup nuancée, car tout compte fait, même les jurisconsultes anciens savaient parfaitement, quoiqu’ils n’osaient pas le déclarer ouvertement, qu’un texte pouvait avoir -à l’époque comme aujourd’hui – plusieurs sens et qu’il était dans la potestas de l’exégète de viser l’un d’eux, en excluant tous les autres. La différence est que le jurisconsulte ancien appuyait la légitimation de cette opération technique sur une base métaphysique et religieuse, considérant le droit et la Scientia Juris comme un fragment et une manifestation ‘munifique’ de la Divinitas, tandis que le juge actuel est censé fonder son pouvoir sur le devoir d’application du droit positif, à savoir sur une volonté politique pré-existante et objectivée dans les énoncés normatifs.
11Il reste clair néanmoins que -à n’importe quelle époque- c’est bien dans l’habilité des juristes à manier les subtilités techniques de l’interprétation que se situe le nucleus de ce que l’on peut appeler justement « l’idéologie » de la robe19. Cette forma mentis fondée sur la culture et la pratique de la médiation patriarcale renvoie à une dimension métaphysique, « médiatique » et ésotérique dont les juristes sont devenus au cours des siècles maîtres inaccessibles et absolus20.
II – Diviser l’indivisible
12Il faut en déduire que le pouvoir juridictionnel naît, dès son origine, comme pouvoir occulte et divisé. Dans le pouvoir de « dire le droit », la juris-dictio, il y a, comme valeur intrinsèque, une double projection destinée à devenir tension entre deux forces diverses :
d’un côté, la fonction d’attribuer le tort et la raison à des individus en conflit qui demandent la décision d’un tiers qui soit en dehors de tout soupçon de partialité, et qui ait l’autorité publique de se faire respecter et d’imposer, si nécessaire avec l’usage de la force légitime, sa décision à la partie qui a eu tort ;
d’un autre côté, la fonction de veiller au respect du droit, c’est-à-dire le pouvoir de vérifier si les comportements et les actions mises en place par les êtres humains qui agissent dans un territoire déterminé soumis à la juridiction qui en a la compétence, sont légitimes ou pas.
13Or, ces deux fonctions entraînent par elles-mêmes le contrôle des actions de tous les sujets y compris -et c’est là le noyau du problème- de ceux qui sont appelés à déterminer les règles à appliquer dans les jugements. Le juge est ainsi placé en pleine légitimité de soumettre à son jugement non seulement les citoyens-sujets mais aussi ceux qui ont mis dans ses mains l’instrument de son pouvoir : le droit. En d’autres termes, la jurisdictio se pose dès le début comme la forme la plus efficace de contrôle du pouvoir politique ou, si l’on préfère, de la souveraineté et de son attribut principal : la prérogative de légiférer.
14La juridiction est donc, de façon intrinsèque, un pouvoir divisé et divisant, dans le sens qu’elle divise par soi-même la souveraineté en deux. On pourrait dire, en paraphrasant la célèbre formule kantorowiczienne, que la magistrature est le deuxième corps du roi. Chose paradoxale si l’on croit, à partir de la célèbre formule de Bodin, que le pouvoir souverain est par sa nature indivisible21. Du coup s’impose la nécessité de qualifier le pouvoir juridictionnel comme un pouvoir caché ; voire un pouvoir qui est modelé sur ce paradoxe-là : il doit opérer en niant sa propre nature. En effet, pour rendre divisible un pouvoir indivisible il faut recourir à une suprême fiction juridique (et logique) : la juridiction doit disparaître comme pouvoir autonome derrière le paravent de la souveraineté politique. Celle-ci reste sur la scène comme la seule actrice, le seul protagoniste du plateau à laquelle on adresse toutes les attentions et les applaudissements. Mais l’actrice n’est pas du tout autonome dans le choix de ses mouvements et de la formule de sa récitation. Il y a derrière elle le metteur en scène, le réalisateur qui décide ses mouvements et qui exerce le contrôle sur l’application effective de sa volonté.
15Telle est la condition fondamentale du rapport qui s’instaure dès le début de l’organisation publique occidentale entre pouvoir souverain et juridiction, un jeu de doubles miroirs dans lequel le vrai pouvoir s’affirme tout en se niant comme tel22. Il faudrait, à ce propos, mener une réflexion plus approfondie et critique par rapport à celle que l’on a développée jusqu’à présent sur les vrais motifs qui ont poussé Montesquieu à concevoir et puis à lancer l’idée de la fonction juridictionnelle comme « puissance nulle ». Souvent les historiens des doctrines juridiques et politiques font abstraction du contexte dans lequel les idées bourgeonnent. C’est une limite qui, dans la mesure où ils sont capables d’universaliser un concept, tranche en même temps les liens profonds des idées avec le contexte qui les a vues germer. Privée de son arrière réseau de pré-compréhension -pour utiliser la célèbre expression de Pierre Bourdieu –, la définition du pouvoir judiciaire comme « puissance nulle » se raidit et au même temps se vaporise devenant difficile à être cernée en pratique. Elle se révèle suggestive mais évanescente.
16L’idée de la « puissance nulle » répondait à un besoin très aigu et strident du milieu judiciaire et notamment parlementaire vers la moitié du XVIIIe siècle : rassurer la couronne et refroidir le climat exacerbé par le frottement violent qui s’était produit entre les deux blocs politiques constitués par les magistrats d’un côté et par la couronne et l’entourage ministériel de l’autre. L’intention était donc d’obtenir une trêve dans le combat politique qui puisse convenir à la robe. C’était une ruse très habile : il s’agissait de suspendre les hostilités pour gagner sur un autre plan. On visait tout sur l’inéluctable force du pouvoir occulte de la juridiction. Le pouvoir politique, visiblement souverain, a beau jeu de faire des lois. Mais ces lois, tôt ou tard, doivent être appliquées et pour l’être elles doivent nécessairement être interprétées. La jurisdictio peut donc faire valoir son caractère occulte, sans besoin de s’affronter au pouvoir politique et de se battre continuellement avec lui. Elle peut dominer, à condition de savoir rester dans la discrétion.
17Voilà le bouillon de culture de la théorie de la séparation des pouvoirs et voici le but politique poursuivi par le baron-robin bordelais, son créateur. Il n’y réussit d’ailleurs qu’à moitié. La Révolution et ses effets ne furent que l’application rigoureuse et littérale de la théorie séparatiste, mais dans un contexte politique et idéologique qui changeait complètement le cadre : anéantis les vieux parlements, il s’agissait alors d’une vraie et profonde division dans laquelle la juridiction allait perdre complètement son influence politique, le juge devant se limiter à appliquer strictement la volonté législative dans une cause entre particuliers, sans pouvoir en aucune manière interpréter les textes de la loi. On tenta ainsi de réaliser une séparation effective des pouvoirs qui, en dépit des intentions originaires, déplaçait le noyau du pouvoir de la magistrature au gouvernement. Les vicissitudes de la séparation des pouvoirs sont un cas paradigmatique de Serendipity dans l’histoire des doctrines et des institutions juridico-politiques, c’est-à-dire un exemple de décollement entre l’intention sous-jacente, une théorie et les effets concrets qu’elle finit par produire.
18L’arrière-pensée qui nourrit la théorie de Montesquieu avait le but de sauvegarder la nature politique de la juridiction. Pendant la Révolution le même principe fut interprété comme le pivot d’un nouveau système constitutionnel fondé sur la primauté de la décision (et de la responsabilité) politique tout-court. Ce système voulait triompher du vieil ordo juris que, vers la moitié du XVIIIe siècle, un écrivain-juriste aigu du royaume de Naples avait défini ouvertement comme le « gouvernement politique du jurisconsulte » (Filippo de Fortis, 1755). La Révolution et la phase suivante parurent réaliser le rêve d’un système juridico-politique dans lequel la décision politique puisse être limpidement traduite dans la pratique par le biais d’une jurisprudence finalement épurée de ses velléités politiques. Les juges -disait-on alors- n’ont jamais le droit d’interpréter les textes. Le législateur, lui seul, le peut. Mais -comme l’a bien démontré le livre d’André-Jean Arnaud consacré au rapport entre les juristes et la société du XIXe siècle à nos jours- la longue période successive à la parenthèse révolutionnaire et napoléonienne démentit ce vol pindarique : les juristes récupérèrent progressivement leurs pouvoirs d’interprétation et l’activité juridictionnelle redevint le pivot de la vie juridique même dans le nouveau système de droit positif-codifié.
19Ainsi on peut bien dire que la pleine réalisation du principe de la séparation des pouvoirs reste encore aujourd’hui -dans le monde de l’expansion planétaire du pouvoir des juges- un rébus irrésolu, encore plus décisif pour l’équilibre du système constitutionnel qu’à l’époque où il fut pensé23.
III – Le caractère occulte de la potestas terribilis
A – La juridiction comme antipouvoir
20Cela va sans dire -et des esprits imbus de l’idéologie de la robe, tels que Montesquieu ou Le Paige, le savaient parfaitement- que le pouvoir de juger est naturellement un pouvoir illimité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Romains donnaient de lui la définition de potestas terribilis. Par rapport au pouvoir politique -qui, étant un pouvoir manifeste, visible, peut facilement se voir imposer des limites- il est beaucoup plus dangereux, car il déploie sa puissance politique justement en se retirant de la scène politique. Le caractère essentiel du pouvoir juridictionnel est cette substance occulte : il s’affirme comme pouvoir (tout à fait politique sans guillemets) dans la mesure où il arrive à s’annuler comme tel et à faire tenir pour vérité incontestable cette neutralité. Le juge -et avec lui le corps institutionnel entier auquel il appartient- n’exerce ainsi un pouvoir que s’il se déclare étranger au pouvoir lui-même. En même temps ce pouvoir du juge est destiné à s’accroître s’il arrive à se faire percevoir comme un rempart érigé contre les injustices réalisées par le pouvoir souverain24.
21Le pouvoir juridictionnel se pose donc, de lui-même, comme un antipouvoir de nature occulte. Du point de vue de l’historien, et même de la perspective des observateurs des sciences sociales qui doivent enquêter sur les faits, cela signifie que le pouvoir des juges est un pouvoir très difficile à cerner. Il est presque impossible de l’isoler comme objet institutionnel autonome et de l’étudier à partir seulement des actes formels qu’il manifeste ou ne considérant que les catégories conceptuelles ordinaires25.
B – Les défauts de l’historiographie juridique traditionnelle
22C’est précisément là -dans le choix méthodologique de ne pas outrepasser les limites de la structure normative du droit- la raison pour laquelle une historiographie juridique traditionnelle, c’est-à-dire fondée sur la méthode formaliste qui se limite à ne considérer que les sources officielles, ne sera jamais à même de comprendre à fond ni l’essence du pouvoir juridictionnel, ni même, par ailleurs, l’entité des problèmes qui en dérivent. Les documents et les textes juridiques sont le produit des mêmes sujets que l’analyse scientifique rigoureuse doit examiner et comprendre. Comment peut-on éviter de tenir compte de ce fait capital ? Toute historiographie qui néglige cet horizon de sens fondamental est mystificatrice, ou finit par l’être, même si elle n’en a point l’intention.
23La connaissance, l’enquête portée sur la liaison souterraine entre les matériaux documentaires du droit et la vision du monde, les intérêts et en un mot l’« idéologie » de ses producteurs est au contraire fondamentale et indispensable pour relever le véritable sens des ‘produits’ issus de cette forma mentis. L’entière histoire du droit et des institutions de l’Occident serait à réinterpréter à la lumière de cette perspective. Si l’on se limite à considérer les actes officiels et si l’on fait confiance absolue et a-critique aux sources, c’est-à-dire aux produits de l’esprit de robe, on ne verra que la surface et on ne sortira point de l’objet de l’observation scientifique que l’on prétend décrire. On restera prisonnier de cet objet et l’on ne réussira pas à l’étudier avec une juste distance, indispensable pour isoler une quelconque entité que l’on veuille connaître avec la méthode scientifique26.
24Jamais autant que dans l’histoire juridico-institutionnelle concernant la magistrature et ses fondements idéologiques et culturels, l’historien doit savoir lire non seulement ce qu’il y a dans les documents, mais aussi (surtout) ce qu’il n’y a pas, ce que les textes documentaires n’osent pas dire car ils ne peuvent pas le dire. Lorsqu’on essaye de reconstruire les axes portants de la Weltanschauung des juristes – notamment de ceux qui sont munis de pouvoir juridictionnel- il faut bien vite apprendre à « lire » ou plutôt à entrevoir et saisir des sens cachés, ou voilés, ou esquissés à peine, entre les lignes des textes (tantôt normatifs tantôt discursifs). En droit, les énoncés normatifs ainsi que très souvent l’ordre du discours des juristes sont comme l’étendue du désert sous lequel se cache une mer de pétrole. L’or noir de l’historien du droit c’est la grille d’intérêts occultes et de valeurs politiques que le compromis sémantique de la norme veut défendre et protéger. L’objet de l’historiographie juridique n’est pas, donc, comme l’on croit trop souvent, la règle de droit en tant que telle ni les institutions juridico-politiques. La norme juridique n’est que la pointe d’un iceberg qui plonge ses fondements dans la profondeur de la mer sociale et la tâche de l’historien du droit et des institutions ne peut qu’être la compréhension de cette réalité et la description la plus fidèle possible des liaisons plus ou moins visibles qui s’instaurent entre le plan normatif et le déroulement de la vie concrète.
C – Le glissement fatal de l’interprétation juridictionnelle en pouvoir politique
25Toutefois cette opération s’avère très compliquée. Elle se situe même aux limites des possibilités objectives du rayon d’observation phénoménologique, du fait de la nécessité des producteurs du champ socio-normatif d’occulter leur pouvoir et par conséquent d’opérer une fiction efficace à travers laquelle la métamorphose de l’interprétation juridictionnelle en véritable pouvoir politique souverain est rendue possible sans être suspectée de partialité.
26Le savoir du juge doit garder sa connotation de neutralité – sa « terzietà », comme disent les jurisconsultes italiens, insurpassables maîtres dans l’usage du formalisme juridiques et du « verbalisme élusif »27 – et son image doit être celle d’une figure presque éthérée qui se pose au-dessus des intérêts jugés, en dehors de tout soupçon d’adhésion préalable à l’une des deux thèses qui se confrontent dans le combat judiciaire.
27Le procès, lui-même, assume dans ce cadre général la fonction instrumentale de l’arrière-plan : c’est grâce aux causes que la juridiction se met en acte et peut déployer toute sa potentialité politique. Le procès est le lieu idéal dans lequel l’interprétation créative du juriste peut briller en toute son inventivité. Elle s’applique apparemment à un cas concret singulier, mais entretemps elle est pleinement admise à fixer des principes fondamentaux de droit, imposant son choix et sa ligne. C’est dans le procès que le magistrat devient un véritable ingénieur de la société, en établissant l’extension effective des droits abstraits. Ce qui lui donne un pouvoir d’intervention que l’on ne saurait appeler autrement que ‘politique’28.
28L’idée que le juge ne fait qu’appliquer la volonté politique exprimée dans une norme juridique qui préexisterait à son jugement se révèle ainsi fausse – un ‘spectre’ justement- pour au moins deux raisons décisives : d’abord parce qu’il n’y a pas de norme mais (comme l’on disait plus haut) seulement des énoncés normatifs dans les textes des lois positives ; en deuxième lieu parce que l’idée que depuis Montesquieu, on a tendance à retenir en France et dans la plupart des pays de droit commun, comme une vérité indiscutable, selon laquelle « la puissance de juger est nulle parce que la fonction du juge est de tirer la conclusion d’un syllogisme, dont la loi est prémisse majeure et le fait la mineure »29, n’est qu’un paravent pour masquer la puissante intervention du juge lui-même et sur la structure et sur le contenu du raisonnement juridique. Le juge portera fatalement dans le jugement ses valeurs et sa vision personnelle du monde, mais avant tout -ce qui n’est guère relevé dans la doctrine juridique qui s’occupe de cet argument- dans sa juridiction pèsera l’« idéologie » et la forma mentis qui dérive du fait d’être juriste et magistrat : tu eris sacerdos in aeterno. C’est en ce sens que l’on peut souscrire à l’idée selon laquelle « la décision [du juge] est politique par essence »30. Elle l’est justement dans la mesure où elle nie l’être.
29Cette stérilisation du savoir juridique et de l’activité juridictionnelle rend impossible par définition toute tentative d’arriver au cœur du problème en partant de la simple analyse des produits textuels engendrés par cette même activité. D’où la nécessité de mettre en place une méthode ‘archéologique’ -ce qu’avait bien vu Michel Foucault quand il lança cette expression – du savoir juridique. Cette méthode est in re ipsa, pourrait-on dire, elle fait bloc avec la nature de l’objet de notre intérêt scientifique. Cette ‘objet’ immatériel, quelque peu mystérieux, qui est le pouvoir de la juridiction est un pouvoir par définition occulte. Il va de soi qu’il ne pourra jamais être assez naïf pour proposer une représentation de lui-même correspondant tout à fait à la réalité. Sa naissance correspond exactement au procès de sa dissimulation. Il aura tendance, bien au contraire, à donner de lui une image rassurante et neutre, de façon à ce que tout le monde puisse croire au juge comme arbitre super partes et du coup réellement supérieur aux intérêts politiques qui sont présents dans le jeu social et institutionnel.
D – Comment combattre la tyrannie des « arcana juris » ?
30Or, si l’on admet que l’essence de la juridiction est intimement liée à ces arcana juris, à ces instruments subtils et imperceptibles qui constituent l’arsenal du juriste-magistrat, s’impose d’emblée la nécessité de fixer des limites conventionnelles à ce pouvoir, de le brider et de l’endiguer, car en absence de ces bornes on se trouverait bel et bien vis-à-vis d’une tyrannie effrénée de l’appareil judiciaire, qui mettrait tout le monde à la merci des messieurs du palais sans aucun contrepoids efficace. Depuis Montesquieu, nous tous savons parfaitement qu’un pouvoir sans bornes ne se limite point de lui-même. Il poursuit son expansion inertielle sans cesse, ad libitum, à tout-va. Il faut alors un contrepouvoir de pareille entité pour le limiter. Et cette limitation est d’autant plus indispensable dans le contexte actuel de l’État démocratique, qu’il ne peut pas tolérer dans son sein des pouvoirs qui ne soient pas supportés par le suffrage de la base populaire.
31Mais le grand problème de la juridiction est justement qu’elle s’efforce d’échapper à ce schéma ordinaire, puisqu’elle nie être un contrepouvoir, tout en l’étant. Elle veut l’être, bien sûr, mais elle ne veut point l’apparaître. La formule « au nom du peuple… » qui précède l’énonciation des arrêts est une ennième fictio juris qui, à l’ère actuelle, ne fait que perpétuer l’ambiguïté dont se nourrit le pouvoir politico-juridictionnel.
32Le problème de l’attribution de limites à l’exercice de la fonction juridictionnelle s’est posé de façon dramatique déjà dans l’organisation juridico-politique de l’Ancien Régime, au moment où les détenteurs du pouvoir de juger, voire de « dire le droit », pour se soustraire à tout contrôle sur leurs décisions, ont soutenu que le fondement de la jurisdictio est, à l’instar de la légitimation royale, d’ordre divin31. Cette « divinité » de la jurisdictio est strictement liée à la nature sacrale de la science du droit, la Scientia Juris dont les ministres-juristes se sentent les prêtres : « Juris consulti sacerdotum nomine εύλογος scilicet cum ratione decorantur ; in promptu est ratio, quia justitia colunt »32.
33C’est justement en réaction33 à cette nature métaphysique de la jurisdictio34 que s’est imposé l’indispensable remède de la fixation de règles prédéterminées et écrites dans un texte bien clair et rédigé en articles, normes auxquelles les juges sont censés s’en tenir. Ce fut la naissance du droit positif et l’identification du droit avec la loi fixée d’autorité par le pouvoir politique représentatif. Le droit positif n’est pas né, comme l’on a parfois soutenu35, pour une volonté de puissance despotique effrénée de la part du pouvoir politique souverain, mais dans l’intention -engendrée par l’émergence des faits- de fixer des limites au débordement de la fonction juridictionnelle dans la sphère de la décision politique. Les raisons de cet indispensable tournant de l’histoire du droit moderne, auxquelles correspond aussi le passage de la conception du droit naturel au jusnaturalisme36, tiennent moins à la confrontation entre deux groupes en lutte pour la conquête de l’hégémonie qu’à la nécessité objective de nourrir la décision politique d’une vision inspirée par l’intérêt général, lui donnant en plus une connotation vraiment transparente et contrôlable37. Il est évident que ce but ne pouvait être atteint qu’en coupant à la racine la médiation patriarcale des juristes, ce qui demandait en amont la transformation de la structure culturelle de l’ordre social. Il fallait passer de la société ontologique à la société du contrat social, voire de la métaphysique à la négociation politique.
34Le sommet de ce processus fut la Révolution, dans les fondements culturels et politiques de laquelle, sans rien enlever aux valeurs ‘sacrées’ de la célèbre triade, on peut retrouver la claire volonté d’en finir avec le débordement politique de la juridiction et réaliser finalement le mythe d’un droit expression d’une limpide et contrôlable volonté politique, responsable et représentative38. On peut bien dire que le tournant révolutionnaire fut la victoire (provisoire) du politique sur les arcana juris à travers l’affirmation de la démocratie juridique et le passage du consensus gentium au contrat social39. Le dépassement de la médiation patriarcale des juristes ne fut pas définitif et sans retour. L’histoire successive est là pour nous montrer comme la récupération des juristes fut inexorable40. Mais le nouvel ordre mis en place par la Révolution reste toutefois un jalon très important posé dans le parcours du droit occidental. Un signe très fort que l’on a du mal à rayer d’un trait de plume. Il marque l’aboutissement d’un long chemin, commencé parallèlement à la naissance de la juridiction politique dans l’expérience juridique médiévale.
35C’est proprement en réaction au fait que la fonction juridictionnelle s’était qualifiée, dès le début, comme une « sémantique du pouvoir politique » (selon la notoire expression de Pietro Costa41 ; et Jacques Krynen a fait l’effort de montrer à ce propos la dure lutte que les juristes ont dû entreprendre, notamment avec les théologiens qui les définissaient comme des « idiots politiques », pour être à plein titre admis dans la gestion légitime du pouvoir42) que les systèmes juridiques modernes ont tourné la page en misant sur le droit « positif », c’est-à-dire sur un ordre juridique conventionnel, fondé sur la volonté et sur la décision du pouvoir politique qui assume publiquement la défense de l’intérêt général. Un nouveau cadre de la vie du droit s’ouvre, alors, avec l’existence de normes que les juges ne peuvent qu’appliquer sans s’arroger le pouvoir illimité de les recréer au fur et à mesure par le biais de leur interprétation créative.
36C’est d’ailleurs sur ce point crucial qui se jouent le défi, les enjeux et les destins de la pensée (politique et pas seulement juridique) moderne. Le rêve, ou si l’on veut l’utopie, de l’homme juridique « régénéré »43 est justement d’arriver à une prise directe, à savoir sans médiation aucune, de la décision politique sur le droit, réduit à une fonction instrumentale, et sur l’application des règles dont le droit se compose. La volonté politique doit en d’autres termes se transformer eo ipso en règle juridique appliquée, c’est-à-dire en réalité vécue. Au Moyen Âge les juristes (surtout italiens) entendaient identifier droit et politique pour soumettre cette dernière à la science juridique : la politique devait être « ancilla juris ». Ils voulaient utiliser leur savoir technique « comme politique du droit »44. Le fondement épistémologique de ce programme juridico-politique -qui devenait aussi une forma mentis et donc un élément psychologique du juriste en tant que tel- était l’idée que l’expérience devait se confier à la science (du droit) pour réaliser « son édification »45. C’est à travers ce puissant moyen de la Scientia Juris entendue comme interpretatio que la jurisdictio devient le formidable instrument de la construction de la primauté sociale et politique des juristes. Cette suprématie est ‘codifiée’ dans une très claire expression du juriste bolonais Azzone, judicieusement rapportée par Paolo Grossi : « Iuris prof essores per orbem terrarum [scientia juris] facit solemniter principari »46.
37Dans l’identification moderne entre politique et droit, entre ordre juridique et loi de l’État, il y a, au contraire, la revanche du politique fondé sur une claire volonté d’anéantissement de la médiation patriarcale de la magistrature. Il y a là la tentative utopiste de construire un autre mode de l’être juriste, de réaliser ainsi une mutation anthropologique de la forma mentis des opérateurs du droit. Il y a dans cette opération, culturelle avant que politique, la volonté de réaliser la certitude du droit par une voie alternative à la garantie métaphysique de la Scientia Juris et de l’honnêteté présupposée du magistrat.
38Á l’époque des Lumières radicales (je pense surtout aux deux beaux livres de Margaret Candee Jacob47 et de Jonathan Israël48), et notamment durant la période révolutionnaire, il est bien certain que cette opération obtint du succès. Toutefois, même dans ces vicissitudes si cruciales pour leur identité et décisives pour l’entière expérience juridique occidentale, les magistrats ont réussi à s’en sortir tout de même, démontrant que l’on peut bien dire à propos de la médiation patriarcale ce que Martin Heidegger disait pour la métaphysique : on ne peut point se débarrasser d’elle comme l’on boit un verre d’eau !
IV – L’État absolu : création de l’esprit féminin des juristes ou signe viril de la revanche du Politique-Souverain ?
39Cette persistance à travers le parcours historique de l’Occident médiéval, moderne et contemporain du pouvoir juridictionnel entendu comme pouvoir politique occulte, nous conduit à concevoir l’image du pouvoir judiciaire sous l’aspect d’une femme fatale (et c’est d’ailleurs le leitmotiv de l’iconographie de la justice, souvent représentée précisément comme une femme, parfois aux yeux bandés49). En observant de près la forma mentis des juristes-magistrats et les effets socio-institutionnels qu’elle produit, on serait tenté de rapprocher cette identité à la structure psychologique féminine, selon l’image qui nous a été transmise par une longue tradition qui dérive du récit biblique.
40L’illustration sans doute la plus extraordinaire de cette structure est dans les nombreux tableaux qui représentent l’histoire de Judith et Olopherne (Caravaggio ou Artemisia Gentileschi en sont, certes, parmi les plus splendides) ou celle de Samson et Dalila. L’idée de fond que le récit biblique et ces peintures qui l’illustrent nous communiquent est que le vrai pouvoir, le pouvoir ultime est dans l’esprit des femmes, qui suppléent la force physique par un niveau de ruse bien supérieur à celui de l’homme. Dans cette vision traditionnelle, la duperie et la tromperie sont les armes secrètes de femmes cyniques et sans scrupules, mais capables de se faire passer pour des créatures délicates et cajoleuses. La séduction et le désir sont les ingrédients nécessaires à ces sirènes, leurs appâts destinés au mâle. Ce stéréotype sera perpétué dans l’anthropologie du christianisme à travers la vision misogyne des Pères de l’Eglise qui, à partir de saint Augustin, identifient souvent la séduction féminine à l’« astuce du diable », pour induire l’homme, moins impur, lui, au péché50.
41La femme est toujours celle qui met en œuvre la machination pour circonvenir un homme puissant et fléchir son pouvoir pour atteindre le but qu’elle a, bien gardé, dans son sein. On a beau se méfier, elle réussit dans tous les cas, d’une manière ou d’une autre, à obtenir le résultat qu’elle souhaite. Car elle possède les instruments du pouvoir occulte. Elle reste derrière les coulisses et oriente l’action des protagonistes du jeu dans la direction qu’elle veut. Elle garde à ce propos un considérable degré d’élasticité pour pouvoir changer l’action au dernier moment en l’adaptant à une réalité en permanente évolution. Cette flexibilité lui sert aussi pour éviter toute responsabilité et se conserver toujours, pour ainsi dire, dans un état virginal.
42On serait tenté de penser, ex contrario, que l’un des fondements de la monarchie absolue est justement la tentative de construire un pouvoir politique fort, masculin, bien visible et si l’on veut même quelque peu phallocratique, qui puisse réaliser cet ouvrage très difficile de contrecarrer le débordement du pouvoir juridictionnel de la magistrature, pouvoir féminin par excellence, et donc occulte par définition. La métaphore du mariage entre le roi et la Couronne et la persistance de la loi salique51, poutre-maîtresse de la monarchie absolue, qui interdisait aux femmes l’accès au trône52, peuvent être mieux comprises à la lumière de cette perspective53. L’observation des images du Léviathan et sa surprenante identité avec Hobbes lui-même nous restitue une partie plutôt méconnue de cette réalité. Le Léviathan est représenté comme un très bel homme, un vrai mâle dirait-on, en pleine exhibition de sa force virile54.
43On peut relever là une impasse logique de notre raisonnement, car on sait que la contribution des juristes et de la pensée juridique à la formation de l’État moderne a été fondamentale55, et se justifie -comme l’on a vu plus haut à propos de la nette préférence de Montesquieu pour les monarchies sur les républiques- avec la nécessité d’éliminer la responsabilité des officiers. Si tout le système repose sur la figure du roi et si le roi n’est responsable que devant Dieu à travers sa propre conscience individuelle, on ne pourra jamais attribuer aucune faute au corps des fonctionnaires qui dépendent du monarque lui-même. A moins de vouloir soutenir qu’après plusieurs siècles de pénible construction de leur pouvoir (juridictionnel occulte), les juristes aient voulu faire une action si autodestructive pour eux, nous nous trouvons là face à une évidente contradiction en termes : si l’État monarchique-absolu est le « chef d’œuvre de l’idéologie juridique »56, comment alors expliquer qu’il se soit révélé le rempart viril destiné à contrecarrer le pouvoir féminin-occulte de la magistrature ? Voilà une très bonne et difficile question à poser.
44La réponse est naturellement complexe. On peut certainement avoir recours à la théorie des effets pervers, à savoir des conséquences non-intentionnelles des actions politiques. Il y a là aussi, comme dans beaucoup de cas dans l’histoire des phénomènes humains, une serendipity qui altère et dénature le but de l’action mise en place pour atteindre à un but déterminé57.
45Mais il y a aussi un autre aspect à considérer. Il tient à l’essence même de l’esprit féminin du pouvoir occulte en rapport à un pouvoir masculin qu’il entend dominer secrètement par voie de séduction. Du point de vu féminin l’exercice du pouvoir occulte est un signe d’intérêt pour un homme et du coup on peut dire que la nécessité de mettre en place un pouvoir occulte grandit ou s’affaiblit au fur et à mesure de l’augmentation ou de la chute de l’intérêt pour l’objet du désir. La médiation patriarcale de la magistrature s’est développée en France dans le cadre d’une civilisation étatique qui a beaucoup dû à la monarchie absolue. Les juristes français dès le Moyen Âge ont commencé un parcours qui les a portés à s’intégrer progressivement aux structures étatiques et ainsi une véritable métamorphose anthropologique s’est produite en eux. La compréhension de ce parcours, qui créera les conditions de la naissance du mos gallicus à partir du XVIe siècle, est décisive pour cerner les contours de notre problème. En effet, la magistrature française, tout en provenant de la même structure mentale culturelle et psychologique des jurisconsultes traditionnels, a inauguré et déployé une nouvelle saison de l’histoire du droit européen : elle n’a pas fait obstacle à l’esprit des institutions, mais au contraire a été mise dans les conditions de favoriser tous comptes faits la civilisation étatique. Cela n’a pas empêché la dialectique, même acharnée par moment, avec la couronne et l’entourage ministériel, mais tout en restant dans le cadre de la royauté. C’est pour cela qu’en dépit de toutes apparences – comme aurait compris génialement Madame d’Épinay en 177158 – la dialectique politico-institutionnelle entre magistrature et couronne était essentielle à la survivance de la monarchie absolue. Partant d’un autre point de vue, le leader de la robe parlementaire, l’avocat Louis-Adrien Le Paige, avait soutenu la même chose, en affirmant que magistrature et monarchie, nées ensemble, ensemble étaient destinées à finir59. Prophétie exacte qui allait se réaliser pendant la première phase de la Révolution.
46Et voilà expliqué le paradoxe pour lequel la femelle-magistrature se tient étroitement liée en France (mais on peut dire de même dans tous les monarchies absolues) au mâle-État qui essaye de dominer par le biais des instruments occultes de la juridiction politique.
V – La perpétuation métamorphique de la juridiction politique dans le cadre positiviste
A – L’effritement du légicentrisme et la résurgence de la médiation patriarcale
47C’est d’ailleurs à partir de cette nécessité de poser un obstacle (ou tout de même un contrôle) à l’interprétation libre des juristes-magistrats, l’interpretatio, que la célèbre expression « juge bouche de la loi » a définitivement changé de signification pendant la période révolutionnaire sur la base des suggestions qui s’étaient développées pendant l’époque des Lumières : de l’idée que la loi n’existe que dans la mesure où un juge en révèle le sens, on passe à l’idée (sardonique par rapport à la précédente) que le juge n’est qu’un simple déclarateur du sens qui est inhérent à la volonté politico-juridique objectivée dans le texte de la loi60.
48Dans le contexte et le langage des robins de l’Ancien Régime, définir le magistrat avec la métaphore « bouche de la loi » signifiait plutôt le considérer comme « bouche de Dieu », car la loi était considérée comme expression de la Voluntas, voire le Verbum, de Dieu61. C’était précisément la tâche confiée au magistrat, seul interprète autorisé à tirer le sens de la loi à travers l’instrument ésotérique de la Scientia Juris. Du coup le magistrat ne portait pas la responsabilité de son action. C’était Dieu lui-même qui parlait à travers les sacerdotes juris. Pour le juriste de l’Ancien Régime, la magistrature est à proprement parler un « sacerdoce civil » et « l’administration de la justice est un de ces prodiges de politique, qui peint le plus vivement à nos yeux la divinité »62.
49Le droit moderne se charge justement de démanteler cette sacralisation juridique, inhérente à la médiation patriarcale. Et ce n’est pas par hasard qu’au procès de désacralisation de la monarchie légitimée par le droit divin63 correspond le processus de sécularisation juridique, qui réalise le passage du droit de Dieu au droit de l’homme64.
50Toutefois il faut bien souligner le fait incontestable que l’« invention » du droit positif culminant dans la codification, d’abord du droit public et ensuite du droit privé, même dans les contextes où elle a le mieux réussi -et la France est sans aucun doute l’exemple le plus représentatif à ce propos65 – n’a pas éliminé (mais peut-être seulement atténué) la double nature de la juridiction : « dire le droit » signifie pendant tout l’Âge moderne et encore aujourd’hui, à la fois tantôt décider sur une cause particulière tantôt exercer un certain poids sur l’action politique de ceux qui ont la responsabilité des choix de gouvernement (l’Italie de nos jours est à cet égard un ‘laboratoire’ très intéressant !). Il faut bien admettre en outre que la problématique des rapports entre le droit et le sacré est bien loin d’être complètement éteinte aujourd’hui66. Sans compter -comme l’a écrit dans une synthèse admirable Jacques Krynen – que la « montée en puissance, en autorité, en responsabilité » du rôle de la magistrature dans le monde entier fait que la justice, nolens volens, soit chargée « d’une fonction de nature politique, puisque sur elle repose, en dernier ressort, la sauvegarde de l’État de droit et, plus que jamais, le maintien des valeurs »67. La crise du légicentrisme qui « craque aujourd’hui de toutes parts » n’y est pas pour rien ; et ainsi « le juge se fait législateur »68, car il est et il se sent « en première ligne pour faire face aux défis que soulèvent des changements sociaux de plus en plus rapides »69. Voilà la raison pour laquelle aujourd’hui comme hier « les juges se voient [encore] volontiers en diseurs de droit, et dans tous les ordres juridictionnels, prétendent jouer un rôle de plus en plus actif et autonome dans la production des normes » avec une ouverture sur une « aspiration à une nouvelle légitimité fonctionnelle au nom de la défense de l’intérêt général »70.
51Tout cela, il faut bien l’admettre, ouvre « une époque où le droit ne se confond plus avec la loi », et par conséquent on ne doit pas être surpris si le pouvoir juridictionnel acquiert de nouveau, comme dans l’ordo juris de l’Ancien Régime, « des qualités qui lui permettent de rivaliser avec la loi »71. A l’époque de la soft-law, des droits subsidiaires, des normes-principes, à quoi s’attendre sinon à un élan spectaculaire de la fonction juridictionnelle ? Or cette vieille-nouvelle et belle condition comporte par elle-même « le risque d’une cléricalisation de la justice »72. Plus qu’un risque c’est plutôt une certitude, car c’est un déjà-vu et pas « un fantasme d’historien »73. Faut-il rappeler alors que lorsqu’il y a des clercs on doit s’attendre tôt ou tard aussi leur trahison74 ? Il n’est pas inutile non plus de relancer le fameux vers (VI, 247) des Satires de Juvenal dans lequel il est contenu l’un des plus aigus et profonds paradoxes de l’histoire du droit toute entière : « Quis custodiet ipsos custodes ? »75.
52Est-ce qu’il est alors vraiment convenable de remettre le destin social dans les mains d’un groupe restreint de super-technocrates du droit (ou de l’économie d’ailleurs : la logique de fond ne change guère) et de leur confier « un rôle essentiel [...] dans la production [même !] d’un ius commune pour le XXIe siècle »76 ? L’expérience occidentale ne nous montre pas par hasard qu’il vaut mieux au contraire accepter l’« harmonie des dissonances » sociales et gouverner l’évolution socio-culturelle à travers une action gouvernementale raisonnable et sage, mais unitaire dans le partage de valeurs communes que la souveraineté politique se charge d’incarner et représenter77 ? Sans compter que la mentalité -ou si l’on veut l’idéologie juridique- n’a pas donné une bonne preuve de la capacité de gestion efficace d’une organisation structurelle complexe comme l’État contemporain78. Et l’on comprend aisément le pourquoi : le pouvoir du juriste-interprète se nourrit de l’émiettement normatif et de la multiplication des niveaux de production des sources du droit. Plus ses sources et ces niveaux sont nombreux et plus la nécessité de leur coordination à travers la médiation interprétative augmente. Le pluralisme normatif pose d’emblée des problèmes de certitude du droit et dans la pulvérisation des sources de production l’ampleur discrétionnaire de l’interprète devient sans limites. Une situation pareille engendre sans cesse des conflits et multiplie l’acharnement social. Cela alimente la juridiction et avec elle le pouvoir interprétatif des interprètes autorisés79. C’est le classique cercle vicieux...
53Aussi bien dans l’ancien droit que dans le cadre juspositiviste -et peut être pour certains aspects même grâce à lui – les juristes-magistrats-interprètes trouvent les bons et subtils arguments pour justifier et légitimer leur désinvolte liberté dans le traitement des textes de loi. Ainsi ont-ils réussi désormais à rendre quasiment pacifique l’idée que « l’interprétation de normes préétablies ne peut se limiter à une application purement passive de règles générales et abstraites à des cas particuliers. Elle suppose toujours une part d’innovation, non seulement des solutions ponctuelles, mais aussi, souvent, d’interprétation des textes conduisant à des règles nouvelles qui, à force de se répéter, par ralliements ou par l’autorité reconnue à des « précédents », deviennent progressivement de véritables normes. Le juge s’érige alors en une sorte de rival du législateur »80.
54Ainsi la résurgence de la médiation patriarcale dans l’État contemporain rend la réponse à la (très bonne) question posée par Krynen sans alternative : « Devenus [à nouveau] interprètes autonomes d’un droit de plus en plus protéiforme, devenus aussi pourvoyeurs de normes individuelles et collectives, les magistrats ne risquent-ils pas de se présenter ou d’être perçus au XXIe siècle tel des prêtres de la justice, comme se considéraient eux-mêmes ceux de l’Ancien Régime ? »81.
55Cette situation s’est compliquée avec l’avènement et l’expansion des démocraties, car, en bref, dans le contexte démocratique la formation de la règle de droit n’est plus seulement un acte de volonté, mais bien évidemment aussi un acte de responsabilité82. On peut penser que cela aussi dérive du tournant révolutionnaire, la Révolution ayant été moins une question d’affirmation du principe d’égalité que du principe de la transparence dans l’exercice du pouvoir et par conséquent de l’urgence du contrôle et de l’affirmation de la responsabilité par rapport à l’exercice de toute fonction publique83.
B – La surenchère démocratique du pouvoir politique
56En effet, la modalité électorale du choix de ceux qui ont la responsabilité de gouverner provoque une sorte de surenchère naturelle des pouvoirs politiques vis-à-vis de la juridiction. Les juges n’étant pas électifs, le pouvoir gouvernemental a beau jeu d’affirmer qu’ils se trouvent désormais dans une position d’infériorité quant à leur légitimation consensuelle. Comme il arrivait dans l’Ancien Régime pour les gravures satyriques commandées par le milieu parlementaire contre la couronne et l’entourage ministériel84, la stratégie actuelle de la magistrature pour combler ce vide dans le consensus populaire vise à activer les circuits avec la (vidéo-) presse et par ce biais à établir un contact direct et populiste avec l’opinion publique, souvent galvanisée par des jugements moraux très vite diffusés (on fera remarquer en passant qu’il s’agit une fois de plus d’une forme de liaison « médiatique » renouvelée).
57On peut entrevoir là une ligne de partage des eaux tracée à l’intérieur de la magistrature entre ceux qui, se tenant en-deçà de la scène des juges médiatisés, ne parlent qu’à travers leurs arrêts dont l’écho s’arrête dans les quatre parois du Palais et ceux qui, au contraire, utilisent la fonction juridictionnelle (souvent la fonction d’enquête) pour monter sur la scène médiatique et -comme il arrive de plus en plus- de faire le grand saut dans la compétition politique tout court, tirant profit de la notoriété acquise grâce au « travail » des juges de choc85.
58Mais, au-delà de ces distinctions, dans leur ensemble les juges résistent (célèbre est la phrase du procureur général de Milan, Francesco Saverio Borrelli, à l’époque du pool mani pulite « résister, résister, résister ! ») dans la défense à outrance de leur identité qui est en même temps le triomphe de l’ambiguïté. Mani pulite s’est surtout mani libere : les juges ne veulent pas être liés par des contraintes86. Ils pensent toujours leur légitimation en fonction de leur savoir et pas en fonction d’un service à rendre aux citoyens. Ils se sentent moins fonctionnaires de l’État que corps inspiré par une force supérieure. Leur structure psychologique profonde et inavouée reste encore le fondement métaphysique et dans une certaine mesure religieux de la technique juridique, au fond de la Scientia Juris. Bien plus qu’une simple application normative, déterminée par la comparaison entre un fait et une valeur, leur jugement est encore perçu et vécu -avant tout par eux-mêmes – comme un arbitrage sapiential appuyé sur « une bénédiction divine »87.
59Ainsi on peut conclure que la magistrature judiciaire est encore divisée – comme l’a écrit très exactement Alain Bancaud – « entre politique et sacerdoce »88. L’analyse des structures mentales et culturelles des magistrats contemporains confirme qu’ils sont le plus souvent les parfaits héritiers de leurs ancêtres et que -comme la recherche prosopographique de Pierre Bourdieu, dans un livre que trop souvent les juristes snobent, l’a très bien démontré – ils sont souvent la simple reproduction familiale et onomastique de leurs pères, grand-pères et ancêtres selon un mécanisme d’auto-reproduction bien connu et bien expérimenté89.
60Ambiguïté on a dit. La capacité des magistrats de se retirer au moment opportun dans « la prudence technicienne », de réaliser la « souplesse dans la rigueur », d’arriver à déterminer la « diversité dans l’unité », la « conciliation malheureuse et la fuite sacerdotale », permet à la magistrature de s’adapter presque à tous les saisons politiques avec une surprenante « adhésion loyale à tous les régimes »90. Ainsi elle survit aux tempêtes de tout changement politique et à chaque fois est à même de relancer ses atouts avec une systématique œuvre de récupération91. Tout cet équipement culturel et axiologique fait que la magistrature ait absorbé -dès le Moyen Age – dans son essence biologique la structure mentale de l’Église, ce qui permet à l’une et à l’autre de gérer savamment « le changement dans la continuité »92.
C – Les séquelles de la pensée magique dans la juridiction positiviste
61L’une des preuves plus auto-évidentes de la permanence de ce caractère métaphysique sous-jacent à la surface positiviste se trouve là où on ne la devinerait jamais. Voici ce que M. Michel Dobkine, le directeur de l’ENM déclarait à 250 nouveaux auditeurs judiciaire dans son discours d’ouverture le 30 janvier 2006 : « La technique vous devrez la maîtriser. [... Mais] l’être du juge relève aussi du for intérieur » et dans la fonction juridictionnelle il y a encore « un résidu de la pensée magique »93. Il lui a fait écho un responsable de l’École : « Ne vous faites pas d’illusion, dit-il, le port de la robe ne vous protégera pas. Elle vous exposera. Il faut que vous soyez un peu blindé ».
62Que la fonction judiciaire soit, depuis toujours, blindée c’est-à-dire protégée par le strict secret, voilà qui est notoire aux historiens du droit qui ne veulent pas être des hagiographes des idola fori. L’imposition du secret sur tous les actes de juridiction a toujours été -dès l’époque de Philippe Le Bel- l’une des revendications les plus senties et réclamées des hommes de robe94. La force politique de la magistrature comme « grand corps de l’État » (pour reprendre l’heureuse expression de Françoise Autrand95) commence justement quand le Parlement obtient du roi ce privilège de pouvoir opposer le secret à quiconque. Dès lors commencera un cheminement qui se terminera avec un paradoxe suprême : l’opposition du secret au roi lui-même. Au XVIIIe siècle un grand magistrat italien, Niccolò Fraggianni, l’un des togati, les homme de robe, parmi les plus influents du royaume de Naples, pouvait écrire sans crainte : « Arduum nimis est Principes meruisse secretum »96.
63Dès lors la magistrature a continué à accumuler son pouvoir de façon strictement entrelacé aux arcana juris. Ces derniers, en dépit des idéaux révolutionnaires et positivistes, sont devenu de plus en plus le fondement théorique et pratique de l’action des juges contemporains. Qu’il s’agisse de la jurisprudence du magistrat singulier ou de la politique institutionnelle menée par le corps judiciaire dans son entier, toujours la défense des arcana juris et des instruments particuliers de la forma mentis juridique a été centrale dans l’action de la magistrature.
64Il est impressionnant de constater combien depuis deux siècles le langage revendicatif et protestataire des juges n’a pas changé, au point que, si l’on met en regard deux déclarations provenant de deux magistrats protagonistes de la lutte contre le pouvoir politique, à l’époque de Louis XV et aujourd’hui, on aurait du mal à les distinguer, si aucune des deux n’était signée. Un exemple ? Le voici : « Les magistrats revendiquent le droit de discuter les lois » et notamment celles qui sont en train d’être approuvées. Si la mauvaise qualité de ces lois n’arrive pas à produire des « effets négatifs », c’est grâce uniquement aux « interprétations des juges ». Qui parle comme cela ? un La Roche-Flavin ? un Bertaut de Fréauville ? un abbé Pucelle ? un Carré de Montgeron ? un Louis-Adrien Le Paige ? Ils auraient bien pu ! Personne ne se serait étonné devant une citation pareille dans un livre d’histoire sur l’un des acteurs du combat parlementaire au XVIIe ou XVIIIe siècle. Eh bien, elle ne l’est pas du tout ; elle est sortie de la bouche du président de l’ANM (Association nationale des magistrats italiens) le 4 janvier 200397 !
65Certes, aujourd’hui la question est devenue un peu plus complexe. Il ne faut ni négliger ni sous-estimer l’argument -qui a l’air de mettre en échec le savoir et la méthode historique tout-court, notamment celle qui se fonde sur la longue durée- de ceux qui soulignent la profonde différence qu’il y a entre le système juridico-politique actuel et celui dans lequel la médiation patriarcale de la magistrature avait le champ libre. Il est évident que l’on ne pourrait pas ignorer les différences, même profondes, qu’il y a entre notre système et celui de l’Ancien Régime ni le fait incontestable que l’ordre juridique positiviste pose à l’activité des juges des limites et des bornes qui étaient impensables dans l’ancien ordo juris.
66Même des publicistes et théoriciens du droit très ouverts aux contributions de l’histoire, dont Michel Troper est l’exemple plus représentatif actuel, insistent beaucoup sur cette distance entre les deux mondes, distance qu’il est nécessaire de sauvegarder si l’on ne veut pas risquer de compromettre les multiples avantages offerts par le système du droit positif et faire un saut en arrière vers un monde juridique sans garantie et sans contrôle98. Ne pas opérer une correcte et objective distinction entre différentes réalités historiques ne sert pas à clarifier les choses, au contraire les complique, confond les idées et rend terne l’objet de la réflexion. La tâche principale de l’historiographie est -comme l’affirmait Pasquale Villari, un grand historien italien du XIXe siècle- de clarifier le passé pour mieux nous faire connaître le présent, car à l’histoire nous ne demandons autre chose qu’elle nous explique la vie99. Et il est évident que cette opération intellectuelle demande préalablement d’effectuer toujours la distinction entre le plan du passé et celui du présent pour éviter toute sorte d’anachronisme.
67Cette position méthodologique pousse toutefois dans notre cas de figure à évaluer comme très faible ou carrément inexistant le risque d’un « gouvernement des juges » dans les États constitutionnels et démocratiques actuels, s’appuyant sur l’incommensurable diversité qu’il y a ictu oculi entre le système ontologique de l’ordo juris et le système contemporain du droit positif. Au même temps on craint le système électif des juges car ce serait l’argument décisif pour légitimer ouvertement le débordement politique de la juridiction100. Donner aux juges aussi la légitimation consensuelle par élection voudrait dire légitimer le déchaînement des arcana juris sans plus aucune contrainte valide, en un mot la tyrannie absolue de l’appareil judiciaire sans que l’on puisse ériger aucun contre-pouvoir efficace.
VI – Conclusion. Un choix décisif pour notre époque : perfectionnement de la démocratie juridique ou retour à la médiation techno-patriarcale ?
68Voilà le carrefour face auquel nous nous trouvons aujourd’hui. Il serait bien dommage à ce propos de tourner le dos à l’expérience que l’observation de l’histoire nous peut apprendre. Sans pour autant retomber dans le vieux et désormais non-crédible historia magistra vitae, qui est le slogan de l’idéalisme d’antan, une culture politique raisonnable et sage ne saurait tout de même pas se passer de considérer ce que l’observation critique du passé nous apprend.
69Ainsi nous connaissons très bien les effets et les conséquences d’une société gouvernée par l’appareil judiciaire ou du moins dans laquelle le pouvoir des juges a un poids considérable sur les affaires politiques ou qui sont susceptibles de produire des effets sociaux, institutionnels, économiques et, lato sensu, culturels. Nous savons par cœur ce qu’il arrive dans un contexte dominé par les arcana juris et par la médiation patriarcale. Nous n’avons point d’alibis. Si nous choisissons la voie des juristes-interprètes comme pivots de l’ordre social et politique, nous savons dès le début à quoi nous sommes en train de nous vouer. Rien n’empêche de faire le choix. Mais nous ne pouvons pas ignorer quelles seront les conséquences de ce choix. La médiation patriarcale est incompatible avec la démocratie en n’importe quelle forme. Elle est incompatible aussi avec la rationalité économique visant une répartition des ressources fondée sur l’efficacité des résultats. Le fait que ces valeurs ne soient pas encore pleinement réalisées ne nous autorise pas, me semble-t-il, à suspendre notre cheminement vers la réalisation de la démocratie juridique. Bien au contraire nous devons prendre conscience -et le correct usage de l’histoire peut nous aider à cet égard – de l’augmentation des périls pour mieux pouvoir réagir contre eux.
70Plusieurs auteurs provenant de différents contextes politiques – américains101, ou italiens102, ou français103 – constatent que le pouvoir des juges est en expansion et qu’il y a – notamment mais pas uniquement dans le pouvoir souvent débordant et incontrôlé des juges constitutionnels- un risque que ce pouvoir finisse par se substituer de fait à celui des élus, en s’insinuant dans les vides et les blocages de l’activité gouvernementale, toujours plus souvent paralysée par les veto croisés des forces politiques (ou des factions, toujours plus minuscules, à l’intérieur des partis : il y a là le phénomène inquiétant de l’émiettement des forces représentatives dans les sociétés occidentales). Le problème que les nouvelles formes des arcana juris posent ici est donc celui de la démocratie juridique ou autrement dit de la compatibilité d’un pouvoir judiciaire soustrait à tout contrôle avec les procédures de transparence indispensables à l’existence et au développement de la démocratie dans les États contemporains104.
71L’expérience historique du combat permanent entre magistrature et pouvoir souverain105 nous montre que l’aspiration politique de juges est intrinsèque à la nature de la juridiction. Ce n’est pas une question de contingences particulières. La question est structurelle et concerne l’essence organisatrice de l’État de droit telle qu’elle a été conçue en Europe occidentale dès le Moyen Âge. Le problème est donc inhérent à la civilisation étatique elle-même. Nous savons que le pouvoir politico-juridictionnel des juges, même quand il paraît battu ou mis hors du jeu, ne meurt jamais. Comme un volcan, il peut rester longuement dans un état qui semble inactif, mais qui est prêt à exploser à nouveau dès que les conditions favorables se représentent. En bons clercs, les hommes de robe savent attendre. Le cas de la résurrection à l’improviste du Parlement de Paris après le très long règne de Louis XIV qui l’avait acculé et pratiquement réduit au silence106, nous suggère que la fonction juridictionnelle résiste à toutes les vicissitudes. Elle a résisté même à l’attaque mortelle de Robespierre qui lança, dans un discours prononcé à l’Assemblée constituante le 10 novembre 1790, un véritable cri de bataille : « Le mot jurisprudence doit être rayé du vocabulaire d’un peuple libre »107.
72C’est sans doute un pur hasard si, un peu plus de deux siècle après, un haut magistrat -le même qui a ouvert avec ses confidences cet essai – a involontairement répliqué au tristement célèbre avocat révolutionnaire avec une autre affirmation de poids : « La plupart des gens -m’a dit-il- pensent que nous faisons une juridiction. Mais nous ne faisons pas une simple juridiction. Nous faisons une jurisprudence ! ».
73Reste alors, en conclusion, le problème de fond et de toujours. Que faire ? Ecrasés entre des hommes politiques (souvent ouvertement malhonnêtes), faibles et timides, incapables de faire face à la complexité des défis qui surgissent et la perspective d’un retour en arrière vers le gouffre de la médiation patriarcale incontrôlée et incontrôlable de l’oligarchie juridique, quelle voie de sortie entrevoyons-nous ? La question reste ouverte, car il n’y a pas une réponse univoque à des problèmes de cette complexité. L’historien peut assez facilement trouver son échappatoire quand il s’agit de tourner le discours vers l’avenir. Il ne s’occupe que du passé. Ne voulant toutefois fuir ses responsabilités, ne serait-ce que de citoyen intéressé au destin de la Res publica dans laquelle il vit, et voulant tout de même proposer une conclusion conforme au discours historique mené jusqu’ici, il peut proposer quelques considérations de clôture, provisoires et problématiques comme il faut dans un discours qui est censé être scientifique. Ces considérations se fondent sur deux points-clé :
En premier lieu on peut appliquer au thème du rapport entre juridiction et souveraineté, à savoir entre la magistrature et les autres pouvoirs (législatif et gouvernemental) la solution classique du moindre mal : une fois fixé le point de repère de la liberté démocratique comme valeur fondamentale et non négociable, on peut bien constater que dans le déclin des valeurs politiques abstraites dans les situations concrètes de l’expérience historique, il vaut mieux être aux prises avec un pouvoir despotique visible qu’avec une tyrannie occulte. Le premier en effet peut (quoiqu’avec difficulté) être combattu et vaincu ; le deuxième pas, car on ne le reconnaît même pas comme un danger. On pourrait s’amuser à pousser jusqu’au bout le paradoxe et se demander s’il vaut mieux vivre dans un système dominé par des hommes politiques corrompus ou dans un autre dominé par des magistrats honnêtes et inflexibles. En lecteurs dévots du président bordelais, nous n’aurons aucun doute sur la solution à préférer. Il ne s’agit pas ici, bien évidemment, d’un discours scientifique tout-court, mais de lignes de tendance idéologiques dans la formation desquelles jouent un rôle décisif les héritages culturels de chacun. L’idée que je propose se fonde sur l’observation que la corruption politique, qui produit sans aucun doute des effet de dévastation sociale gigantesque, est toutefois moins dangereuse (tout en l’étant par elle-même en absolu) de la ‘vertueuse’ tyrannie politique d’une oligarchie de soi-disant détenteurs de la Vérité, et avant tout des hiérocrates des appareils judiciaires. Cette tyrannie désintègre en racine toutes libertés, même résiduelles et met l’entier corps social et chaque individu qui le compose dans les pires conditions possibles dans lesquelles peut aller se trouver un être humain : l’esclavage complet et indiscutable vis-à-vis d’un manipule de prêtres laïques -peu importe s’il sont juristes, économistes, sociologues ou psyco-socio-analystes – qui prétendent être toujours de la part du Vrai, tout simplement appliquant à l’histoire les dogmes de leurs disciplines et de leur forma mentis.
La deuxième observation est tirée d’un regard en parallèle entre la théorie juridico-politique et les faits historiques. La montée du conflit entre magistrature et pouvoir politique – nous en avons un exemple épatant dans l’expérience italienne des derniers vingt ans- a renforcé le lien idéologique et corporatif de la magistrature. Cela a déterminé une nette atténuation des tensions et des conflits, qui étaient nombreux et profonds, à l’intérieur du corps des juges108. Il est d’ailleurs normal que quand un corps est attaqué de l’extérieur sa tendance naturelle est de serrer ses rangs pour faire bloc contre l’ennemi commun. Au-delà des feux d’artifices qui n’ont servi qu’à remplir les pages des journaux et des magazines, le beau résultat que cette action du pouvoir politique contre la magistrature a produit, a été l’effet pervers d’exalter la défense corporatiste des juges et de consolider encor plus les fondements classiques de l’idéologie de robe. Or, tout cela devrait donner lieu à une réflexion de sagesse : les probabilités d’une réforme du système judiciaire se réduisent sensiblement quand le pouvoir politique lance ouvertement ses vannes agitant le spectre du gouvernement de juges entendu comme un danger réel et imminent, seulement à cause du fait que des magistrats ont poursuivi des comportements illégaux de certains hommes politiques puissants. Cette sorte de millénarisme moderne qui utilise le terrorisme verbal cause beaucoup plus de problèmes qu’il en prétend résoudre. Les possibilités de parvenir à une vraie et utile réforme du pouvoir judiciaire augmentent quand le conflit cède le pas à un climat de collaboration loyale entre les pouvoirs qui se partagent la souveraineté de l’État. Dans ces époques d’apaisement des conflits et des rancunes vont émerger à nouveau les différentes positions à l’intérieur de la magistrature. Cette dialectique interne est assurément la plus utile du conflit. Comme expliquait déjà dans les années soixante-dix du siècle dernier Giorgio Freddi, le politologue italien spécialiste des tensions qui se produisent à l’intérieur de la magistrature, ce conflit assume « une qualité spéciale, car il attaque les valeurs institutionnelles en même temps qu’il élabore une idéologie d’opposition à celle que l’on veut supplanter ; ce qui rend nécessaire une ébauche théorique qui soit à même de donner une explication convaincante du passage du conflit originaire, limité aux moyens et aux instruments de l’organisation [judiciaire], au système des valeurs institutionnelles qui remplissent la fonction primaire de légitimer l’organisation elle-même »109.
74Cela implique, en premier lieu, que la réforme de la magistrature, ainsi que celle du système judiciaire et de l’entière organisation structurelle de la justice, soit considérée comme une réforme stratégique de l’État entier. En effet, une récente étude de la Banque mondiale a démontré que le service-justice constitue aujourd’hui environ 50 % de la richesse d’une nation110.
75La France -à la différence d’autres pays, comme l’Italie- a un système judiciaire assez solide, justement à cause du fait que, sans doute par effet entre autre du poids du tournant révolutionnaire, elle a su stériliser le conflit entre la juridiction et la souveraineté, tenant fixe le principe de la primauté/responsabilité du pouvoir politique et par conséquent de la centralité de la loi comme source première du droit. En France la liaison hiérarchique entre le parquet et le ministre de la Justice se justifie pleinement car elle assure le contrôle parlementaire sur les éventuels abus de la magistrature d’enquête. A son tour un ministre qui utiliserait mal son pouvoir vis-à-vis d’un juge ’incommode’ paierait un prix très élevé au terminus du contrôle électoral. En Italie, au contraire, un système pareil donnerait sans cesse heu à des abus qui, au lieu d’être sanctionnés par le corps électoral seront vraisemblablement accueillis avec un grand consentement, et le parti du ministre usurpateur très probablement gagnerait les élections !
76Or, toute la question est de savoir si la France veut maintenir les poutres-maîtresses de son système qui a donné de bons résultats jusqu’ici ou si au contraire elle se fait prendre d’une hystérie qui la portera à revenir sur ses pas et retomber dans la médiation patriarcale. Après avoir écrasé l’infâme, s’agit-il maintenant d’embrasser son bourreau ? L’impression, lisant certains écrits récents qui indiquent dans la magistrature le seul gilet de sauvetage possible dans l’effritement du légicentrisme, est qu’au lieu d’européiser l’Italie on est en train d’italianiser l’Europe. Un signal très inquiétant vient de la technicisation toujours plus violente et agressive des études juridiques. Dans les écoles de droit, les matières de formation ‘culturelle’ (l’adjectif est décidément péjoratif dans le lexique de la majorité des juristes de droit positif) se réduisent de plus en plus jusqu’à disparaître presque dans certains cas. Cela complique les choses et rend plus difficile procéder à une réforme de la justice qui éloigne le risque du retour de la médiation patriarcale et de l’instauration du « gouvernement des juges » sous des formes nouvelles, douces et rassurantes. Que signifierait autrement la diffusion de concepts comme celui de soft law ? Par ailleurs, si les nouveaux juristes sont imbus de normativisme technocratique et deviennent des simples répliquant, aveugles et sourds aux mutations de l’histoire et de la culture, comment pourrait-on espérer dans l’effritement du bloc corporatiste de la magistrature en tant que structure mentale et institutionnelle consolidée ?
77Il ne resterait plus alors qu’à compter sur un caprice du destin. Qui sait si, au bout du compte, un fait nouveau ne se produira, permettant, par une sorte de Serendipity que personne ne pouvait prévoir, une explosion du « soi divisé » du grand corps de l’État ? D’ailleurs quand les conditions ne permettent plus l’utilisation des instruments de la raison que reste-t-il sinon espérer dans l’avènement des effets pervers-vertueux ? S’il est vrai que Dieu ne joue jamais aux dés, il peut arriver que l’histoire des hommes, oui. Qui peut exclure a priori que nous ne puissions être sauvés un jour du spectre de la nouvelle dictature des diseurs du droit, construite sous les formes apparemment souples de la légitimation jurisprudentielle, à travers les désunions qui vont se produire à l’intérieur du grand corps de l’État ?
Notes de bas de page
1 Je tiens à exprimer mes remerciement les plus amicaux et sincères à Michel Troper et à Jacques Krynen pour les suggestions critiques qu’ils m’ont adressées après avoir lu une première version du texte, ce qui m’a permis de l’améliorer sensiblement ; encore à Jacques Krynen lui-même et à Jacqueline Begliuti-Zonno pour la révision qu’ils ont bien voulu faire en français. Sur la perspective de l’« histoire du présent », on peut se référer, bien sûr, à la piste méthodologique de réflexion ouverte par P. NORA, dont on peut voir, à titre représentatif, le récent recueil d’articles Présent, nation, mémoire, Gallimard, Paris 2011.
2 Cf. O. CAYLA et M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ (dir.), L’office du juge : part de souveraineté ou puissance nulle ?, « Actes du Congrès international de Rouen », 26- 27 mars 1998. LGDJ, Paris 2001.
3 Cf. B. ANAGNOSTOU-CANAS (dir.), Dire le droit : normes, juges, jurisconsultes, Éditions Panthéon-Assas, Paris 2006.
4 Cf. F. DI DONATO, « De la médiation patriarcale à la médiation bureaucratique. Considération sur le « gouvernement des juges », in P. BRUNET et alii (dir.), L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Troper, Economica, Paris 2006, p. 387-406, spéc. p. 387.
5 Sur ce changement épatent, qui est un véritable bouleversement sémantique avant que politique du sens de l’expression « bouche de la loi », voir mon récent essai : F. DI DONATO, « La Costituzione fuori del suo tempo. Dottrine, testi e pratiche costituzionali nella Longue durée », in Quaderni costituzionali, a. XXXI, n° 4, décembre 2011, p. 895-926, et spécialement p. 909-910. Voir infra, notes 60-62.
6 Cette idée-force est l’un des fondements de la théorie du droit proposée par Michel Troper. L’œuvre très importante de cet éminent auteur nous a beaucoup aidé à éclairer des aspects décisifs pour plusieurs disciplines dans le cadre des sciences sociales ; entre autres, voir notamment : M. TROPER, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, Paris 1994 ; Idem, La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, Paris 2001 ; Idem, « Existe-t-il un danger de gouvernement des juges ? », in D. SOULEZ LARIVIERE et H. DALLE (dir.), Notre justice. Le livre vérité de la justice française, Laffont, Paris 2002, p. 329-46 ; Idem, La philosophie du droit, PUF (« Que sais-je ? »), Paris 2003 ; Idem, Le droit et la nécessité, Puf, Paris 2011.
7 On doit cette expression, « arcana juris », devenue un topos dans le langage de l’historiographie juridique, à R. AJELLO, Arcana juris. Diritto e politica nel Settecento italiano, Jovene, Naples 1976.
8 Sur cette transformation voir A.-J. ARNAUD, Les juristes face à la société du XIXe siècle à nos jours, PUF, Paris 1975, et sa traduction italienne mise à jour par les soins de F. DI DONATO, Da giureconsulti a tecnocrati. Diritto e società in Francia dalla codificazione ai giorni nostri, Jovene, Naples 1993. Quant à la médiation patriarcale réalisée par le biais des instruments interprétatifs, cf., du même auteur, Le médium et le savant. Signification politique de l’interprétation juridique, in « Archives de Philosophie du droit », 1972, puis réimprimé dans Idem, Le droit trahi par la philosophie, Bibliothèque du Centre d’Étude des Systèmes politiques et juridiques, Rouen 1977 ; et aussi F. DI DONATO, « La puissance cachée de la robe. L’idéologie du jurisconsulte moderne et le problème du rapport entre pouvoir judiciaire et pouvoir politique », in O. CAYLA et M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ (dir.), L’office du juge, op. cit., p. 89-116.
9 Voir à cet égard l’ouvrage récent en deux tomes de J. KRYNEN, L’État de justice. France, XIIIe-XXe siècle ; t. I : L’idéologie de la magistrature ancienne ; t. II : L’emprise contemporaine des juges, Gallimard, Paris respectivement 2009 et 2012.
10 Cf. M. TROPER, « Una teoria realista dell’interpretazione », in Materiali per una storia della cultura giuridica, XXIX, n° 2, décembre 1999, p. 473-93 ; Idem, « La forza dei precedenti e gli effetti perversi del diritto », in Ragion pratica, 1996/6, p. 65-75 ; ces deux essais sont maintenant republiés en version française : Une théorie réaliste de l’interprétation et La force des précédents et les effets pervers en droit, les deux in Idem, La théorie du droit, le droit, l’État, op. cit., respectivement p. 69-84 et 163-172.
11 Sur cet argument il faut consulter L. LOMBARDI VALLAURI, Saggio sul diritto giurisprudenziale, Milano. Giuffrè, 1967 (réimpression 1975), ouvrage classique qui reste dense d’idées et de réflexions vraiment importantes et profondes pour l’historien et le théoricien du droit.
12 Cf. U. PETRONIO, « L’analogia tra induzione e interpretazione. Prima e dopo i codici giusnaturalistici », in C. STORTI (dir.), Il ragionamento analogico. Profili storico-giuridici, Jovene, Naples 2010, p. 183-292.
13 Exemplaire dans la méthode de recherche utilisée, le grand livre de P. BOURDIEU, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, Paris 1989. Voir aussi A. BANCAUD, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce, ou le culte des vertus moyennes, LGDJ, Paris 1993.
14 Je renvoie à cet égard aux considérations formulées dans mon article : F. DI DONATO, « De la médiation patriarcale à la médiation bureaucratique », op. cit. Voire aussi M. TROPER, « Le bon usage des spectres. Du gouvernement des juges au gouvernement par les juges », in J.-C. COLLIARD et Y. JEGOUZO, Le nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de Gérard Conac, Économica, Paris 2001, puis républié in M. TROPER, La théorie du droit, op. cit., p. 231-247.
15 Sur ce concept, très important dans l’histoire du droit, voir le classique de C.H. HASKINS, The Renaissance of the 12th Century, Harvard College, Harvard 1927 ; et plus près de notre actualité E. CORTESE, Il Rinascimento giuridico medievale, Bulzoni Rome 1996 (1ère édition 1992).
16 U. PETRONIO, L’analogia tra induzione e interpretazione, op. cit.
17 Ibid., p. 202.
18 Cf., à cet égard, G. D’AMELIO, Illuminismo e scienza del diritto in Italia, Giuffrè, Milan 1965 ; M. Cattaneo, Illuminismo e legislazione, Comunità, Milan 1966 ; G. TARELLO, Storia della cultura giuridica moderna. I. Assolutismo e codificazione del diritto, Il Mulino, Bologne 1976 ; R. AJELLO, Arcana juris, op. cit. ; Idem, Epistemologia moderna e storia delle esperienze giuridiche, Jovene, Naples 1986 ; Idem, Formalismo medievale e moderno, Jovene, Naples 1990. Plus récemment, voir F. BIDOUZE (éd.), Les Parlementaires, les lettres et l’histoire au siècle des Lumières 1715-1789, « Actes du colloque de Pau », 7-8-9 juin 2006, Presses universitaire de Pau, Pau 2008 (Études présentées à la Commission internationale pour l’Histoire des Assemblées d’États, vol. LXXXVIII).
19 Cf. F. DI DONATO, L’ideologia dei robins nella Francia dei Lumi. Costituzionalismo e assolutismo nell’esperienza politico-istituzionale della magistratura di antico regime (1715-1788), ESI, Naples 2003 ; J. KRYNEN, L’État de justice. France, XIIIe-XXe siècle, 2 vol., op. cit.
20 Une dimension, celle-ci, mise si bien en lumière, il y a déjà quelque temps, dans le notoire article d’André-Jean ARNAUD, Le médium et le savant, op. cit., qui reste à mon avis une poutre-maîtresse de cet argument.
21 Sur ce nœud crucial du droit moderne, cf. O. BEAUD, La puissance de l’État, PUF, Paris 1994, p. 35-198. Pour une réflexion aigüe sur le schéma de E. Kantorowicz, cf. A. BOUREAU, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français, XVe-XVIIIe siècles, Les Éditions de Paris, Paris 2000 (1ère édition 1988).
22 Je renvoie pour cet aspect à mon essai La puissance cachée de la robe, op. cit.
23 Cf. C. N. TATE, T. VALLINDER, The Global Expansion of Judicial Power : the Judicialization of Politics, New York Univ. Press, New York 1995 ; R. BERGER, Government by judiciary. The Transformation of the Fourteenth Amendment, Harvard University Press, Cambridge (Mass. USA)-Londres 1977. Pour l’ouvrage de A.-J. ARNAUD cité, cf. plus haut, note 8. Sur les vicissitudes de la séparation des pouvoirs dans les phases historiques successives à la Révolution, cf. M. TROPER, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, LGDJ, Paris 1973.
24 A l’époque de la monarchie absolue, cette allure était compliquée par l’impossibilité d’attaquer frontalement le roi lui-même. On avait recours alors au procédé malin et astucieux consistant à attaquer les ministres corrompus et avides qui trompaient à la fois le peuple et le roi. Les juristes-magistrats étaient tous monarchistes car ils avaient très bien compris que la structure politico-institutionnelle de la monarchie de droit divin était indispensable à la médiation patriarcale des sacerdotes juris (à savoir eux-mêmes) ; par conséquent ils craignaient l’issue républicaine comme la pire des solutions. Cet aspect est résumé génialement par l’attitude de Montesquieu vis-à-vis des républiques (par exemple celle de Gênes) et vice versa des monarchies absolues (par exemple celle de Naples) : il méprise la forme de gouvernement des premières et il se confond en louanges pour les secondes. Sur cet aspect je me permets de renvoyer à mon essai : F. DI DONATO, « Genova e Napoli. Immagini dell’ideologia togata nel confronto tra due modelli socioistituzionali », in Carlo BITOSSI et Claudio PAOLOCCI (dir.), Genova, 1746 : una città di antico regime tra guerra e rivolta, « Atti del Convegno di Studi in occasione del 250° anniversario della rivolta genovese », Gênes 3-5 décembre 1996, Archivio di Stato di Genova – Quaderni Franzoniani, Gênes 1998, p. 727-788 : 727-732. Reste par ailleurs dense de suggestions pour plusieurs aspects le grand classique de E. CARCASSONNE, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, PUF, Paris 1927 (réimpression anastatique, Slatkine, Genève 1970).
25 C’est pour cette raison que les analyses politologiques sur le phénomène du pouvoir, même les plus compétentes et complètes, ne prévoient pas du tout cette catégorie du pouvoir occulte ou bien passent un peu trop vite sur elle : cf. par exemple M. STOPPINO, Potere e teoria politica, Giuffrè, Milan 20013 (1ère édition ECIG, Gênes 1982), spécialement p. 136-138, où le concept de « pouvoir caché » est traité comme un cas spécifique dans le cadre de la catégorie plus générale de la « manipulation » ; ce qui amène Stoppino à considérer qu’entre les deux fondamentales notions de pouvoir – ouvert ou caché – la typologie du premier est « de loin la plus importante dans la vie sociale et politique » (ibidem, p. 137) ; idée qui ne sert pas du tout à expliquer la nature du pouvoir juridictionnel et les techniques des arcana juris. Quant à l’objection – formulée par M. Troper – que « pour pouvoir parler d’un pouvoir, il ne suffit pas de montrer que les juges possèdent du pouvoir, il faut aussi qu’ils forment une unité organique », je n’ai pas de difficulté à souligner que la magistrature – celle de l’Ancien Régime comme celle du monde contemporain- est tout-à-fait une unité organique dans la mesure où les organes de la justice supérieure (les cours de cassation par exemple ou les organes de justice constitutionnelle) assurent une certaine ligne (qui peut, bien sûr, changer) et que dans les procès qui ont un fort impact ‘politique’ généralement on peut relever une unité de fond dans les rangs de la magistrature et en tout cas de la haute magistrature.
26 Cf. M. TROPER, La théorie du droit, le droit, l’État, op. cit., spécialement p. 3- 16 (« Science du droit et dogmatique juridique »).
27 Pour une extraordinaire réinterprétation de l’histoire des juristes italiens comme imbattables créateurs d’un langage élusif et autoréférentiel, cf. R. AJELLO, Eredità medievali paralisi giudiziaria. Profilo storico di una patologia italiana, Arte Tipografica Editrice, Napoli 2009, un maître-livre qui mériterait sans nul doute une traduction française. Voir aussi le livre de P. GILLI, La noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans l’Italie médiévale : XIIe-XVe siècles, H. Champion, Paris 2003.
28 Cf. M. TROPER, Le bon usage des spectres, op. cit.
29 Ibidem, p. 231.
30 B. CHANTEBOUT, Droit constitutionnel et science politique, Economica, Paris 1978 (nombreuses éditions successives) ; cité par M. TROPER, « Le bon usage des spectres », op. cit., p. 237.
31 Il suffit à cet égard renvoyer aux études très fines éditées par R. JACOB (dir.), Le juge et le jugement dans les traditions juridiques européennes. Études d’histoire comparée, « Actes du colloque international », Paris 16-18 set. 1993, LGDJ, Paris 1996, et spécialement son essai dans le même ouvrage sous le titre Jugement des hommes et jugement de Dieu à l’aube du Moyen Âge, p. 43-86 ; voir aussi Idem, Judicium et le jugement. L’acte de juger dans l’histoire du lexique, dans O. CAYLA et M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ (dir.), L’office du juge, op. cit., p. 35-71, spécialement p. 36 et 71.
32 « Aux jurisconsultes on confère le titre de prêtres, sans nul doute juste avec raison ; le motif est clair : car ils célèbrent la justice ». Qu’il me soit permis, sur cet argument et notamment sur l’aspect de l’influence de la forma mentis dérivée du droit romain sur les juristes médiévaux et modernes en France comme en Italie, mais aussi dans plusieurs régions européennes, renvoyer à mon ouvrage Esperienza e ideologia ministeriale nella crisi dell’ancien régime. Niccolò Fraggianni tra diritto, istituzioni e politica, 2 vols., Jovene, Naples 1996 (la citation dans le texte, tirée d’une célèbre glose marginale à la définition d’Ulpien refondue dans Digeste, I.I. I, et utilisée régulièrement par les juristes encore jusqu’à la veille de la Révolution, est à la p. 683).
33 Sur ce jeu d’action et réaction dans l’histoire, cf. J. STAROBINSKY, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Seuil, Paris 1999.
34 F. Aimerito a montré très bien dans sa communication au colloque toulousain Les désunions de la magistrature, publiée dans ce même volume, que les magistrats de l’Ancien Régime détestaient les règles de procédure et qu’ils se moquaient d’elles, en les trouvant arides et pas dignes de leur Scientia Juris. Cette attitude dépend clairement de l’essence métaphysique et religieuse du savoir juridique tel que les jurisconsultes le concevaient.
35 L’auteur le plus représentatif de cette littérature est sans doute P. GROSSI (voir surtout à cet égard : Assolutismo giuridico e diritto privato ; Mitologie giuridiche della modernità, les deux ouvrages Giuffrè, Milan respectivement 1998 et 2001), mais on peut voir aussi L. COHEN-TANUGI, Le droit sans l’État. Sur la démocratie en France et en Amérique, Puf, Paris 1985 (édition « Quadrige », 1992).
36 Qu’il me soit permis de renvoyer sur ce point à mon essai : F. DI DONATO, « La conception du droit naturel dans la pensée et la pratique des juristes français et italiens (XVIe-XVIIIe siècles) », in Un dialogue juridico-politique : le droit naturel, le législateur et le juge, « Actes du XXe Colloque international de l’AFHIP », Université de Poitiers, Faculté de Droit, 14-15 mai 2009, Presses universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence 2010, p. 107-128 : 120-128.
37 Et c’est justement sur ce point-là qu’elle a certainement encore du chemin à faire, car il ne serait pas honnête de cacher ou réduire la portée des nombreuses décisions que le pouvoir politique assume, même dans l’État constitutionnel démocratique, sans tenir suffisamment compte de ces raisons de transparence et de contrôle qui sont à la base de sa primauté.
38 Il suffit pour s’en convaincre lire les belles pages, encore tout à fait valides, de l’étude classique de H. CARRÉ, La fin des parlements (1788-1790), Hachette, Paris 1912, dans lesquelles on voit parfaitement combien le climat pré-révolutionnaire était lourd d’esprit violemment hostile aux robins et à toutes les prétentions politiques qui caractérisaient leurs discours. Voir aussi J. EGRET, La pré-Révolution française (1787-1788), Puf, Paris 1962 (réimpression Slatkine, Genève 1978). Deux confirmations de la thèse qui voit dans la Révolution la volonté de dépasser la médiation patriarcale de la magistrature et le pouvoir politique de la juridiction sont venu, au congrès toulousain, des communications de C. MENGES-LE PAPE et de J.-C. GAVEN maintenant publiées dans ce même volume. Ils ont montré comment, dans le contexte révolutionnaire, il y avait une méfiance profonde vis-à-vis des vieux magistrats ; pour les constituants le pouvoir judiciaire était un pouvoir à contenir et dans les procès criminels l’on préféra substituer aux anciens juges des « notables adjoints » ce qui allait préparer la grande réforme du jury populaire. Sur ce point voir les études très aiguës de R. MARTUCCI, La Costituente ed il problema penale in Francia (1789-1791). I. Alle origini del processo accusatorio : i decreti di Beaumetz, Giuffrè, Milan 1984 ; Idem, L’ossessione costituente. Forma di governo e costituzione nella Rivoluzione francese (1789- 1799), Il Mulino, Bologne 2001. Cf. aussi mon récent essai F. DI DONATO, « La costituzione fuori del suo tempo », op. cit., spécialement p. 902-920.
39 Sur ce passage fondamental de l’expérience juridique moderne, cf. l’ample recherche de D. LUONGO, Consensus Gentium. Criteri di legittimazione dell’ordine giuridico moderno, 2 vols. ; I. Oltre il consenso metafisico ; IL Verso il fondamento sociale del diritto, Arte Tipografica Editrice, Naples 2007-2008.
40 A.-J. ARNAUD, Les juristes face à la société, op. cit.
41 P. COSTA, lurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale (1100-1433), Giuffrè, Milan 1969.
42 J. KRYNEN, Les légistes « idiots politiques ». « Sur l’hostilité des théologiens à l’égard des juristes en France, au temps de Charles V », dans l’ouvrage collectif Théologie et droit dans la science politique de l’État moderne, « Actes de la table ronde » organisée par l’École française de Rome avec le concours du CNRS, Rome 12-14 nov. 1987, Collection de l’École Française de Rome (147), Rome 1991, p. 171-198.
43 J’emprunte évidemment ici l’expression à M. OZOUF, L’homme régénéré. Essai sur la Révolution française, Gallimard, Paris 1989.
44 R. AJELLO, L’esperienza critica del diritto. Lineamenti storici. I. Le radici medievali dell’attualità, Jovene, Naples 1999, p. 323-326.
45 Selon la formule, à mon avis très pointue, de P. GROSSI, L’ordine giuridico medievale, Laterza, Roma-Bari 1995, p. 151-153.
46 « [La science du droit] donne solennellement aux juristes la suprématie sur le monde » : P. GROSSI, L’ordine giuridico medievale, op. cit., p. 153 (la citation est tirée de la Summa Institutionum, Papiae 1506).
47 M. C. JACOB, The Radical enlightenment : pantheists, freemasons and republicans, G. Allen and Unwin, London-Boston-Sydney 1981 (je me suis servi de l’édition italienne : L’Illuminismo radicale : panteisti, massoni e repubblicani, Il Mulino, Bologne 1983).
48 J. I. ISRAËL, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford University Press, Oxford 2001, traduction française par P. HUGUES, C. NORDMANN et J. ROSANVALLON, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité 1650-1750, Édition Amsterdam, Paris 2005.
49 Pour la première image, cf. A. PROSPERE Giustizia bendata. Percorsi storici di un’immagine, Einaudi, Torino 2008 ; pour la deuxième, voir la fresque de Paul Gervais intitulé La Loi, la Justice, la Vérité, située dans la Salle des Illustres de la mairie de Toulouse.
50 Sur le rapport entre le diable et le sexe féminin, déjà « méchant par sa nature » (selon la célèbre définition du père dominicain Jakob SPRENGER auteur avec Heinrich Institor KRAMER du célèbre traité Malleus Maleficarum publié en 1487), dans l’histoire -entre autres religions – du christianisme, cf. A. M. DI NOLA, Il diavolo, Newton Compton, Milan 1987, ad indicem, et spécialement p. 238 et 250 (édition de 1987).
51 D. RICHET, La France moderne : l’esprit des institutions, Flammarion, Paris 1973 (nouvelle édition 1991), p. 47-50.
52 É. VIENNOT, La France, les femmes et le pouvoir. 1. L’invention de la loi salique. Ve-XVIe siècle, Perrin. Paris 2006 ; R. E. GIESEY, Le rôle méconnu de la loi salique. La succession royale, XIVe-XVIe siècles, Les Belles Lettres, Paris 2007.
53 Cf. R. DESCIMON, « Les fonctions de la métaphore du mariage politique du Roi et de la République. France, XVe-XVIIIe siècles », Annales E.S.C., n° 6, nov.-déc. 1992, p. 1127-1147.
54 H. BREDEKAMP, Stratégies visuelles de Thomas Hobbes. Le Léviathan, archétype de l’État moderne. Illustrations des œuvres et portraits, Éditions de la Maison de Sciences de l’Hommes, Paris 2003.
55 Cf., entre autres auteurs, A. PADOA SCHIOPPA, « Il ruolo del diritto nella genesi dello Stato moderno : modelli, strumenti, princìpi », in AA. VV., Studi di Storia del Diritto, Pubblicazioni dell’istituto di Storia del Diritto Italiano dell’Università degli Studi di Milano, Facoltà di Giurisprudenza, vol. II, Giuffrè. Milan 1999, p. 25-77, puis republié dans Idem, Italia ed Europa nella storia del diritto, Il Mulino, Bologne 2003, p. 315-363. Voir aussi le volume collectif, édité par le même auteur. Justice et législation. Les origines de l’État moderne en Europe, XIIIe-XVIIIe siècle, PUF, Paris 2000. Moi-même j’ai adhéré à cette position dans mon livre récent F. DI DONATO, La rinascita dello Stato. Dal conflitto magistratura-politica alla civilizzazione istituzionale europea, Il Mulino, Bologne 2010, chap. II, p. 103-151.
56 Comme j’ai eu l’occasion de soutenir ibidem, p. 105.
57 Ce phénomène est désormais bien connu dans les sciences sociales : cf. R.K. MERTON et E. BARBER, The Travels and Adventures of Serendipity. A Study in Sociological Semantics and the Sociology of Science, Princeton University Press, Princeton 2004.
58 Dans une célèbre lettre envoyée à l’abbé Ferdinando Galiani, elle affirmait qu’« il est certain que depuis l’établissement de la monarchie françoise, cette discussion d’autorité, ou plutôt de pouvoir, existe entre le roi et le parlement. Cette indécision même fait partie de la constitution monarchique ; car si on décide la question en faveur du roi, toutes les conséquences qui en résultent le rendent absolument despote. Si on la décide en faveur du Parlement, le roi à peu de chose près, n’a pas plus d’autorité, que le roi d’Angleterre ; ainsi, de manière ou d’autre, en décidant la question, on change la constitution de l’État » : cf. É. CARCASSONNE, Montesquieu, op. cit., p. 456-457. Pour l’importance de cette position et son rattachement au contexte de la culture politique de son temps, je renvoie à mes livres : F. DI DONATO, L’ideologia dei robins, op. cit., p. 52 ; Idem, La rinascita dello Stato, op. cit., p. 145-146, 228 et 486.
59 « Il est impossible – écrit-il – de citer une époque où le Royaume ait existé sans magistrats » : Bibliothèque de la Société de Port-Royal (BPR), Paris, fonds Le Paige, ms. LP 569=211. « On sait bien que le Parlement tient à la constitution de l’Etat ; que c’est un corps qui ne meurt point et qui ne peut mourir, parce qu’on ne peut le supprimer ouvertement sans changer la forme du gouvernement ; que quels que soient ses membres, il aura toujours les mêmes droits et les mêmes devoirs à remplir tant qu’il subsistera » : BPR, LP 539=33, f. 7. Plusieurs pièces justificatives peuvent être données à cet égard : BPR, LP 580-ter=204 : « Le Parlement [...] est le ministre essenciel [des lois]. Il n’est ministre essenciel qu’autant qu’il l’est par la nature de la monarchie qui constitue son essence... Une économie aussi ancien[n]e q[ue] la monarchie » ; BPR, LP 539=93 e 94 : la stabilité et la fonction politique du Parlement étaient donc fondée selon Le Paige sur « ces traditions aussi anciennes que l’Etat ». On peut dire que toute l’immense œuvre de Le Paige (les imprimés ainsi que les milliers de manuscrits qui sont conservés dans ses archives privés) visait à démontrer ce principe de simultanéité et par conséquent à prophétiser la « révolution » (c’est exactement celui-ci le mot textuel utilisé à plusieurs reprises par notre avocat : voir à titre d’exemple représentatif le manuscrit BPR, LP 534=33) au cas où la monarchie aurait décidé avec un coup de majesté, qui aurait été suicidaire, de supprimer le Parlement, suprême garant de la légalité. L’existence de la magistrature était donc fondée sur « un principe qui marié avec notre histoire fait sentir cette vérité et prouve en même temps combien le Parlement est nécessaire au Souverain. Ce principe consiste en ce dogme historique : que le Parlement est en même temps devenu la Cour du Roy. Par delà naît cette difficulté d’abroger le Parlement sans exciter dans tout le Royaume un bouleversement général, sans mettre une multitude d’officiers dans la nécessité de désobéïr aux ordres momentanées du Prince pour ne pas violer le serment qu’ils luy ont prété et ses loix qui en ordonnent l’exécution, enfin sans changer toute la constitution de l’Etat ce qui est peut-être tout à fait impossible quand on veut l’exécuter sur le champ, quand ce n’est pas à une multitude de causes secondaires qui préparent pendant des siècles ces sortes de Révolutions » : BPR, LP 42, cc. 568-569 (11) ; « A quel[l]es suites ne sera-t-on exposés ? [... Ces nouveautés] formeront autant de crises ou de révolutions, parce qu’il n’y aura plus pour frein ni loix qui s’y opposent ni tribunal qui les réclame et qui résiste en se sacrifiant pour elles » : BPR, LP 530=9 ; cfr. L.-A. LE PAIGE, Lettres historiques sur les fonctions essentielles du Parlement ; sur le droit des Pairs, et sur les loix fondamentales du Royaume, 2 vol., aux dépens de la Compagnie, Amsterdam [mais Paris] t. I, 1753 ; t. II, 1754 (= BNF, LD-4. 2563 ; BPR, LP 534=29 e LP 2133-2135) ; Id., Principes sur le gouvernement monarchique, chez Jean Nourse, Londres [mais Paris] 1755. Sur toute cette problématique, tout-à-fait centrale dans la compréhension de l’idéologie de robe, je renvoie à F. DI DONATO, L’ideologia dei robins, cit., p. 333-4, 343 e 347-50 ; Idem, La rinascita dello Stato, cit., p. 114.
60 Voir plus haut, note 5.
61 Je renvoie pour l’approfondissement de ce point à mon livre : F. DI DONATO, L’ideologia dei robins, op. cit., p. 93-105 (chap. I, § 9 : « Les magistrats bouches de Dieu »).
62 L.-A. LE PAIGE, Lettre apologétique, critique et politique sur l’Affaire du Parlement, s. 1. [Paris] 1754 (= Bibliothèque de la Société de Port-Royal, Lett. 329), p. 99.
63 Cf. J. W. MERRICK, The Desacralization of the Monarchy in the Eighteenth Century, Louisiana State University Press, Baton Rouge and London 1990.
64 Cf. M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ, Du droit de Dieu au droit de l’Homme, PUF (coll. « Leviathan »), Paris 2003.
65 Cf. M. TROPER et L. JAUME (dir.), 1789 et l’invention de la constitution, « Actes du colloque de Paris organisé par l’Association française de science politique », 2-4 mars 1989, Paris, LGDJ-Bruylant, 1994.
66 Voir à cet égard plusieurs essais rassemblés par le soin de J.-L. THIREAU, Le droit entre laïcisation et néo-sacralisation, PUF, Paris 1997 ; et aussi l’ouvrage de P. CHIAPPINI, Le droit et le sacré, Dalloz, Paris 2006.
67 J. KRYNEN, « Position du problème et actualité de la question », dans J. KRYNEN et J. RAIBAUT (dir.), La légitimité des juges, « Actes du colloque des 29-30 octobre 2003 – Université de Toulouse I », Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, Toulouse s. d. [2004], p. 19-24 : 22.
68 J. POUMAREDE, Faut-il élire les juges ?, dans le volume La légitimité des juges, op. cit., p. 213-224 : 223.
69 Ibidem, p. 224.
70 Ibidem, p. 223.
71 J. KRYNEN, « Position du problème », op. cit., p. 22.
72 Ibidem.
73 Ibidem.
74 Il faut aussi considérer que la confiance dans la « bonne foi » des juges (ou tout de même de leur large majorité) peut se justifier dans un contexte, comme le français, caractérisé par une structure étatique solide et qui a de son côté une forte tradition de confiance sociale : cf. A. PEYREFITTE, La société de confiance. Essai sur les origines du développement, Odile Jacob, Paris 1995 ; D. GAMBETTA (dir.), Trust. Making and Breaking Cooperative Relations, Basil Blackwell, Oxford 1988 ; L. RONIGER, La fiducia nelle società moderne. Un approccio comparativo, Rubbettino, Soveria Mannelli 1992 (traduction italienne d’un texte anglais inédit : Towards a Comparative Sociology of Trust in Modern Societies). Beaucoup plus problématique, semble-t-il, serait transposer sic et simpliciter cette disposition psychologique dans un contexte (par exemple l’italien) où il manque presque complètement ce substrat social et juridico-institutionnel et où la mentalité légale est assez peu introjectée. Or, si même le contexte étatique le plus granitique (par exemple le français) se clive (et nous voyons là malheureusement se réaliser la prophétie de E.M. Cioran, snobé à son époque par les bien-pensants et traité de visionnaire), il est évident qu’il va se produire parallèlement une rapide débâcle des mécanismes de la confiance collective et que cet effritement va comporter presque d’emblée une suppléance politique de la part de la juridiction. Qui sinon les juges pourrait être appelé à combler le vide laissé par la disparition ou du moins par la réduction du pouvoir politique ? L’histoire n’est pas censé se répéter deux fois de la même manière ; mais le risque que la médiation patriarcale des pontifes du droit puisse resurgir (qu’importe si sous forme de nouveaux spectres ?) est là. et il ne faut pas se le cacher.
75 M. TROPER, « Le bon usage des spectres », op. cit., p. 239, reprend et discute très pertinemment la question à partir justement de cette perspective. Sur ce sujet, cf. le beau volume Juger le juges. Du Moyen Âge au Conseil Supérieur de la magistrature, AFHJ, La Documentation française (collection « Histoire de la Justice »), Paris 2000.
76 J. POUMAREDE, Faut-il élire les juges ?, op. cit., p. 224.
77 Cf. S. MAFFETTONE, Valori comuni, Il Saggiatore, Milan 1989.
78 Que l’on observe les résultats affreux dans le (désespéré) cas italien : cf. P. PELLIZZETTI et G. VETRITTO, Italia disorganizzata. Incapaci cronici in un mondo complesso, Dedalo, Bari 2006.
79 C’est pour cette raison que j’ai quelques perplexités à suivre entièrement l’idée selon laquelle ce serait « l’idéologie partagée de la majorité des juges dans les États occidentaux » pousser les juges à exercer « avec grande modération » leur pouvoir discrétionnaire : cf. M. TROPER, Fonction juridictionnelle ou pouvoir judiciaire ? dans Idem, Pour une théorie judirique de l’État, op. cit. (dans l’édition italienne que j’ai consulté, p. 119). Peut-être un peu trop conditionné par ma vision d’historien et par ma nationalité italienne, je reste toutefois assez méfiant envers l’idée qu’il y ait des contraintes capables d’imposer aux magistrats une réelle modération dans l’usage de leur pouvoir. Que l’idéologie juridique soit elle-même le rempart qui empêche les juges d’« utiliser ‘à fond’ leur pouvoir » et qui rend ardu de faire prévaloir dans les jugements leur valeurs et leur vision personnelle du monde me semble bien difficile à croire. Le positivisme des juges me paraît en effet un pseudo-positivisme qui joue plutôt le rôle d’un écran qui sert à masquer et blinder leur ybris tendanciellement effrénée. Il est notoire, comme M. Troper lui-même affirme avec la plus grande clarté, que les juges « dissimulent leur pouvoir » de manière à ce que leurs décisions « paraissent imputables non à eux-mêmes et à leur volonté, mais à la volonté d’une autorité supérieure ou au droit objectif » (ibidem, p. 117). De ce point de vue, la liberté de l’interprète est totale malgré des contraintes soient objectivement existantes : cf. M. Troper, « La liberté de l’interprète », dans L’office du juge, « Actes du Colloque organisé par le Professeur Gilles Darcy, le Doyen Véronique Labrot et Mathieu Doat », Paris 29 et 30 septembre 2006, Sénat, Palais du Luxembourg, Paris s.d. [ISBN : 978-2-11-126648-3 ; ISSN 1249-4356] ; ce volume contient plusieurs essais intéressant le thème abordé ici.
80 J.-L. BERGEL, Introduction générale à L’office du juge, op. cit. dans la note précédente, p. 12.
81 J. KRYNEN, « Position du problème », op. cit., p. 22.
82 Pour la théorie de la décision juridictionnelle comme acte de volonté et pas de connaissance, voir les ouvrages de M. TROPER cités plus haut, note 6 et notamment l’essai intitulé « Fonction juridictionnelle ou pouvoir judiciaire ? » dans Idem, Pour une théorie judirique de l’État, op. cit. (édition italienne, p. 114).
83 Je renvoie, pour le développement de cette idée, critique des thèses égalitaristes (comme celle soutenue par exemple par Maurizio Fioravanti, l’un des disciples parmi les plus connus de Paolo Grossi) à mes écrits : F. DI DONATO, La rinascita dello Stato, op. cit., p. 401-413 ; Idem, La costituzione fuori del suo tempo, op. cit., p. 902-920.
84 Cf. P. WACHENHEIM, « L’image de Louis XV à travers l’estampe séditieuse et satirique », dans « Annales du Centre Ledoux », t. II : Imaginaire et métier artistique à Paris sous l’Ancien Régime, édité par le soins de D. RABREAU, Paris-Bordeaux 1998, p. 87-102 ; Idem, « L’iconographie polémique des parlementaires sous le règne de Louis XV », in « Revue d’Histoire des Facultés de Droit et de la Science juridique, nn. 25-26, 2005-2006, p. 7-70. La grande thèse de cet auteur, sous le titre Art et politique, langage pictural et sédition dans l’estampe sous le règne de Louis XV, thèse en 2 volumes soutenue sous la direction de Daniel RABREAU, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, UFR d’Histoire de l’art et d’archéologie, 2004, malheureusement attend encore sa publication.
85 Le cas du juge Antonio Di Pietro (et d’autres parmi ses collègues du groupe milanais connu comme « mani pulite ») est trop notoire pour être rappelé ici à côté d’autres cas plus récents, comme celui de l’actuel maire de la ville de Naples, Luigi De Magistris, ancien magistrat du parquet et chargé d’enquêtes, qui ont occupé la scène médiatique pour longtemps, contribuant à créer les personnages-juges. Mais il y a des cas moins connus, mais encore plus graves pour les conséquences qu’ils peuvent engendrer sur le rapport correct entre fonction juridictionnelle et fonction politique dans un État démocratique : un magistrat du parquet dans le département de Bari dans les Pouilles a laissé de but en blanc ses fonctions d’enquêteur, démissionnant de la magistrature pendant qu’il conduisait l’instruction d’un dossier particulièrement délicat sur la corruption politique, pour se présenter en même temps aux élections régionales : il a bien sûr utilisé toutes les informations strictement réservées qu’il connaissait par le biais de son office dans la campagne électorale pour frapper fort sur le dos de ses adversaires politiques et les couvrir de honte, démolissant leur réputation bien avant qu’on arrive à prononcer un arrêt définitif de condamnation envers eux.
86 C’est bien cette analyse historiquement prouvée qui me fait nourrir quelques perplexités vis-à-vis des arguments, par ailleurs très subtils et raffinés, élaborés par M. TROPER, « Le bon usage des spectres », op. cit., p. 245, qui souligne le poids des contraintes objectives – notamment « la hiérarchie des juridictions » et « la nécessité de la motivation » – sur l’activité des magistrats, ce qui serait censé empêcher ou limiter le risque de gouvernement des juges. Je ne peux pas oublier la limpide et persuasive démonstration de F. LEONARDI, Il cittadino e la giustizia, Marsilio, Padoue 1968, qui étudia l’inversion de l’argumentation juridique dans la motivation d’un acte juridictionnel (le juge décide préalablement sur la base de ses convictions personnelles et seulement après avoir conçu sa décision s’attèle à trouver dans le droit en vigueur la motivation qui lui semble la plus adéquate). Il faut ajouter que dans un moment comme le nôtre, caractérisé par la polysémie normative et la pluralité toujours plus fragmentée des ordres juridiques, cette pratique redonne vigueur, bien que cela puisse paraître invraisemblable dans un contexte positiviste, au brocard d’Azzone qui, avec la typique morgue vantarde du jurisconsulte qui se sentait sûr de soi et maître du monde, affirmait sans vergogne que « omnia in corpore iuris inveniuntur » (« dans le corps du droit tout peut être retrouvé »). En d’autre termes, nous risquons de reproduire une idéologie du jurisconsulte fondée sur l’idée que le droit est tellement infini (et chaotique) que l’on peut tirer de ce mare magnum de l’ordre (ou plus correctement du désordre) juridique n’importe quelle norme pour justifier la décision qu’un jurisconsulte a l’intention d’assumer. Il me semble que nous nous trouvons là face à des conditions qui sont tout sauf que le résultat souhaité par le système du droit positif !
87 A. BANCAUD, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce, op. cit., p. 285.
88 Ibidem.
89 P. BOURDIEU, La noblesse d’État, op. cit. Selon BANCAUD, op. cit., p. 21, la « prédisposition à l’hérédité professionnelle » des magistrats « s’explique moins par le népotisme que par le fait que le corps judiciaire a fondé son autonomie sur la spécificité d’un savoir-faire, d’un art, qui échappe à l’objectivation et auquel on s’initie de manière privilégiée par l’exemple familial ».
90 J’emprunte toutes ces expressions, très appropriées, à A. BANCAUD, La haute magistrature judiciaire, op. cit., p. 180, 189, 225, 268, 274.
91 Voir plus haut, texte correspondant à la note 40.
92 A. BANCAUD, La haute magistrature judiciaire, op. cit., p. 111-119. Il y a une phrase très incisive de Portalis, citée par BANCAUD (p. 111), qui illustre parfaitement cet oxymoron conceptuel : « Il faut changer -dit le père du code civil –, quand la plus funeste de toutes les innovations serait, pour ainsi dire, de ne pas innover ».
93 Compte rendu dans Le Monde du 2 février 2006, p. 3.
94 Cf. T. SAUVEL, « Histoire du jugement motivé », dans Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger », année LXI, LGDJ, Paris 1955, p. 5-53.
95 F. AUTRAND, Naissance d’un grand corps de l’État. Les gens du Parlement de Paris 1345-1454, Publications de la Sorbonne, Paris 1981.
96 Bibliothèque Nationale de Naples, Promptuarium excerptorum, ms. I.D.58, c. 139r ; cf. F. DI DONATO, Esperienza e ideologia ministeriale, op. cit., t. I, p. 482.
97 Compte rendu dans Corriere della Sera, 5 janv. 2003, p. 4.
98 Voir à cet égard M. TROPER, La storia delle istituzioni e la teoria del diritto, essai de préface à mon livre La rinascita dello Stato, op. cit., p. 11-19.
99 Cité par R. AJELLO, Eredità medievali, op. cit., p. 69. Il lui faisait écho Gaetano Salvemini, autre éminent maître de la recherche historique soutenant que dans le domaine de l’histoire « toute recherche vise à résoudre le problème fondamental de savoir en quelle façon une situation présente déterminée est arrivée à être telle qu’elle est ; on arrive ainsi à une certaine clarté, à savoir à l’intégrité morale de l’esprit » (ibidem, p. XI).
100 M. TROPER, « Existe-t-il un danger de gouvernement des juges ? », op. cit., p. 329-346 ; Idem, Le bon usage des spectres, op. cit. En sens contraire, cf. J. KRYNEN (sous la direction de), L’élection des juges. Étude historique française et contemporaine, Puf, Paris 1999.
101 Par exemple ceux qui sont cités plus haut note 23.
102 A. PIZZORNO Il potere dei giudici. Stato democratico e controllo della virtù, Laterza, Roma-Bari 1998 ; M. CAPPELLETTI, Le pouvoir des juges, Economica-PUAM, Paris-Aix-en-Provence 1990.
103 S. BRONDEL, N. FOULQUIER, L. HEUSCHLING (dir..), Gouvernement des juges et démocratie, « Actes du Séminaire international », Université de Paris I, 13 novembre 1998-28 mai 1999, Publications de la Sorbonne, Paris 2001.
104 Plusieurs auteurs manifestent, par exemple, de plus en plus, une tendance à penser que la plus dangereuse de ces formes de pouvoir politico-juridique sans contrôle soit la technocratie de Bruxelles, à savoir les bureaucrates fonctionnaires de l’Union européenne.
105 Pour un excursus historique de ce phénomène, centrale non seulement dans l’histoire du droit mais dans l’histoire de la société dans son ensemble, cf. mon récent essai : F. DI DONATO, Le conflit entre magistrature et pouvoir politique dans la France moderne, in Maria Elena da Cruz Coelho e Maria Manuela Tavares Ribeiro (eds.), Parliaments : The Law, the Practice and the Representations. From the Middle Ages to the Present Day – Parlamentos : a lei, a prática e as representações. De Idade Média à Actualidade, « Texts presented in the 60th Congress of ICHRPI International Commission for the History of Representative and Parliamentary Institutions », Lisboa-Coimbra 1-5 septembre 2009, edité par l’Assembleia da Republica, Lisboa 2010, p. 259-292.
106 Cf. H. EL ANNABI, Le Parlement de Paris sous le règne personnel de Louis XIV. L’Institution, le Pouvoir et la Société, Publications de l’Université de Tunis, Tunis 1989 ; J. J. HURT, Louis XIV and the Parlements. The Assertion of Royal Authority, Manchester University Press, New York 2002. Pour l’inopinée ‘résurrection’ du Parlement au lendemain de la mort du roi-soleil, je renvoie à mon livre F. DI DONATO, L’ideologia dei robins, op. cit., chap. I, spécialement p. 55- 59 et aux ouvrages cités ibidem, p. 698.
107 Cité par M. TROPER, « La force des précédents et les effets pervers en droit », in Idem, La théorie du droit, le droit, l’État, op. cit., p. 163-172 : 166.
108 Qu’il y avait des profonds fissures et des nombreux frottements à l’intérieur de la magistrature avant l’époque du conflit ouvert entre les juges et le pouvoir politique est démontré de la notoire recherche de G. FREDDI, Tensioni e conflitto nella magistratura. Un’analisi istituzionale dal dopoguerra al 1968, Laterza, Rome-Bari 1978.
109 Ibidem, p. 23.
110 Where is the Wealth of Nations? Measuring Capital for the 21st Century, The International Bank for Reconstruction and Development/The World Bank, Washington, DC 2006 (ISBN-10 : 0-8213-6354-9 ; ISBN-13 : 978-0-8213-6354-6 ; et ISBN : 0-8213-6355-7 ; DOI : 10.1596/978-0-8213-6354-6), spec. p. XVIII, 13 et passim. Les conclusions de cette étude sont révolutionnaires : élaborant une quantité impressionnante de données, les auteurs ont vérifié que de la richesse globale d’une nation seulement 5 % provient des ressources naturelles, 20 % de la production des marchandises et des services (industrie, tourisme etc.), 25 % des systèmes de formation et 50 % de la qualité et efficacité des systèmes judiciaires. Ces derniers deux pourcentages sont considérés comme des « intagible assets » (cf. ibidem, p. 87 et s.).
Auteur
Professeur d’histoire des institutions à l’Université de Naples
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