Juges absolutistes contre juges libéraux en Espagne (1808-1842)
p. 47-67
Texte intégral
1De 1808 à 1813, l’Espagne connaît les soubresauts de la guerre d’indépendance. L’invasion du pays par les troupes françaises s’accompagne d’un changement de dynastie. Les dissensions entre Bourbons d’Espagne qui abouti le 19 mars 1808, lors de l’émeute d’Aranjuez, à l’abdication forcée de Charles IV en faveur de son fils Ferdinand VIL Cette crise de succession permet à Napoléon de se faire remettre le trône d’Espagne, à Bayonne, le 5 mai 1808. Quelques jours plus tard, il désigne son frère Joseph comme nouveau roi.
2Ce dernier s’appuie sur une assemblée de notables convoquée à Bayonne dans la foulée et sur les troupes françaises. Ces 100 000 hommes, initialement alliés de passage vers le Portugal, sont venus, par leur nombre, fragiliser les systèmes d’approvisionnement des habitants dans un contexte économique difficile. Ces régiments sont rapidement ressentis comme des troupes d’occupation par la population. Après l’émeute de Madrid le 2 mai 1808, la révolte s’étend rapidement et s’organise durablement. L’intervention anglaise qui vient la renforcer fait que Joseph Ier ne règne réellement que sur une partie plus ou moins grande du pays. Le statut de Bayonne et les lois du nouveau monarque ne sont donc appliquées que dans une partie du pays et, par intermittences, au gré des mouvements militaires.
3Dans les zones soulevées contre les Français, se constituent des juntes. Ces comités locaux puis régionaux, coiffés par une Junta Central ont pour objectif premier la lutte contre l’envahisseur, et comme horizon non discuté, le rétablissement de la monarchie dans son état antérieur. Cependant, au fur et à mesure que le temps passe et que l’on monte dans les échelons, on constate que très vite les éléments populaires disparaissent pour laisser les représentants de l’ordre ancien. Avec quelques élites locales, ils monopolisent la direction du mouvement. Au sommet, on ne trouve que des hautes personnalités du temps de Charles III et Charles IV comme le comte de Floridablanca.
4 La captivité de Ferdinand VII à Valençay laissait un vide de pouvoir. A la suite de graves défaites militaires (Ocaña, etc.) et d’une certaine inefficacité, la Junte centrale laisse la place à une Régence, présidée par le cardinal archevêque de Tolède, Luis de Bourbon. Avec le soutien supposé de Ferdinand VII, elle convoque à une réunion extraordinaire de l’Assemblée du Royaume, les Cortès. Celles-ci se réunissent à Cadix à partir de 1810 et élaborent une constitution libérale qu’elles adoptent en mars 1812.
5Le retour en Espagne de Ferdinand VII, après la défaite française, ouvre la voie à une épuration des éléments « collaborateurs » dans un premier temps mais il dissipe aussi les malentendus en quelques mois. Loin de vouloir un régime constitutionnel, le Roi ne souhaite qu’un retour pur et simple à la situation de mars 1808. Commence dès lors une lutte avec les partisans de la constitution. Elle dure jusqu’au milieu du XIXème siècle et se prolonge par la suite avec les efforts de la monarchie pour garder un rôle décisif. Au cours de cette période se met lentement en place un Etat libéral, avec des avancées et des reculs au gré des luttes entre absolutistes et libéraux. Chaque parti cherchant à éliminer toute opposition, c’est tout naturellement que le domaine de la Justice est affecté par cette aise générale.
6Le parti absolutiste qui soutient Ferdinand VII a pour âme la noblesse et le clergé. Il est bien implanté localement notamment dans les campagnes où le clergé encadre fortement les populations.
7En face, le parti libéral est surtout urbain et bourgeois. Il compte de nombreux contacts dans l’armée qui déjà au XVIIIème siècle s’occupait d’affaires administratives et politiques et qui avait acquis un grand prestige dans la Guerre d’Indépendance. Les militaires sont utiles aux libéraux pour monter des coups d’Etat. Les pronunciamientos, environ un par an, leur servent à imposer leurs vues car ils ne peuvent plus avoir d’action publique. Les maladresses de Ferdinand VII, son aveuglement et son penchant affirmé pour la répression fournissent de nombreux prétextes à l’action libérale.
8Il s’ensuit une vie politique agitée, rythmée par des poussées libérales et des réactions absolutistes. Au libéralisme des constituants de Cadix (1808- 1814) succèdent le retour à l’absolutisme (1814-1820), puis le Triennat constitutionnel (1820-1823), et ensuite la décennie absolutiste (1823-1833). Ces alternances sont brutales et se traduisent par des changements radicaux de personnels où le parti dominant cherche surtout à placer des amis politiques et des exécutants dévoués. Des épurations accompagnent et précèdent ces nominations.
9 Les afrancesados, les collaborateurs de Joseph Ier inaugurent cette pratique qui deviendra courante tout en se précisant. Si l’on commence en 1810, il faut prêter serment à la constitution dès 1812. Mais c’est en 1813 que les procédures se mettent en place avec la création, en août, d’un tribunal « d’appel, de vigilance et d’épuration ». Elles sont suivies par le décret des Cortès du 21 septembre qui destitue les fonctionnaires nommés par Joseph Ier. Ceux qui l’étaient avant son avènement sont maintenus, sauf s’ils ont reçu des commissions particulières ou acheté des biens nationaux. Ceux-là doivent se justifier. Puis, en 1814, on affine en distinguant cinq sortes d’employés dont deux, les promus et les collaborateurs militants, sont considérés comme joséphistes. En septembre, une résolution royale suspend les juges et les échelons subalternes de l’administration. Ils doivent passer devant une commission d’épuration qui les déclare purifiés ou « impurifiés » (impurificados)1. Dans les années 1818-1820 ils sont amnistiés mais pas réintégrés dans leur fonction.
10Pour les libéraux, en revanche, les sanctions ont été plus dures. Dès le mois de mai 1814, toutes les nominations et promotions antérieures au retour du roi à Madrid sont annulées. En juin une circulaire du ministère de la « Grâce et Justice » prévoit l’arrestation et le procès pour tous ceux qui auraient adhéré aux « nouveautés introduites »2. Un système anarchique de commissions centrales et locales se met en place dans la confusion. Le pouvoir royal est favorable à des procès mais le délit commis n’est pas bien caractérisé et les procédures floues. Cette solution s’avère inefficace et se conclut par l’intervention personnelle de Ferdinand VII qui au bout de plusieurs années de procédure doit décider des sanctions qui frappent les accusés3. Pour les autres, prêter serment de fidélité et d’adhésion au Trône et à l’Autel est obligatoire. Dans les années 1830, on n’exige plus tout cela mais on tient compte des opinions et des activités politiques. Un fichage des fonctionnaires s’est mis en place progressivement. Les juges, outil indispensable à la répression avec la police sont particulièrement visés.
11Malgré tout, un nouvel ordre juridique émerge. De façon très progressive les lignes tracées par la constitution de 1812 sont mises en pratique. La vigueur des oppositions traditionnalistes et la faiblesse de volonté des politiques qui promeuvent le changement expliquent la lenteur du processus. Ainsi le problème de l’unité de juridiction traîne en longueur. Il n’y a que pour la suppression des justices seigneuriales que l’on voit les absolutistes et les libéraux être d’accord. C’est le seul point que Ferdinand VII retient de l’œuvre des constituants de 1812.
12Dans le domaine des lois, les changements se font par à-coups et à des rythmes très différents. En 1812 sont prévus trois codes, le civil, le criminel et le commercial4. Le domaine commercial est celui qui semble poser le moins de problème. Le Codigo mercantil est promulgué en 1829 sous le gouvernement absolutiste. En revanche, si pour le droit pénal une précoce et éphémère version de code apparaît en 1822, il faut attendre 1848 pour qu’on abandonne les lois d’Ancien Régime. Ce délai va jusqu’en 1880 dans le domaine civil. Avant on continuait de se référer aux Partidas d’Alphonse X le sage (XIIIème s.), à l’Ordenamiento de Alcalá (1341), aux lois de Toro (1505), ou à la Novísima Recopilación de 1805. Une longue et persistante opposition des évêques et des territoires à statut privilégié (territorios forales) empêche la menée à bien de projets en 1821 et 1851. Il faut attendre 1889 pour voir enfin un code civil. Encore faut-il tenir compte des lois civiles particulières de la Navarre, du Pays basque et des territoires aragonais.
13Les constitutions encadrent tous ces changements. La constitution de Cadix dure de 1812 à 1837 mais en fait elle n’est appliquée que six ans au cours de la période (1812-1814, 1820, août 1836-juin 1837). La justice d’Ancien Régime et ses composantes sont l’objet d’une grosse suspicion. Les pouvoirs sont séparés dans la mesure où ni le Roi ni les Cortès ne peuvent interférer dans le cours de la justice. Seule exception, lorsqu’une décision de justice porte atteinte aux droits constitutionnels, les Cortès se dotent d’un tribunal pour les révoquer. Les tribunaux doivent se limiter à appliquer les lois dans les causes civiles et criminelles sans les interpréter. Les juges sont prédéterminés. Les fueros juridictionnels sont unifiés sauf pour les membres du clergé dans les cas prévus par la loi, ainsi que pour les militaires et en temps de guerre5. Les juges y trouvent une place et des garanties. Leur rétribution est fixée par les Cortès. Les juges sont inamovibles6. Ils ont aussi des obligations dont ils sont responsables notamment celle de respecter les procédures. En cas de plainte au Roi contre eux, après avis du Conseil d’Etat, c’est au Tribunal suprême de justice de statuer7. Les conditions d’accès à la magistrature y sont explicitées. Pour être magistrat il faut être né en territoire espagnol et avoir plus de 25 ans8. Les autres conditions d’accès sont renvoyées à des lois à venir. Lors de la prise de possession de leur poste, ils doivent jurer de respecter la constitution, d’être fidèles au roi, d’observer les lois et d’administrer impartialement la justice9.
14Le statut royal de 1834, charte octroyée par la régente Marie Christine, ne traite que des aspects législatifs et exécutifs et ne fait pas référence à la constitution de Cadix. Préoccupée par le maintien sur le trône de sa fille, Isabelle II, ayant besoin du soutien de l’armée contre les Carlistes, la régente ouvre la voie aux libéraux devenus moins radicaux. La constitution de 1837 est le fruit d’un compromis entre les « Modérés » et les « Progressistes ». Elle reprend les acquis de 1812 et comporte un titre X : « Du pouvoir judiciaire ». Composé des articles 63 à 68, il réaffirme l’inamovibilité des juges et leur responsabilité mais renvoie à des lois futures l’organisation des tribunaux et la procédure, notamment criminelle. La constitution de 1845, typiquement « modérée » reprend ces contenus en un autre titre X, intitulé « De l’administration de la justice », articles 66 à 71. La même imprécision y règne pour l’essentiel. Ce qui est intéressant c’est le chapeau qui suggère que la justice est plus une administration qu’un pouvoir. Censés appliquer la loi sans l’interpréter, les juges ne sont que de stricts exécutants dans l’esprit des constituants. En l’absence des lois annoncées, les interventions politiques dans les affaires judiciaires sont constantes au cours de cette période.
15Pourtant, malgré ces flous et ces retards, le système judiciaire prend forme et se réorganise. De ce point de vue, les années 1834-1835 constituent un véritable tournant. Dès janvier 1834, les Audiencias et les vieilles Chancelleries sont fusionnées laissant la place à une seule sorte de tribunaux d’appel, les Audiences territoriales. Le 17 octobre 1834 le Tribunal suprême est définitivement implanté. Les Conseils qui jouaient un grand rôle administratif et judiciaire perdent cette part importante de leur pouvoir avant de disparaître. Le 26 septembre 1835, paraît un « Règlement provisoire d’administration de la justice ordinaire ». A l’origine de ce règlement se trouve la loi de 1834 divisant le territoire espagnol en provinces, elles-mêmes divisées en partidos (cantons) et en ayuntamientos (communes). Ce redécoupage du pays sert de base à la réorganisation de l’administration. La justice peut être répartie sur de nouvelles bases territoriales, réalisant ainsi les souhaits des constituants de Cadix. Ce texte se trouve encore à mi-chemin entre le passé absolutiste et le libéralisme modéré mais, politiquement il est important car il permet aux libéraux d’étendre dans les campagnes leur contrôle par le biais des juges. Pour le justiciable il en va de même car il favorise l’unité des procédures en proscrivant les pratiques propres à chaque tribunal. Il inaugure des démarches gratuites et limite l’arbitraire rompant avec les fonctionnements hérités de l’Ancien Régime. Les divers organismes de l’administration sont inspectés et le nombre des votes pour émettre les sentences est augmenté. De plus ces dernières doivent être motivées. Il s’agit d’adapter la procédure criminelle au régime constitutionnel sans passer par un texte fondamental.
16Par la suite, d’autres textes viennent compléter le Règlement provisoire comme le 19 octobre de la même année les ordonnances pour les Audiencias (tribunaux d’appel du chef-lieu provincial) et, le premier mai 1844, le règlement des tribunaux de partido. Dans ce dernier texte le personnel est hiérarchisé et le juge assure le contrôle de ses subordonnés. Le tribunal correctionnel de Madrid, créé en 1845 sert de modèle pour les nouvelles audiences avec la généralisation du juicio oral.
17De la sorte nous avons un système avec, au sommet, le Tribunal suprême créé en 1834 qui trouve sa forme stable en 1835 avec trois chambres (salas), deux pour la péninsule et les îles proches, une pour l’Outremer. En dessous se trouvent les Audiencias qui à l’origine sont quinze et se composent de quatre chambres, l’une civile, l’autre criminelle, une pour le contentieux et la plénière. Elles jugent en appel, contrôlent les juges de première instance et traitent des conflits de compétence avec les tribunaux ecclésiastiques rétablis en 1834. Dans les partidos il y a un tribunal de première instance qui juge les affaires civiles de plus de 500 réaux et les affaires pénales de leur circonscription. Les alcaldes des communes jugent en première instance des infractions, des causes civiles de moins de 500 réaux et suppléent aux juges de paix qui ne seront créés qu’en 1855.
18Pourtant, le ministère de Gracia y Justicia continue à avoir le pouvoir absolu de disposer de l’administration de la justice. Ainsi, le gouvernement nomme les maires qui ont une fonction de justice de paix et de première instance. En 1834 la nouvelle division territoriale permet de les révoquer tous ! Le Règlement provisoire fournit, lui aussi, un bon prétexte pour renouveler le corps judiciaire. On ne s’étonnera donc pas de voir le monde des juges être balloté au gré des fluctuations politiques pour, finalement aller vers plus de stabilité. La constitution de Cadix pose le principe de la séparation des pouvoirs qui s’applique donc à la justice et aux juges. Face à cette vision « progressiste » se trouve celle des modérés et des absolutistes pour qui la justice n’est qu’une des branches de l’administration de l’Etat. Elle fait clairement référence aux conceptions d’Ancien Régime. Pour ce parti, le Roi est source de toute justice. Administrer en son nom c’est juger et vice versa. Les lois ne sont pas des vérités absolues mais plutôt des bases de négociation où, le souverain in fine, si nécessaire, a le dernier mot.
19Pourtant l’idée de pouvoir judiciaire est présente dans les constitutions progressistes de 1837 et de 1869 ainsi que dans le projet de 1851. Mais cela ne va pas au-delà de la théorie constitutionnelle. En fait, en raison des circonstances où le maintien d’un état constitutionnel est primordial, le pouvoir judiciaire n’est qu’un objectif secondaire. Un signe de cet état de fait est qu’il n’y a pas de loi d’organisation du pouvoir judiciaire avant 1870.
20Il faut dire que la nomination des juges est devenue une affaire stratégique. A l’origine, il s’agissait de contrôler l’administration dont les compétences étaient aussi judiciaires. Mais rapidement, surtout pour les libéraux, essentiellement urbains, l’enjeu était aussi le contrôle du territoire, et tout particulièrement, des campagnes jusque-là tenues fermement par les nobles et par le clergé. Dès le Trienio liberal, les petites communes (Ayuntamientos) sont maintenues mais on en crée de nouvelles à partir de 1 000 habitants. Celles-ci à la différence des plus anciennes n’ont jamais eu d’alcaldes ou de corregidores.
21A partir de 1810, pour les juges comme pour les autres fonctionnaires, il faut montrer par des « preuves positives » son accord avec le régime politique ou une action dans ce sens. Successivement, il ne faut pas être afrancesado, adhérer à la constitution (1812), adhérer au trône et à l’Autel (1814-20), être fidèle à la constitution (1820-23), ou de nouveau au trône et à l’Autel (1823-33). Dans les années 1830, avec la monarchie soutenue par les libéraux et à cause des guerres carlistes, le serment n’est plus formellement exigé mais, le fichage des fonctionnaires ayant progressé, les opinions politiques des juges sont prises en compte pour une nomination. Il faut, du reste, tenir compte du fait que si le souci de punir les ennemis politiques et de s’en protéger est primordial, les ministres agissent aussi pour favoriser leurs amis politiques et leur clientèle. Tout n’est pas que répression. Il y a aussi les réseaux.
22Les révocations et les épurations se sont perfectionnées entre 1820 et 1833. Se posait en effet le problème de l’inamovibilité des juges. Indispensable pour un pouvoir judiciaire, dont les politiques ne voulaient pas, elle avait des relents de patrimonialisation des offices publics. Dans le domaine de la justice, les libéraux s’étaient illustrés en tournant l’inamovibilité des juges pourtant contenue dans la constitution qu’ils étaient censés défendre. Ils déclarèrent les nominations provisoires.
23 Sous l’Ancien régime déjà, une panoplie de degrés dans l’accession à un poste de titulaire electo (choisi), honores (honoraire), supernumerario (surnuméraire). Quatre personnes pouvaient de la sorte figurer sur un même poste, au moins nominalement. Avec la nouvelle ère qui s’ouvre en 1808, se multiplient les positions administratives spécifiques qui répondent aux besoins du moment. Celle d’interino (intérimaire) n’empêche pas une prompte exécution de la justice. Un examen de la conduite politique constitue l’essentiel du processus. Le juge n’est là que pour un temps limité, soumis à la volonté de l’administration. Il ne bénéficie d’aucune des garanties des juges considérés comme propios (titulaires) qui, seuls, ne perdent leur emploi que s’il y a jugement. Pour l’interino il s’agit plus d’une grâce que d’un emploi. Les cesantes (suspendus d’emploi) constituent la catégorie montante au cours de ces années. Les différentes vagues d’épurations en sont la cause. Il s’agit de fonctionnaire qui sont privés de fonction et qui, pour certains, continuent à percevoir une rémunération. On respecte les droits acquis des cesantes. En cas de réhabilitation, ils peuvent postuler à de nouvelles fonctions. Ils forment tout naturellement le vivier des candidats pour les postes à pourvoir en cas de renversement politique. Mais ils sont aussi, pour les moins marqués d’entre eux, des recours possibles en cas de besoin. En effet, les élites et le personnel formé ne sont pas si nombreux en Espagne pour qu’on ne puise pas éventuellement dans ces réserves.
24Toute ces catégories ne sont pas qu’anecdotiques. Si l’on se réfère à la Guia de forasteros de 1825, almanach à l’usage des étrangers, on constate que sur 579 juridictions de tous ordres existant alors en Espagne, 335 sont pourvues et 244 sont vacantes ou occupées de façon intérimaire.
25Quels sont les mouvements de flux et de reflux qui se produisent au sein du corps judiciaire dans cette période troublée ? Pour en avoir une idée il faut se reporter aux grandes enquêtes et aux travaux collectifs qui se sont constitués au fil du temps. La base de donnée Fichoz fait partie de ces dernières. Elle permet d’avoir accès à des milliers de données sur les carrières de la haute administration espagnole des XVIIIème-XIXème siècles. Nous nous en sommes largement servi pour avoir un graphique des nominations dans la magistratures depuis l’arrivée de Bourbons sur le trône d’Espagne.
26 Le tableau qui se trouve en fin d’article se passe presque de commentaires10. On voit bien le rythme de nominations d’Ancien régime avec des pics qui correspondent à la guerre de succession ou à des changements de ministres. Les fortes fluctuations postérieures à la guerre d’Indépendance sont spectaculaires. Elles sont d’amplitude croissante. Cela commence avec l’épuration des Joséphistes et la vague de nominations qui s’ensuit par la Régence. Elles sont immédiatement suivies de celles que font les ministres absolutistes de Ferdinand VIL Les nominations du Triennat libéral amplifient ce mouvement de bascule. Le pic libéral de 1836 antérieur à la constitution de 1837 est impressionnant et marque un renouvellement quasi total des magistrats après l’épuration de 1835.
27Par delà le mouvement général des nominations, les alternances et leur croissante ampleur, comment tout cela s’est-il traduit dans les carrières des magistrats ? Quelles sont les stratégies mises en œuvre dans cette période troublée dans un milieu relativement restreint dans un pays relativement peu peuplé aux élites fortement marquées par l’idéal nobiliaire. Là encore, Fichoz nous permet d’avancer plusieurs éléments de réponse.
28Tout d’abord considérons le cas des juges qui ont fait toute leur carrière dans les années qui précèdent le séisme de 1808. La composante locale joue un rôle important pour José Benito Cistué. Il adhère à l’idéal modernisateur du ministre Campomanes en se distinguant comme membre actif de la Sociedad de Amigos del Pais de Saragosse fondée par les élites de la capitale aragonaise en 1776. Il s’y fait des amis comme le futur évêque de Valladolid, Perez Hernandez Larrea, et y devient en 1803 professeur d’économie politique, date à laquelle il publie un mémoire sur une nouvelle méthode chimique pour blanchir les draps. La même année il devient docteur en droit ce qui lui permet d’obtenir en 1807 le titre sans exercice (honores) de ministre au criminel de l’Audience d’Aragon11. L’arrivée des Français brise une carrière plus scientifique que judiciaire puisqu’il fuit la ville en 1809 et meurt vers 1812.
29Locale est aussi la carrière de José Antonio Colmenares. Né en 1763 à Cervera del rio Alhama, il fait toute sa carrière dans sa région natale où il est successivement conseiller du gouverneur de sa petite ville natale (1794), corregidor par une nouvelle création et subdélégué des rentes de sa circonscription (1797) et corregidor de Molina de Aragon le chef-lieu cantonal (1808). Avec la guerre, il prend la présidence de la Junte d’armement et de défense des provinces de Soria et de Guadalajara de 1809 à sa mort en 1810. Même si sa forte implantation lui a permis de progresser sur place il n’en nourrissait pas moins d’autres ambitions puisque parallèlement il briguait un poste plus en vue à la Chancellerie de Valladolid en y ayant en 1794 le titre sans exercice d’alcalde Del crime, en devenant surnuméraire à la même place en 1797 et en 1806 Odora toujours surnuméraire12.
30D’autres magistrats définissent leur trajectoire par leur spécialisation. Voyons le cas de Manuel Angel Carrancio qui en 1784 est procureur du Vicariat de Madrid, est ensuite avocat de la Chambre de l’archevêque de Tolède sous Lorenzana et Luis de Bourbon de 1788 à 180413. Fort de cette expérience, il est nommé en 1807 conseiller pour les rentes (impôts) de Madrid, juge commissaire royal à la saisie des propriétés d’œuvres pies et à la sécularisation des rentes ecclésiastiques du vicariat de Madrid. En septembre de la même année les honores d’un poste d’Oidor à la Chancellerie de Madrid lui font miroiter une belle promotion en récompense de cette mission difficile14.
31Les affaires militaires constituent un autre domaine qui requiert des capacités spéciales. Ramon Pison Vargas est en 1802 auditeur près la direction générale de la flotte à Madrid même s’il est tenté par une intégration à la Chancellerie de Valladolid. Celle-ci n’allant pas au-delà d’un poste surnuméraire, nous le retrouvons en 1812 procureur au Conseil de guerre de la régence à Cadix puis en juillet procureur au tribunal spécial de la guerre et marine15. Activement monarchiste et anti-français, il rédigea des fables satiro-politiques que son neveu publia en 181916.
32Hormis ces cas particuliers, les carrières sans incident particulier étaient comme celle de Juan Romualdo Jimenez Rubert. Il commence en 1766 comme Alcalde Mayor subalterno (chef de la police adjoint) de Jaca, il devient par la suite corregidor, à Borja (1769), Iniesta y Villanueva de la Jara (1775), Alcoy (1783) et Zamora (1795). Entre deux postes il est Alcalde Mayor subalterno de la ville de León (1779) et a les honores de ministre du crime de l’Audience de Valence (1790). C’est un juge qui se déplace sur tout le royaume ce qui démontre sa capacité à s’adapter et la confiance que le roi a en lui. Il n’est donc pas étonnant que ce fidèle serviteur devienne oidor à la Chancellerie de Valladolid en 180717. Ce poste, on le voit étant un des postes de prestige couronnant une carrière de magistrat fidèle au roi.
33Voyons maintenant le cas des « joséphistes » et d’abord comment le devient-on ? Il suffit le plus souvent de demeurer en poste lors de l’arrivée des troupes françaises. C’est le cas de Serafin Chavier qui, depuis 1805, est juge à l’Audience de Saragosse d’abord à la chambre criminelle puis civile. Il le reste en 1809 après que la ville soit tombée aux mains des Français après un terrible siège. Ce n’est qu’en 1815 qu’il est cesante même si on lui laisse les honores de la charge. Il passe ensuite à la chaire d’économie politique de la Société royale aragonaise des amis du Pays où nous le retrouvons en 182718. L’année suivante il est nommé alcalde à la chambre criminelle de l’Audience de Catalogne de Barcelone où il devient rapidement doyen19. C’est alors, qu’en 1833 il est nommé subdélégué au Fomento de Gérone en raison de ses compétences économiques. Cet emploi d’un type nouveau dans une administration en pleine réorganisation lui fera laisser celui de conseiller au Conseil de Navarre, tribunal pour lequel on l’avait choisi.
34La « conversion » se produit parfois alors que la guerre a commencé. Né en 1769, José Vallejo Alcedo, fils d’un haut fonctionnaire installé à Madrid fait toutes ses études à Valence. C’est presque naturellement qu’il y est nommé juge titulaire en 1797 après deux ans comme surnuméraire. Il devient oidor (salle criminelle) de l’Audiencia de Valence en 1802. Mais à partir de 1802 il est chargé de plusieurs commissions comme juge privatif de différentes matières nobiliaires et ecclésiastiques. En 1806 il est chargé de la vente des biens ecclésiastiques au profit du roi. Il passe alors à la chambre civile. Avec la guerre il est chargé, par la junte suprême de Valence, des fortifications d’Alicante. La prise de Valence par les troupes du maréchal Suchet fait qu’il est racolé par un ami joséphiste José Villa Torre. La situation de Joseph Ier semble alors se consolider. Le ralliement est récompensé par l’attribution du poste important de corregidor de Valence. Ce choix est fatal à sa carrière. En 1814 il est épuré, condamné à la perte de tout emploi public et à l’exil20.
35Joaquin Leandro Solis se trouve à Séville depuis plusieurs années puisqu’il obtient en 1805 sa première magistrature comme alcalde mayor premier lieutenant de l’asistente (corrégidor) de Séville, deux ans plus tard il a les honores d’une fonction similaire à l’Audiencia de Séville. Centré sur le gouvernement de la ville, il exerce en 1810 l’intérim des fonctions d’asistente. A ce titre il est chargé des négociations préalables à l’entrée des troupes de Soult et de Victor pendant que la Junte suprême fuit à Cadix. Il s’occupe même avec brio des festivités pour accueillir le roi Joseph à Séville. Au cours des 32 mois d’occupation il est récompensé par la nomination d’asistente en titre, puis de commissaire royal en Andalousie (avril 1810). Il exerce l’intérim des fonctions de préfet de Jerez (6-23 novembre 1810) puis, dans la foulée, devient préfet de Séville. Au cours de l’année 1811, de graves dissensions avec le maréchal Soult et le comte de Montarco entrainent sa mise à pied (janvier 1812). Comme depuis le 21 mars 1810 il était devenu conseiller d’Etat, il suit Joseph Ier à Valence puis en exil. Il s’agit donc d’un autre juge bien implanté localement qui pense accélérer sa carrière et qui finalement est victime du retournement de situation.
36Tous les « joséphistes » ne voient pas leur carrière définitivement brisée. Ainsi, Gonzalo Fernandez Heredia Begines Rios fait toutes ses études à l’Université de Grenade et en devient même titulaire de la chaire de droit civil en 1806. Il rentre alors à la Chancellerie de Grenade comme alcalde à la salle criminelle. De 1810 à 1812 il est confirmé dans ses fonctions par les Français, ce qui lui vaut d’être suspendu puis réhabilité (purificado) en 1814 car c’est un cas de joséphisme passif. Il reprend son poste jusqu’en 1820. Il devient alors magistrat aux Audiences territoriales de Grenade, Séville, Valence où il est regente en 1824. Il laisse derrière lui sa forte implantation grenadine et andalouse pour céder aux charmes de la capitale. Il entre au Conseil des finances comme conseiller juriste en 1826, s’occupe des loteries en 1828 et obtient l’ordre de Charles III en 1830. Désormais consacré fidèle serviteur de la monarchie, ses erreurs de jeunesse sont loin. Suppléant au tribunal suprême de la guerre et de la marine en 1838, il est fait grand-croix de l’ordre d’Isabelle la catholique en 1839. Il prolonge cette brillante carrière dans la politique en devenant sénateur à vie en 184721. Il meurt marquis de Villanueva de las Torres en 185822.
37Si le simple fait de continuer à exercer ses fonctions suffisait pour nourrir une accusation de collaboration avec l’ennemi et perdre son emploi, souvent ce n’était que temporaire. Pour Manuel Domingo Morales Donaire juge au criminel à Valence, cela se traduit par une parenthèse de dix mois et un peu de retard pour passer oidor23. Bien sûr, il y a des cas plus compliqués. Pour Antonio Parra, un autre alcalde de la salle criminelle de la Chancellerie de Grenade, la purification tarde cinq mois (janvier-mai 1813), il devient même oidor en 1815. Mais, en 1821 il est sanctionné par le gouvernement libéral et doit attendre 1823 pour réintégrer les tribunaux. Il passe alors, sur ses mérites de partisan de l’absolutisme, président (regente) de la Chancellerie. Sa carrière comme chef de cour se poursuit ensuite jusqu’à sa mort en 183224.
38L’accusation de libéralisme est plus lourde de conséquences dans les carrières. Il y a des cas extrêmes comme celui de Juan Romero Alpuente. Né en 1762 à Valdecuenca, village de la région de Teruel, il fait de bonnes études à Madrid et à l’Université d’Alcala de Henares où il devient docteur en droit en 1783. Pendant les années suivantes il écrit, fait partie d’académies et devient avocat près les Conseils royaux en 1787. Il poursuit ses études à Saragosse (droit canon) et à Madrid (droit naturel et des gens). 1794 voit son entrée dans la magistrature comme procureur au criminel de l’Audience de Valence mais à la fin de l’année on lui fait un procès et il est mis en prison à cause de son opposition à un impôt militaire décidé par le capitaine général, le comte de La Roca. C’est Godoy, favori et principal ministre qui le fait libérer. Ce goût pour l’affrontement le suit pendant toute sa carrière. En 1802, il devient oidor à la Chancellerie de Grenade et en 1807 il fait un procès au régent et au capitaine général. Il est sanctionné par une suspension de six mois et une mutation disciplinaire aux Canaries. L’invasion française lui épargne cet exil. Il se lance dans la lutte : il publie des manifestes et est chargé par la junte de Jaén et Cordoue de recruter et de réquisitionner des chevaux. Mais il se heurte à la junte de La Carolina. Il est mis en prison à Cordoue pour des raisons peu claires mais il s’enfuit à Grenade. En 1813, la victoire le voit redevenir magistrat de l’Audience de Valence mais le retour de l’absolutisme lui fait perdre une promotion à l’Audience territoriale de Nouvelle Castille. Il est assigné à résidence à Murcie où il profite de son temps libre pour devenir franc-maçon. Cela le conduit en prison et à un procès par l’Inquisition (1818-19). Il utilise son temps à écrire plusieurs libelles. Le triomphe des libéraux entraîne sa libération et il devient l’un des chefs de l’aile extrémiste du parti. Après un intérim comme jefe político (gouverneur) de Murcie, il est élu député le 20 mai 1820. Neuf mois plus tard, il est réintégré dans la magistrature à l’Audience territoriale de Nouvelle Castille (Madrid). La restauration de l’absolutisme par les « 100 000 fils de Saint Louis » l’envoie en exil à Gibraltar, Londres où le gouvernement britannique lui retire tout appui et au Portugal qui l’expulse. Il continue son activisme politique, revient en Espagne à la mort de Ferdinand VII et est élu député en 1834. N’ayant pas assez de biens il n’est pas confirmé à son siège mais est mis en prison. Il avait été accusé sans preuves d’avoir participé à la conspiration de la Isabelina contre le Statut royal de 1834. Libéré, ce militant libéral infatigable meurt en 1835. Il y a plus de onze ans qu’il a quitté la magistrature pour passer à la politique.
39Sans aller jusque-là, les perturbations de carrière des juges qui sont promus sous le Trienio et qui ne sont pas pour autant de fébriles activistes comme l’exemple précédent, sont assez longues, presque neuf ans pour José Joaquin Ortiz Galvez et six ans pour Evaristo Dehesa25. Tous les deux reprennent et finissent leur carrière sous la régence de Marie Christine.
40Les absolutistes ont des carrières moins heurtées en raison de la durée bien plus grande du passage au pouvoir de leur faction et, après 1834, à cause de l’affadissement des libéraux au pouvoir et du consensus autour d’Isabelle II contre le carlisme.
41Natif d’Osuna et membre d’une famille andalouse bien implantée, José Manuel Arjona Cubas, étudie à Séville où il devient docteur en droit canon en 1800. En 1806 il est nommé alcalde del crimen à l’Audience d’Estrémadure ou il continue d’exercer ses fonctions malgré la guerre. En 1812 il prend la présidence de l’Association patriotique de Caceres. Il « monte » à Madrid en 1814 pour être alcalde de Casa y Corte (juge de l’Hôtel). Sa fidélité lui permet de devenir corregidor de Madrid en 1819 en même temps que conseiller à la chambre de guerre, président de la junte de Charité de la capitale et conseiller au Conseil royal. Son idéologie absolutiste, ses ennemis diront servilité, publiquement affichée lui valent d’être destitué par les libéraux. Bien sûr 1823 amène sa réhabilitation et sa promotion. Il passe à la chambre de gouvernement du Conseil royal, est conseiller à la guerre et en décembre devient surintendant de police de Madrid chargé notamment de la répression politique. Il est l’année suivante gouverneur de la chambre de Alcades de Casa y Corte jusqu’en 1825, Chevalier puis grand-croix (1832) de l’ordre de Charles III. Conseiller à la chambre de Castille où se font les nominations importantes, il le reste jusqu’en 1834. Pourtant, après 1825 il revient au pays en étant Asistente de Séville jusqu’en 1833. La Régence ne lui donna pas d’autres charges ni honneurs26.
42La guerre ne semble pas avoir d’impact sur la carrière de José Colsa Saro. Issu de la petite noblesse, si fréquente dans sa région natale, la Montaña de Santander, le jeune José fait ses études à Salamanque où il devient professeur de droit canon en 1807. Il débute très classiquement comme alcalde del Crimen à la Chancellerie de Valladolid. Patriote, il est exempté d’épuration, il gravit les échelons et se retrouve oidor en 1814. Il est aussi, alors, au Conseil de Sa Majesté27. Quatre ans plus tard il est président (regente) de l’Audience de Séville. Il n’y reste qu’un an et devient regente intérimaire à Valladolid jusqu’en 1821. Il est brièvement mis à l’écart par les libéraux et retrouve son poste comme titulaire en 1823. En 1825 il est muté sur ordre royal à la chancellerie de Grenade toujours comme président. Il y meurt six mois plus tard. Au total une belle carrière de juge sans trop d’aléas28. Pedro Simo Lopez Haro en 1807 avait permuté son poste d’alcalde à Valladolid contre celui de Séville qui était échu à José Colsa. Il était Andalou et fait l’essentiel de sa carrière à Séville. En juin 1812 il demande sa réintégration et l’obtient. En 1823 il est fait oidor aux Canaries. Est-ce une sanction ? Toujours est-il qu’il prend sa retraite comme oidor de l’Audience de Séville en 1828. Cela ne signifie pas la fin de ses activités puisqu’il est président de l’audience d’Estrémadure de 1834 à 1838. Malgré cette promotion finale et l’ordre de Charles III en 1834, c’est une carrière moins brillante29.
43Les Indes et l’Empire américain constituent aussi une originalité dans la carrière de certains juges de cette époque. Depuis la conquête un système administratif et judiciaire s’est développé dans les différents territoires américains. Un passage par l’Amérique faisait partie d’un déroulement de carrière. A l’époque qui nous intéresse, outre les choix politiques péninsulaires, ces postes connaissent aussi les vicissitudes de ces territoires qui réclament, à la faveur des circonstances, autonomie puis indépendance et qui finissent par l’obtenir. Autre aspect particulier, les individus nés aux Indes et qui se lancent dans la magistrature.
44Prenons le cas de José Acevedo Salazar. Né à Santiago du Chili en 1778, il vient étudier en Espagne, à Madrid puis à Valence. En 1800 il est membre de différents académies et travaille chez divers avocats. En 1806 il est docteur en droit et devient alcalde surnuméraire de l’Audience de Santiago du Chili. Sa nomination étant annulée, en 1809, il est nommé oidor surnuméraire à la même audience. La situation politique est troublée, il se trouve alors à Montevideo puis en janvier 1810 est enfin Alcalde del crimen titulaire à Santiago. De par sa position il est mêlé aux évènements qui se déroulent alors pour ramener le calme dans un Chili autonomiste par rapport au Pérou. En 1811 le vice-roi le charge d’une commission pour ramener Buenos Aires à la reconnaissance du gouvernement espagnol. Il échoue mais sa fidélité à l’Espagne lui rapporte. En 1817 il devient conseiller du Conseil des Indes. Il le reste jusqu’à sa mort au Pérou en 1831. Il est alors comte de San Javier et Casa Laredo30.
45L’Espagne apparaît aussi comme accélérateur dans la carrière de José Javier Baquijano Carrillo (1751-1817). Issu d’une riche famille de Lima, il y étudie et devient avocat près de l’Audience en 1769. En 1776 il va en Espagne « para pretender ». Il s’y fait des relations (Olavide) mais est expulsé en raison de ses excès au jeu notamment. De retour au Pérou il multiplie les publications et il est élu recteur de l’Université de San Marcos (1783). La reconnaissance vient peu à peu. En 1791 il rentre à la Société d’Amis du Pays et reçoit l’ordre de Charles III. En 1795 il retourne en Espagne pour « prétendre » à nouveau. Cette fois-ci c’est un succès. Il est alcalde honoraire à l’Audience de Lima puis titulaire de 1797 à 1806. Il est le seul oidor péruvien de l’Audience quand éclate la crise de 1808. En 1809 il est élu comme député à la junte centrale. 1812 le voit accepter avec réticence une place de conseiller au Conseil d’état à Cadix. En 1814 il est choisi pour le Conseil des Indes mais refuse. Trois ans plus tard il meurt exilé à Séville en raison de problèmes avec son frère. Au cours de sa carrière il a manifesté un idéal « espagnoliste » d’intégration des Indes dans la monarchie espagnole31. Autre cas, plus simple, José Félix Campoblanco Cordero, avocat à Lima il vient en Espagne en 1807. Il y épouse la fille du comte del Surco, conseiller au Conseil des Indes. Ce dernier fait nommer son gendre oidor de l’Audience de Charcas le 20 août 1807. Une affaire rondement menée. Il manifestera sa fidélité à l’Espagne lors de la révolte de la Paz en 1809 et recevra un poste de conseiller honoraire du Conseil des Indes32.
46Autre créole espagnoliste, Melchor Foncerrada Ulibarri, nait en 1749 à Valladolid de Michoacán (actuelle Morelia) en Nouvelle Espagne. De 1765 à 1771 il fait des études à Patzcuaro puis à l’Université de Mexico. Il devient alors avocat près l’Audience de Mexico. Six ans plus tard il accompagne comme procureur, José Arreche dans sa visite d’inspection au Pérou. En 1787 il se marie avec une Péruvienne fille du comte de Velasco mais il est nommé oidor à l’Audience de Santo Domingo. Ce n’est qu’en 1803 qu’il revient à Mexico à l’Audience où il gravit les échelons jusqu’à oidor (1803- 1814). Au cours de ces années il reçoit quelques missions d’inspection et en 1813 il est élu conseiller d’Etat à Cadix mais sa mort le 5 octobre 1814 l’empêche de prendre possession33. Sa carrière est américaine. Il rentre dans la magistrature par le biais d’une « visite » et consolide sa situation par un mariage dans l’oligarchie péruvienne.
47Si pour les Créoles, un passage par l’Espagne permet de débloquer une carrière dans l’administration des Indes, celles-ci, pour les Espagnols sont une opportunité de promotion. On pourrait facilement multiplier les exemples mais nous nous limiterons à quelques-uns. Le cas de Joaquin Bernardo Campuzano Salazar est illustratif d’un itinéraire courant. Né dans un petit village de La Rioja en 1767, il étudie aux Universités de Valladolid, Valence et Orihuela où il est docteur en 1790. En 1794 il est à Madrid, membre d’académies juridiques et avocat près les conseils. Il se fait un carnet d’adresses qui lui permet d’être nommé oidor de l’Audience de Buenos Aires en 1796. En 1804 il se marie sans autorisation avec une femme de sa circonscription. Cette entorse aux règlements entraine sa mutation disciplinaire à l’Audience de Guatemala de 1806 à 1815. Il devient alors président de l’Audience de Cuba où il meurt en 1827. Pendant ses loisirs il était chef d’orchestre au Guatemala et il fonde l’académie de jurisprudence de Puerto Principe (Camaguey)34. Antonio Julian Alvarez Navarro suit un itinéraire identique dans ses grandes étapes avec l’importance du passage par les avocats près les conseils comme préalable à l’intégration dans la magistrature des Indes. S’il n’a pas de sanction disciplinaire, en revanche il est expulsé de son poste d’oidor à l’Audience de Caracas par les révolutionnaires de 1810. Il retrouve un poste en 1812 à l’Audience de Cuba Puerto Principe. Il en est « régent » de 1827 à 1835. Pendant ces années, il est couvert d’honneurs et de décorations35.
48Plus militante est la carrière de Pedro Lucio Puente. Après des études à Oñate et Valladolid, il commence par être secrétaire de la présidence du Conseil de Castille, le plus important de la monarchie de 1803 à 1808. Il en tire honneurs et distinctions : chevalier de l’ordre de Charles III (1806) conseiller honoraire de Castille (1807) et oidor (h.) de la Chancellerie de Valladolid (1806). En 1810 il est envoyé à l’Audience de Mexico comme Alcalde avec une option comme futur oidor. C’est un « espagnoliste » militant. Il est donc naturel de le voir, en 1811, Surintendant de la junte de police et de sécurité publique de Mexico chargé de la répression des rebelles indigènes qui suivent Hidalgo. En récompense, en mai il est oidor titulaire mais par sa brutalité il s’est attiré l’inimitié des créoles. Il a ainsi soutenu une proclamation qui soumettait les insurgés à la juridiction militaire. Il quitte donc la Nouvelle Espagne sous la pression en 1813. Il ne prend pas une place qui lui était destinée à l’Audience de Cuba et revient en Espagne comme alcalde de Casa y Corte honoraire en 181536.
49Le départ pour l’Espagne à l’issue de l’indépendance est une option qui se présente aussi pour les Créoles. Les « espagnolistes » convaincus constituent naturellement le gros du lot mais, dans le détail, les situations sont plus complexes. Prenons le cas de Gaspar Antonio Remirez Laredo Escalada. Né à Santiago du Chili en 1747, il étudie à Lima. En 1767, il y exerce comme avocat. Onze ans plus tard il aurait été corregidor de la province de Tinta s’il n’y avait pas eu la révolte de Tupac Amaru. Il va donc à Lampa occuper des fonctions similaires sous l’autorité du gouverneur de Tucuman. Chevalier de Saint Jacques en 1786, il devient comte de San Javier-Casa Laredo à la mort de son frère aîné. En 1791, il fait un beau mariage local et complète son statut d’oligarque en ayant le commandement adjoint du régiment des dragons provinciaux disciplinés de la ville de Lima37. Dans ces conditions, sa nomination en 1807 comme oidor de l’audience du Charcas et sa promotion comme regente surprennent si l’on ne tient pas compte du prestige de l’emploi. Nommé au Conseil des Indes et régent de l’Audience de Lima en 1813 il n’en prend pas possession. Il part finalement en Espagne en 1817 comme conseiller des Indes au moment où son neveu, José Maria de Pando, diplomate alors très en Cour, est récompensé par Ferdinand VIL II revient au Pérou avec ce dernier qui, secrétaire d’Etat libéral, s’enfuit à l’arrivée des « 100 000 fils de saint Louis ». Outre cette parenté devenue gênante, ce retour au pays s’explique aussi par le souci de gérer et faire fructifier un important patrimoine. Il meurt en 1831. Quant à Pando, proche collaborateur de Bolivar il développe une carrière politique tronquée par la réaction anti bolivarienne. De plus en plus conservateur, il finit par revenir en Espagne pour y trouver « une obscure tranquillité »38. Membre lui aussi de la meilleure société péruvienne, Pedro Mariano Goyeneche Barreda est d’Aréquipa. Il étudie à Lima, est avocat en 1798, travaille avec la corporation commerciale de Lima et le tribunal des mines. Il faut attendre 1806 pour le voir enfin oidor de l’Audience de Cuzco. En 1813 il est magistrat à la nouvelle Audience territoriale de Cuzco puis de Lima jusqu’en 1819 date à laquelle il prend sa retraite. Il a fait de fortes donations pendant la guerre d’indépendance et il signe en juillet 1821 l’acte d’indépendance du Pérou. Il n’en tire pas profit car on lui reproche d’être le frère du général José Manuel de Goyeneche militaire énergique qui, un temps, avait ramené le Haut Pérou sous domination espagnole. Exilé en 1822, il meurt à Bordeaux en 1844, réconcilié avec sa patrie car il en est le consul39.
50Nous venons de le voir, l’indépendance ne signifie pas toujours une carrière continuée dans le nouveau pays. Ainsi Juan Jurado Lainez, né en 1757 au Carpio de Cordoba, rejoint l’Amérique en 1795 comme auditeur de guerre de la Trinidad puis de la Capitainerie générale de Caracas dont il devient lieutenant gouverneur (1799 -1809). Il passe oidor à l’audience de Santa Fé de Bogotá en 1809. Face aux évènements il se montre modérément anticolonialiste en 1810, ce qui lui permet d’être président de la Cour suprême de Cundinamarca en 1815. C’est alors qu’il est exilé à Panama par les Bolivariens. Il en profite pour se rallier aux royalistes. Après un bref passage à Caracas, on le retrouve en 1817 procureur à l’Audience de Cuba où il meurt en 182340. José Santiago Concha Jimenez Lobaton, est chilien. il suit l’itinéraire créole classique qui le mène en Espagne pour obtenir un poste de justice. A 34 ans, il devient oidor à l’Audience de Santiago du Chili en 1794. En 1810 il se manifeste profondément espagnoliste ce qui lui vaut d’être mis à la retraite et assigné à résidence par les autonomistes. Rétabli dans ses fonctions en 1814, il s’occupe des procès de ses adversaires politiques et devient doyen de l’Audience de Santiago l’année suivante. Exilé à Lima en 1817, il revient dans sa patrie en 1823. Dix ans plus tard il hérite du titre et des biens de marquis de la Casa Concha et devient ministre du tribunal de justice du Chili. Il meurt à ce moment réconcilié et réintégré dans sa patrie.
51Tous ces exemples nous ont permis de constater combien les carrières des magistrats espagnols ont connu d’aléas pendant cette période troublée marquée par des guerres, révolutions et autre coups d’état en Espagne mais aussi en Amérique. Nous avons pu voir également les chemins suivis pour accéder à la magistrature et monter les échelons. Les règles et voies d’Ancien Régime laissent progressivement la place à d’autres structures. La politisation de la magistrature ou, du moins sa gestion politique par le pouvoir exécutif prend le pas sur toute autre considération. Encore en 1860 certains soutenaient que la justice était une administration de l’Etat. Cela explique que, au bout de quelques années le corps des magistrats a été complètement renouvelé. En 1835-1836, 95 % des juges de première instance avaient été expulsés. De là les mutiples et variées reconversions des magistrats de l’époque 1808-1834. Le corps vers 1840 était sorti de la crise dans un état chaotique. Sans doute le climat d’insécurité souligné par les témoins de l’époque en est-il le résultat. Pourtant, Il faut souligner que, malgré tout, une présence institutionnelle même minimale est maintenue sur le territoire. Pendant ce temps se produit une tendance à l’unification entre les juges de première instance héritiers des corrégidors et les magistrats d’audiences territoriales héritiers des oidors. Après 1840, malgré les Politiques, des carrières stables commencent à se mettre en place mais avec lenteur. Ce n’est qu’avec la Restauration que s’achève le processus.
Notes de bas de page
1 Jean-Philippe LUIS, L’utopie réactionnaire, épuration et modernisation de l’Etat dans l’Espagne de la fin d’Ancien Régime (1820-1833), Madrid, Casa de Velázquez, 2002, 462 p. Cf. p. 36-45.
2 LUIS, ouv. cit., p. 37.
3 LUIS, ouv. cit., p. 37-39.
4 Constitución política..., art. 258, p. 74.
5 Constitución política de la Monarquia española promulgada en Cádiz a 19 de marzo de 1812, Madrid, libreria de Sanz, 1812, 122 p. ; art. 247 et 248 p. 73.
6 Constitución política..., art. 252, p. 74.
7 Constitución política..., art. 253, 256, 254, p. 74.
8 Constitución política..., art. 251, p. 73.
9 Constitución política..., art. 279, p. 81.
10 Les nominations de juges « libéraux » correspondent à la série 2, les juges d’Ancien Régime et absolutistes à la série 1 et les nominations par les gouvernements modérés et libéraux à la série 3.
11 Fichoz, 020201.
12 Fichoz 009170.
13 En 1784, comme procureur, il souscrit à une nouvelle traduction du cathéchisme du Père François Aimé Pouget.
14 Fichoz, 015977. Avec Godoy, le financement des guerres se fit par vente des biens d’Eglise. En 1806, le pape accorda au roi d’Espagne le droit vendre un septième des biens ecclésiastiques contre une rente de 3 % de leur valeur.
15 Fichoz, 015870
16 Ramón PISON y YARGAS, Fabulas originales en versos castellanos, Ibarra, Madrid, 1819, 179 p. Son neveu Juan Bautista Iturralde de Pisón y Vargas, le présente comme ministro togado que fue del real y supremo consejo de la guerra. Sa fable la plus connue est El raposo y el león.
17 Fichoz, 001761.
18 Fichoz, 015915
19 Gaceta de Madrid, Imprenta Real, Madrid, 1828, n° 112 du 19/09/1828, p. 447.
20 Fichoz 005287.
21 Fichoz, 010668.
22 En 1836, il avait épousé en troisième noces la marquise. Maria Cayetana de Acuña y Dewitte.
23 Fichoz, 015927.
24 Fichoz, 015962.
25 Fichoz, 015923 et 015966.
26 Fichoz, 018989.
27 Gaceta de Madrid, 14 juin 1814, p. 694.
28 Fichoz, 015972.
29 Fichoz, 015973.
30 Fichoz, 015986.
31 Fichoz, 019898.
32 Fichoz, 008828.
33 Fichoz, 019842.
34 Fichoz, 028118.
35 Fichoz, 023771.
36 Fichoz, 003610.
37 Avec Rosa Epifania Manrique de Lara Carvajal.
38 Fichoz, 015986 et Oswaldo HOLGUIN CALLO, « Los peruanos y el exilio español en los siglos XIX-XX – Apuntes », in Revista de estudios colombianos, Bogotá, 2008, p. 75-90, p. 85.
39 Fichoz 019949.
40 Fichoz, 023565.
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse 1-Capitole (CTHDIP)
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