L’enseignement de l’économie politique à la faculté de droit de Toulouse, au confluent du libéralisme et du catholicisme social
(fin du Second Empire-débuts de la iiie République)
p. 97-107
Texte intégral
1Lorsque la IIIe république entreprendra la rénovation des études juridiques, elle fera sienne l’affirmation d’Edouard Laboulaye de 1839 : « Si vous voulez avoir un enseignement supérieur vraiment digne de ce nom, il y manquera encore (…) l’économie politique (…) il est nécessaire de l’établir car l’économie politique est encore une face et des plus importantes de la législation »1.
2Il s’agira alors de débattre avec les détracteurs du projet sur le point de savoir si cette nouvelle discipline est digne du nom de science mais aussi, ce premier point acquis, sur le choix des intervenants dans l’enseignement : des économistes non universitaires ou des enseignants recrutés dans le personnel des Facultés de droit, bien que ces derniers n’aient pas été préparés pour cela. Car l’enjeu est éminemment politique : il s’agit de faire barrage aux « utopies socialistes ». On sait que le gouvernement, lorsqu’il rendra officiel l’enseignement de la matière dans les Facultés de droit en 1877, retiendra la seconde solution, au grand regret des économistes.
3Mais déjà dans les années qui précèdent la chute du Second Empire, l’économie politique est un enjeu d’importance aussi bien pour les libéraux que pour les socialistes. Que recèle cette matière ? Quelles sont les idées qu’elle véhicule ? Selon ses propres convictions, chacun peut plaider pour une défense acharnée du libéralisme ou au contraire une avancée des idées socialistes. La controverse s’appuie sur un élément nouveau et dont l’importance va croissant en cette période troublée : la question ouvrière qui s’est brutalement invitée dans le débat.
4Entre son instauration et sa chute, le Second Empire a évolué. Napoléon III n’est plus le représentant d’un régime autoritaire. Après 1860, il a perdu l’appui de la bourgeoisie et tend désormais, sans doute à cause des pressions républicaines, du contexte international mais aussi de la révolution industrielle, à se rapprocher des ouvriers et à évoluer vers un certain progressisme social.
5Car le libéralisme lié à la révolution industrielle a modifié le contexte social : la question ouvrière se pose de plus en plus. Ce que l’on appellera le prolétariat ouvrier, bien que ne présentant pas de véritable uniformité, est toutefois caractérisé par des facteurs communs : des conditions de travail et des conditions de vie misérables. Après la répression sanglante de 1848, les ouvriers ne veulent plus lutter pour la liberté mais pour l’égalité ; l’antagonisme entre les classes se fait plus présent.
6Parmi les intellectuels et les politiques qui réfléchissent à l’avenir de la société, certains pensent avoir trouvé la solution des problèmes. Parmi eux, on compte des libéraux, des socialistes et, dès le milieu du XIXe siècle, des représentants d’un mouvement que les historiens appelleront plus tard le catholicisme social. Pour ces derniers, il s’agit de prendre en compte la réalité sociale, afin de tempérer le libéralisme dominant, et d’améliorer les conditions des classes les plus pauvres.
7Dans ce contexte, les Facultés de droit ne se font pas encore, officiellement, l’écho de ces débats puisqu’elles ne seront chargées d’enseigner la matière qu’en 1877. Mais, en leur sein, des professeurs se mobilisent. Alors qu’à Paris, Batbie occupe une chaire depuis 1864, en province, à Toulouse, des professeurs ont, depuis plusieurs années déjà, perçu l’importance de l’enjeu et entrepris, sans attendre, d’attirer l’attention des jeunes gens sur cette discipline en devenir et, à leurs yeux, désormais incontournable.
8En 1838, Adolphe Chauveau étudiait déjà les rapports du « droit administratif avec la science des Turgot et des Quesnay »2. Après lui, Aimé Rodière avait tenu quelques conférences sur la propriété et sur le droit de travailler. Mais c’est avec Henry Rozy, professeur de droit administratif, que l’économie politique va connaître son véritable essor.
9Rozy est passionné par la matière, persuadé de son importance. Associée au droit public, elle est indispensable pour les jeunes gens qui se destinent aux carrières administratives. Dès 1864, il tient gratuitement un cours d’économie politique à la Faculté ; l’année suivante, il inaugure officiellement un cours complémentaire de doctorat, agréé par arrêté ministériel en novembre de la même année. Parallèlement, il entreprend de divulguer ses idées dans la région à travers des conférences à Bordeaux, à Castres (« à la demande du maire aux prises avec une classe ouvrière turbulente »3), à Foix. Il est également avocat mais mener de front les deux carrières parallèles relève du défi et en 1869, lorsqu’il est chargé du cours de droit administratif, il abandonnera le barreau plutôt que renoncer au cours complémentaire d’économie politique auquel il est tant attaché.
10Dans des domaines différents, Rozy fut bien souvent en avance sur son temps en défendant l’idée de décentralisation administrative au profit des administrations départementales et communales (en 1895 une commission extraparlementaire sur la décentralisation sera créée) ou encore la séparation des Eglises et de l’Etat où « l’Etat ne reconnaîtrait aucun culte officiellement mais n’en découragerait aucun ». A sa mort, Georges Vidal, professeur toulousain, rappellera cet aspect précurseur en ces termes : « (sa pensée) (…) ne s’égare-t-elle pas cependant ou plutôt ne veut-elle pas marcher trop vite et trop en avant de son siècle lorsque (…) il voudrait établir chez nous la séparation des Eglises et de l’Etat »4.
11En matière d’économie politique, ses idées sont déjà clairement exposées dans son premier cours, dès 1865. Mais c’est surtout dans Le travail, le capital et leur accord, ouvrage qu’il publie en 1871, peu de temps avant l’épisode sanglant de la Commune et alors que les grèves se multiplient, que sa doctrine personnelle apparaît. Nous avons déjà évoqué ces écrits dans une précédente communication : « Les sciences d’Etat et la Faculté de droit de Toulouse au début de la IIIe République » (Rencontres de Toulouse 12-13-14 novembre 2008). A travers une étude plus approfondie de ces documents et des idées qui y sont développées, nous nous proposons aujourd’hui d’éclairer davantage la personnalité d’Henry Rozy.
12Pour Jean-Jacques Bienvenu, dès que l’économie politique eut acquis ses titres de noblesse officiels, c’est-à-dire lors de son institutionnalisation en 1877, on vit apparaître une nouvelle catégorie d’enseignant, le juriste- économiste, et, avec elle, la crainte de voir enseigner la matière par des juristes libéraux ! « C’est là un point essentiel, tous ces enseignements furent confiés à des partisans farouches du libéralisme et du libre échange »5. Cette affirmation mérite peut-être d’être nuancée, elle nous paraît en tout cas inappropriée au regard d’Henri Rozy.
13En effet, il semble que Rozy, sans fanatisme aucun, ait trouvé un compromis entre une conception libérale de l’économie politique (I), rassurant ainsi ceux qui craignaient que le socialisme, tel un cheval de Troie, ne fasse son entrée dans les Facultés à la faveur du nouvel enseignement, et une perception et une attention profondément humaines à la question ouvrière, désormais objet d’étude, face aux progrès de l’industrialisation et aux excès du libéralisme (II).
I - Rozy, un juriste-économiste chantre du libéralisme
14Rozy, qui collabore au journal Le progrès libéral ne fait pas mystère de ses idées. Bien que, au début de son cours, il affirme que faire remonter les origines de l’économie politique à telle ou telle personnalité ne présente pas véritablement d’intérêt, ses références sont de toute évidence Turgot, Jean- Baptiste Say et surtout Adam Smith6. Eléments fondamentaux du libéralisme, il revendique tout à la fois la liberté (A) et, son corollaire, la non intervention de l’Etat (B).
A - Le libéralisme : une ode fervente à la liberté
15Dans son cours, le thème du respect de la liberté et de la personne revient ponctuellement. Il s’agit aussi bien de la liberté par rapport aux autres individus que de celle par rapport à l’Etat. Pour lui, tout ne doit pas être sacrifié ni à un autre individu ni à l’Etat7. Et c’est de la liberté sous toutes ses formes et dans tous les domaines que viendra la résolution des problèmes.
16Si l’une de ses références est Adam Smith, il n’approuve pas entièrement la définition que celui-ci donne de l’économie politique. Pour Adam Smith, elle est la science de la production et de la distribution des richesses. De la même manière, Rozy conteste la définition donnée par le juriste Auguste Ott, dans son Traité d’économie sociale publié en 1851 où il distingue une « école française » et une « école anglaise » d’économie. Pour Ott, « la seconde ne s’occupe que de la production des richesses alors qu’il faut tenir aussi compte de leur distribution »8. Si les économistes de l’époque tendent donc à employer spécifiquement le terme de distribution, Rozy, lui, réfute cette idée. Le terme lui paraît une entrave à la liberté puisque, à travers le mot distribution, il y a l’idée d’une répartition par le pouvoir supérieur. Or, pour Rozy, l’Etat n’a aucun rôle à jouer en matière d’économie. Ainsi, il ne s’agit pas de distribution mais plutôt de « circulation » des biens. Celle-ci doit se faire, librement, par l’échange9.
17Rozy, en adepte du libre échange, prône sa foi dans les « lois naturelles » de l’économie tant en matière de prix que de salaires. « Les intérêts légitimes sont naturellement harmoniques »10 affirme-t-il. Il convient donc de laisser jouer tous les ressorts de l’activité et on obtiendra la paix et l’harmonie. Il revient sur ce thème dans son ouvrage où il reconnaît que, bien sûr, les intérêts ne sont pas toujours convergents mais il est convaincu qu’on parviendra à leur conciliation naturellement, par leur libre jeu11.
18C’est aussi la liberté qui va permettre de faire reculer la misère. Elle en est l’un des moyens de lutte12. On trouve d’un côté la liberté, nécessaire, des patrons, producteurs de richesse, qui perçoivent une rémunération de leur capital que Rozy juge juste et utile13 puisqu’elle va permettre, réemployée, de nourrir l’activité industrielle et, de l’autre, celle des ouvriers. Ce dernier est un individu libre, responsable, qui, en échange de sa peine, perçoit un salaire. Pour Rozy, contrairement aux idées des socialistes, le salaire n’a rien d’humiliant. C’est le fruit d’un contrat libre (à l’époque on ne parle pas encore de « contrat de travail », l’expression apparaîtra en 1901, mais de « louage de services ») et ne relève absolument pas de l’esclavage comme l’affirment les socialistes. L’individu va pouvoir lutter, de sa propre initiative, contre la misère, seul ou en s’associant avec d’autres individus. En effet, pour Rozy, il ne faut compter que sur soi. Ni sur les autres, ni sur l’Etat. Le développement économique est fondé sur l’activité individuelle, libre d’entrave14. Et quand il recommande comme solution l’association, il prend soin de préciser immédiatement que celle-ci doit être une « association libre entre les travailleurs »15. Il refuse que la loi impose une obligation. Mais nous reviendrons sur le thème de l’association dans la seconde partie de cet exposé.
19Rozy ne nie pas toute utilité à l’Etat, loin de là. Mais, comme beaucoup de libéraux, il en limite volontiers l’intervention dans le domaine économique. Il reconnaît à l’Etat ses fonctions régaliennes de maintien de l’ordre, de garant de la sécurité, celle de rendre la justice. Si l’Etat en fait davantage, ce ne peut être qu’en faveur des plus faibles16.
B - Le libéralisme : un rejet quasi radical de l’ingérence de l’Etat
20L’Etat ne doit intervenir qu’en dernier recours, si l’auto régulation ne fonctionne pas ; pour prévenir ou empêcher les abus.
21C’est ainsi qu’en matière de salaire Rozy est opposé à son intervention dans les contrats entre employeur et employé17. On retrouve ici son idée du contrat librement consenti. Contrairement à ce que revendiquait Louis Blanc en 1848, il n’existe pas de « droit au travail ». Pour lui, ce n’est pas à l’Etat de fournir le travail ni d’assurer l’égalité des salaires18. Sans doute l’échec des ateliers nationaux de 1848, dans leur brève existence, est-il présent à son esprit. Rozy est opposé à une garantie et assurance d’un minimum de salaire, à un cadre où l’Etat jouerait le rôle de providence19. Il est également contraire au mutuellisme tel qu’on le trouve dans la pensée de Proudhon où, quel que soit le travail, l’individu doit recevoir un salaire égal20.
22On relève, tout au long de son ouvrage, une défiance affichée vis-à-vis de l’Etat, quel qu’il soit. Il semble ne pas établir de distinction entre les régimes, position pour le moins surprenante. Pour lui, le régime politique n’est qu’un moyen. Son seul but est l’amélioration du bien-être moral et intellectuel du plus grand nombre21.
23Et d’ailleurs, dans son cours, lorsqu’il prend soin de définir l’économie politique, il revient sur ce point : qui dit économie, dit ménage. Qui dit politique dit Nation. Dès lors, l’économie politique est l’économie de la Nation, l’économie publique, constituée par l’ensemble des lois visant à la création et au développement des richesses. Mais juxtaposer les termes économie et politique lui semble inapproprié, inexact même car il semblerait que la politique mise en œuvre (pour atteindre le but vers lequel doit tendre la Nation) puisse varier selon le régime. Pour Rozy, il serait plus exact de parler d’« économie sociale »22.
24Et lorsqu’il prêche en faveur d’une organisation sociale solidaire, celle-ci doit se faire sans l’intervention de l’Etat qui se doit de respecter la liberté et la propriété. Il rejoint ici les idées professées dans son cours d’économie politique par Pellegrino Rossi-auquel Rozy se réfère souvent-sur les associations volontaires.
25Cette organisation sociale solidaire peut se faire très simplement par le biais de l’« association libre entre les travailleurs »23. Il avait déjà exprimé cette idée en préface d’un autre de ses ouvrages publié en 1866, Etude sur les sociétés coopératives et leur constitution légale : « quant à l’avenir de l’association, je crois fermement qu’il est dans la coopération, telle qu’elle s’organise, en respectant la liberté de tous, et sans rien demander à l’Etat. (…) Je l’ai dit (…) sans prétention et sans bruit, dans le cours d’économie politique que je professe à la Faculté de droit de Toulouse »24
26Comme le relève André Gueslin, en France, les premiers socialistes s’étaient appropriés le terme d’association, en 1848, en lui donnant une signification révolutionnaire. Ce qui expliqua dans un premier temps l’hostilité des libéraux qui craignaient un Etat omniprésent dans l’organisation et la régulation de ces groupements. Dans les années qui suivent, on note toutefois une évolution de la part de ces mêmes libéraux, vers une certaine tolérance, voire un soutien face au constat de la triste réalité du paupérisme25.
27Nous l’avons vu, Rozy préfère, à l’économie politique, l’économie sociale, se rangeant ainsi parmi ceux que Jean-Marie Mayeur appellent les catholiques partisans d’un régime libéral mais amendé qui parlaient d’économie politique ou économie sociale, contrairement aux adversaires du libéralisme et de l’individualisme qui parlaient de socialisme chrétien26. Il note également que, jusqu’à l’encyclique « Rerum novarum » de 1891, les expressions de christianisme social, catholicisme social, socialisme catholique sont employées indifféremment mais c’est le terme catholicisme social qui va s’imposer (le mot socialisme fait peur). Il y aurait donc deux grandes périodes : avant et après l’encyclique pontificale Rerum novarum.
28Notre brève étude se place clairement avant l’encyclique pontificale. Mais la pensée de Rozy semble avoir, sur de nombreux points, anticipé les affirmations de l’Eglise ou, du moins, présenté des liens intellectuels certains avec elles.
II - Rozy, un juriste-économiste défenseur de la classe ouvrière
29Dans son cours, lorsqu’il cerne les principes de l’économie politique, Rozy établit des liens entre cette « science » (il emploie volontairement, régulièrement, l’expression, quasiment à chaque paragraphe de son exposé, quasiment un message subliminal destiné aux détracteurs du caractère scientifique de la discipline) et la religion. Il étudie ses rapports avec le droit, la morale. Il établit des similitudes : pour lui, l’économie politique croit à la solidarité, comme la religion chrétienne ; la religion sanctifie le travail, comme l’économie politique27.
30Dès lors, si similitude il y a dans les concepts, les solutions aussi doivent se ressembler. Il ne saurait être question d’abandonner la solution des problèmes aux socialistes qui ne distillent que de faux remèdes (A) alors que la religion catholique est à même de proposer des solutions viables (B).
A - « Un faux remède : le socialisme »
31Rozy tient immédiatement à mettre en garde ses lecteurs : attention, lorsque l’on parle de question sociale. L’expression paraît simple et l’on peut dès lors penser que les solutions, elles aussi, peuvent être simples28. Et puis aussi, attention à ne pas assimiler social et socialisme !29 N’oublions pas qu’en 1867, Karl Marx a publié le premier tome de son ouvrage : Du capital, développement de la production capitalistique.
32Ainsi, il va dénoncer systématiquement ce faux remède, le socialisme. Notons que l’encyclique Rerum novarum intitulera de manière identique son premier chapitre.
33Son ouvrage a pour titre : Le travail, le capital et leur accord. Rozy commence tout naturellement par évoquer le travail. Pour lui, il est inopportun de hiérarchiser, ainsi que le font les socialistes révolutionnaires, le travail manuel et le travail intellectuel. Ceux qui considèrent le premier comme plus important se trompent. Chaque catégorie contribue pour sa part à la création de la richesse30. Quant au droit au travail dont chacun serait titulaire et dont les socialistes réclament l’inscription dans les textes, il n’a aucun fondement. Le travail n’est pas un droit que l’Etat doit garantir mais, à l’opposé, il ne saurait être question de le considérer, à l’instar des propriétaires fonciers, comme un acte de charité. Pas question de faire l’« aumône du travail ». Les deux fronts sont dans l’erreur31. Les ateliers nationaux de 1848, en voulant impérativement donner du travail aux chômeurs, un travail inutile, improductif, sont allés à leur perte32. Et le paternalisme, fruit de cette nouvelle voie qui, vers les années 1860, marque un tournant dans l’histoire avec le passage du charitable au social33 et tend à considérer l’ouvrier comme un grand enfant dont il faudrait sauver l’âme n’est pas davantage la solution.
34Par ailleurs, même ceux qui ont la chance d’avoir un travail ne sont pas pour autant à l’abri du besoin et de la misère. Pour résoudre ce problème, Rozy réfute aussi bien les solutions saint simoniennes (où l’Etat seul détient la richesse, où l’héritage serait aboli alors que, dans son idée, le droit de transmettre est un excitant au travail), que celles fouriéristes (qui prônent une vie communautaire), ainsi que celles de Louis Blanc prônant des associations sous l’égide de l’Etat. Pour lui, elles sont toutes erronées.
35Il est opposé au collectivisme, à la possession des capitaux par l’Etat. Même si toutes ces doctrines ont la faveur des ouvriers34, Rozy veut proposer d’autres solutions. Ce faisant, il se rapproche de l’encyclique Rerum novarum. Comme le fera Léon XIII, il tient à préciser qu’il ne se pose pas en donneur de leçons ; il suggère simplement des remèdes possibles. Son but rejoint celui de l’Eglise pour laquelle le catholicisme social se définit comme la « doctrine de l’Eglise sur l’amélioration du sort des classes populaires »35.
B - Des ébauches de solutions pour une société plus juste
36Rozy, nous l’allons voir, n’est pas un libéral farouche, indifférent au sort des travailleurs. Celui-ci le préoccupe profondément. Il n’a de cesse d’envisager dès lors les moyens de l’améliorer36.
37Les protestations des travailleurs portent notamment sur les bas salaires que les libéraux considèrent comme une marchandise comme les autres, soumise aux lois du marché, ni plus ni moins. Les ouvriers, face aux profits des patrons, réclament leur dû : la participation aux bénéfices de l’entreprise. Rozy a ici un avis mitigé. Il est exact que cette pratique se rencontre déjà dans d’autres pays et dans quelques établissements industriels français (notamment dans les filatures du Haut-Rhin), mais il trouve la solution un peu « boiteuse »37. Comment envisager une participation aux bénéfices alors même que les ouvriers ne participent pas aux pertes ? Notons toutefois que l’Etat, lui aussi, se penche sur la question puisqu’en mai 1879 il autorisera la création d’une « société pour l’étude et la propagation de la participation aux bénéfices », reconnue d’utilité publique en 1889 et qui, malgré quelques projets législatifs d’incitation, sera vouée à l’échec.
38Pour Rozy, une bien meilleure solution réside dans la création de « sociétés coopératives » où chacun est à la fois patron et ouvrier, où chacun participe à la production de richesse mais aussi aux risques, aux pertes. Mais comment le salarié peut-il prendre part aux risques de l’entreprise, démuni qu’il est de capitaux ? Il faut s’associer pour réunir des capitaux.
39Son ouvrage Etude sur les sociétés coopératives et leur constitution légale, publié en 1866, regroupe ses leçons et illustre sa pensée. Ces sociétés peuvent être de consommation (afin de pouvoir acheter aux meilleures conditions), de crédit (où chacun est prêteur et emprunteur) mais aussi de production où l’on réunit « sur la même tête les qualités de travailleur et de capitaliste ». Pour lui, à travers le mot « coopération », il n’est nullement question des solutions communautaires des socialistes, il s’agit simplement de « coopérer dans une œuvre ». Il ne s’agit nullement de communauté de vie, de phalanstère. Il faut laisser à chacun sa liberté : religieuse, politique, celle de sa vie de famille mais également celle de se retirer aisément s’il le souhaite. Ces sociétés doivent être constituées sans le secours de l’Etat mais sous la garantie d’une loi.
40Il faut aussi palier les aléas de l’existence tels que la maladie, l’accident. Ici, la solution s’appelle la mutualité, « un mot qui n’a rien d’effrayant ». Depuis 1852, des Sociétés de secours mutuel, créées par Napoléon III, existent. Elles ont pour but le « secours temporaire aux sociétaires malades, blessés ou infirmes ». Seul le chômage, « germe de toutes les grèves » (ainsi défini dans une circulaire ministérielle aux préfets du 29.5.1852) n’est pas pris en compte. Il faut les multiplier et favoriser ainsi l’épargne, la prévoyance. Il ne s’agit aucunement d’assistanat, ni même de charité. Rozy ne souhaite pas, contrairement à ce que certains préconisent, que des personnalités contribuent financièrement à ces sociétés ou que les patrons retiennent un pourcentage sur le salaire de leurs employés pour les financer. Chacun doit être libre d’adhérer ou pas38.
41Et pour que la paix sociale règne enfin, il faut créer, dans chaque industrie, des chambres syndicales à savoir des groupements d’ouvriers d’un côté, de patrons de l’autre. Mais aussi des chambres syndicales mixtes composées des deux parties avec nomination des délégués des patrons par les ouvriers et vice versa39 pour établir la concertation en matière de salaires, résoudre les différends entre patrons et ouvriers et prévenir les mouvements de grève auxquels la loi du 25 mai 1864, en supprimant le « délit de coalition », a implicitement ouvert la voie. Le tout sans intervention de l’Etat.
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42En 1877, un projet de loi portera sur la reconnaissance légale de ces « associations de patrons et d’ouvriers exerçant le même métier et dénommées syndicats professionnels » qui, jusqu’ici, n’ont été que tolérées. La Faculté de droit de Toulouse a enfin obtenu en janvier 1876, première Faculté de province, une chaire d’économie politique. Rozy revient alors sur ce thème et fait le point sur les résultats obtenus. Il rappelle surtout leur rôle dans la conciliation, dans la prévention des grèves et conclut : « notre législateur a toujours été sévère pour le droit d’association (…) mais nous sommes persuadés qu’il ferait une œuvre aussi morale qu’utile, en ouvrant, en faveur du travail et de la production, une brèche aux barrières qu’il a posées à l’égard du droit de se grouper et de se concerter »40. Ce sera fait avec la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 qui autorise les syndicats.
43Rozy meurt en 1882. En 1891, l’encyclique de Léon XIII, Rerum novarum est un véritable « coup de tonnerre »41. Le pape rompt avec les forces conservatrices et fait le constat du « mal social » ; il va montrer l’attachement de l’Eglise à une justice sociale et dénoncer la misère ouvrière. En précisant quelles doivent être les relations entre le capital et le travail dans le monde chrétien, il cautionne l’œuvre du catholicisme social. L’option est celle d’un libéralisme tempéré. Le pape dénonce la prétention des socialistes à vouloir tout ramener à l’Etat : l’intervention des pouvoirs publics doit être limitée en matière de législation, de conditions de travail mais demeure légitime en faveur des classes pauvres. Les associations de métier (mixtes ou composées d’ouvriers seuls) représentent l’idéal ; il faut que l’Etat les protège sans véritable ingérence. A travers l’encyclique, l’Eglise ne fait qu’affirmer des principes, des valeurs. Elle propose des solutions sans les imposer.
44Ainsi, à la croisée du libéralisme et du catholicisme social, il semblerait que Rozy, entre la fin du Second Empire et les débuts de la IIIe République, ait réussi à proposer une voie médiane, évitant de la sorte l’écueil que dénonçait encore Baudrillart en 1885 : « la part à faire à la liberté et à l’Etat est encore aujourd’hui la pierre d’achoppement entre les écoles »42.
45A Toulouse, il fut l’un des premiers à s’intéresser à la question sociale démontrant, à travers ses leçons d’économie politique, une véritable ouverture dans ses positions doctrinales. Même si, à travers notre brève étude, les solutions préconisées peuvent sembler plutôt parcellaires (sans doute aurait-il fallu élargir notre champ d’investigation à d’autres écrits), Rozy apparaît comme ayant su faire la part belle à la condition ouvrière qui agitait les esprits de l’époque et qui prendra une grande importance dans les années à venir. Comme le soulignait Raoul Jay en 1890 : « En France, le professeur d’économie politique est pour le moment le seul que son enseignement appelle à toucher l’étude de la question ouvrière »… « Il y a là, dans l’organisation de l’enseignement supérieur, une lacune qui me paraît grave. La question ouvrière n’est pas de ces questions uniquement théoriques qu’on peut négliger sans danger »… « Qu’on le veuille ou non elle se posera aux générations qui nous suivent. Est-il sage de ne rien faire pour préparer ces générations aux difficiles décisions qu’elles auront à prendre ? »43. A Toulouse, Rozy semble avoir fait preuve d’une saine sagacité.
Notes de bas de page
1 Edouard LABOULAYE, De l’enseignement du droit et des réformes dont il a besoin, Paris, A. Durand, 1839, p. 37.
2 Henry ROZY, Cours d’économie politique professé à la Faculté de droit de Toulouse par M. Rozy, leçon d’ouverture 3 mars 1865, Toulouse, 1865, p. 11.
3 Jacques POUMAREDE, Dictionnaire historique des juristes français XIIe-XXe siècles, 2007, p. 685
4 Georges VIDAL, « Notice sur Henry Rozy lue dans une séance ordinaire de l’Académie de Législation le 31.1.1883 », Toulouse, extrait du Recueil de l’Académie de Législation 1882-1883.
5 Jean-Jacques BIENVENU, « Economie politique et droit naturel dans la doctrine libérale du XIXe siècle », Annales d’histoire des Facultés de droit, Paris, 1987, n° 4, p. 161-167.
6 Henry ROZY, Cours d’économie politique professé à la Faculté de droit de Toulouse par M. Rozy, leçon d’ouverture 3 mars 1865, Toulouse, 1865, p. 8.
7 Id., p. 19.
8 Jean-Baptiste DUROSELLE, Les débuts du catholicisme social en France (1822- 1870), PUF, 1951, p. 370.
9 Id., p. 16.
10 Id., p. 21.
11 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 12.
12 Id., p. 11.
13 Id., p. 50.
14 Henry ROZY, Cours d’économie politique professé à la Faculté de droit de Toulouse par M. Rozy, leçon d’ouverture 3 mars 1865, Toulouse, 1865, p. 21.
15 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 45.
16 Henry ROZY, Cours d’économie politique professé à la Faculté de droit de Toulouse par M. Rozy, leçon d’ouverture 3 mars 1865, Toulouse, 1865, p. 20.
17 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 72.
18 Id., p. 80.
19 Id., p. 83.
20 Id., p. 97.
21 Id., p. 10.
22 Henry ROZY, Cours d’économie politique professé à la Faculté de droit de Toulouse par M. Rozy, leçon d’ouverture 3 mars 1865, Toulouse, 1865, p. 13.
23 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 45.
24 Henry ROZY, Etude sur les sociétés coopératives et leur constitution légale, Paris, 1866.
25 André GUESLIN, L’invention de l’économie sociale-le 19e siècle français, Paris, 1987.
26 Jean-Marie MAYEUR, Catholicisme social et démocratie chrétienne, Ed. du Cerf, Paris, 1986.
27 Henry ROZY, Cours d’économie politique professé à la Faculté de droit de Toulouse par M. Rozy, leçon d’ouverture 3 mars 1865, Toulouse, 1865, p. 24.
28 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 13.
29 Id., p. 15.
30 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 26.
31 Id., p. 32.
32 Id., p. 33.
33 Jean-Baptiste DUROSELLE, op. cit., p. 627.
34 Id., p. 105.
35 Jean-Baptiste DUROSELLE, op. cit., p. 10.
36 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 117.
37 Id., p. 127.
38 Henry ROZY, Le travail, le capital et leur accord, Paris, 1871, p. 153.
39 Id., p. 120.
40 Henry ROZY, « Reconnaissance légale des chambres syndicales de patrons et d’ouvriers », Recueil de l’Académie de Législation, 1877-1878, T. XXVI, p. 263.
41 André GUESLIN, op. cit.
42 Henri Baudrillart, « Le nouvel enseignement de l’économie politique dans les Facultés de droit », Revue des Deux Mondes, 1885, n° 69, p. 158-185.
43 Raoul JAY, professeur adjoint à la Faculté de Grenoble, « L’enseignement supérieur et la question ouvrière », Revue internationale de l’enseignement, 1890, t. 19, p. 413.
Auteur
Doctorante à l’Université Toulouse 1 Capitole
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Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017