L’enseignement du droit à Alger de 1879 à 1914
p. 519-542
Texte intégral
1Sous l’inspiration de Paul Bert et de Jules Ferry, soucieux de développer en Algérie un enseignement supérieur, une loi du 20 décembre 1879 institua quatre Ecoles préparatoires à l’enseignement supérieur, dont l’Ecole de droit d’Alger. Celle-ci ne délivra d’abord que le baccalauréat en droit, mais, dès 1885, une loi du 5 décembre l’habilita à décerner la licence. Sur le souhait des Algériens, en 1909, la loi du 30 décembre transforma ces quatre Ecoles en Facultés, les regroupant au sein de la nouvelle Université d’Alger. Cette loi fut votée sans débat par la Chambre des députés ; il n’en fut pas de même au Sénat où le ministre de l’Instruction publique Gaston Doumergue eut à triompher de l’hostilité de certains sénateurs, avec l’aide de Bienvenu-Martin, rapporteur. La jeune Faculté de droit ne fut d’abord habilitée à délivrer que le seul doctorat de sciences politiques et économiques. Peu après, elle devint une Faculté à part entière, pouvant délivrer tous les doctorats ; ses effectifs en firent une des plus belles Facultés de France, supérieure par le nombre des étudiants à plusieurs Facultés de province. Elle eut des professeurs remarquables qui créèrent la science du droit musulman et celle de la législation algérienne.
La création et les débuts de l’Ecole de droit d’Alger
2Le 17 décembre 1877, le savant Paul Bert déposa sur le bureau de la Chambre des députés une proposition de loi tendant à organiser l’enseignement supérieur en Algérie. Le 9 février 1878, le ministre de l’Instruction publique Bardoux y déposa un projet de loi qui contenait de grandes analogies avec le texte de Paul Bert ; ce projet fut adopté et présenté par Jules Ferry, devenu ministre, à la séance du 23 mars. Trait curieux : le débat sur l’enseignement supérieur en Algérie fut le premier débat parlementaire auquel participa Jules Ferry en tant que ministre de l’Instruction publique.
3Paul Bert expliquait que l’Algérie avait déjà 2 300 élèves dans le secondaire, dont 900 au seul lycée d’Alger, qu’un second lycée était en voie de création à Constantine, que l’enseignement supérieur algérien se limitait à l’Ecole de médecine, fondée dès 1832 et érigée en établissement d’enseignement supérieur par le décret du 4 août 1857. Les jeunes gens d’Algérie désireux d’étudier le droit, les lettres ou les sciences « doivent venir étudier en France, ce qui est coûteux et inquiète les familles… Cette population est trop exclusivement préoccupée par la lutte pour l’existence sur un sol à peine conquis… L’enseignement du droit serait utile pour former des juges de paix, des administrateurs, des magistrats, lesquels sont actuellement jetés en plein pays arabe ou kabyle, à la merci d’un interprète ou même d’un chaouch, sans connaître la langue, les mœurs, les coutumes de ces populations qu’ils vont administrer et juger… Il conviendra de diffuser la connaissance du droit administratif algérien et du droit musulman. »1
4Le 17 février 1879, à la Chambre, le débat commence mal, le député Lorois ironise : « les frais de premier établissement des Facultés d’Alger vont dépasser deux millions, et les traitements des professeurs vont grever notre budget de 200 000 francs… La population arabe, très considérable à Alger, va-t-elle suivre les cours de mathématiques spéciales et de calcul des probabilités ? » Jules Ferry prend la parole et intervient longuement : « … Aucune terre ne mérite plus notre concours bienveillant que notre colonie algérienne, aucune terre ne fut plus favorable à l’éclosion du haut enseignement. Il n’est pas de région de France où le goût de l’étude, la noble curiosité du savoir, la passion du nouveau, l’esprit de recherche et de progrès soient plus développés qu’en Algérie... A l’Exposition internationale de Vienne, il a été constaté que, de tous les pays du monde, l’Algérie et le Canada sont les plus avancés dans l’enseignement primaire. »
5Paul Bert, rapporteur, soutient le ministre : « nous demandons un grade nouveau conféré par l’Ecole de droit, des études de l’Algérie. Le but est d’avoir enfin sur le sol algérien des fonctionnaires qui, dès le début, sauraient ce qu’est l’Algérie, connaîtraient les mœurs et les coutumes du pays. On ne verrait plus de ces juges de paix prendre, en débarquant, des bédouins pour des femmes arabes (les députés rient), on ne verrait plus arriver des fonctionnaires ignorant complètement les langues, les coutumes, les mœurs du pays. Grâce au grade de cette Ecole, après quelques mois d’études, on aurait des fonctionnaires ayant une connaissance du droit musulman et des rouages de l’administration coloniale. Les élèves destinés à devenir des fonctionnaires algériens donneront à cette Ecole une vie suffisante, d’autres quitteront la France trans-méditerranéenne pour venir dans la vieille France, après avoir acquis le grade de bachelier en droit. »
6Une autre partie du discours de Paul Bert, le 19 février 1879, explique la modestie de la première installation immobilière de l’Université d’Alger : l’orateur déclare en effet « craindre trop de dépenses en bâtiments. J’ai entendu parler d’un projet de palais des Facultés avec vue sur la mer. Messieurs, j’ai la plus grande terreur de ces choses, dotons d’abord nos laboratoires ! Que les architectes n’abusent point de l’amour du beau ! Or il suffit de quelques amphithéâtres, de bibliothèques en salles, d’une chambre de réunion pour les professeurs. » Après une deuxième délibération, le projet de loi fut adopté dans son ensemble le 12 mars ; c’est la médecine, et son exercice en Algérie, qui fit l’objet d’un abondant débat2.
7Au Sénat, le projet fut débattu et voté le 18 juillet : l’aspect le plus intéressant fut le rapport présenté par le sénateur de Rozière. Celui-ci donna lecture de passages de son rapport : « Observons la situation des colons, entourés de populations d’origines diverses et souvent ennemies, mais réunies contre l’Européen par l’effet de la haine ou du fanatisme, la situation des administrateurs et des magistrats chargés à la fois de consolider la conquête et de préparer l’assimilation. Ces situations exigent sinon la connaissance approfondie, du moins une certaine notion de la religion, de la langue, des mœurs, de l’organisation sociale de chacune des races soumises à notre empire. Jamais peut-être un champ plus vaste ne s’est offert aux recherches… Jamais un enseignement supérieur ne se sera trouvé en face d’éléments aussi variés, féconds, nouveaux… Jamais un enseignement supérieur n’aura été appelé à rendre d’aussi grands services, or la population européenne d’Algérie est trop préoccupée de la lutte pour l’existence.
8Une réunion d’hommes dont la vie est consacrée à la recherche de la vérité, à la préparation de l’avenir, sera un utile spectacle à montrer à une population affairée, inquiète, soucieuse seulement du présent. Jusqu’à 1871, le problème premier du gouverneur général a été l’affermissement de la conquête, mais, depuis, la domination de la France est assise sur des fondements inébranlables. A côté de l’Ecole préparatoire de médecine créée en 1857, il convient de créer trois autres Ecoles préparatoires à l’enseignement du droit, des sciences et des lettres… L’Algérie ne paraît pas encore prête à recevoir des Facultés de plein exercice. Créer des demi-Facultés est un acte provisoire destiné à une période de transition. En France, l’enseignement supérieur peut se maintenir dans un ordre exclusivement théorique. En Algérie, il doit être exclusivement approprié aux conditions particulières, il se justifiera par un caractère pratique, il doit se préoccuper de l’application autant que de la théorie, élargir le domaine de l’intelligence mais aussi féconder la richesse matérielle du pays. Le cadre d’Ecoles préparatoires est plus souple, plus aisé à adapter à ces circonstances, il n’est limité par aucune tradition. »
9De Rozière insista, dans ce beau rapport parlementaire, sur l’intérêt de l’histoire du droit en Algérie : « C’est par l’emploi de la méthode historique qu’on a réussi à débrouiller le chaos des anciennes législations et qu’on a pu rendre au droit de chaque siècle et de chaque pays son véritable caractère, tandis que, par une sorte de réciprocité, les jurisconsultes devenaient les interprètes les plus autorisés des historiens de l’Antiquité et des textes épigraphiques. »
10Quel financement avait-on prévu pour ces nouvelles Ecoles préparatoires à l’enseignement supérieur ? « Le financement sera à la charge de l’Etat. Les frais de premier établissement seront supportés par des fonds de concours alimentés par la vente de biens domaniaux situés en Algérie. Les traitements des fonctionnaires, les frais annuels de l’enseignement seront supportés par l’Etat pour les deux tiers, par la ville d’Alger et les trois départements d’Algérie pour un tiers ; sur 300 000 francs, l’Etat supportera donc 200 000 francs, les Conseils électifs d’Algérie acceptant de supporter 100 000 francs. L’installation se fera sur un terrain domanial relevant du ministère de la Guerre, les devis des constructions sont à prévoir. »
11Seul point qui fit débat, le sénateur Audren de Kerdrel déclara « ne pas comprendre l’article 5, à savoir que les grades des professeurs et chargés de cours sont conférés par l’Etat français. Or n’est-ce pas la norme ? A quoi bon le rappeler ? » De Rozière expliqua : « L’on a voulu exclure purement et simplement les diplômés étrangers, interdisant au ministre d’avoir à examiner des possibilités d’équivalence… Il faut éviter que, dans une population où il y a des émigrants étrangers, certains se réclament de diplômes étrangers dont la valeur est impossible à vérifier. » L’on craignait en effet la présence massive en Algérie d’immigrés espagnols, italiens, maltais, et l’on voulait les obliger à se franciser. L’Ecole de droit d’Alger devait être totalement française, l’on excluait l’idée de voir un diplômé de Bologne ou de Salamanque professer à Alger en se réclamant d’une équivalence3.
12Après un vote d’acceptation en première lecture, la loi revint devant le Sénat pour le débat en deuxième lecture, le 3 août 1879. Comme à la Chambre des députés, le débat porta d’abord longuement sur la médecine en Algérie. Sur le droit, le célèbre Ernest Wallon proposa d’introduire un amendement pour éradiquer une disposition qui lui paraissait fâcheuse : que des docteurs en droit nommés professeurs ou chargés de cours à l’Ecole de droit d’Alger puissent aussi enseigner à l’Ecole des lettres : « Le droit est autre chose. » De Rozière répondit par un nouvel éloge, fort curieux, de l’histoire, point de rencontre entre le droit et les lettres : « Depuis cinquante ans, l’étude de l’histoire a pénétré dans l’étude de la jurisprudence à ce point qu’elle l’a renouvelée, et, d’un autre côté, l’étude du droit a fortifié celle des lettres anciennes. Il s’est formé un trait d’union entre l’étude du droit, considérée au point de vue historique, et l’étude des lettres. Les auteurs latins sont devenus beaucoup plus intelligibles depuis que les littérateurs ont connu le droit, et l’étude du droit est devenue bien plus féconde depuis que les jurisconsultes se sont familiarisés avec l’étude des classiques. Il n’existe plus entre les deux ordres d’études la séparation absolue d’autrefois… La nouvelle Ecole d’Alger aura des chaires d’épigraphie, d’Antiquités. »
13De Rozière prend à témoin le sénateur Batbie, un des fondateurs du droit administratif : « Notre savant collègue M. Batbie nous dirait si l’étude du droit ne serait pas très féconde pour l’étude des inscriptions découvertes en Algérie, pour l’intelligence des monuments de la domination romaine, qui s’y rencontrent en si grand nombre. On ne connaît pas le droit aujourd’hui si on ne connaît pas le latin. » Batbie ne prend pas la parole, l’amendement Wallon est repoussé et l’ensemble du projet de loi est adopté à l’unanimité des 161 votants. Le 27 novembre 1879, le projet revint devant la Chambre des députés en deuxième délibération, il fut adopté sans discussion et fut promulgué comme loi de l’Etat le 21 décembre 1879 par Jules Grévy, président de la République4.
14Les débuts de l’Ecole de droit d’Alger furent bien modestes ; l’installation était pauvre : un immeuble domanial au 3 rue Scipion, ruelle de la Casbah d’Alger débouchant sur la rue Bab-Azoun. Une vieille photographie montre une étroite ruelle, toute en escaliers à longue marches, obscure à raison des immeubles montant à trois étages. Un professeur disait qu’il suffisait d’un bourricot chargé de deux gros couffins sur les flancs pour obstruer la rue ; sur la photo, il nous semble que trois ou quatre individus marchant de front suffisent largement à emplir tout l’espace. Cet immeuble était une vieille maison mauresque habitée de 1848 à 1850 par l’ancien bey de Constantine, après sa reddition. L’on y avait logé le conseil de guerre puis le bureau de topographie ; après l’Ecole de droit, l’immeuble abrita un commissariat central. En vérité, les juristes n’occupèrent que le seul 2e étage ! Ils y avaient une grande salle, assez haute de plafond, éclairée par trois fenêtres donnant sur la cour, il y avait de la place pour une chaire, un pupitre plutôt, et 70 chaises. Deux couloirs étroits conduisaient à deux salles qu’on dénomma aussitôt salle A et salle B. On installa les bibliothèques au 15 passage Malakoff, près de la rue Bab-Azoun, mais on avait très peu de livres. L’on inaugura de nouveaux bâtiments, en présence du gouverneur Tirman, le 13 avril 1887 : ils furent construits sur un terrain domanial, le camp d’Isly, à trois cents mètres de la porte d’Isly, édifiée en 1850 et démolie en 1905. C’était à l’époque un vaste espace isolé, mal éclairé le soir et redouté des passants. Comme l’avait prévu Paul Bert, cet espace fut plus tard englobé dans la ville d’Alger, dont la croissance fut rapide, un premier tramway en 1880, plus de 120 000 habitants en 19005.
15La première année, l’Ecole de droit n’eut que dix étudiants : quatre subirent les examens de première année, six subirent les examens de deuxième année ou baccalauréat en droit. Dans son premier rapport annuel, le professeur Martel osa écrire : « L’Ecole n’a qu’à se féliciter de ses débuts. » Le 10 janvier 1880, Robert Estoublon (1844-1905) est nommé directeur de l’Ecole de droit d’Alger : après des études au lycée de Bourges et à la Faculté de droit de Paris, après un temps comme clerc d’avoué, agrégé en juillet 1879 et d’abord nommé à Douai, il rejoint Alger et met sur pied l’Ecole, y enseignant le droit commercial et l’économie. Dès le moment de son arrivée en Algérie, il est attiré par l’étude de la législation complexe qui s’élabore en Algérie et par l’étude du droit musulman. En 1885, il fonde un périodique, la Revue algérienne et tunisienne [l’on ajoutera ensuite marocaine] de législation et de jurisprudence6. Cette revue doit son existence au dévouement désintéressé d’un libraire-éditeur algérois, Adolphe Jourdan (1846-1916), qui en assuma entièrement la charge financière, tandis que l’Ecole de droit se chargeait de la rédaction. Cet éditeur éprouvait joie et fierté à éditer des cartes de géographie scientifique et des ouvrages d’érudition, même en langue arabe. Il finança aussi les quatre volumes du Bulletin judiciaire de l’Algérie – Jurisprudence algérienne 1830-1876, seconde œuvre d’Estoublon. Mais celui-ci est surtout célèbre pour son fameux Code de l’Algérie annoté, entrepris en 1887 avec Adolphe Lefébure, un savant magistrat. L’ouvrage parut en 1895, après neuf ans de labeur. En 1895, le Parlement décida la création d’une chaire de droit musulman à la Faculté de droit de Paris et désigna Robert Estoublon pour l’occuper, il devint en outre professeur à l’Ecole coloniale. Il céda alors la direction de l’Ecole d’Alger à son collègue Dujarrier, qui la conserva jusqu’en 1906. Son successeur Marcel Morand devint ensuite le premier doyen de la Faculté de droit d’Alger et le demeura jusqu’à son décès le 1e janvier 1932.
16Les six premiers professeurs de l’Ecole de droit d’Alger furent nommés le 22 janvier 1880, suivant le Bulletin administratif du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts (n° 449) : outre Estoublon, seul agrégé, il y avait Felix-Louis Martel, archiviste paléographe et docteur en droit, chargé du cours de droit romain, Alfred Dain, docteur en droit, chargé du cours de code civil en 1e année, Etienne Flandin, docteur en droit, chargé du cours de code civil en 2e année, François-Xavier-Louis Roux, docteur en droit, chargé du cours de procédure civile, Martial-Michel-Edgard Rouard de Card, docteur en droit (plus tard professeur à Toulouse), chargé d’un cours de droit administratif et constitutionnel. Alfred Dain fut agrégé premier à l’agrégation de 1881 ; il était né le 1er novembre 1851 au Grand-Bourg, île Marie-Galande, Guadeloupe. Dès le 13 février 1880, des magistrats furent nommés chargés de cours pour renforcer le corps enseignant : Fau, docteur en droit, avocat général près la Cour d’appel d’Alger, fut chargé du cours de droit criminel ; Sautayra, docteur en droit, président de chambre à la même Cour, fut chargé d’un cours de législation algérienne et coutumes indigènes.
17Confié à Dessolier, démissionnaire au bout d’un an, l’enseignement de la législation algérienne fut ensuite confié durablement à Léon Charpentier (1851-1923) qui en devint le premier spécialiste, il ouvrit la voie à Estoublon, Lefébure, Larcher, Mallarmé. En lui rendant hommage, Marcel Morand écrivait : « La législation algérienne est une des plus touffues qui se puissent voir, faite de dispositions législatives se succédant quelquefois à intervalles de temps très courts, sans que souvent l’on sache si elles se complètent ou s’abrogent, les unes spéciales à l’Algérie, les autres faites pour la France, mais expressément déclarées par le législateur applicables à l’Algérie, d’autres enfin faites pour la France, non expressément déclarées par le législateur applicables à l’Algérie, mais tenues pour telles par la jurisprudence. De cette masse de textes il fallait extraire ceux demeurés en vigueur, les classer par ordre de matières, puis les interpréter, en dégager l’esprit, et, pour cela, se livrer à une étude approfondie de la politique française en Algérie depuis les premières années de la conquête. La tâche était lourde. Elle l’était d’autant plus qu’à l’époque où Charpentier fut chargé de son enseignement, la législation algérienne n’avait pas encore fait l’objet d’une étude d’ensemble, et qu’en dehors de l’excellent Dictionnaire de Ménerville, aucun ouvrage n’avait encore paru, qui constituât un véritable traité de législation algérienne. » En outre avocat à Alger, L. Charpentier publia un Précis de législation algérienne7.
18Le nombre des étudiants d’Alger s’est élevé immédiatement : de 25 en 1881, il passe à 117 en 1884. Dès 1881, l’Ecole prépare aux examens de 3e année pour l’obtention de la licence, mais les candidats doivent aller en France métropolitaine passer leurs examens à Aix ou Montpellier. En juillet 1883, douze Algérois présentés à Aix sont tous admis. Les effectifs s’accroissent par la suite : 124 étudiants en 1889-1890, 190 en 1894-1895, 239 en 1899-1900, 263 en 1904-1905.
19Une particularité algérienne a été l’institution de deux certificats : l’un d’études de droit administratif et de coutumes indigènes, l’autre d’études de législation algérienne et de coutumes indigènes (Bulletin administratif… précité n° 462, du 8 janvier 1881). Pour prétendre au premier de ces certificats, il fallait avoir 17 ans, avoir suivi durant un an les cours de droit administratif, de législation algérienne, de coutumes indigènes. En outre, il fallait, pour les Français, avoir un baccalauréat ou être instituteur primaire ; pour les indigènes, avoir fréquenté le lycée d’Alger au degré supérieur, ou bien avoir le certificat d’études primaires, ou bien encore avoir subi devant une commission, nommée par le recteur, un examen écrit et oral attestant de leur connaissance de la langue française. L’examen d’obtention de ce certificat commençait par un écrit de quatre heures en vue de l’admissibilité, portant sur une des trois matières suivantes : droit administratif, législation algérienne, coutumes indigènes. L’oral consistait en quatre interrogations portant les trois matières précitées et une quatrième interrogation pour laquelle le quatrième examinateur choisirait une de ces trois matières. L’on pouvait donc être examiné jusqu’à trois fois sur la même matière ! Les notes étaient sur 20 donc sur un total de 80 pour l’admission, le zéro à une matière était éliminatoire.
20Pour le certificat d’études de législation algérienne et de coutumes indigènes, il fallait d’abord soit posséder le certificat précédent, soit être licencié en droit. L’écrit consistait en deux compositions de quatre heures, notées sur 20 : législation algérienne, coutumes indigènes. Il fallait avoir 25/40 pour être admissible. L’oral portait sur cinq matières : législation algérienne, coutumes indigènes, droit musulman, histoire et géographie des pays musulmans, plus particulièrement de l’Afrique et de l’Algérie, éléments de langue arabe. Chaque interrogation était notée sur 20, il fallait avoir au moins 50/100 pour être admis. Le jury se composait de cinq examinateurs, trois de l’Ecole de droit, deux de l’Ecole des lettres ; le directeur de l’Ecole de droit faisait partie du jury et le présidait. Etant propres à l’Algérie, ces examens offraient des facilités d’accès aux Arabes et Berbères ; de mauvaises langues dirent bientôt que l’on délivrait à Alger des diplômes au rabais afin de favoriser outrageusement les indigènes, dont les effectifs constituaient de faux étudiants. Pire, l’Ecole de droit d’Alger institua des cours et conférences, libres d’accès pour les indigènes, d’initiation au droit français. Ainsi les étudiants de la Medersa, ou Faculté coranique, vinrent par centaines assister à ces cours ! Ceci occasionne une confusion dans les chiffres des effectifs estudiantins d’Alger : les statistiques du doyen A. Breton (dans le Livre du Centenaire de 1959) ne recoupent pas celles du doyen M. Morand dans ses allocutions annuelles de rentrée publiées par la Revue algérienne et tunisienne de législation et de jurisprudence, pas plus qu’elles ne coïncident avec les chiffres donnés lors des débats parlementaires ! Il y a une amusante bataille de statistiques (qui se termine en faveur des Algérois).
21En 1895 arrive à Alger Marcel Morand (1863-1932), qui deviendra un des plus illustres professeurs de cette Faculté. Agrégé en 1895, il est titularisé dès le 1er juillet 1896 dans la chaire de droit musulman. Venu pour enseigner l’économie en tant que chargé de cours, il a été invité à enseigner les coutumes algériennes. Ayant appris l’arabe littéraire à l’âge de 34 ans, il publie, à partir de 1897, dans la Revue algérienne…, des monographies sur les institutions musulmanes et des notes de jurisprudence. Devenu directeur de l’Ecole de droit d’Alger, il est doyen de la Faculté de 1909 à son décès. Il s’est rendu célèbre par la rédaction du code Morand (1912) qui codifiait le droit musulman algérien8.
22A partir de 1906, la Revue algérienne… précitée publie chaque année sous le titre « La situation de l’Ecole de droit d’Alger », l’allocution annuelle de rentrée du directeur, plus tard doyen, Marcel Morand. Ces textes, d’une admirable sensibilité, constituent (avec les notices nécrologiques et les discours lors des obsèques) des documents infiniment précieux qui nous restituent quelque chose des années d’autrefois et de la vie quotidienne à Alger au début du vingtième siècle. Visiblement, en ajoutant les auditeurs musulmans, Morand commence par évaluer les effectifs scolaires algérois à 64 étudiants en 1880, à 145 en 1889, à 269 en 1895, à 328 en 1904, à 368 en 1905 et à 384 en 1906. Il ajoute : « en réalité plus de quatre cents si l’on compte les élèves indigènes de la Medersa qui suivent soit le cours de droit musulman, soit le cours de droit français institué pour eux. »
23Lors de cette rentrée de 1906, Morand donne lecture d’un rapport qu’il a écrit en 1895 sur les conférences, que l’on ne tarda pas à dénommer travaux dirigés (l’expression travaux pratiques étant ridicule pour des juristes, comme l’observait le doyen Carbonnier en 1962). A cent vingt-quatre ans de distance, il est intéressant de voir comment Morand définissait le T.D. de droit : « Ces conférences permettront au professeur d’attirer l’attention de ses élèves sur des matières qu’il n’a pu traiter ou approfondir au cours, d’entrer dans des détails et de fournir des explications fort utiles, mais dont la forme du cours est parfois exclusive. Elles mettront les étudiants à même de soumettre au professeur les difficultés qui les arrêtent, et d’avoir ainsi, rapidement et clairement, la solution des problèmes que, livrés à eux-mêmes et avec le seul secours des livres, ils n’auraient pu résoudre qu’au prix de pénibles recherches. Elles établiront enfin, entre maîtres et élèves, des rapports plus fréquents, plus intimes, et ainsi tomberont bien des préventions qui vous éloignent de nous. Vous verrez alors, Messieurs les étudiants, que le maître n’est qu’un étudiant plus âgé que vous, qui continue à travailler et à s’instruire encore, et qui n’a d’autre ambition que de faire bénéficier de plus jeunes que lui de l’expérience et des connaissances que lui valent ses études et les années. »
24La même année, la même Revue algérienne… publie un intéressant rapport du professeur algérois Emile Larcher sur « L’enseignement du droit et le régime des conférences ». Ce texte nous a paru également très intéressant, sur un sujet essentiel de notre vie quotidienne et actuelle dans une Faculté de droit, de ces sujets dont tout le monde endure les problèmes, et sur lesquels personne ne disserte et ne publie de réflexions : « Au cours, le professeur donne, d’une façon uniforme pour toutes les intelligences, une somme de connaissances proportionnées au nombre de leçons dont il dispose et aux exigences du programme. Les étudiants écoutent, prennent des notes… Ce n’est qu’au jour de l’examen que le professeur voit dans quelle mesure, souvent variable avec les générations d’étudiants, ses auditeurs ont profité de son enseignement. Et si les étudiants attentifs acquièrent au cours une certaine quantité de notions juridiques, ils n’y apprennent ni à les exposer oralement, ni à les utiliser dans une dissertation. La conférence apparaît comme le complément nécessaire, indispensable, de l’enseignement de la chaire… Il faut que tout étudiant puisse acquérir une suffisante habitude de l’élocution juridique… L’immense majorité des élèves étant destinée à faire des praticiens, il convient de les exercer à l’art de la parole… Il faut donner aux étudiants la méthode et le style du droit. L’enseignement secondaire est à ce point de vue notoirement insuffisant : la composition française n’est le plus souvent qu’un exercice de délayage où le jeune rhétoricien expose longuement en termes peu précis des connaissances moins précises encore, et où on prise trop haut une élégance factice. Dans son expression, le droit participe beaucoup plus de la méthode scientifique : il importe de dire les choses exactement, simplement, en termes techniques appropriés… Il convient d’apprendre aux étudiants à parler et à écrire sur les questions de droit, les préparer aux examens, telle est la sphère propre de la conférence. Les conférences sont pour les étudiants en droit ce que sont les travaux pratiques pour les étudiants en médecine ou en sciences, l’enseignement y est plus personnel, plus individualisé. »9
25Or, Larcher y insiste, les conférences sont un échec ; peu d’étudiants y assistent à Alger. Il n’y a parfois qu’un seul auditeur, alors que les cours sont suivis avec assiduité. Pourquoi ? C’est que, selon le régime de la loi du 28 juillet 1895, les conférences ne sont ouvertes qu’à ceux qui paient un droit spécial de cinquante francs par semestre, somme énorme pour trop d’étudiants algérois, astreints à gagner leur vie comme clercs d’avoués ou de notaires, répétiteurs du lycée ou d’un collège, rédacteurs dans quelque administration, employés de commerce, etc. En métropole, beaucoup de Facultés font fonctionner ce système sans problème car leurs étudiants appartiennent à une bourgeoisie aisée, voire riche. A Paris, l’on a aucun mal à emplir les salles des conférences car « si le quart seulement des étudiants inscrits se présentait au cours, l’amphi ne pourrait le contenir. » Selon Larcher, la solution serait de réduire le droit de conférence à dix francs par an ; ainsi l’on aurait un nombre suffisant d’inscriptions pour rémunérer les heures complémentaires dues aux professeurs. Les maîtres de conférences seraient rémunérés à mille francs par an, alors que, actuellement, ils reçoivent la somme dérisoire de 280 francs pour trente conférences !
26Les réflexions d’Emile Larcher (1869-1918), sur quelque sujet que ce soit, sont toujours intéressantes à cause de l’originalité de son esprit. Ce juriste illustre fut d’abord couronné par les Facultés de Nancy et de Paris pour la qualité exceptionnelle de ses thèses, il reçut en 1902 la chaire de droit criminel à Alger. Outre de nombreux articles et ouvrages de droit pénal, il est l’auteur du célèbre Traité élémentaire de législation algérienne (1903, 2e éd. en 1911, 3e éd. en 1923 par Georges Rectenwald, savant magistrat). Il est des numéros de la Revue algérienne… qui sont son œuvre exclusive. Larcher est mort pour la France en 191810.
27En 1907, l’Ecole de droit d’Alger voit le nombre de ses étudiants passer de 380 à 525, ceux qui passent effectivement les examens sont 382 au lieu de 328 en 1906. Alger a de bons étudiants : en 3e année, sur 60 examinés, il n’y a eu que 10 ajournés, 5 ajournés sur 34 en 2e année. De mauvaises langues ont dit que les professeurs d’Alger étaient abusivement indulgents ; cela est faux dans la mesure où les étudiants algérois qui sont allés poursuivre leurs études en métropole, ont eu de brillants résultats. Morand cite Jacques, reçu 1er au concours national du commissariat de la marine, il cite aussi William Oualid pour sa thèse, soutenue à Aix, sur Le nantissement immobilier en droit indigène algérien. Rappelons que W. Oualid (qui a fait sa carrière de professeur en métropole) est devenu un de nos plus brillants économistes ; il fut, par exemple, le directeur de thèse de Pierre Mendès France.
28En vue de la transformation de l’Ecole en Faculté de droit, des enseignements nouveaux ont été créés : droit public applicable à l’Algérie, organisation politique et sociale des pays musulmans, économie politique applicable à l’Algérie et à la Tunisie, économie rurale appliquée à l’Algérie. « Ce sont des enseignements de doctorat au premier chef, dit Morand, car ils sont approfondis et spéciaux, ils correspondent à la définition de la circulaire ministérielle du 30 octobre 1895 : leur objet est l’initiation de l’étudiant à la science, à son esprit, à ses procédés d’investigation et de critique. »
29En 1908, au 15 janvier, Alger a plus d’étudiants qu’Aix, Caen, Dijon, Grenoble, Lille, Nancy, avec 551 inscrits. Une commission d’enquête se rend à Alger pour examiner sur place la possibilité d’une création de l’Université d’Alger. Présidée par Louis Liard, composée du doyen Appell, de la Faculté des sciences de Paris, de Berthélémy, professeur à la Faculté de droit de Paris, du sénateur Boudenoot, du député Joseph Chailley, la commission d’enquête donne lieu à un rapport favorable rédigé par ce dernier. C’est en 1908 qu’est créé en licence un cours de législation coloniale, et c’est cette même année qu’est créée une chaire d’histoire générale du droit français attribuée à Frédéric Peltier (1868-1946), autre juriste illustre d’Alger. Agrégé en 1895 et affecté à Lille, ce Nantais est conquis par l’Algérie au cours d’un voyage d’agrément et se fait muter à Alger. Romaniste, c’est lui qui a traduit en 1901 le fameux livre d’Otto Lenel, Essai de reconstitution de l’édit perpétuel. Ses travaux d’histoire du droit germanique ne l’ont pas empêché d’apprendre l’arabe littéraire et de devenir un historien hautement réputé du droit musulman dont il a traduit et commenté (voire révélé) des sources anciennes (El Bhokari, Malik Ben Anas)11.
La création et les débuts de la Faculté de droit d’Alger
30La transformation des quatre Ecoles préparatoires à l’enseignement supérieur en Facultés de droit, médecine, lettres et sciences, regroupées en une Université d’Alger, donne lieu en 1909 au vote d’une loi précédé d’un important débat parlementaire au Sénat. Le 5 juillet 1909, le projet est accepté en première délibération par un vote de la Chambre des députés, sans débat. Pour connaître la doctrine du gouvernement et le débat d’idées, il est intéressant de lire l’exposé des motifs du projet, ainsi que le rapport parlementaire de Joseph Chailley.
31Signé de Clemenceau, président du Conseil, de Doumergue, ministre de l’Instruction publique, de Caillaux, ministre des Finances, l’exposé indique qu’il convient de « donner à l’enseignement supérieur en Algérie une organisation plus forte et plus souple, qui s’accorde mieux avec les intérêts mêmes de l’Algérie, et avec l’esprit qui, depuis plus de quarante ans, a dirigé les réformes accomplies dans notre haut enseignement et abouti en 1896 à la constitution de nos Universités. » Ensuite viennent des considérations statistiques ; retenons que de 1880 à 1909, Alger est passé de 16 à 691 étudiants. Alger a été « laissé en dehors de la loi de 1896 qui a créé les Universités ; il en est résulté un malaise, les professeurs algérois ont souffert d’une situation mal définie, les Délégations financières ont été amenées à penser que ces Ecoles n’étaient pas assez organisées en vue de leur mission. » A cause de ce malaise, une première enquête sur l’enseignement supérieur en Algérie a été confiée par le ministre à deux membres du conseil consultatif de l’enseignement supérieur, Bouchard et Moissan.
32Leur avis très favorable a abouti à l’insertion, dans le projet de loi de finances de 1908, d’un article regroupant les Ecoles d’Alger en une Université. Mais la Chambre a jugé que l’on ne pouvait ainsi créer une Université, sans une discussion d’intérêt général. Elle a demandé un supplément d’information au ministre, lequel a créé la commission Liard qui a produit le rapport Chailley. Cette commission a séjourné deux semaines en Algérie, a visité les amphis, les bibliothèques, a assisté à des cours donnés par de jeunes chargés de cours, a conféré avec les professeurs, les délégations financières, le gouverneur général. Dès 1903, les délégations ont émis le vœu de la création d’une Université d’Alger, le gouverneur Lutaud a émis le même vœu dans son discours du 1er janvier 1907. L’exposé des motifs note aussi que plusieurs professeurs d’Alger sont devenus des savants de grand mérite, qu’il convient de recruter, à l’avenir, les professeurs algérois avec les mêmes règles que ceux de la métropole. Ce moyen attirera en Algérie des professeurs qui s’y fixeront. Enfin, au plan financier, la nouvelle Université d’Alger aura l’autonomie financière, comme les autres, elle percevra des droits d’inscription, d’études, de bibliothèque, de travaux dirigés ou pratiques, qui représenteront un total d’environ 50 000 francs12.
33Le rapport Joseph Chailley a été remis et annexé à la séance ordinaire du 24 juin 1909 ; il contient une critique et a le mérite de définir une doctrine politique pour présider à la création des Facultés d’Alger. Une critique : « Créées pour étudier les questions spéciales à l’Algérie et les enseigner, ces Ecoles ont un peu dévié, par la force des choses, si bien qu’elles n’ont pas donné tous les résultats qu’on était en droit d’en attendre. » Une doctrine : « quels sont les besoins de l’Algérie ? 1° fournir aux colons des connaissances techniques appuyées sur une culture générale susceptible d’être utilisée au cours de leur vie et de leurs entreprises quotidiennes, 2° munir une partie de la population, qui se destine soit aux carrières libérales soit à l’administration, d’une haute culture générale ou professionnelle. Cette seconde catégorie va sans cesse se développant. En 1900, les délégations financières avaient demandé la suppression des Ecoles préparatoires à l’enseignement supérieur et leur remplacement par des instituts techniques et professionnels. Mais après des études consciencieuses, les délégations ont changé d’avis. »13
34Au Sénat, le rapport Bienvenu-Martin n’est remis qu’à la séance du 30 novembre 1909 ; le président du Sénat déclare que ce rapport sera imprimé et distribué. Mais la première délibération du Sénat sur le projet de loi a lieu le 20 décembre. En outre, Bienvenu-Martin demande que l’on déclare l’urgence de ce vote. Le sénateur Nègre, qui se révélera adversaire acharné de la création de l’Université d’Alger, demande aussitôt la parole dans la discussion générale. Il demande l’ajournement pur et simple du vote de création de l’Université d’Alger, au motif que le Sénat doit d’abord débattre de la loi sur les retraites ouvrières (présentée par René Viviani, premier ministre du Travail, et qui sera promulguée en 1910) et des crédits du Maroc. Gaston Doumergue, ministre de l’Instruction publique, intervient immédiatement : il réclame un vote d’urgence, afin que cette loi s’applique dès le 1e janvier 1910. « Ce projet est impatiemment attendu en Algérie, il a été étudié depuis très longtemps déjà… »- Le ministre est alors vivement interrompu par le sénateur de Provost de Launay : « Pourquoi est-il venu si tard ici. On nous saisit la veille du rapport ! »- Bienvenu-Matin proteste, le rapport, il l’a déposé au 30 novembre ! Doumergue insiste à nouveau sur l’urgence, le ton monte et Nègre martèle ses arguments : « Ce projet ne présente pas plus d’urgence que celui des crédits du Maroc, qui vient d’être ajourné. Ce débat s’ouvre dans des conditions d’imprévu et doit être ajourné. » Finalement, un compromis est adopté : le débat est ajourné mais le vote devra avoir lieu avant le 1e janvier 1910.
35Qui est le sénateur Nègre ? Né en 1854 à Montpellier, Louis Nègre fut avocat et même bâtonnier de Montpellier. Sénateur de l’Hérault de 1906 à 1920, il s’inscrivit à la Gauche démocratique et se fit le défenseur des intérêts, surtout agricoles et douaniers, de son département. Il semble qu’il vit dans la Faculté de droit d’Alger une source d’affaiblissement de celle de Montpellier, car les Algérois venaient continuer leurs études à Aix, Montpellier, Toulouse ou Paris. Le débat sénatorial révéla un autre adversaire acharné de la création algéroise : le royaliste Dominique Delahaye (1848-1932), sénateur du Maine-et-Loire de 1903 à 1932, industriel à Angers en matière de cordages et de voiles, président de la Chambre de commerce d’Angers, président fondateur de l’Association des présidents des Chambres de commerce de France. Antirépublicain, antisémite antidreyfusard, Delahaye sembla voir dans l’Université d’Alger un lieu de refuge qui favoriserait les étrangers et les médiocres.
36Louis Nègre commence son attaque du projet en indiquant qu’il existe une première version du rapport Chailley qui dit que « l’Université d’Alger ne doit pas être constituée sur le modèle des Universités de la Métropole ; il importe plutôt d’en faire un organisme bien adapté aux besoins de l’Afrique. Il a été question de lui donner un titre spécial : Institut d’Afrique du Nord, il n’est donc pas utile de créer une Université française de plus ! »- L’amiral de Cuverville prête main forte à Nègre : « C’est la logique ! »- Nègre assène : « Il est bien regrettable que le projet primitif ait été abandonné par le gouvernement. »- Mais le rapporteur Bienvenu-Martin réagit contre cette première attaque : ce futur ministre de l’Instruction publique qui, en 1914, recevra la déclaration de guerre de l’Allemagne en l’absence de Viviani et de Poincaré, non encore revenus de Russie, précise qu’il est faux de dire qu’il y a eu un projet primitif : seuls les mots « Facultés » ont été ajoutés pour remplacer « Ecoles ».
37Nègre s’indigne : « ces trois mots ont radicalement transformé tout le projet ! La commission Liard avait loué tout ce qui avait été fait en Algérie, elle n’avait pas dit que la nouvelle Université d’Alger aurait qualité à délivrer tous les diplômes d’Etat, comme les autres Universités françaises, elle n’allait pas jusque-là ! Or rien n’est prêt à Alger, ce projet ne correspond ni aux demandes, ni aux besoins des intéressés eux-mêmes. Le premier projet disait « les Ecoles d’enseignement supérieur sont constituées en Université », le second projet dit : « les Ecoles reçoivent le titre de Facultés et sont constituées en Université. » C’est un coup de baguette d’une féerie. »
38Nègre dénonce une irrégularité à première vue peu compréhensible : « la collation des diplômes et titres universitaires va être soustraite à l’autorité du Parlement et déférée à l’autorité personnelle du ministre. » En vérité, il incrimine l’article 4 du projet de loi, qui dit : « Les conditions auxquelles les Ecoles supérieures d’Alger seront amenées à délivrer des inscriptions, faire subir des examens et conférer des grades, seront à l’avenir déterminées par décret rendu après avis du Conseil supérieur de l’Instruction publique sur proposition du ministre de l’Instruction publique. » Que dirait Louis Nègre s’il vivait sous la Ve république, avec le régime des décrets autonomes, qui échappent au contrôle du Parlement et ne sont même pas motivés par quelque rapport préliminaire ou exposé des motifs ! Son indignation nous fait sourire : « C’est au ministre qu’est conféré, à l’heure qu’il lui plaira, le pouvoir d’investir ces quatre Facultés créées d’un coup et improvisées d’une pièce, du droit de conférer des titres universitaires, j’ai la plus grande confiance en l’actuel ministre… »- Un sénateur à droite s’exclame : « Mais ! »- Louis Nègre poursuit : « Mais les ministres passent (sourires) et le Parlement se dessaisit au profit des ministres du pouvoir de faire des licenciés, des docteurs, et cela sans contrôle, car je présume qu’on ne soutiendrait pas sérieusement que ce contrôle réside dans l’avis du Conseil supérieur de l’Instruction publique. »
39Nègre revient sur sa principale critique : pourquoi avoir changé ces Ecoles en Facultés ? Bienvenu-Martin répond : « On a jugé que dans le système général de notre législation d’enseignement, une Université impliquerait des Facultés. Ce titre nouveau est mieux en rapport avec leur importance et le rôle qu’elles auront à jouer. » Nègre riposte : « C’est un projet nouveau, non préparé, dangereux, Alger n’a que 1 605 étudiants, 656 à l’Ecole de droit, or 250 n’étudient que la seule législation algérienne, les sciences n’en ont que 89, les lettres 623, mais c’est une statistique complaisante et enflée car sur 623, il y a 244 candidats au diplôme d’arabe et de kabyle. Sous couleur de répandre l’enseignement supérieur en Algérie, on va en ravaler le niveau. Il est préférable d’obliger les étudiants d’Algérie à traverser la mer et à venir au contact de l’esprit français. » Ces mots d’esprit français éveillent immédiatement le nationalisme de Dominique Delahaye, qui fait sa première interruption, en criant : « très bien ! »
40En effet, Nègre développe des arguments contre l’Algérie qui vont enchanter l’extrême droite : « La collation des grades en dehors de la Métropole sera désastreuse, Alger sera un centre d’étudiants étrangers, or les colonies d’étrangers doivent plutôt venir en France s’imprégner de son esprit. » Bienvenu-Martin rétorque : « Il faut ne pas enlever des étudiants à Montpellier. » Nègre est vexé : « C’est là une querelle personnelle. Je suis fils de l’Université de Montpellier. » Le sénateur Couyba renchérit : « L’Université de Montpellier vient du Moyen Age, elle est glorieuse. » Nègre conclut : « C’est une faute grave d’assimiler l’Université d’Alger à celles de la Métropole, il faut qu’il n’y ait à Alger que des Ecoles d’enseignement supérieur, pas de Facultés, et que les diplômes délivrés n’y soient pas d’Etat mais simplement d’Université, suivant l’article 15 du décret du 21 juillet 1897 » [comme il est d’usage alors pour les étudiants étrangers]. Nègre est approuvé par les interruptions de plusieurs autres sénateurs : Eugène Lintilhac, Le Breton, Jenouvrier, Monis14.
41Gaston Doumergue prend la parole pour « rétablir les faits avec une physionomie un peu plus conforme à la réalité que celle donnée par mon ami M. Nègre. Ce projet n’est pas une œuvre hâtive, il a été précédé d’études très complètes, M. Nègre l’a reconnu. » Le ministre a le mérite de poser le problème de la politique algérienne : « L’autonomie financière de l’Algérie a rencontré ici des critiques que j’ai regrettées, on a trouvé ici qu’on allait trop vite en besogne. J’ai regretté certains mots, car j’ai grande confiance dans le loyalisme des Algériens. Ce sont de très bons Français de cœur comme d’intérêts. Malgré quelques hésitations, on a pensé qu’il y avait une question de confiance pour un gouvernement républicain, démocratique, à ne pas traiter en enfants mineurs ceux qui sont appelés à porter sur la terre africaine notre goût d’entreprendre, notre amour de l’humanité, notre civilisation, et à ne pas leur refuser les bienfaits du régime de la Métropole. Quel a été le résultat de cette mesure ? Nous avons assisté à une expansion merveilleuse de l’Algérie. Depuis ces réformes accordées par le Parlement, le développement de l’Algérie a été prodigieux. Il y avait autrefois quelque effervescence en Algérie. Depuis le moment où, selon leur droit, les Algériens ont pu s’occuper de leurs affaires, le calme est revenu… C’est alors qu’il est apparu que le développement naturel de ces réformes, c’était une réorganisation de l’enseignement supérieur en Algérie. Nous ne pouvions laisser l’Algérie dans cette situation mineure qui indiquait un manque de confiance. Nous ne pouvions pas souffrir que les étudiants algériens, qui sont nos compatriotes, fussent obligés de franchir la mer pour solliciter des diplômes qu’on avait l’air de leur accorder comme une faveur et nous avons pensé qu’il était possible en Algérie… » Violente interruption de Delahaye : « Il y a trois mois, vous pensiez le contraire, expliquez-nous ce qui vous a fait changer d’avis. Vous nous faites de grandes phrases ronflantes, mais vous ne donnez pas d’arguments. » (Bruits à gauche, mouvements divers).
42Le ministre reprend : « M. le sénateur, je crains que les sténographes et les secrétaires-rédacteurs n’estiment que je parle avec beaucoup de volubilité. L’heure avancée en est un peu cause, mais si vite que je parle, je ne puis dire tout à la fois. L’instant viendra où je répondrai à l’objection que vous me faites, et j’y répondrai avec des arguments qui, je l’espère, vous convaincront. » (Très bien ! crient des voix à gauche). « Je disais donc que le moment nous a paru venu de compléter les réformes entreprises, de donner à l’Algérie cette réorganisation de l’enseignement supérieur indispensable, en créant là-bas un organisme plus souple, si possible, que nos Universités françaises… Je veux démontrer à M. Nègre que les modifications du premier projet sont insignifiantes : 1° le nom « Faculté », cela n’est que question de mots 2° que les établissements présentent des candidats aux chaires vacantes, le ministre s’efface »… Là, le sénateur Couyba proteste : « le ministre n’a pas assez d’autorité à cet égard. »« … 3° que le doyen est élu et non nommé par le gouvernement. Quant aux diplômes, il n’y a aucun changement, ils ne sont pas conférés par le ministre mais après les examens dans des conditions déterminées par la loi. »
43Nègre semble ignorer qu’en 1909, l’Ecole d’Alger décerne déjà la licence. Doumergue ironise : « Je serais étonné M. Delahaye si, pour une fois, vous étiez d’accord avec le gouvernement. » Daniel de Peytral cherche à interrompre le ministre, mais sa voix est couverte par des protestations, le ministre se fâche : « Je vous en prie ! La discussion devient impossible ! Je vous prie de me laisser parler ! Les Facultés d’Alger n’auront pas le droit de délivrer tous les diplômes délivrés en France ; par exemple, la Faculté de droit ne délivrera d’abord que le doctorat ès sciences politiques et économiques. Actuellement, les étudiants d’Alger viennent quelques jours à Aix, Toulouse, Montpellier, pour soutenir une thèse préparée en Algérie et s’en retournent chez eux. » Une voix s’élève à gauche : « C’est comme ça qu’ils s’imprègnent de l’esprit français ? » Doumergue a beau jeu de reprendre : « cette empreinte n’est pas très forte, c’est plutôt le regret, la fatigue du voyage, l’argent dépensé. » Ernest Monis coupe : « Vous en faites des gens bien terre à terre ! »- Doumergue s’irrite : « L’esprit français ! Mais ils l’ont appris auprès des professeurs d’Alger qui sont des hommes éminents ! » (Très bien ! Très bien ! clament des voix à gauche.) « Il y a en Algérie aussi des savants qui font autorité. » Couyba approuve : « C’est très vrai ! » Doumergue cite l’exemple de Maupas, « dont les découvertes en bactériologie ont une importance capitale, or c’est un savant modeste. » Couyba : « C’est un très grand savant ! » Delahaye : « Vous n’avez toujours pas expliqué… » (exclamations, cris, bruits).
44Un incident a lieu entre le président du Sénat et Delahaye (péripétie usuelle pour le sénateur royaliste, souvent rappelé à l’ordre) : « M. Delahaye, veuillez permettre à M. le ministre de poursuivre son discours comme il l’entend. » Delahaye : « Nous avons pourtant le droit d’interroger le ministre sur les causes de ses contradictions. » Doumergue rétorque alors à Delahaye qu’il poursuit l’œuvre de Salvandy, le célèbre ministre de Louis-Philippe, « qui n’était pas républicain. Les premiers pionniers de l’Algérie avaient dès le premier jour pensé que c’était par l’instruction qu’il fallait commencer. Salvandy a dit en 1847 : « Si c’est par la guerre que l’Algérie a été conquise, c’est par la civilisation qu’elle doit être conservée. J’aspire au jour où ses Ecoles pourront être constituées universitairement »… Actuellement, il n’y a plus de crainte quant au loyalisme des Algériens, il faut voir là-bas, Messieurs, s’agréger ce bloc français, on nous cite souvent le nombre considérable d’étrangers qui se sont installés en Algérie, et l’on prétend que leur influence est malheureuse sur la mentalité des Algériens. C’est faire preuve d’un manque de confiance dans la vitalité de notre race que de s’imaginer que l’élément français peut être absorbé par l’immigration étrangère, or c’est le contraire qui a lieu. Nous sommes en droit d’affirmer que l’Algérie enrichit la France… Elle nous prépare de très importants contingents pour notre défense militaire, … Il serait étrange de marchander les bienfaits de notre enseignement supérieur… Certains ont dit jadis : « pas d’enseignement primaire pour les Algériens », or le Parlement ne s’est jamais associé à cette guerre et l’enseignement primaire a eu des effets prodigieux en Algérie. »
45Doumergue fut juge de paix en Algérie au temps de sa jeunesse, il évoque cette expérience : « ayant vécu en Algérie comme modeste magistrat, j’ai vu le colon et l’indigène de près, et je sais combien l’indigène est avide de science et de savoir qui, pour lui, constitue la clé des richesses qu’il trouvera en Algérie… L’on a dit : « par l’enseignement, vous allez faire des déclassés, des chaouch, des mendiants pour les rues des grandes villes », or en Kabylie, sur 16 000 élèves scolarisés en vingt ans, 15 000 sont allés vers les professions libérales. Au moment où on développe les richesses minérales et l’agriculture, donnez donc à l’Algérie la culture intellectuelle qui vient de l’enseignement supérieur. » (Vifs applaudissements à gauche et au centre). « Les maîtres se forment en France, l’agrégation a lieu à Paris, c’est donc toujours l’esprit français qui vivifiera l’Algérie, aussi ai-je toute confiance en la sagesse du Sénat. » En conclusion, Doumergue espère que Nègre se ralliera à ses idées et que le Sénat votera le projet de loi15. Il est salué de très vifs applaudissements, mais des voix crient : « A demain ! »- Après un échange de vues, il est décidé que la séance reprendra le lendemain à 2 heures de l’après-midi et que l’on traitera des retraites ouvrières à 3 heures. La séance est levée à 7 h du soir. La question est donc reprise le mercredi 29 décembre 1909, en session extraordinaire.
46Le sénateur Ernest Monis (1846-1929), avocat à Bordeaux, député puis sénateur de la Gironde jusqu’en 1920, qui fut président du Conseil en 1911, se lance dans un grand discours général sur l’enseignement sans traiter de l’Algérie, le ministre le coupe, lui demandant de réserver ce discours pour le débat de discussion générale du budget de l’Instruction publique. Monis se fâche : « laissez-moi donc faire mon discours ! Il y a quelque chose qu’on n’enseigne plus, c’est de parler et d’écrire en français. En tant que Garde des Sceaux, j’ai eu en mains durant un an les rapports des procureurs généraux… Autrefois, les grands magistrats gardaient la forme de la langue… » De Lamarzelle interrompt : « presque tous traduisaient Horace ». Monis : « Ces documents sont absolument déplorables, la phrase est molle et équivoque » (rires) « … absence complète de composition, de clarté, de noblesse dans la construction même du discours. » Monis se lance dans un éloge de l’enseignement technique en Allemagne : il y a une Faculté de marine à Danzig, une Ecole des eaux et forêts à Karlsruhe, « nos Universités sont vieillies… entrer dans la fonction publique, c’est se consacrer à gêner l’initiative des autres, nous avons trop de fonctionnaires ! Et en Algérie, il s’est fait des infiltrations, bien que je ne croie pas au séparatisme. » Voilà qu’il parle enfin de l’Algérie, le sujet !
47Monis dénonce longuement les Européens étrangers en Algérie : « Infiltration espagnole dans la région d’Oran, italienne et maltaise à l’est, 98 889 Espagnols en Oranie sur 276 400 Européens, donc 93 010 Français seulement ! Il y a 762 Français naturalisés par décret individuel (anciens légionnaires allemands), 8 657 naturalisés par le décret Crémieux de 1870 (Israélites) et leurs fils et filles, 15 198, outre 44 503 naturalisés par la loi de 1889 (fils d’Espagnols nés en Algérie). Tous nous doivent le service militaire, mais ils ne se mêlent pas à l’élément français. A Oran, les Espagnols sont à 2 contre 1 par rapport aux Français, or les Espagnols sont prolifiques, ils travaillent, acquièrent une petite terre et font venir d’autres Espagnols. Il ne leur faut que 7 ou 8 h de mer par balancelle, alors qu’il faut 40 h de Marseille ou 21 h de Sète par navires… Cette infiltration est dangereuse, lisez les graffitis des villes, écoutez les grossièretés dans la rue, voyez la cruauté des crimes d’assises de ces Espagnols, vous n’y trouverez pas l’esprit français. » Monis conclut en contestant les chiffres des Ecoles d’Alger, il dit que la plupart des étudiants ne recherchent que de très modestes certificats pour devenir greffier de justice de paix, avoué, huissier. Il est inutile de créer en Algérie un Institut des sciences politiques par exemple ! Il faut y créer une Université de type allemand qui y dispenserait un simple enseignement technique pour former des ingénieurs et des contremaîtres16.
48Le rapporteur Bienvenu-Martin (1847-1943), radical-socialiste, ministre de l’Instruction publique en 1905-1906, va à l’encontre des propos de Monis (de la gauche démocratique) et défend l’idée d’une Université d’Alger, il fait aussi l’éloge des Universités françaises (cinq ans plus tard, en 1914, l’éloge de l’Allemagne ne sera plus guère de mise) : « les Universités françaises, malgré un cadre un peu ancien, connaissent un mouvement très fécond d’orientation de la science vers les applications industrielles. Les 1 605 étudiants d’Alger sont bien réels, c’est une jeunesse avide d’instruction. Les Universités françaises ne sont pas décrépites, mais bien vivantes, nous devons créer à Alger une Université de type nouveau, non coulée dans le moule des Universités de Métropole, mais établie sur un plan différent : les quatre Facultés ne seront pas séparées, car, à Alger, la personnalité civile reviendra à la seule Université. Ainsi les ressources en personnel et en matériel ne seront pas compartimentées, on aura des services communs, des groupements de cours de Facultés différentes, afin de créer par exemple, un institut d’études musulmanes. Les cours d’économie développeront une agence de statistiques et de renseignements commerciaux. » Delahaye interrompt pour dire : « vous n’avez plus d’instituts maintenant, mais des Facultés », il semble ne pas comprendre ce que dit l’orateur, il va l’interrompre encore six fois ! Citant Paul Bert et de Rozière, le rapporteur dit : « si vous voulez attirer en Algérie des professeurs de renom, créez des Facultés. » Puis le débat dévie longuement sur l’Ecole de médecine de Marseille, qu’il conviendrait d’ériger en Faculté17.
49Le président donne alors la parole à Delahaye, qui répond qu’il ne l’a pas demandée ! Il donne alors la parole à Charles-Albert Aubry (1853-1939), que Delahaye va interrompre trois fois, le président se fâche et lui demande de cesser d’interrompre, l’autre réplique : « tout à l’heure, vous vouliez me donner la parole, et maintenant vous m’imposez silence. » Député puis sénateur d’Algérie de 1902 à 1920, médecin et maire de Sétif, Aubry (du groupe de l’Union démocratique) explique qu’il faut promouvoir la recherche en Algérie, y faire un inventaire général des ressources et des besoins. « Une haute culture scientifique sera la condition même d’un jaillissement continu d’inventions pratiques, de création de richesses, ceci a caractérisé nos trente dernières années, voyez les exemples de Pasteur, Berthelot, Calmette. » Aubry entreprend de répondre à Monis et à sa xénophobie : « L’Algérie a vu passer nombre de Gouverneurs, de préfets, de sous-préfets, or lequel d’entre eux a signalé un danger de séparatisme ? J’habite l’Algérie depuis plus de trente ans et je suis originaire de la frontière de l’est. Je n’aurais pas accepté de représenter Constantine à la Chambre et au Sénat si je n’avais eu la certitude que le patriotisme de cette population n’est pas aussi vibrant que celui de la Métropole. On invente la prétendue « mentalité algérienne » or la solution est d’imposer à trois douzaines de nos meilleures étudiants d’aller passer leurs examens en France, or ceux-là sont protégés par la fortune d’une mentalité contestable. Le seul moyen de faire aimer la France aux indigènes et aux étrangers espagnols ou italiens est de diffuser l’instruction. Depuis sept ans, 700 classes nouvelles ont été créées. Nous allons vers l’assimilation, nous appliquons à l’Algérie la loi militaire, les lois sociales, alors pourquoi refuser à Alger ce qu’on accorde à Dijon, Aix, Grenoble. Suivons l’exemple de la Grande-Bretagne, qui a créé des Universités au Canada, au Cap et en Australie. »18
50« L’inévitable Delahaye », comme l’appellent certains journaux, veut avoir le dernier mot, il demande alors la parole : « On ne nous a pas encore dit pourquoi on crée des Facultés à Alger. Ce sont globules et assiettes au beurre universitaires et pas autre chose ! » Le marquis de Carné s’écrie : « très bien ! »- Delahaye s’emporte : « la camaraderie l’emportera, le ministre nommera à Alger des protégés… Les candidats aux examens afflueront non à cause de la douceur du climat mais à cause de la douceur des examinateurs (rires). Le patriotisme bouillant d’exaltation du ministre ne m’a pas ému. Je me disais : voilà un homme qui s’apprête à ouvrir une fabrique de métèques (exclamations à gauche), car voilà à quoi aboutira votre Université d’Alger. Ce sera le refugium cretinorum de l’avenir, les refusés iront à Alger passer des examens faciles (hilarité des sénateurs) tout comme jadis il y avait des Facultés plus faciles que d’autres. » Malgré cette charge, l’ensemble du projet de loi est adopté19.
51De 1910 à 1914, les allocutions annuelles de rentrée du doyen Morand, publiées par la Revue algérienne…, permettent de se faire une idée précise de la vie de la Faculté de droit. 19 étudiants se sont inscrits en doctorat dès 1910, il y a 778 étudiants, en comptant les élèves de la Médersa qui suivent les cours de droit français destinés aux indigènes. Des étudiants d’Alger sont allés soutenir des thèses à Paris : relevons ici les noms de deux futures célébrités : Colin et Milliot. En 1911, le décret du 28 mars autorise Alger à délivrer le doctorat ès sciences juridiques, faisant ainsi de cette Faculté une Faculté de plein exercice. A cet effet, deux cours spéciaux sont créés : Pandectes, histoire du droit français. Ces cours sont confiés à un jeune docteur admissible à l’agrégation : Durtelle de Saint-Sauveur. En 1911, neuf Algérois vont soutenir leur thèse à Paris, dont un musulman, Taleb Abdesselam. En 1912, le nombre des inscriptions a tellement fléchi en France que la Faculté de Toulouse a ouvert une enquête sur ce phénomène ; à Alger point de fléchissement. Deux cours de doctorat sont créés : droit civil comparé, droit administratif. Les amphis d’Alger sont trop petits et le manque de salles oblige à des horaires incommodes. Les effectifs algérois fléchissent un peu en 1913 : de 879 à 847 (les causes : encombrement des carrières libérales, service militaire de trois ans). Alger est au premier rang des Facultés de province pour le nombre des étudiants ayant passé l’examen de licence. Une grande réforme est mise en place dans les Facultés de droit : les examens ne seront plus oraux mais comporteront des écrits. Ceci fait suite à la fameuse suppression de la notation en boules et à son remplacement par la notation en chiffres de 0 à 20. Mais tous ces problèmes ne relèvent-ils pas plutôt d’une histoire des Facultés de droit au vingtième siècle ?
Notes de bas de page
1 Journal Officiel (J.O.), 1878, 8 et 9 février, Chambre, p. 1335-1336, 1350-1351 (annexe 236), 7 avril 1879 (annexe 103) p. 3045-3046.
2 J.O. 1879, Chambre, 17 février, p. 1158-1163, 1203-1204, 1954 et s., 1962. 8 décembre 1879, p. 10798-10799 (Chambre, annexe 1912).
3 J.O. 1879, Sénat, p. 7098-7101 (annexe 301), séance du 18 juillet 1879, p. 6929- 6930.
4 J.O. 1879, Sénat, séance du 3 août, p. 7999-8001, 8007-8008. J.O. du dimanche 21 décembre 1879, p. 11361-11362 (texte de la loi), p. 11698 (J.O. du 31 décembre, rectificatif).
5 Voir le livre (collectif) publié à Alger par la délégation générale du gouvernement, Université d’Alger, Cinquantenaire, 1909-1959, 258 p., Imprimerie officielle, p. 15- 21, 28-40, 55-60.
6 La collection de cette revue est en cours de numérisation (site Gallica, B.N.F.).
7 Revue algérienne…, 1922, p. 93-102, nécrologie, discours prononcés aux obsèques.
8 Voir Dictionnaire historique des juristes français XIIe-XXe siècle, sous la dir. de P. Arabeyre, J.-L. Halperin, J. Krynen, Paris, 2007, J. Bastier, « Marcel Morand », p. 577-578. Voir aussi les notices que nous avons consacrées à « Robert Estoublon » (p. 313), « Emile Larcher » (p. 465-466), « Frédéric Peltier » (p. 606).
9 Revue algérienne…, 1906, p. 117-122, 127-132.
10 Revue algérienne…, 1918, p. 1-16, nécrologie, discours prononcés aux obsèques.
11 Outre notre notice précitée sur Peltier, voir aussi le livre du Cinquantenaire de l’Université d’Alger, précité, p. 70-75, avec les portraits de Peltier, de Morand, la photo de Larcher en officier, p. 83.
12 J.O. 1909, Documents parlementaires, Chambre, p. 1087-1088, annexé à la séance du 11 mai. Vote à la séance de la Chambre du 5 juillet, J.O. 1909, Chambre, Débats, p. 1015, 1639, 1806.
13 J.O. 1909, Doc. Parl., Chambre, annexe 2597, séance du 24 juin 1909, p. 1265- 1268.
14 J.O. 1909, Sénat, Débats, p. 967 (30 novembre), 1161-1162 (20 décembre), 1248- 1250 (28 décembre).
15 J.O. 1909, Sénat, Débats, p. 1251-1253.
16 J.O. 1909, Sénat, Débats, p. 1257-1261.
17 J.O. 1909, Sénat, Débats, p. 1261-1266.
18 J.O. 1909, Sénat, Débats, p. 1267-1268.
19 J.O. 1909, Sénat, Débats, p. 1269-1271. Sur les ministres et parlementaires intervenus dans les débats, voir Dictionnaire biographique des Parlementaires français, sous la dir de Jean Jolly, Paris, 1960, actuellement numérisé (site de l’Assemblée nationale).
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Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
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