Le songe positiviste de J.B. Brissaud
p. 271-297
Texte intégral
1Lot-et-Garonnais de souche, Jean-Baptiste Brissaud a illustré l’essentiel de sa vie professionnelle et sociale à Toulouse où pendant près de vingt ans il s’est fait hautement apprécier pour son aménité et son activité dans les cercles intellectuels de la capitale provinciale, comme le marquent dans les revues les louanges qui déplorent sa disparition subite et prématurée en août 1904. Ce « méridional girondin »… « Cet Agenais à la bouche pleine de finesse et aux yeux pleins de rêve, ce sage »« conquit à Toulouse ses lettres de grande naturalité »1. Le sérieux, la précision et la vigueur de ses communications et de ses comptes rendus dans les publications locales, ses qualités d’orateur et de causeur à la Faculté et dans les sociétés savantes, lui ont permis d’assumer la présidence de deux académies, celle de législation et celle des sciences, inscriptions et belles lettres, celle-ci rarement échue à un juriste, sans compter une participation précoce et diligente à la Revue des Pyrénées et aux Annales du Midi qui venaient de se constituer. Ses pairs comme ses étudiants ont souligné son abord facile, son enthousiasme communicatif, sa sollicitude pour ceux qui acceptaient de consacrer une partie de leur labeur à la science désintéressée. Il les aidait parce qu’ils l’aidaient, ne concevant pas la recherche individuelle et sa réflexion synthétique sans de multiples coopérations, même à des échelons très différents. Pour Brissaud, l’universitaire a un véritable rôle social à jouer dans le milieu où il vit mais sans transiger sur les impératifs méthodologiques et l’objectivité absolue que lui impose sa rigoureuse spécialité : ainsi, dans les sociétés savantes, parfois dès son admission, n’hésite-t-il jamais à intervenir pour rectifier des erreurs, des imprécisions ou des lacunes qu’il décèle chez le conférencier du jour, tout en lui prodiguant les marques de la plus parfaite estime2. Ce sens critique toujours en éveil se retrouve dans ses nombreux comptes rendus circonstanciés. Jamais chez lui l’éloge sur le fond ne va sans quelques réserves sur la forme : le professeur pointilleux et sûr de sa science perce toujours sous les civilités. Cette exigence jamais relâchée est le corollaire de ses convictions positivistes où la connaissance ne doit jamais cesser de progresser.
2Mais son culte du savoir est sans œillères, comme l’apostolat qui en découle. Brissaud est homme de conciliation, de synthèse, d’équilibre et de balancement : son admiration jalouse pour l’érudition allemande, sa méthodologie et son travail encyclopédique, ne lui fait pas dédaigner les qualités françaises de clarté dans les idées et leur expression, accessibles à tous ceux qui veulent penser, y compris en dehors des cénacles universitaires3. Même pour perfectionner sa spécialité, le professeur ne doit pas se confiner mais au contraire trouver dans d’autres domaines des idées et des faits qui lui permettent d’approfondir sa perspective. Mais Brissaud sait que les humains ont aussi besoin d’idéal pour motiver leurs recherches. L’amour du pays natal est un puissant ressort de l’activité intellectuelle, il l’éprouve d’expérience lui qui l’a chanté dans ses poésies, lui qui restera toujours très attaché à son Lot-et-Garonne dont il se réservera la recension des revues locales dans les Annales du Midi ou qui assortira ses comptes rendus de quelques remarques précises et concrètes fleurant l’autochtone4. Mais très informé des grands chantiers de la recherche, à l’heure où la science française entend rattraper sa rivale allemande, Brissaud veut utiliser et subsumer le localisme de certaines études et des faits de terrain ainsi recueillis pour confirmer les vues synthétiques et abstraites qu’il propose au plan national, ou à celui du plus grand Midi, c’est-à-dire un bon tiers de la France, ou au moins à celui d’un vaste Sud-Ouest.
3 Car pour renouveler l’appréhension historique de ce vaste Midi, ce « poète et bénédictin » songe à un grand-œuvre qui aiguillonne son activité dans les revues, les cercles et même les amphithéâtres toulousains. La disparition précoce de Brissaud à quarante-neuf ans ou la démesure de son projet l’empêchera à jamais d’advenir : malgré son effort et son enthousiasme « les travaux préparatoires de (cette) œuvre de longue haleine » n’ont pu être poussés assez loin pour susciter de véritables héritiers réalisant les promesses de Brissaud, même si des continuateurs au vingtième siècle, vont s’inspirer en partie de certaines de ses idées concernant le Midi, et en particulier ce Sud-Ouest qui l’a tant passionné.
I – Le rayonnement du professeur
A - Un rôle d’encadrement
4Favorable à une modernisation des méthodes pédagogiques universitaires en complétant l’enseignement magistral par des exercices pratiques d’application en petits groupes, Brissaud, dans tous ses cours, s’attache à remarquer dans son auditoire les étudiants intéressés par l’histoire du droit5. Il les regroupe, ce qui forme autour de lui « les éléments d’un séminaire qui aurait été se développant et où il aimait à se livrer… à des travaux pratiques critiques des textes et des chartes qui devaient… les former… au travail scientifique ». C’est une propédeutique à des recherches plus personnelles. Évidemment, les documents méridionaux sont particulièrement utilisés dans les thèses portant sur le Moyen Age qu’il dirige, avec même parfois des sujets spécifiquement provinciaux. Mais surtout, Brissaud propose d’associer au niveau local ses étudiants les plus volontaires au grand œuvre qu’il projette. Tout d’abord, une grosse quinzaine d’entre eux doit rechercher par tous les moyens, dans tous les dépôts possibles, autour de leur commune d’origine, les documents se référant aux usages et aux privilèges du lieu. Au stade supérieur, les plus capables font une nomenclature des coutumes d’une zone plus vaste, voire même d’un département entier, le Gers pour Georges Kontz, l’Aveyron pour Émile Baillaud. Les allusions du maître d’œuvre et de ses éloges funèbres à cette entreprise relient la modernité des moyens employés dans cette « chasse » qui constitue « un genre de sport » avec la métaphore militaire, filée pour son organisation et sa réalisation. Avec son « État-major » à Toulouse, Brissaud, son chef, répartit sur le plat pays ses « éclaireurs » chargés des « reconnaissances » indispensables. Parmi eux, Kontz à bicyclette pendant ses vacances – quand l’armée expérimente ses éclaireurs cyclistes – ou Baillaud, bientôt explorateur au Soudan, qui utilise la photographie6. J. Fourgous et G. de Bezins produisent une œuvre plus substantielle, un mémoire sur les anciens Fors de Bigorre publié d’abord dans le Bulletin de la société savante des Hautes-Pyrénées puis tiré à part. Devant l’Académie des Sciences - Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse, Brissaud les félicite d’avoir soumis à une critique savante un texte déjà édité auparavant, mais de façon hâtive et lacunaire. Au contraire de leurs devanciers fautifs, ils ont d’abord choisi le meilleur manuscrit de base avant de commenter méthodiquement tous les aspects, avec leurs variantes, de ces anciens Fors de Bigorre. Aussi, sur la recommandation de Brissaud qui est rapporteur du concours 1900, ses deux étudiants seront-ils primés par l’Académie. En effet, Brissaud utilise les sociétés savantes toulousaines en particulier dans leurs concours dont il est régulièrement le rapporteur, pour encourager les plus distingués de ses élèves. Par là, il les incite à s’intéresser aux activités académiques, voire à les rejoindre, alors qu’il cherche à ouvrir et à rajeunir les sociétés savantes en vitupérant un numerus clausus à ses yeux beaucoup trop restrictif et suranné. Notons encore qu’en 1896, G. Kontz est médaillé par la Société archéologique du Midi et en 1904, P. Rogé est récompensé par l’Académie des Sciences - Inscriptions et Belles Lettres pour son travail sur la coutume de Mondouzil, avec un rapport du sourcilleux archiviste départemental Pasquier constatant que « le texte établi d’après les règles de la critique est accompagné de commentaires » qui « en font connaître méthodiquement les principales dispositions »7. A cette date, P. Rogé a d’ailleurs été choisi par Brissaud pour l’aider dans l’établissement des « Textes additionnels aux anciens Fors de Béarn ». L’élève poursuivra et terminera cet ouvrage en se conformant au vœu du maître subitement disparu pour donner une édition exhaustive de textes publiés trop partiellement au milieu du dix-neuvième siècle.
5Au-delà des étudiants, Brissaud songe à maintenir un lien entre la Faculté et ses anciens élèves en les associant, d’une manière ou d’une autre, à de grands projets tels celui qu’il propose : à défaut d’une recherche effective leur soutien moral au moins sera utile puisqu’ils contribuent à façonner l’opinion publique, désormais reine, en particulier pour obtenir moyens et subventions8
6Dans une perspective semblable, Brissaud s’adresse aux sociétés savantes qu’il veut « mettre dans la confidence » pour gagner, sinon une coopération active, du moins « quelques sympathies et mieux quelques complicités » qui lui faciliteront la tâche9. Sans insister, il a auparavant indiqué que dans la nouvelle société fondée sur « la spécialisation croissante et la nécessité de plus en plus grande de la division du travail » les Universités devaient en partie reprendre la tâche dont seules les académies provinciales s’acquittaient auparavant : animer, coordonner, contrôler et sélectionner la production venue de la base des érudits locaux10. Dans leur enceinte, exerçant de hautes fonctions en leur sein, il ne peut sans les froisser aller au bout de son raisonnement, comme Célestin Bouglé ou le directeur à l’époque de l’enseignement supérieur qui désirent expressément une régulation des fonctions, l’Université régionale orientant l’activité des sociétés savantes locales11. Mais tous les universitaires savent que si « la collaboration des Facultés leur doit être de plus en plus nécessaire » il y faut suffisamment de tact et de présence mondaine pour ne pas indisposer leurs membres, fiers du renom ancestral de leurs académies et qui appartiennent à un milieu d’érudits provinciaux grandement constitué de hobereaux, de rentiers, de prêtres, plutôt hostiles à la République, donc a priori réservés vis-à-vis des Universités qu’elle développe. Les annales régionales qui éclosent alors dans les grandes métropoles permettent d’ailleurs d’associer plus étroitement ces élites des sociétés savantes aux préoccupations des universitaires.
7Brissaud se sert de ses comptes rendus dans les revues régionales – au premier chef les Annales du Midi – pour faire remarquer les travaux des érudits non toulousains qu’il juge les plus intéressants à un titre ou un autre. Indirectement il jauge ainsi la fécondité des sociétés savantes départementales qui sont pour lui une assise indispensable de l’histoire locale. En s’aidant de leurs travaux et de leurs structures, il veut que chaque département ait un jour son recueil de chartes et de coutumes ; et ce cadre consacré permettra aussi de solliciter l’aide du Conseil général qui voudra sans doute participer à cette valorisation. De façon plus générale, avec tant de documents dispersés partout qu’il faut découvrir et exploiter, le chantier de la micro-histoire est suffisamment vaste pour que toutes les bonnes volontés trouvent à s’y employer utilement, chacune à sa place. Par la méthodologie et les échanges qu’elles suscitent, les sociétés départementales doivent chercher à bonifier ces travaux.
8Brissaud veut profiter de « l’extension de la culture intellectuelle » qui caractérise la modernité. Mais il est trop positiviste pour se contenter d’une érudition locale pour elle-même, par simple esprit de clocher. La connaissance étant cumulative amène désormais la coopération nécessaire de tous ceux qui travaillent sur la même matière – même avec des perspectives et à des niveaux différents. Avec un but scientifique commun, l’attrait légitime du terroir doit rassembler, transcender les clivages partisans, politiques et religieux, et les sociétés savantes sont le creuset le plus naturel de ces regroupements féconds12. La sauvegarde urgente de documents ignorés menacés de disparaître dans l’indifférence ne permet pas de rebuter le moindre effort. Déjà, pour les chartes « beaucoup de documents ont été sauvés grâce à la petite agitation que nous avons créée mes amis et moi… Il faut faire des recherches sur place… partout… fouiller personnellement… »13. Certes, de prime abord, le rôle essentiel de direction au niveau départemental devrait être assumé ici par les archivistes -comme l’atteste l’activité exemplaire de Pasquier qui a recensé et publié de nombreuses chartes ariégeoises - mais Brissaud semble avoir été déçu par leur lenteur14, surtout dans la dernière décennie de sa vie.
9Au niveau élémentaire de la commune, deux personnalités antagonistes mais symétriques peuvent être les hommes de terrain idoines, connaissant de l’intérieur l’histoire, les légendes, les pratiques et les monuments de leur terroir, aptes à saisir immédiatement l’intérêt d’une trouvaille fortuite : le curé et l’instituteur qui représentent sur place deux sources majeures qui se partagent l’érudition locale, les prêtres et les enseignants. Au nom de l’œcuménisme de la recherche auquel il sera toujours fidèle, Brissaud, républicain convaincu et catholique libéral, jansénisant, ne dédaigne jamais le travail savant des clercs. Ses comptes rendus sont pour eux plutôt élogieux et ses rapports les font régulièrement récompenser dans les académies toulousaines. Tout au plus relève-t-il à l’occasion des pointes antiprotestantes hors de l’objectivité qui sied à la science15. Mais il serait plus facile de compter sur les instituteurs, car Brissaud pense, comme le recteur Perroud et la Société archéologique du Midi, qu’en leur adressant des formulaires méthodologiques, on pourrait officiellement les inciter à s’intéresser aux particularités de leur terroir, comme le font déjà certains d’entre eux, exemplaires, qui rédigent des monographies sur l’histoire ou la préhistoire de leur commune16 (au niveau supérieur, Brissaud a directement conseillé le directeur de l’enseignement primaire à Muret qui a inventorié les coutumes de la Haute-Garonne).
10Au niveau infra-départemental, la multiplication et la dissémination de monographies et de toutes petites publications trop généralistes et intermittentes, la faiblesse de leur rayonnement et de leur tirage, gaspillent une grande partie des efforts appréciables de la micro-érudition en les rendant difficilement accessibles hors de leur terroir. Or, pour Brissaud, un document n’a d’intérêt que s’il peut être exploité par la communauté scientifique dans une perspective synthétique qui l’englobe en le subsumant. Par ses revues, l’échelon régional doit distinguer, en les sélectionnant, les travaux qui, même sur une échelle très minime, ont valeur significative pour une histoire plus large, provinciale, sinon nationale. En ce sens, pour divulguer certaines observations judicieuses, Brissaud multiplie les comptes rendus afférents aux publications locales dans les périodiques toulousains, et même nationaux. Sous les compliments d’usage, pour ne pas décourager les bonnes volontés que Brissaud sollicite, point évidemment la supériorité de méthode et de connaissances générales du professionnel sur des amateurs qui, pour être éclairés, n’en risquent pas moins, abandonnés à eux-mêmes, de succomber au dilettantisme de la facilité. Aussi Brissaud insiste-t-il sur la nécessité de tenir à jour ou de renouveler les publications afin qu’elles restent des outils de travail efficients dans l’évolution rapide des connaissances locales et générales. Il félicite ou incite les érudits à ne jamais s’endormir sur leurs lauriers car la science est pour lui une maîtresse insatiable. Pour son Lot-et-Garonne natal il a lui-même complété la nomenclature des coutumes effectuée auparavant par un savant du cru17.
B - La méthodologie moderne
11La conception de son monumental manuel d’histoire du droit est révélatrice encore de son souci toujours de servir la communauté scientifique. Son étendue, ses développements et ses notes abondantes en font sciemment un ouvrage hybride, pédagogique pour les étudiants mais offrant aussi aux chercheurs des perspectives actualisées et de nouvelles pistes, par exemple sur les coutumes du Midi18. Outil de travail exclusivement centré sur le Midi cette fois, le recensement bibliographique effectué dans une publication allemande par Brissaud des parutions relatives au sud de la France entre 1890 et 1900 permet même de documenter les universitaires de l’aire germanique sur notre histoire locale19.
12A la pointe des connaissances, l’histoire positiviste repose désormais sur une méthodologie scrupuleuse que les universitaires doivent faire respecter de tous les chercheurs comme l’attestent les comptes rendus critiques de Brissaud : inventaires, notes, bibliographie exhaustive et actualisée, index, sont indispensables à tous les niveaux de publication. Car le vrai but, au plan supérieur, universitaire, c’est la synthèse (« il est bon sans doute de laisser parler les documents mais une mosaïque de textes n’est pas une histoire » indique Brissaud dans un de ses comptes rendus)20. Elle ne vient plus de l’illumination romantique d’une personnalité géniale, mais de l’agencement patient et méticuleux des faits particuliers hiérarchisés et combinés par les idées et les catégories dégagées par la Science. A l’occasion, Brissaud avoue que certaines de ses interprétations sont conjecturales ou partielles, légitimement discutables ; mais l’essentiel est que les bases de son raisonnement, ses éléments constitutifs, soient véridiques et que ses contradicteurs puissent s’en assurer. C’est la démarche scientifique qui à tous ses niveaux circonscrit sans cesse davantage une vérité, mais sans jamais la saisir complètement, se bornant surtout à comprendre les tendances externes et internes de son évolution.
13Ainsi s’explique à la fois la rigueur minutieuse de Brissaud et son ouverture d’esprit à des perspectives nouvelles si elles sont suffisamment étayées par des fondements concrets évaluables de quelque façon. Mais tout dépend évidemment de la perspective où l’on se place. Plus la recherche est délibérément locale, plus elle s’interdit de s’élever dans les sphères de la synthèse où le fait est éclipsé par la signification qu’il revêt dans une réflexion globale de scientifique normalement universitaire. Si les romantiques sont blâmables d’avoir effectué trop prématurément des généralisations hâtives et superficielles, il faut leur rendre cette justice qu’ils ont insufflé dans l’histoire un enthousiasme en son temps nécessaire. Il faut conserver leur passion d’appréhender le passé mais se débarrasser de la grandiloquence de leurs mythes et de leur rhétorique21. La véracité est toujours préférable même lorsqu’elle semble égratigner la gloriole locale. L’Histoire ne doit pas déboucher sur une nostalgie passéiste, conception statique qui méconnaîtrait la loi irréversible de l’évolution permanente des sociétés.
14Ainsi, l’Histoire vit désormais « à l’âge des monographies. C’est par le détail, en reprenant patiemment jusqu’aux plus humbles particularités… qu’on refera l’histoire de France. Les monographies sans prétention dont le seul mérite est de reposer sur de consciencieuses recherches, donneront par leur réunion un tableau plus exact du passé de notre pays que les esquisses géniales des Augustin Thierry et des Michelet ». En les combinant s’élaborera, « par une coopération cordiale, une histoire de villes, de provinces, qui sont la condition de cette histoire générale de la France »22. L’Histoire positiviste est aristotélicienne où l’Histoire romantique était platonicienne.
15Pour reprendre la métaphore militaire, le centre régional, avec ses Facultés et ses académies, figure l’état-major qui oriente l’activité des hommes de terrain, les soutient, avant de déterminer les plans globaux à partir des renseignements remontés jusqu’à lui. D’ailleurs, tout comme en 1870, l’armée prussienne l’a emporté par son état-major issu de son académie militaire, la supériorité de l’Université allemande tient en sa capacité à collecter méthodiquement et systématiquement tous les documents qui, réunis, formeront le corpus d’illustres collections encyclopédiques frayant la voie des synthèses décisives dans le progrès des idées historiques23.
16Rendant compte du travail d’un clerc érudit sur des documents du dix-huitième siècle relatifs à un établissement religieux, Brissaud note significativement que très locaux « les faits par eux-mêmes ont peu d’importance ; ils révèlent cependant l’état de l’esprit public. L’Édit de 1749 a son commentaire et son explication dans les faits de ce genre… ». De même, deux savants toulousains réputés Le Palenc et Dognon, publiant la coutume de Lézat par leur notice historique « plaçant ainsi la coutume dans son cadre naturel… ont su donner un grand intérêt à des querelles banales… on saisit sur le vif les relations féodales, la puissance et la faiblesse de l’Église… ». Contrairement à l’Histoire romantique qui telle l’Histoire ancienne, ne retient que les épisodes exceptionnels, mémorables, l’Histoire scientiste peut se servir de tout, même d’une indication objectivement minime, si un historien compétent sait la subsumer pour en faire un révélateur symptomatique24.
17Si, pour être pleinement utile, un document ne peut aller, quel que soit son niveau, sans un appareil de notes et de commentaires qui l’éclaire, l’érudit qui l’édite doit être savant. Il doit disposer d’un large éventail de connaissances diversifiées. Il lui faut ainsi se frotter d’histoire, de religion, de droit, de psychologie collective et individuelle, et encore parfois de folklore. Fidèle à ses influences germaniques, Brissaud prise particulièrement la philologie qui lui permet de reconstituer la généalogie des textes, les emprunts de l’un à l’autre, afin de suggérer, à partir des formules estimées les plus authentiques, les pratiques et les tendances originelles, en les dégageant des adjonctions et des altérations ultérieures. On retrouve ainsi la méthode comparatiste fondamentale dans l’œuvre de Brissaud25. S’ils ne saisissent pas complètement une disposition de leur document, s’ils se heurtent à une lacune, il conseille aux lettrés locaux de se référer aux textes et aux usages similaires à la même époque dans des lieux voisins pour donner une idée vraisemblable de ce qui a été ou de ce qui aurait pu être. A l’époque de Tarde, Brissaud n’ignore pas que l’homme est un animal grégaire. D’ailleurs, il relève qu’au Moyen Age les praticiens et les commentateurs de la coutume suppléaient à ses silences en s’inspirant des coutumes proches ou du droit romain.
18Prenons un exemple concret, pour le droit coutumier, de la démarche graduelle souhaitée par Brissaud : s’il publie les textes additionnels commentant les Fors de Béarn, c’est pour préparer une édition véritablement scientifique de ces anciens Fors qui répondrait à l’attente souvent exprimée des savants du Sud-Ouest insatisfaits de l’édition de 1842 faite arbitrairement sur un seul manuscrit discutable. Mais il entend se servir de ce travail d’édition pour étayer une étude synthétique et méthodique sur l’ancien droit béarnais ; une idée que reprendra sous son invocation son disciple P. Rogé pour sa thèse. Ainsi, serait établi le contenu objectif de ce droit, ses développements, mais aussi les origines qu’on peut raisonnablement lui assigner26.
19Brissaud évoque des modèles d’une telle démarche d’induction scientifique. Ainsi, le travail de son ancien professeur à Bordeaux, Barckhausen, dont la publication et les essais sur la coutume de Bordeaux apportent « une contribution de grand mérite à l’histoire du droit coutumier méridional… une histoire des sources du droit coutumier et du droit municipal dans le Bordelais… comme on en voudrait une pour chaque coutume méridionale ». Dans cette catégorie d’exposés sur une grande coutume qui permettent d’appréhender un véritable droit méridional plus global, Brissaud cite d’autres études, ainsi sur les coutumes d’Agen, de Toulouse, de Montpellier ou d’Andorre avec des savants éminents comme Tardif ou Brutails27.
20Enfin, Brissaud éprouve un grand respect pour le lot-et-garonnais Tamizey de Larroque, représentatif à ses yeux d’une espèce désormais en voie de disparition, celle des grands laborieux autodidactes et touche-à-tout voulant tout faire connaître de leur terroir – un peu comme, au plan ecclésiastique, un Léonce Couture pour le Gers. Ce « savant à l’infatigable activité compulsant les archives… cherchant jusque dans les papiers de famille ces documents inédits… quels services il a rendu à la science de notre passé méridional. Pas d’année où il ne publia quelques-unes de ses monographies où il précisait… un précieux chapitre d’histoire locale, où il n’édita quelques-uns de ces textes dont il doublait la valeur en l’enrichissant d’abondantes notes »28. Brissaud juge toujours objectivement les œuvres de ces illustres érudits locaux qui s’égalent parfois aux meilleurs travaux universitaires. Un peu sur l’exemple de leur foisonnante activité, aussi parce qu’il aime découvrir dans les archives les plus diverses des documents qui ouvriront de nouvelles pistes, Brissaud s’intéresse à de nombreux domaines qui lui semblent très prometteurs dans l’avenir comme en témoignent ses comptes rendus. Selon son axiome, le juriste « peut découvrir partout du droit », s’il le veut, par sa curiosité toujours en éveil, et s’il le peut par une formation suffisante »29.
21Ainsi, indique-t-il, l’importance des livres de raison, publiés en particulier pour l’Agenais par Tamizey de Larroque, car dans « ces mémoires des petites gens » il y a « à recueillir une abondante moisson de faits significatifs » qui donnent une idée de la vie rurale au dix-septième siècle30. Les textes littéraires, il faut « les exploiter en y recherchant des traits de mœurs » qui découvrent la psychologie du passé. Surtout marqué par l’érudition germanique sur le folklore, « écho affaibli » d’archaïques croyances et d’usages ancestraux, Brissaud n’hésite pas à décrypter le sens des contes fabuleux d’antan, ainsi dans son cours d’histoire du droit méridional où il utilise les recueils de Bladé sur les légendes gasconnes pour son auditoire mixte, à la fois étudiants du droit et des lettres31.
22Avec son origine rurale et modeste, Brissaud ne peut tout à fait cacher une certaine nostalgie du monde paysan de son enfance que la modernité uniformisatrice efface inexorablement. Il respecte scrupuleusement la déontologie du folkloriste moderne quand il recueille, avant qu’il soit complètement oublié, un chant de noces agenais traditionnel. Collectant les versions en deux endroits éloignés de vingt-cinq kilomètres, il précise qu’il s’est contenté d’écouter « ce chant… je l’ai recueilli de la bouche des paysans de ma région… les discordances… j’ai dû les laisser subsister pour ne pas sortir de mon rôle de scribe… j’ai écrit sous la dictée… ». On est loin des romantiques, un demi-siècle auparavant, qui n’hésitaient pas à combler eux-mêmes les lacunes ou les obscurités d’une transmission orale qu’ils traitaient fort cavalièrement32. Évoquant la commotion de la Grande Peur de l’été 1789, Brissaud indique à l’appui d’un compte rendu qu’il a pu lui-même, dans sa jeunesse, appréhender auprès de vieillards, le souvenir à la fois extraordinaire et confus qu’en avait gardé la mémoire collective33.
23Pour lui, la tradition orale désormais condamnée constitue une source irremplaçable pour comprendre les anciennes mentalités, et donc le droit qu’elles suscitaient, d’où la nécessité d’en préserver les productions, à l’instar des documents écrits plus classiques. Dans cette perspective, Brissaud se réfère régulièrement aux travaux sur les légendes gasconnes d’illustres érudits locaux comme Bladé ou Couture.
24Avec un aspect régional marqué, l’histoire économique lui apparaît déjà comme l’un des champs les plus encourageants de la recherche au vingtième siècle, tant il reste à découvrir dans ce domaine si dédaigné jusque là. Dans ses comptes rendus, il met donc en relief des études sur la misère en Agenais au dix-septième siècle, sur la manufacture des toiles à voiles d’Agen, sur les réquisitions militaires pendant la Révolution française dans le district de Grenade, sur les comptes consulaires d’Albi… Un peu partout se trouvent « les sources de l’histoire économique du Midi »34.
25La correspondance d’un receveur des tailles du Comminges donne « une idée de ce qu’on pourrait appeler l’art de soutenir un procès sous l’Ancien Régime »35.
26Dans l’effervescence de ses travaux, de ses recherches, de ses lectures, Brissaud semble bien concevoir une histoire globale sollicitée par tous les groupes, tous les événements, tous les documents, y compris les plus minimes, même si les nécessités de la recherche moderne la ramifient en domaines spécifiques.
27Ainsi, étudiant des testaments, il observe combien leurs clauses variées se révèlent instructives à de nombreux points de vue pour l’histoire et le droit36. Sa fréquentation de la Société archéologique du Midi montre qu’il est conscient du lien organique entre un contexte historique et les réalisations artistiques, architecturales et artisanales, qui s’y produisent37. En 1895, il lui donne des médailles et des monnaies locales médiévales. Numismate au moins d’occasion, il fait passer l’intérêt collectif régional avant l’appropriation égoïste du collectionneur38. Apprenant, pendant un séjour au pays natal, que des ouvriers viennent de découvrir une grotte anciennement aménagée il s’y rend aussitôt pour l’explorer, puis en fait rapport à la société archéologique39. Sa nature ardente, toujours prête à se dévouer pour la science et la culture, l’avait fait députer quelques années auparavant, avec son collègue Deloume, auprès du préfet de la Haute-Garonne pour lui offrir la coopération de la société archéologique dans l’application de la loi du 30 mars 1887 réglant l’inscription à l’inventaire des monuments historiques40.
28Pour des raisons de recherches juridiques et historiques évidentes, Brissaud s’est pleinement associé à la revendication alors montante dans les sociétés savantes et chez les archivistes en faveur de la centralisation aux Archives départementales des minutes notariales jusque là dispersées et souvent quasiment inaccessibles. A la fin de 1896, il a rédigé en ce sens une lettre au ministre de l’Instruction publique que le bureau de l’Académie de législation a souscrite, ce qui lui a valu d’être désigné comme membre de la commission que cette Académie a chargé de veiller à l’avancement de ce projet. Au total, Brissaud est une nouvelle fois révélateur de son époque, ainsi en matière archivistique : c’est le moment où, datant de la Monarchie de juillet, la réglementation des archives apparaît complètement inadaptée aux transformations des méthodes et des recherches, puisqu’elle ignore de nombreux dépôts, ainsi des villes, des hôpitaux, des notaires et des greffes, où se trouvent maintenant, pour la nouvelle histoire, des sources essentielles qui risquent de disparaître, de se perdre ou de rester hors d’atteinte faute d’un classement méthodique41.
II – Brissaud parmi ses pairs
A - La « décentralisation intellectuelle »
29L’attention particulière du natif pour les publications de son département (dont il se réserve les comptes rendus dans les revues régionales de Toulouse), ses séjours prolongés, attestent la constance et l’intensité de l’attachement viscéral de Brissaud pour le pays de sa jeunesse, comme l’ont noté ceux qui l’ont connu. Il sait par Brizeux, l’un de ses poètes favoris, que la vie à Paris est un déracinement pour qui s’est ému d’une enfance agreste. Il connaît le thème littéraire alors répandu de l’attraction délétère de la capitale. Rejetant en positiviste les abstractions ingénieuses mais désincarnées des penseurs qui tournent sur eux-mêmes -les idées métaphysiques selon Auguste Comte – il estime que le savant doit s’ancrer dans un réel concret car, comme chacun, il a besoin d’un idéal simple et perceptible. Le scientisme trop sévère doit s’appuyer sur un ressort affectif. Encore faut-il, bien sûr, que la « passion » de la « petite patrie » n’oblitère pas le sens critique sans qui pas de connaissance véritable. Selon un thème alors classique chez les partisans d’une décentralisation, comme Tocqueville, Mistral, ou encore ses collègues érudits et professeurs, le centre d’attraction parisien, si rien n’est fait, finira par pomper toute la substance intellectuelle des provinces anémiées. Dans l’intérêt bien compris de la France elle-même, fait valoir l’intelligentsia toulousaine, il faut que les régions aient une vie propre, spécialement au plan culturel et scientifique. Les lettrés en restant fidèles à leur province d’origine, en la mettant en valeur, contribuent à régénérer la vie locale en la modernisant et en la faisant participer au progrès de toute la nation. La conception de Brissaud et de ses pairs est classique et cicéronienne : le culte de la « grande patrie » française englobe la « petite patrie » charnelle qui l’enrichit de l’émotion originelle42. La politique officielle incite d’ailleurs les professeurs à s’intégrer dans la vie locale pour s’en concilier les notables. Comme l’a montré John Burney la Troisième République n’est pas forcément opposée à une décentralisation culturelle et intellectuelle afin d’y impliquer les collectivités et les puissances locales, c’est-à-dire les faire participer financièrement à ce genre d’activités43.
30A Toulouse, relève Brissaud, le « patriotisme local » est vivace44. La municipalité sait qu’elle doit maintenir le renom de l’ancienne capitale du Languedoc, ne serait-ce que pour compenser symboliquement la faiblesse de ses industries modernes. Il s’y ajoute, attisée par Paris, la crainte de la concurrence de Bordeaux et de Montpellier maintenant que ces deux villes ont comme elle une Université complète. Toulouse doit donc valoriser ses atouts45. Accomplie par Deloume, la donation Ozenne du monumental hôtel d’Assézat, en plus de soutenir l’éclat de ses académies, permet d’y tenir, pour la première fois en province, le prestigieux Congrès national des sociétés savantes du 4 au 8 avril 1899, avec l’aide conjointe de la municipalité et de l’Université. Les lettrés les plus éminents y ont côtoyé les illustrations locales dont Brissaud et l’apothéose symbolique a été la remise de la légion d’honneur à Deloume par le ministre en personne46. Par anticléricalisme, les républicains peuvent célébrer « l’antique capitale des comtes de Toulouse » et de cette civilisation occitane si en avance sur son temps que la papauté a détruite en extirpant le catharisme47.
31Surtout, Toulouse veut être la capitale provinciale d’une vaste région qui comporterait si possible, en sus de son académie scolaire, celles de Montpellier et de Bordeaux. Au plan des publications d’érudition déjà la dynamique et consciencieuse maison Privat joue un rôle exemplaire sur une aire méridionale étendue48. Aussi la ville de Toulouse et son département regardent-ils avec sollicitude l’Université, attribut indispensable au rayonnement d’une métropole régionale49.
32L’extension de l’autonomie des Universités est un point classique du programme des décentralisateurs qui rejoignent les réformateurs universitaires désireux de regrouper et d’affirmer à l’allemande des Facultés jusque-là trop isolées. Comme le théorise alors Célestin Bouglé, dans un article programmatique à la Revue des Pyrénées, l’Université, « centre d’études approprié à son milieu », doit devenir le cœur de la vie intellectuelle régionale, en rayonnant sur les érudits locaux et leurs sociétés (le directeur de l’enseignement supérieur parle lui d’une alliance toujours plus fructueuse entre Facultés et académies savantes), tandis que Deloume évoque entre elles « les rapprochements bienfaisants pour solidariser… les ressources intellectuelles et morales »50. De façon intéressée aussi, les publications régionales plus ou moins liées aux académies locales permettent aux universitaires de se faire éditer, alors que l’évolution de leur statut revalorise la fonction de recherche.
33Les affirmant, la modernisation des Facultés dirigée par les républicains de gouvernement permet d’assouplir et d’étendre le cadre des enseignements en créant, à côté des chaires traditionnelles constituées par décret, des cours complémentaires qu’elles ont toute latitude de concevoir, éventuellement avec l’aide de l’État, de la municipalité ou du département.
34Ainsi, dès 1886, la Faculté des lettres a inauguré trois cours tout adaptés à sa situation géographique : Histoire de la France méridionale avec Molinier, langues et littératures romanes, bientôt avec Jeanroy, et langue et littérature espagnole51. Il faut aussi répliquer à l’Institut catholique de Toulouse qui a pris une longueur d’avance en constituant auparavant un cours de langues romanes assuré d’abord par Léonce Couture52 : le régionalisme est ambivalent politiquement, socialement et religieusement. Les universitaires doivent évidemment l’orienter vers la modernité, le progrès et la République. D’ailleurs, dans d’autres villes méridionales – ainsi à Bordeaux – et même à Paris, se sont ouverts des cours semblables. Quant aux Universités germaniques, elles disposent depuis longtemps de cours et de professeurs réputés de philologie romane53. La Faculté de droit, elle, a profité de sa nouvelle liberté pour diversifier ses enseignements alors que l’on commence à y parler des sciences sociales qui élargissent sa perspective (Brissaud professe ainsi quelques temps un cours de droit civil comparé entretenu par la municipalité)54.
35Dans cette ambiance d’ouverture intellectuelle, l’interdisciplinarité est évoquée entre les lettres et le droit, qui cohabitent désormais dans des locaux contigus et des espaces partagés : « La Faculté des lettres rejoint sa sœur du droit en vertu d’affinités qui s’approfondiront (pour constituer) un foyer… d’études spéculatives » espère le recteur Perroud55. A l’intersection de toutes ces préoccupations, sous l’égide de la nouvelle Université constituée en 1896, la Faculté de droit obtient de celle des lettres la création de cours communs où leurs étudiants pourront se retrouver. Ainsi, l’éminent Roschach professe la paléographie et la diplomatique, tandis qu’à Brissaud échoit en 1898 l’enseignement de l’histoire du droit méridional « une des matières qui me tiennent le plus à cœur » proclame-t-il.
36Devant l’Académie des Sciences - Inscriptions et Belles Lettres, Brissaud a indiqué l’esprit et la teneur de ce cours. Mieux que dans son enseignement proprement juridique, il peut y céder à son amour de la littérature qu’il utilise pour appréhender ce droit méridional, qui en fait est plutôt celui du Sud-Ouest, avec ses coutumes qui l’ont tant fasciné à la confluence d’une vie très concrète et de la théorie allemande initiée par Savigny56. Cependant, il a été constaté globalement que la fréquentation optionnelle de ces cours mixtes n’a pas répondu aux attentes, et que les étudiants, ainsi que de nombreux professeurs, sont restés réservés lorsqu’il leur a semblé s’éloigner de leur discipline spécifique57.
37A la Faculté de droit cependant l’approche transversale de Brissaud dans ce cours est sans doute appréciée par ses amis personnels qui travaillent sur une perspective historique dans leur discipline : l’inévitable Deloume, doyen honoraire, secrétaire perpétuel de l’Académie de législation et actif dans les autres cénacles savants de Toulouse, Houques-Fourcade qui dans les Annales du Midi fait des comptes rendus sur l’histoire économique locale avant d’y rédiger la notice nécrologique de Brissaud et bien sûr P. Maria, professeur de droit romain puis d’histoire du droit public.
38A l’orée du vingtième siècle, l’heure est partout aux regroupements et à la coopération qu’ils induisent. Les académies constituent l’un des rares lieux permettant aux intellectuels d’enjamber les délimitations de disciplines de plus en plus spécialisées pour susciter cette « collaboration élargie » souhaitée par Brissaud58. « Le travail scientifique s’organise. Chacun y apporte une vocation… une spécificité. Le progrès est à ce prix. Mais la spécialisation n’est bonne qu’autant que les travaux des spécialistes se pénètrent et se fécondent sans cesse. Les académies sont un organe imaginé tout exprès pour répondre à ce besoin. Ce sont des centres où s’opère la fusion des matériaux que chacun apporte des points les plus divers du monde scientifique.59 » car, en particulier « le jurisconsulte n’a pas de plus précieux auxiliaires que l’historien, l’économiste, le philologue. Il leur emprunte les connaissances nécessaires pour l’intelligence des lois… sur l’état d’esprit des peuples… Je soutiens que le droit peut et doit tirer parti des résultats de beaucoup d’autres sciences en apparence bien étrangères à son sujet »60. D’ailleurs, l’Académie de législation est sous le patronage de Cujas qu’elle fête car nous rappelle Deloume « Cujas veut réunir entre les mains des juristes toutes les ressources que peut fournir le travail de l’esprit humain et en tirer profit pour leur œuvre de science et de justice. Et tel est en effet le but constant de notre association… que d’avantages peut produire le rapprochement d’esprits élevés dont les connaissances spéciales se complètent »61 (car si Cujas au seizième siècle, pouvait encore appliquer lui-même les connaissances encyclopédiques de son temps, l’avancée de la science au seuil du vingtième siècle interdit désormais une telle maîtrise protéiforme). En effet, constate Brissaud « la surproduction n’est pas la seule entrave au travail scientifique. La spécialisation à outrance… (est) un autre mal. Les contacts fréquents entre spécialistes – comme dans les académies – peuvent y remédier car ils nous permettent d’être toujours au courant de tout ce qui se passe dans ce champ de la science trop vaste pour qu’un seul soit capable de l’embrasser. Dans le domaine du droit en particulier, tout se pénètre. C’est par l’échange de nos vues et de nos renseignements que nous arrivons à pouvoir tenir compte de la répercussion des faits nouveaux »62. Pour Brissaud, l’heure romantique du génie isolé dans sa singularité faustienne est révolu irrévocablement. Le progrès cumulatif trop diversifié désormais exige la synthèse des spécialistes pour simplifier la recherche de ceux qui veulent utiliser leurs idées dans un autre cadre que celui de leur domaine strict. Si les universitaires sont si nombreux dans les cercles savants – du tiers aux deux tiers des membres des cénacles toulousains – c’est certes pour mieux appréhender les études à la base des érudits locaux, et si possible les orienter, mais aussi pour échanger ou éprouver leurs conceptions ainsi affinées ou élargies, et encore pour se faire éditer dans leurs publications.
39Convaincus ainsi de l’utilité irremplaçable des académies, les universitaires veulent les réveiller, les sortir de l’engourdissement localiste où elles se complaisaient en vivant trop de leur glorieux passé du dix-huitième siècle et de ses méthodes maintenant surannées. Brissaud veut faire de leurs revues des outils de travail modernes : « (cette institution des académies) a ce grand avantage d’exister… en la modernisant un peu elle (peut)… rendre de nouveaux services. Les académies sont des centres difficiles à remplacer… Nous souffrons d’un mal, la surproduction scientifique. Les académies sont on ne peut mieux placées pour nous préserver de ses suites : elles peuvent faire le départ entre le bon et le mauvais… nous épargner des pertes de temps, des lectures superflues. Afin d’atteindre ce but en matière de législation (il s’agit ici du discours d’installation de Brissaud comme président de l’Académie de législation) (mon) vœu est que nous donnions une large place à la bibliographie dans notre recueil. Procédons-y d’une façon méthodique, éliminons les pages de pure complaisance… forme de courtoisie mais que nous ne saurions conserver… (car), l’espace et le temps nous sont mesurés avec plus de parcimonie qu’à nos devanciers. Bornons-nous à l’analyse et à la critique de pur caractère scientifique… En développant notre bibliographie dans cet esprit, nous viendrions en aide à nos lecteurs et à nous-même. Ce que notre budget ne nous permet pas de nous procurer, nous l’acquerrions par notre publicité et nous le paierions en comptes rendus… Chacun de nous tracerait une esquisse rapide de ce qui s’est produit de saillant dans sa spécialité… Cette sorte d’inventaire fait d’une manière méthodique au lieu de l’être à bâtons rompus comme à présent, se réduirait presque à un classement de (nos) notes… (D’ailleurs) n’y aurait-il pas un moyen de le rendre assez léger (ce surcroît de travail)… par exemple en faisant appel à nos membres correspondants, ou encore en nous adjoignant des auxiliaires… Le nombre fatidique de quarante membres n’a plus de raison d’être avec l’extension (de) la culture intellectuelle… Ne touchons pas cependant si l’on veut à cette règle gothique, laissons fonctionner notre groupe de quarante membres comme un comité de contrôle et d’action mais accueillons à titre de membres libres – ou à tout autre titre – avec le droit de travailler pour nous tous ceux qui se présenteront et qu’aucune cause d’indignité n’écartera… ». Et même, dans une période où les mécènes – désormais essentiellement les collectivités publiques – se font plus circonspects et exigeants « à défaut de travaux leur sympathie nous suffira… car la sympathie est une force. Ouvrons toutes grandes nos portes, le public ne sera jamais trop nombreux. Et qui sait si ce n’est pas du côté des profanes que nous viendront les encouragements, les subventions et l’appui qu’on nous refuse par ailleurs… »63. Brissaud est adepte d’une telle « décentralisation intellectuelle » bien tempérée qui, selon le souhait des gouvernements républicains, permet d’impliquer financièrement les pouvoirs locaux. Dans ce sens « quelle meilleure preuve de bonne volonté que la décision prise par l’Académie (des Sciences - Inscriptions et Belles Lettres) de mettre ses riches collections à la disposition du public... (Donc) il y va de l’intérêt bien entendu de notre cité, aussi bien que de son bon renom, de ne pas laisser dépérir… (ces) institutions »64. Enfin, pour ranimer l’émulation malheureusement faiblissante aux concours des académies, Brissaud propose de transformer l’ancien système honorifique des médailles en une publication effective : le faible nombre des candidats montre assez que le temps n’est plus à une vaine gloriole mais à l’insertion dans le progrès scientifique en lui fournissant des matériaux65. Dans ce dessein d’ouverture des académies, Brissaud leur fait bénéficier de ses relations dans le monde universitaire. Ainsi, il amène à l’Académie de législation le savant Kowalewski féru de droit archaïque comparé66.
B - Le milieu toulousain
40En effet, Brissaud veut rassembler autour de la science toutes les bonnes volontés qui veulent communier dans le respect de la vérité qu’elle fait apparaître sans se laisser guider par les œillères des passions partisanes, politiques ou religieuses. Cet œcuménisme généreux lui fait toujours respecter et apprécier son interlocuteur indépendamment de ses choix relevant d’une croyance subjective. Autrement dit, les académies sont pour lui un creuset et un havre qui suspendent les préoccupations ordinaires. Les relations humaines y sont souvent plus qu’académiques. Ainsi, Brissaud choisit-il les Mélanges en l’honneur de Léonce Couture pour publier un de ses principaux articles : il a bien connu et estimé le doyen de la Faculté libre de lettres à l’Institut catholique de Toulouse. Cet abbé touche-à-tout s’était consacré à sa terre natale par des travaux foisonnants et par la Revue de Gascogne qu’il avait fondée en 1863. Ses fonctions professorales à l’Institut catholique en faisaient une des figures de proue du milieu intellectuel confessionnel à Toulouse et l’un des collaborateurs de la « Revue des questions historiques » qui veut défendre le catholicisme par une érudition moderne capable de disputer le champ historique au camp républicain67. Brissaud l’a côtoyé à la Société archéologique du Midi de la France, tout comme l’abbé et futur évêque Célestin Douais qui réhabilite globalement l’Église et l’Inquisition dans l’extirpation du catharisme. Brissaud qui ne s’est jamais soucié du problème politique, social et religieux de l’hérésie occitane est en bons termes avec Douais, ce lettré combatif qui détruit certaines légendes romantiques. Il le cite élogieusement dans ses comptes rendus et lorsque Douais est reçu à l’Académie des Sciences – Inscriptions et Belles Lettres, l’un des trois rapports favorables est rédigé par Brissaud qui, en retour, reçoit son soutien pour sa lettre demandant au ministre le regroupement des archives notariales68. Pour revenir à Léonce Couture, relevons que sa personnalité enthousiaste lui a suscité des sympathies très diversifiées. Ses Mélanges sont « dus aux collègues, aux émules et aux amis. Prélats, membres de l’Institut, professeurs, érudits, tous se sont empressés d’apporter leur contribution… Cartailhac, Brissaud, Jeanroy, Ed. Privat… Gaston Paris (pour les savants laïcs) »69. Cependant, dans l’effervescence de l’affaire Dreyfus, Brissaud, en 1902, devant l’Académie des Sciences – Inscriptions et Belles Lettres, précise le rôle de l’intellectuel dans la société. Désormais, le savant ne peut plus s’extraire du monde qui l’entoure : « les savants n’hésitent pas à prendre part à la vie publique… C’est un devoir qu’ils remplissent chacun à leur façon et dans la mesure qui convient à leur tempérament… ». A titre personnel, Brissaud n’a pas laissé ignorer que la révision du procès du capitaine Dreyfus était une obligation morale au nom d’une éthique de justice. Mais, ajoute-t-il de façon générale « je redoute quelque excès… J’ai peur qu’ils n’aillent trop loin dans cette voie où ils n’osaient s’engager hier. Je tremble moi qui ai peu de goût pour l’apostolat de les voir prendre des allures de missionnaires… moi qui veux garder mon droit à l’hérésie… »70. Comme beaucoup de catholiques libéraux favorables à Dreyfus, Brissaud, s’il défend l’homme, ne veut pas être embrigadé dans un mouvement politique qui prend des allures de revanche contre l’Église ou contre l’Armée. Sa synthèse sur l’intellectuel engagé reste équilibrée. Face au collectif, aux partis pris de groupes, l’intellectuel ne doit jamais abdiquer son sens critique qui le fait à la fois seul devant la science et solidaire de ceux qui y coopèrent71.
41Énumérons les académies dont Brissaud est membre à Toulouse. Il y laisse le souvenir d’une participation assidue et d’interventions fréquentes dans leurs séances, de travaux écrits réguliers – comptes rendus et articles dans leurs revues – enfin de responsabilités administratives assurées dans leur hiérarchie ou comme rapporteur de leurs concours72.
42Il entre en 1886 à la Société archéologique du Midi de la France qui, malgré son titre, s’occupe surtout du pays toulousain et de ses abords. Il y côtoie déjà Deloume passionné d’objets anciens, les abbés Douais et Couture, le secrétaire général Roschach et Cartailhac. Viendront s’y ajouter Jeanroy en 1893, le recteur Perroud en 1894, Pasquier en 1895, Mgr. Batiffol recteur de l’Institut catholique en 1900 et cette même année son collègue Maria sur son rapport. En 1899 il appartient à la commission impressions – librairies. Il semble cependant être de plus en plus absentéiste après 1895, et surtout 1900, sans doute car les questions de conservation du patrimoine matériel sont trop loin de ses centres d’intérêt73. En cette même année 1886, alors qu’il vient tout juste d’arriver à Toulouse, il est admis dans l’Académie de législation dont Deloume est le secrétaire perpétuel. Il en devient le trésorier en 1891 puis le président entre 1902 et 1904, d’où un discours programmatique, tout comme lorsqu’il est désigné à la même époque (1902- 1904) comme président de l’Académie des Sciences – Inscriptions et Belles Lettres. Là, Brissaud a été admis en 1889. Il a appartenu au Comité économique en 1897, puis au bureau directeur de cinq membres en 1901. En 1897 c’est sur son rapport que son collègue Deloume y est reçu. La présidence de cette académie est bien sûr plus valorisante pour lui que celle de l’académie de législation car les juristes y sont très minoritaires74.
43Examinons ensuite l’appartenance de Brissaud aux deux grandes revues régionales et régionalistes qui ont éclos sous ses yeux. La Revue des Pyrénées et de la France méridionale paraît à partir de 1889 comme organe de l’Association éponyme. Il est proclamé que « le but… (est) de fournir aux sociétés savantes des trois académies de Bordeaux, Toulouse et Montpellier, le moyen de concentrer leurs forces éparses en une armée compacte capable de travailler à la décentralisation intellectuelle en faveur de la région méridionale et de montrer que les travailleurs de province sont capables de porter leur pierre à l’édifice de la science française »75. Un peu plus tard, l’association s’affilie à un congrès régionaliste parrainé par la Fédération régionaliste française de Charles Brun qui se tient à Toulouse le 25 mai 1901, en précisant toutefois que la régionalisation qu’elle souhaite ne va pas jusqu’au fédéralisme qui attenterait à l’unité nationale76. Son vœu est seulement de décentralisation administrative pour les collectivités locales, avec un futur « groupement régionaliste » méridional qui les surplomberait. Elle souhaite d’ailleurs s’associer à des regroupements similaires dans les autres grandes provinces françaises et faciliter le séjour de ses membres à Paris au congrès national des sociétés savantes. Les recteurs des trois académies de son ressort sont de droit membres honoraires de l’association77.
44D’ailleurs, la Revue est « ouverte à toutes les idées et à tous les intérêts régionaux, à l’exception seulement, mais absolument, des passions politiques »78. La France reste donc l’exclusive grande patrie même si l’on se propose de tendre la main à la « nation-sœur » espagnole, en particulier aux régions vivaces du versant sud des Pyrénées79. Dans le cadre d’une « décentralisation intellectuelle », outre l’enseignement des langues et de l’histoire locale dans les écoles, les collèges et les lycées, l’association prône l’autonomie des Universités régionales leur faisant disposer de leur budget et de leurs programmes pour qu’elles jouent un rôle moteur dans la vie intellectuelle locale. Dans ce congrès de Toulouse, au milieu de ses pairs, professeurs de littératures romanes venus d’Aix et de Bordeaux, assistant le président de séance, trônait Jeanroy, un ami de Brissaud.
45Brissaud est un collaborateur de la première heure, dès le premier numéro de la Revue des Pyrénées, et le restera jusqu’à sa disparition. Cependant, il n’y renie pas son esprit critique puisque, rendant compte d’une étude sur la construction du canal du Midi, il constate que « rien de piquant comme l’obstination avec laquelle les États de Languedoc refusent de s’associer à cette entreprise comme (leur) étroitesse de vues ; il faut leur forcer la main pour doter le Midi d’une source de richesses incomparable ». Louis XIV, homme de progrès, a donc eu raison de s’imposer ici à ces États rétrogrades. Or, le discours inaugural du premier congrès de l’Association des Pyrénées et de la France méridionale exaltait, en se réclamant de Tocqueville, le bon temps où le Languedoc prospérait autonome sous ses États bienfaisants…80 Dans son discours présidentiel à l’Académie des Sciences – Inscriptions et Belles Lettres, Brissaud marque sa sympathie pour la Revue « ce périodique – disons-le en passant – qui est presque nôtre car c’est dans nos rangs que figurent ses directeurs… »81. Effectivement, la volonté de maintenir la prépondérance intellectuelle de Toulouse sur la « population des deux Mers », du Rhône à la Gironde, ne semble pas tout à fait étrangère aux promoteurs de cette œuvre.
46Aux Annales du Midi, créées en même temps que la Revue des Pyrénées, mais sur la zone du plus grand Midi jusqu’à Lyon et Nice, Brissaud intervient aussi à partir de 1893 toujours sous la forme de comptes rendus et de bibliographie. C’est que, proclame-t-il « (les) diverses branches de la science de nos antiquités ont un organe dont l’éloge n’est pas à faire, les Annales du Midi… dirigées actuellement… par deux maîtres de la Faculté des Lettres Messieurs Jeanroy et Dognon auxquels nous unissent trop de liens d’amitié pour (les glorifier)… Outre les articles de fond, les Annales contiennent un dépouillement détaillé, minutieux, de tous les périodiques de la région où intéressant la région et une bibliographie complète des ouvrages méridionaux ; grâce à quoi pas une ligne de ce qui se publie sur l’ancien droit du Midi ne peut nous échapper »82. En 1898 Brissaud est incorporé à son comité de rédaction. Il y est le seul juriste à côté de cinq professeurs de lettres dont Jeanroy, Dognon et Molinier et de l’archiviste Pasquier, tous des toulousains, notons-le83. Le travail de Brissaud aux Annales est abondant. Il s’y réserve, à partir de 1898, la recension des revues du Lot-et-Garonne ainsi que des publications juridiques qui touchent au Midi. Il participe aux chroniques trimestrielles mais l’anonymat ou la collectivité des signatures ne permettent pas toujours d’y préciser son apport.
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47Sur le long terme, Brissaud songe à un projet grandiose qui serait l’aboutissement et le couronnement de tous ces « travaux préparatoires » que nous venons d’évoquer : constituer une vaste collection qui réunirait par département toutes les coutumes et tous les usages méridionaux en un corpus méthodique qui serait coordonné par un ou plusieurs livres de tables analytiques générales « Nous y gagnerions surtout de comprendre nos coutumes. Étudiées isolément, elles nous embarrassent… l’esprit général de ces lois ne se dégage même pas toujours très bien. Par un simple rapprochement ces difficultés disparaissent… les obscurités se dissipent… Et pour peu que l’opération se poursuive sur une échelle étendue, on voit se dessiner les grandes lignes de cette législation coutumière… Voilà longtemps que mon excellent confrère M. Pasquier et moi nous avons songé à cette œuvre considérable » (dès 1891) et « Une fois réunies et mises à la portée des travailleurs, les coutumes méridionales pourront être étudiées de plus près. Leur filiation et leur classement seront mieux établis, leurs dispositions s’interprèteront les unes par les autres, on les consultera davantage et on les comprendra mieux, à leur étude se rattacheront tout naturellement les recherches sur les actes et les documents juridiques… ». Avec cette somme encyclopédique aux normes de la critique moderne, il s’agit de rivaliser avec la science allemande à tous les niveaux de l’érudition et de la synthèse globale84. Cherchant par le comparatisme à appréhender l’esprit de ces coutumes au plan du Midi tout entier, ou à celui de subdivisions comme le Sud-Ouest, Brissaud annonce les travaux du vingtième siècle sur les groupes de coutumes régionales.
48Mais son rêve n’adviendra jamais dans sa plénitude. Déjà Roschach qui l’appréciait relève dans son éloge funèbre « son ardente activité, aisément enthousiaste, saisissait avec une sorte de fièvre les occasions d’aborder de vastes travaux. D’instinct il voyait grand… (mais) il simplifiait peut-être outre mesure les difficultés de (ces) grosses entreprises… ». De plus, note-t-il, il s’est trop dispersé « l’inventaire de ces travaux écrasants (qui) par leur profusion touffue causent une sorte d’étourdissement et d’effroi ».85 Certes, on fait valoir sa disparition à quarante-neuf ans « au moment où sa carrière allait prendre son plein développement » mais un doute pointe même chez ses thuriféraires quant à la possibilité de réaliser son « projet grandiose » dans l’espace d’une vie humaine normale, faute de proportionner les moyens aux fins. Brissaud est resté typiquement un professeur de cette première génération universitaire d’historiens du droit qui a été formée par la préparation d’une agrégation généraliste de pure technique juridique. On le constate par la collaboration très diversifiée qu’il offre aux revues juridiques parisiennes en touchant parfois à des problèmes d’actualité du droit de son temps. Lorsque les disciplines universitaires se sont définitivement cristallisées avec des modes spécifiques de recrutement, Brissaud a pu passer pour trop historien aux yeux des juristes exclusifs, trop comparatiste aux yeux des historiens du droit spécialisés dès le troisième cycle, et trop philosophique pour les historiens purs qui étudient le passé pour lui-même sans chercher comme Brissaud à y déceler des lois globales et même le futur prévisible.
49Declareuil, son successeur à Toulouse, ne reprend pas son héritage. Brissaud est républicain de conviction, dreyfusard, laïc pour les hommes et leurs sociétés, marqué par la science allemande en voulant que l’Université française la rattrape, tandis que Declareuil est antidreyfusard, admiratif de la monarchie et de l’Église facteurs de centralisation et d’ordre grâce au droit romain, rejetant tout ce qui vient de la Germanité pour troubler « l’ordre latin »86. Enfin, Brissaud se plaint des « vues étroites de Fustel de Coulanges » quant à la propriété collective ; il lui oppose sa perspective comparatiste qui transcende les singularités nationales87. Or, Fustel au début du vingtième siècle est récupéré par une perspective traditionnaliste prégnante dans l’Histoire du droit de l’entre-deux-guerres.
50Par son intérêt pour les pratiques méridionales spontanées, Meynial à Montpellier était beaucoup plus proche des préoccupations de Brissaud qui le cite toujours élogieusement. Pour ses « Études sur l’histoire du droit béarnais », réalisation posthume d’une idée de Brissaud, P. Rogé, son élève le plus proche, va consulter Meynial avec profit, d’autant que Brissaud souscrivait, pour les anciens Fors de Béarn, à l’importance des renonciations étudiées par Meynial88. Cependant, cette thèse sera le chant du cygne régionaliste des élèves de Brissaud qui, privés de son ardeur professorale, vont quitter le monde universitaire. Seul Fourgous continuera à écrire sur l’histoire du Lot dans des publications locales, par exemple de la Société des études du Lot, mais il se fera surtout une spécialité de guides et d’évocations littéraires grand public pour finir par être l’un des rédacteurs du « Guide bleu » consacré au Sud-Ouest en 1947.
51Finalement, c’est Paul Ourliac qui, à Toulouse, renoue avec la tradition méridionaliste car sa pratique – son travail d’édition de chartiste - et son approche – sa réflexion sur un groupe spécifique de coutumes du Sud-Ouest – rejoignaient certaines conceptions de son prédécesseur à la Faculté de droit de Toulouse89.
Notes de bas de page
1 Mémoires de l’Académie des Sciences Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse, 1905, p. 315 à 348 et p. 369 à 371 ; Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, 1904-1905, p. XLI à XLIII ; Bulletin de la Société archéologique du Midi de la France, 1903-1906, p. 169-170 ; Revue des Pyrénées et de la France méridionale, 1905, p. 501-502 ; Annales du Midi, 1905, p. 121-123. Sur J.B. Brissaud : cf. Dictionnaire historique des juristes français, Presses Universitaires de France, 2007, p. 136-137.
2 Cf. entre autres, Bulletin…, ibid., 1886, p. 64 et 1892, p. 102.
3 Recueil…, ibid., 1894-1895, p. VIII.
4 Cf. par exemple, Annales du Midi, op. cit., 1899, p. 103-104.
5 Cf. J.B. Brissaud, « L’enseignement pratique du droit », Revue internationale de l’enseignement, 1901, p. 416 à 420.
6 Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, 1900, p. 576 ; Mémoires de l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 413 à 415 ; 1905, p. 325 et 326 ; Revue des Pyrénées…, op. cit., 1903, p. 369 à 372 ; Bulletin de la Société Archéologique…, op. cit., 1903-1906, p. 170 ; Annales du Midi, op. cit., 1906, p. 81 et 122.
7 Bulletin de la Société Archéologique…, op. cit., 1896, p. 109 ; Mémoires de l’Académie des Sciences…, op. cit., 1900, p. 358-359, et 1904, p. 359.
8 Mémoires…, ibid., 1903, p. 415.
9 Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, op. cit., 1900, p. 577 ; Mémoires…, ibid., 1903, p. 415 et 419.
10 Mémoires…, ibid., 1903, p. 406.
11 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1905, p. 19 à 21.
12 Nouvelle Revue historique du droit français et étranger, op. cit., 1900, p. 577 ; Mémoires de l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 415.
13 Nouvelle Revue…, ibid., 1900, p. 576-577.
14 Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l’étranger, 1892, p. 570 et 571.
15 Annales du Midi…, op. cit., 1900, p. 574.
16 Bulletin de la Société archéologique du Midi, op. cit., 1894, p. 128 à 130.
17 Nouvelle Revue d’histoire du droit français et étranger, op. cit., 1900, p. 576.
18 Annales du Midi…, op. cit., 1904, p. 286-287 et 1905, p. 123.
19 In Kritisches Jahresbericht über die fortschritte der romanischen philologie du professeur Karl Wollmöller, cf. Mémoires de l’Académie des Sciences…, 1903, p. 416.
20 Bulletin…, ibid., 1894, p. 127 ; Annales…, ibid., 1899, p. 136-137 et 1903, p. 578.
21 Mémoires de l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 404-405.
22 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1891, p. 559 ; Mémoires…, ibid., 1900, p. 355.
23 Cf. Pasquier in Revue des Pyrénées…, ibid., 1891, p. 233.
24 Bulletin de la Société archéologique du Midi, op. cit., 1894, p. 128 ; Annales du Midi, op. cit., 1900, p. 92 à 94.
25 Mémoires de l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 416 ; Annales…, ibid., 1900, p. 94 et 1906, p. 83.
26 Annales…, ibid., 1906, p. 81 à 83 ; Textes additionnels aux anciens Fors de Béarn, Privat, Toulouse, 1905.
27 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1890, p. 461-462 et 1891, p. 560 à 562 ; Mémoires…, ibid., 1903, p. 414 et 415.
28 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1890, p. 461 et 1898, p. 385 à 388.
29 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 418.
30 Revue des Pyrénées…, ibid., 1894, p. 195 à 197 ; Mémoires…, ibid., 1903, p. 418.
31 Mémoires…, ibid., 1903, p. 407, 417 et 418.
32 Revue des Pyrénées…, ibid., 1891, p. 1025 à 1040 ; Mémoires…, ibid., 1903, p. 418.
33 Annales du Midi…, op. cit., 1900, p. 514.
34 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1900, p. 355 ; Annales du Midi, op. cit., 1901, p. 588 à 590 ; 1902, p. 430 à 432 ; 1903, p. 439 et 442.
35 Bulletin de la Société archéologique…, op. cit., 1900-1901, p. 368.
36 Bulletin…, ibid., 1890, p. 40 à 42.
37 Bulletin…, ibid., 1903-1906, p. 170.
38 Bulletin…, ibid., 1895, p. 79.
39 Bulletin…, ibid., 1893, p. 73 et 74.
40 Bulletin…, ibid., 1888, p. 20 à 22.
41 Recueil de l’Académie de législation…, op. cit., 1896-1897, p. XXXVIII et XXXIX et p. 502 ; Annales du Midi, op. cit., 1903, p. 426 et 427.
42 Recueil de l’Académie de législation…, ibid., 1890-1891, p. XXII ; Revue des Pyrénées, op. cit., 1893, p. 687 ; Annales…, ibid., 1900, p. 136.
43 John M. Burney, Toulouse et son Université, Presses Universitaires du Mirail, 1988, Toulouse, p. 55.
44 Annales…, ibid., 1900, p. 135-136 ; Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 404.
45 John M. Burney, Toulouse…, ibid., p. 37.
46 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1899, p. 198 et 490 ; Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1899, p. 228-229 ; Annales du Midi, op. cit. 1899, p. 398 ; 1900, p. 135 et 558.
47 Cf. le recteur Perroud, in Revue des Pyrénées, op. cit. 1889, p. 554.
48 Bulletin de la Société d’Archéologie du Midi, op. cit., 1906, p. 171.
49 John M. Burney, Toulouse et son Université, op. cit., p. 45 et 48.
50 Mémoires à l’Académie des Sciences…, ibid., 1903, p. 406 ; Revue des Pyrénées…, ibid., 1905, p. 18 à 21 ; A. Deloume, Aperçu historique sur la Faculté de droit de Toulouse, Privat, 1900, Toulouse, p. 168 et 169 ; John M. Burney, Toulouse…, ibid., p. 55 et 56.
51 John M. Burney, Toulouse…, ibid., p. 104 à 106 ; Recteur Perroud, in Revue des Pyrénées…, ibid., 1889, p. 554.
52 Mélanges Léonce Couture, Privat, 1902, Toulouse, p. XXV ; Revue des Pyrénées…, ibid., 1902, p. 93.
53 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1889, p. 263.
54 A. Deloume, Aperçu historique sur la Faculté de droit…, op. cit., p. 155 et 156.
55 In Revue des Pyrénées…, op. cit., 1889, p. 553-554.
56 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit. 1903, p. 403 à 419.
57 John M. Burney, Toulouse et son Université…, op. cit., p. 130.
58 Recueil de l’Académie de législation…, op. cit., 1901-1902, p. 7 et 8 et 1904- 1905, p. XLIII ; cf. A. Deloume, Aperçu historique…, ibid., p. 168.
59 Mémoires…, ibid., 1903, p. 457.
60 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 458 et 461.
61 Recueil de l’Académie de législation…, op. cit., 1899-1900, p. IV.
62 Recueil…, ibid., 1901-02, p. 9.
63 Recueil de l’Académie de législation…, op. cit., 1901-02, p. 8 à 10.
64 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1900, p. 360-361.
65 Mémoires…, ibid., 1900, p. 359-360.
66 Recueil de l’Académie…, ibid., 1894-95, p. XVI-XVII.
67 Cf. Revue des Pyrénées…, op. cit., 1902, p. 93 à 97.
68 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1890, p. 573 et 1897, p. 502 ; Revue des Pyrénées…, op. cit., 1891, p. 561.
69 Revue des Pyrénées…, ibid., 1902, p. 437.
70 Mémoires…, ibid., 1903, p. 450 et 451.
71 Mémoires…, ibid., 1905, p. 333 et 334.
72 Cf. Recueil de l’Académie de législation…, op. cit., 1904-1905, p. XLII ; Annales du Midi, op. cit., 1905, p. 121.
73 Bulletin de la Société d’archéologie du Midi…, op. cit., 1903-1906, p. 169 et 170.
74 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1897, p. 518 et 528 ; 1902, p. 543 ; 1903, p. 449 à 461 ; 1904, p. 321 à 343 ; John M. Burney, Toulouse et son Université… op. cit., p. 38-39
75 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1889, p. 10 et 617-618 ; 1890, p. 6 ; 1891, p. 270.
76 Revue des Pyrénées…, ibid., 1901, p. 209, 405 et 406.
77 Revue des Pyrénées…, ibid., 1889, p. 262 et 1890, p. 687.
78 Revue des Pyrénées…, ibid., 1890, p. 690.
79 Revue des Pyrénées…, ibid., 1890, p. 6.
80 Revue des Pyrénées…, ibid., 1889, p. 133 à 137 ; 1890, p. 688 et 690.
81 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1903, p. 418.
82 Mémoires…, ibid., 1903, p. 416.
83 Annales du Midi, op. cit., 1898, p. 126.
84 Revue des Pyrénées…, op. cit., 1891, p. 233, 558 à 562 ; Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l’étranger, 1892, p. 570-571 ; Nouvelle revue historique de droit français et étranger, op. cit., 1900, p. 575 à 578 ; Mémoires…, ibid., 1903, p. 412 à 416 et 419 ; 1905, p. 324 à 326 ; Annales…, ibid., 1906, p. 80 à 83.
85 Mémoires à l’Académie des Sciences…, op. cit., 1905, p. 324, 332 et 334.
86 Cf. « Declareuil » par J. Poumarede, in Dictionnaire historique des juristes français, op. cit., p. 234-235.
87 Revue générale du droit…, op. cit., 1899, p. 89 ; Recueil de l’Académie de législation, 1891-92, p. XXV.
88 Annales du Midi, op. cit., 1899, p. 139 ; 1902, p. 139 et 1904, p. 127 ; Mémoires…, ibid., 1903, p. 410. Cf. l’introduction aux « Anciens Fors de Béarn : études sur l’histoire du droit béarnais au Moyen Âge » de P. Roge, Privat/Picard, 1908, Toulouse-Paris. Cf. « Meynial », par J. Poumarede, in Dictionnaire historique des juristes français, ibid., p. 562-563.
89 « P. Ourliac », par J.L. Gazzaniga, in Dictionnaire historique des juristes français…, op. cit., p. 602-603.
Auteur
Maître de conférences à l’Université Toulouse 1 Capitole
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