Les étudiants étrangers et coloniaux de la faculté de droit de Toulouse au xixe siècle
p. 217-229
Texte intégral
1L’histoire des étudiants étrangers est une histoire pluriséculaire qui au XIXe siècle – entendu ici jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale –, prend un essor nouveau en raison du contexte international qui favorise les migrations étudiantes entre les pays, notamment à partir du dernier tiers du siècle. C’est en effet l’époque où les grands pays dominants entament un cycle de nationalisation et de modernisation de leurs Universités, ce qui les rend encore plus attractives et où ils entrent en concurrence pour former les élites des pays étrangers, notamment celles des nouveaux États Nations ou d’États plus anciens en plein développement. Tous ont un besoin urgent de juristes, d’ingénieurs, de médecins pour fonctionner, alors même qu’ils sont sous-équipés en Universités correctement appareillées. Rappelons qu’à la fin du XIXe siècle, la Russie ne compte que dix Universités alors que la France en possède quinze pour une population trois fois supérieure ; qu’il n’y a que deux Universités de langue polonaise ou qu’en Bulgarie ou en Croatie, on ne peut relever en 1900 qu’un seul établissement universitaire1. Or, c’est une période où le diplôme devient de plus en plus un instrument de légitimation sociale pour les élites de ces pays. Dans ce contexte, les études de droit en France sont pour certains groupes nationaux, essentielles : Victor Karady a ainsi mis en évidence « qu’entre 1899 et 1911, la majorité des étudiants de Serbie, de Roumanie, d’Égypte, ainsi qu’une part importante des Bulgares, des Grecs et des Turcs font des études de droit en France, contre une minorité, le plus souvent négligeable, dans les autres groupes nationaux d’étudiants étrangers (moins de 10 % de ceux de Russie) »2. À ces différents facteurs s’ajoutent ceux liés aux persécutions et aux conflits, qui mènent sur les chemins de l’exil un nombre considérable d’étudiants. Certains rejoignent les amphithéâtres de l’étranger pour échapper à l’enseignement imposé par la puissance occupante, d’autres sont simplement exclus du système éducatif de leur pays et doivent donc aller se former à l’extérieur ; c’est le cas des femmes ou des étudiants de confession juive.
2Dans ce contexte, la Faculté de droit de Toulouse occupe une place particulière. À l’échelle nationale, c’est une des Facultés les plus importantes de province ; à Toulouse, elle occupe la première place, forte d’un budget deux fois supérieur à celui de ses consœurs et de locaux universitaires dignes de ce nom. Elle forme en outre de vrais étudiants et s’ouvre très tôt sur l’international, au-delà de l’accueil des étudiants étrangers et coloniaux.
3Ces derniers, fils des colons français éparpillés sur le globe, sont présents dès le début du XIXe siècle. Ils sont rejoints dans les années 1820 par quelques étudiants étrangers et dans les années 1830 par l’arrivée un peu plus massive des réfugiés polonais. Leur nombre commence à s’accroître sensiblement à la toute fin du XIXe siècle quand la dizaine d’étrangers est dépassée. Mais c’est surtout à partir de 1904-1905 que les chiffres augmentent de façon durable. La période du premier conflit mondial voit un accroissement considérable et très ponctuel des effectifs (38,5 % des effectifs) à cause de la présence des étudiants américains et serbes. Après un petit creux au début des années 1920, la présence des étrangers ne fait que progresser, atteignant son maximum en 1930-1931 quand la Faculté reçoit 107 étudiants étrangers. Ils constituent alors 10 % des effectifs de l’établissement. Si l’on excepte cette période exceptionnelle de la fin de la première guerre mondiale, la proportion des étudiants étrangers et coloniaux reste donc très modeste au XIXe siècle et l’on peut se demander si la Faculté a jugé utile de s’y intéresser et si oui pourquoi ? À travers les réponses que nous tenterons d’apporter, grâce à la conservation exceptionnelle des archives de la Faculté, c’est bien de l’implication d’une Faculté de province dans la politique étrangère de la France dont il est question. Cette politique conçoit l’étudiant étranger ou colonial comme un vecteur d’exportation du modèle français. Il conviendra de voir si tous les étudiants d’ailleurs de la Faculté de droit correspondent ou non à ce modèle ?
Les différentes vagues d’étudiants étrangers et coloniaux
4Revenons tout d’abord sur les principales vagues d’étudiants étrangers et coloniaux que la Faculté a accueillies3. Le premier flux important d’étudiants est donc constitué par les Polonais qui fuient la répression tsariste, conséquence du soulèvement de Varsovie de novembre 1830 et de la russification forcée qui s’accélère – comme la fermeture de l’Université polonaise de Vilna, symbole du nationalisme polonais. Des milliers de patriotes prennent alors le chemin de l’exil et parmi eux des étudiants. Les premiers arrivent à la Faculté en 1832 et leur nombre ne cesse de croître jusqu’en 1838 avant de se tarir. Les Polonais reviennent encore, quelques années plus tard, après la révolte de 1863 où, une nouvelle fois, la répression russe est féroce, assortie d’une russification à outrance du pays et d’un envoi des jeunes hommes aux confins militaires de l’Empire. Cette deuxième vague ne se tarit qu’en 1870. La Faculté aura accueilli, en tout depuis 1832, 28 polonais réfugiés. Il s’agit d’hommes, qui ne sont pas forcément jeunes, et qui viennent, pour un tiers d’entre eux, poursuivre des études entamées en Pologne. Dans les premières années du XXe siècle, le profil des étudiants polonais accueillis n’est plus le même ; il s’agit de plus en plus d’étudiants juifs originaires de la Pologne russe. La deuxième vague d’étudiants étrangers est constituée par les Roumains. Elle s’étend de 1867 à 1892 et s’atténue nettement à partir de 1885. Très longtemps dominés par les Turcs, les Roumains ont pris conscience de leur originalité latine au sein d’un monde slave et éprouvent une certaine attirance pour l’Occident, notamment français. En deux générations, à partir des années 1820-1830, les élites roumaines se francisent massivement et on assiste à une relatinisation de la civilisation roumaine. Certains Roumains sont également attirés par les idéaux de la Révolution française ou par celle de 1848. Une fois l’union des principautés roumaines acquise en 1859, puis l’indépendance obtenue, la Roumanie envoie ses étudiants à l’étranger pour importer un capital intellectuel indispensable à la constitution d’un État moderne. Lucian Nastasa a bien montré que la grande majorité des ministres, des membres des cabinets ministériels et des hauts fonctionnaires est allée étudier dans une Université étrangère dans la période 1860-19444. La Faculté de droit de Toulouse participe à cet accueil général. Elle reçoit par exemple les trois frères Ghika, petits-fils du dernier prince de Moldavie, Grégoire V. Les étudiants bulgares forment la troisième vague d’étudiants accueillis par la Faculté. Ils constituent un petit groupe continuellement représenté de 1891 à la Grande Guerre, qui atteint parfois la dizaine d’individus. Le gouvernement bulgare a d’abord favorisé l’envoi à l’étranger de ses ressortissants pour suivre des études de droit et ainsi former ses fonctionnaires. Par la suite, il les a davantage orientés vers les cursus scientifiques et médicaux5. Au début des années 1890, la Faculté voit également arriver, un peu plus massivement, les étudiants égyptiens. Leur présence dans l’hexagone date du début du XIXe et résulte de l’influence française en Égypte où la langue de Voltaire est censée véhiculer le progrès et devient peu à peu la langue du pouvoir, des relations internationales et l’un des instruments de la domination des élites. Avec la prédominance anglaise, l’influence française évolue et c’est à ce moment là que la Faculté de droit de Toulouse accueille les Égyptiens, les études en France constituant pour eux une certaine forme de résistance à la domination britannique. Ces étudiants sont très largement issus de milieux favorisés et sont fréquemment fils de pacha ou de bey. C’est le cas de Naguib Ghali, étudiant en 1891. Il est le fils de Boutros Ghali Pacha, qui sera assassiné en février 1910 alors qu’il est premier ministre et sera le père de Boutros Boutros Ghali, futur secrétaire général de l’ONU. D’autres ont une origine plus bourgeoise, comme Moustapha Kamel, fils d’un ingénieur de l’armée égyptienne, qui étudie à la Faculté dans les années 18906 et sur lequel nous reviendrons. Remarquons que les Russes sont peu nombreux au XIXe siècle, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres formations. En 1910-1911, alors que l’on compte 222 Russes à Toulouse (77 % des étudiants étrangers de la ville), ils ne sont même pas 10 Russes (toutes « catégories de Russes » confondues) inscrits à la Faculté. Celle-ci reçoit également des Ukrainiens, qui sont officiellement Russes avant 1917. Ils arrivent en 1909 et sont présents jusqu’à la première guerre mondiale. Il s’agit d’exilés politiques comme Konstantin Ljaxovic, né à Poltava et membre du Parti social démocrate, qui avait été condamné à la relégation en 1909 et qui avait pu trouver refuge en France – il était par ailleurs marié avec la fille du célèbre écrivain russe Vladimir Korolenko –, ou comme Benjamin Heller arrivé en 1909, également exilé politique. La Faculté reçoit aussi de plus en plus d’étudiants juifs, qui viennent de la zone de résidence de l’Empire russe7 où l’on assiste à une recrudescence de la violence anti-juive. Ces jeunes gens subissent l’instauration d’un numerus clausus à partir de 1887 qui limite à 3 % la proportion des étudiants juifs dans les Universités moscovites et à 10 % dans les autres Universités. À la fin de la Grande Guerre, on remarque la présence massive des étudiants serbes : 25 étudiants en 1917-1918 puis 41 étudiants l’année suivante. Ils sont généralement boursiers de leur gouvernement qui s’est entendu avec son allié français pour envoyer en France plus de 4 000 jeunes gens dans les Universités ou les écoles secondaires et professionnelles, dans le cadre d’un programme de sauvetage de la jeunesse serbe qui peine à étudier dans un pays ravagé et désorganisé par la guerre. La fin de la première guerre mondiale voit aussi apparaître les soldats américains sur lesquels nous reviendrons plus bas.
5La Faculté compte aussi dans sa clientèle ceux que l’on appelle alors des « coloniaux ». Ce terme générique regroupe des étudiants forts différents. Il s’agit essentiellement au XIXe siècle, de fils de colons comme les Martiniquais, qui arrivent dès les années 1810 et sont recensés jusqu’à la fin des années 1870. Il y a toujours un, deux, ou trois Martiniquais par promotion, voire plus (10 en 1872-73). Ces étudiants sont surtout fils de propriétaires terriens, de planteurs et de financiers. On trouve aussi quelques enfants de membres des professions libérales et ou de l’administration. Les Français de Guadeloupe, également repérés dès les années 1810, sont moins nombreux (pas plus d’un ou deux par promotion) et fréquentent la Faculté de façon moins régulière. Quant aux Réunionnais, ils viennent à partir des années 1830 et surtout 1860. Les autres colonies comme le Sénégal sont peu représentées ; leurs ressortissants arrivent surtout à partir de la fin du XIXe siècle. Concernant les étudiants d’Afrique du Nord, on remarque que ceux qui sont originaires d’Algérie commencent à venir de façon régulière à la fin des années 1850 (ils sont 6 en 1869-70). Ils seront plus nombreux dans les années 1930. Les Français de Tunisie et du Maroc sont nettement moins présents car la colonisation y est plus tardive et moins marquée par le peuplement européen. Le groupe des « coloniaux » comprend aussi les « colonisés ». Jusqu’aux années 1930, leur présence est anecdotique, même si elle est ancienne avec par exemple l’étudiant sénégalais John Valantin qui obtient en août 1860 un doctorat en droit. Notons cependant qu’au moment de la Grande Guerre, ils sont nettement plus nombreux grâce à la présence, inhabituelle jusque-là, d’étudiants indochinois. Il s’agit en fait d’étudiants-soldats, stationnés dans les casernes toulousaines et qui profitent de leur passage à Toulouse pour étudier. On remarque aussi la présence épisodique des Syriens, dès le début du siècle, et qui à partir de l’instauration du mandat français en 1920, seront de plus en plus nombreux.
6Enfin, on note qu’au début du XIXe siècle, la Faculté accueille des étrangers issus des anciennes colonies françaises, aux noms et aux prénoms très français, imprégnés de culture française, originaires par exemple de Louisiane.
Les étudiants étrangers et coloniaux dans la Faculté
7Comment ces vagues successives d’étudiants sont-elles reçues à la Faculté ? Sans entrer dans le détail des procédures officielles, communes à toutes les Facultés, on peut essayer de se pencher sur le quotidien de la vie administrative. Le courrier du doyen est à cet égard très intéressant. Si l’on prend l’exemple de l’accueil des réfugiés polonais, qui sont tous dans des situations administratives compliquées (défaut de pièces justificatives d’identité ou de diplômes, manque d’argent…), on ne peut manquer d’être impressionné par l’activité du représentant de la Faculté. Il s’investit pour eux sans relâche pour soutenir leurs demandes auprès de l’administration supérieure : exemptions financières, équivalences de diplômes, etc. La Faculté va jusqu’à renoncer aux droits qui lui reviennent, au grand dam du secrétaire de la Faculté. Ce qui est intéressant, c’est que l’extrême attention dont profitent les Polonais, amorce une sorte de culture de l’accueil qui ne fera que se développer à l’égard des étrangers ou des coloniaux qui fréquenteront la Faculté par la suite. Celle-ci n’est pas systématiquement indulgente, comme on peut le voir en 1899, quand elle refuse d’organiser une session spéciale pour l’étudiant bulgare Koulaxsizoff qui la demande8, mais elle est globalement très conciliante et le ministère doit parfois la rappeler à l’ordre.
8Cette attitude peut également s’observer dans la vie quotidienne des étudiants étrangers au sein de la Faculté, comme le montre le cas de l’étudiant égyptien Haddad. Quand le père du jeune homme s’inquiète de ce que devient son fils et envoie un télégramme à la Faculté, le secrétaire se déplace en personne pour le rechercher et adresse au doyen la note suivante début 1914 : « Il semble que le télégramme ci-joint concerne M. Haddad (Georges), étudiant de 2e année, dont les parents habitent le Caire. Comme cet étudiant n’est pas très assidu, j’ai cru devoir aller chez sa logeuse, 8 rue Alsace. Cette dernière m’a appris que depuis quelques jours déjà, le jeune Haddad avait quitté son garni sans préavis et prétendait n’avoir aucune indemnité à lui donner. En attendant, elle conserve comme caution les livres et les vêtements de M. Haddad. La logeuse m’a dit que je trouverai peut-être M. Haddad au restaurant à La Paix (place du Capitole) où il prenait pension. J’attends vos instructions avant d’aller le faire rechercher à La Paix. J’ai fait apposer une affiche pour le prévenir, l’invitant à passer au secrétariat. Mikkaïl, étudiant en 3e année, consulté sur son compatriote, a déclaré ne pas savoir où il se trouvait. Je suis très embarrassé pour répondre au père de M. Haddad »9. À la même période, on trouve également le témoignage de Gaston Monnerville originaire de Guyane et futur président du Sénat, sur son expérience à la Faculté, voici ce qu’il en dit : « Mes études simultanées dans ces deux Facultés furent rendues possibles par les conditions excellentes de méthodes et de travail mises au point par nos professeurs. La guerre ayant réduit le nombre des étudiants, il nous était possible d’être au contact fréquent avec eux, de solliciter leurs conseils, ou des explications complémentaires sur la matière enseignée. Et cela, soit à la Faculté, soit à leur domicile. Nos professeurs se prêtaient volontiers à ces rencontres [...], j’ai trouvé une audience très compréhensive auprès des miens. J’ai pu ainsi pénétrer d’une manière concrète, vivante, dans les arcanes du droit, me passionner pour cette science si riche [...]. Parmi les professeurs de la Faculté de droit, se trouvait M. Achille Mestre [...]. C’était un homme d’une grande intelligence, vive, claire, attirante ; un esprit très compréhensif, à la méthode directe, recherchant le dialogue avec l’étudiant, s’efforçant de nous ouvrir l’esprit plutôt que de nous meubler la mémoire de notions abstraites. Il était musicien de valeur et un pianiste réputé [...] Cet esprit éclectique eut l’heureuse initiative de créer un cycle de conférences musicales hebdomadaires ouvertes à tous ceux qui s’intéressaient à la musique. Elles firent florès, et à chacune d’elles, le grand amphithéâtre de la Faculté de droit était archi-comble. [...] Ces conférences furent pour moi une réelle initiation à la musique. [...] Conséquence de ces grandes heures : je décidais d’apprendre le solfège et à jouer d’un instrument de musique. [...] Les conférences du professeur Achille Mestre avaient une autre vertu : elles étaient en même temps un bain de culture générale et une leçon de volonté. Les souffrances de l’artiste qui créé son oeuvre, cette sorte de parturition souvent douloureuse, nous étaient présentées comme un exemple, non seulement à admirer, mais à suivre »10.
9La situation des étudiants étrangers avec leurs camarades français est plus complexe. La Faculté n’échappe pas au développement de l’antisémitisme et la Ligue antisémite de Toulouse11 créée en 1896 rassemble essentiellement des étudiants, qui sont menés par M. de Boëry, avocat à la Cour d’appel. Les antisémites se déchaînent au moment de l’Affaire Dreyfus (dégâts sur les devantures des magasins juifs, cavalcades étudiantes en ville avec jet de confettis anti-juifs...). Les étudiants étrangers ne semblent pas directement attaqués mais ne peuvent rester insensibles à la stigmatisation des juifs étrangers dans les réunions. Au moment de la Grande Guerre, ce sont les étudiants russes qui sont montrés du doigt, accusés de se soustraire à leurs obligations militaires par le biais du sursis étudiant. La presse locale (L’Express du Midi, Le Télégramme) se fait l’écho de cette querelle qui donne lieu à une alternance d’accusations et de dénégations. Mais on est loin des tensions que les étudiants en médecine connaissent dès la fin XIXe siècle, à cause de la concurrence des diplômés étrangers et qui aboutit au vote de la loi de novembre 1892 qui impose la possession d’un diplôme français pour être médecin, chirurgien ou dentiste12. Les étudiants en droit français ne perçoivent pas leurs camarades étrangers comme des concurrents puisqu’il faut être Français pour devenir notaire, avoué ou magistrat, même si rien n’empêche la naturalisation d’un étudiant étranger. L’heure n’est pas encore au XIXe siècle à l’exclusion professionnelle des nouveaux naturalisés (ce sera le cas avec la loi du 17 juillet 1934 qui exclut les naturalisés pendant dix ans des fonctions d’avocats, des offices ministériels et des fonctions publiques rétribuées par l’État). À Toulouse à la fin XIXe, au contraire, on favorise l’accueil des étudiants étrangers à tous les niveaux. L’Association générale des étudiants, fondée en 1886, crée ainsi en 1893 un Comité des étudiants étrangers, dont le vice-président est l’étudiant en droit bulgare Nicolas Apostoloff, accompagné de camarades de la Faculté comme les deux Égyptiens Mohamed Mazhar et Mohamed Mazloum.
10Bien que les étudiants étrangers et coloniaux soient proportionnellement peu nombreux, les enseignants de la Faculté réfléchissent à la meilleure manière d’adapter leur offre de formation à cette clientèle particulière. Pendant longtemps, les étrangers ont suivi la même formation que les Français. À partir de 1897, ils peuvent également s’inscrire à des diplômes d’Université. Ceux-ci sont considérés par les enseignants de la Faculté comme un moyen de favoriser le rayonnement extérieur de la France en permettant à davantage d’étudiants étrangers de venir dans l’hexagone. Ils militent en effet pour accroître l’attractivité des Universités françaises qui souffrent, selon eux, de la « conception un peu hautaine de la valeur des diplômes français ». Ils rappellent, à juste titre, que les étudiants étrangers voyagent et comparent les différentes offres de formation et font valoir que le handicap principal de la formation en France tient à la durée des études. Habituellement, les étudiants obtiennent en effet leur licence en trois ans ; avec la licence d’Université, cette durée est réduite de moitié. La Faculté adopte également une position libérale en souhaitant que le système de la liste des équivalences soit étendu et permette un accès direct aux inscriptions pour les étudiants titulaires des diplômes présents sur cette liste. Notons que ces DU sont une option supplémentaire et que la Faculté défend aussi le principe de la liberté d’accès aux diplômes d’État pour les étrangers. En étant favorable à des cours adaptés aux étrangers débouchant sur un diplôme spécifique, son attitude est surtout pragmatique en tenant compte de la réalité des difficultés des étudiants qui ne sont pas issus de l’enseignement secondaire français. Le débat évoluera dans les années 1930 quand il s’agira davantage de protéger les étudiants français face à la concurrence des étudiants étrangers.
11Qu’en est-il de la réussite de ces étudiants d’ailleurs ? Selon les années, et selon les nationalités, on trouve des traces différentes de l’appréciation des enseignants sur leurs élèves. Un rapport de 1908 se conclut ainsi au sujet de la présence des seize étudiants étrangers accueillis par la Faculté : « En somme, nos étudiants étrangers sont des étudiants sérieux et appliqués »13. Une note interne de 1914 est plus amère concernant les étudiants égyptiens, remarquant qu’à l’exception d’un certain Mikhaïl « tous nos étudiants égyptiens sont irréguliers »14. Certains étudiants étrangers sont même intégrés temporairement à l’équipe enseignante. C’est le cas de l’étudiant polonais Robakowski, docteur en droit de la Faculté, qui a effectué à plusieurs reprises des remplacements dans les années 1860, tout en étant encouragé par ses professeurs à passer les concours, ce qu’il fait en 186515.
Les figures de l’étudiant d’ailleurs
12Qu’on ne croit pas cependant que tous ces étudiants soient identiques, même si pour la diplomatie française, ils sont tous destinés à exporter le modèle français. Les figures de l’étudiant d’ailleurs sont multiples et parfois originales. C’est le cas par exemple pour les étudiantes étrangères. Celles-ci ne sont pas admises dans la plus grande partie des Universités d’Europe de l’Est avant les premières décennies du XXe siècle, même si des cours peuvent leur être ouverts. De nombreuses femmes se dirigent donc vers les Universités d’Europe de l’Ouest où elles peuvent accéder aux diplômes, et pas seulement assister aux cours. En France, la première avocate prête ainsi serment en 1900. En 1909-1910, les Facultés toulousaines ne comptent que 102 femmes dont 25 étrangères pour 2 877 étudiants, soit 3,5 % des effectifs étudiants globaux16. Les étrangères ne sont que 2 à la Faculté de droit, 9 en médecine, 9 en sciences et 6 en lettres. Leur moindre représentation en droit perdure les années suivantes. Les étudiantes de la Faculté évoluent donc longtemps dans un milieu presque exclusivement masculin. Elles ne sont présentes qu’au tout début du XXe siècle, à l’exemple de Sophie Plotnika, fille d’un ingénieur polonais, qui s’inscrit en 1908 et poursuit son cursus jusqu’au doctorat.
13L’étudiant d’ailleurs est souvent aussi un étudiant réfugié. Il peut s’agir d’étudiants juifs en exil, fuyant l’accélération de l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle – rappelons que de 1881 à 1914, 2,7 millions de juifs quittent l’Europe centrale17. L’Empire russe a ainsi instauré, on l’a dit plus haut, un numerus clausus qui limite l’accès des étudiants juifs à l’enseignement supérieur et il ne faut pas oublier non plus, comme le rappelle Victor Karady, le développement de tout un environnement antisémite dans les Universités qui rend difficile la poursuite des études (bagarres, « bancs-ghettos », insultes, articles…). Songeons également à l’interdiction d’exercice de certaines professions pour les juifs, comme pour les femmes, qui pouvait être également déterminante, ou encore la question de l‘intégration des juifs dans la nation. Ainsi en Roumanie, les juifs sont considérés comme des étrangers, ce qui leur barre l’accès à la fonction publique, à la profession d’avocat (loi de 1864) ou à la fonction de défenseur devant les justices de paix (1884). L’étudiant-réfugié peut également l’être pour des raisons politiques, comme les étudiants polonais ou les Russes socialistes ou libéraux avant la Révolution.
14La Faculté compte aussi des étudiants aisés, à l’image des frères Ghika, cités plus haut, petits-fils du dernier prince régnant de Moldavie et fils d’un ministre d’État et diplomate à Constantinople puis en France. Dans les élites d’Europe de l’Est, la place qui est faite à la culture française est considérable et peut même précéder celle laissée aux cultures d’origine. C’est le cas pour les frères Ghika dont la langue maternelle est le français, ce qui est courant dans les grandes familles des États danubiens dans lesquelles se recrutent les hommes d’État et les diplomates. Ce n’est qu’une fois que les trois garçons sont inscrits au lycée de Toulouse que leur famille leur fait prendre des cours de roumain18.
15Il y a également la figure de l’étudiant colonial, soit fils de colon, soit « indigène », soit les deux. L’exemple le plus célèbre en est Gaston Monnerville, Français de Guyane, fils d’un père blanc mais également descendant d’esclave et futur président du Sénat. Il est Français mais s’il n’est pas mobilisé au moment de la Grande Guerre, c’est parce qu’il reste néanmoins un colonial et bénéficie – à son grand regret – d’une disposition spécifique le dispensant de rejoindre l’armée. Il connaît cependant les problèmes de tous les étudiants en période de conflit. Il peine à recevoir les mandats de sa famille à cause de la guerre sous-marine qui a affecté les lignes de navigation commerciale. Quand il prépare son doctorat, il reçoit une allocation d’étude de la Martinique, mais elle est insuffisante, et il doit alors s’engager comme ouvrier à la Cartoucherie : « toute la journée, de 6 heures à 18 heures – sauf un temps de repos pour le repas de midi – nous trempions des obus dans des bacs d’acide sulfurique, pour la Défense nationale. Cela dura tout l’été et une partie de l’automne de l’année 1918 »19. La Faculté accueille également des coloniaux qui dépendent d’une autre puissance, comme les Égyptiens. Voici ce qu’écrit l’un d’eux, Moustafa Kamel, futur leader nationaliste, à l’écrivain publiciste Juliette Adam, soutien des causes nationales, le 12 septembre 1895 : « Madame, je suis encore petit mais j’ai des ambitions hautes. Je veux dans la vieille Égypte réveiller la jeune. Ma patrie, dit-on, n’existe pas. Elle vit Madame, je la sens vivre en moi avec un amour tel qu’il dominera tous les autres et que je veux lui consacrer ma jeunesse, mes forces, ma vie. J’ai vingt-et-un ans, je viens de conquérir ma licence en droit à Toulouse. Je veux écrire, parler, épandre l’enthousiasme et le dévouement que je sens en moi pour mon pays. On me répète que je veux tenter l’impossible. L’impossible me tente en effet. Aidez-moi Madame, vous êtes à tel point patriote que vous seule pouvez me comprendre, m’encourager, m’aider »20. Un fois revenu en Égypte, il déploiera une activité considérable pour plaider la cause égyptienne, expliquant que l’Islam n’est pas synonyme de fanatisme, que l’Égypte veut accéder à la liberté par le progrès, la tolérance et l’esprit libéral.
16Enfin, la Faculté a accueilli des étudiants-soldats, les Indochinois comme cela a été indiqué plus haut et surtout, les soldats-américains. En 1917, l’American University Union et le département d’éducation du YMCA souhaitent en effet, que les soldats américains puissent poursuivre leurs études pendant la période de démobilisation (dont la durée est estimée entre un an et 18 mois). Toulouse accueille donc 1 223 étudiants qui arrivent entre la fin février 1919 et le début mars pour une durée de quatre mois. 167 d’entre eux rejoignent la Faculté de droit, encadrés par le Pr. Dugarçon. Ils sont accueillis à bras ouverts mais les enseignants n’omettent pas de demander que ce régime particulier ne soit pas réservé aux Américains et que les étudiants français en droit des classes antérieures à 1918 soient également autorisés à reprendre leurs études tout en restant en corps21. Les Américains sont logés dans des baraquements de la Poudrerie nationale à partir de laquelle un service de tramway est organisé et on leur aménage une salle de lecture dans un bâtiment annexe de la Bibliothèque universitaire pour qu’ils puissent s’y retrouver entre les cours. Ils doivent d’abord assister à des cours de français, avant de rejoindre des leçons plus adaptées à leurs goûts et qui sont créées spécialement à leur intention (droit institutionnel, droit international et droit français).
Conclusion
17La présence des étudiants étrangers et coloniaux ne connaît pas son point culminant au XIXe siècle (il aura lieu en 1931 : 10 % des effectifs) et la Faculté n’est pas l’établissement toulousain qui en reçoit le plus. Mais ce qui s’y passe est important car l’accueil des étudiants étrangers et coloniaux témoigne, avec d’autres indicateurs, que dès le XIXe, la Faculté a une conscience très forte du monde extérieur, de l’importance de la formation des élites étrangères dans la politique de rayonnement de la France à l’étranger, bref du caractère essentiel de la culture dans les relations internationales. C’est la période où toute une culture de l’accueil s’éprouve, se met en place et se maintiendra par la suite. C’est une époque où ce qui prévaut en matière de relations internationales pour les enseignants, ce n’est pas la défense des étudiants français – même si ceux-ci ne quittent jamais l’esprit de leurs professeurs (on le voit bien en 1919, au moment du retour des classes de soldats aux études) –, mais le rayonnement de la culture française à l’étranger par le biais des étudiants étrangers. Les débats évolueront, pendant l’entre-deux-guerres, dans un sens bien différent.
Notes de bas de page
1 V. Karady, « La migration internationale d’étudiants en Europe, 1890-1940 », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 145-2002/5, Introduction.
2 Idem.
3 Une présentation plus détaillée est disponible dans C. Barrera, Étudiants d’ailleurs. Histoire des étudiants étrangers, coloniaux et français de l’étranger de la Faculté de droit de Toulouse (XIXe siècle-1944), Toulouse, Presses du Centre universitaire Champollion, 2007, 240 p.
4 L. Nastasa, « Les institutions académiques étrangères et la formation des élites modernes dans l’espace roumain », communication faite au colloque Étudiants sans frontières : Migrations universitaires en Europe avant 1945, Coppet, 2003.
5 V. Karady, « La république des lettres des temps modernes. L’internationalisation des marchés universitaires occidentaux avant la Grande Guerre », Annales de la Recherche en Sciences Sociales, n° 121-122, mars 1998, p. 7.
6 I. A. Ghali, L’Égypte nationaliste et libérale, de Moustapha Kamel à Saad Zagoul (1892-1927), La Haye, Martinus Nijhoff, 1969, p. 42.
7 De 1791 à 1915, les juifs de l’Empire russe ont été confinés dans une zone de résidence, qui correspond à 25 provinces dont l’Ukraine, la Lituanie, la Biélorussie, la Crimée et une partie de la Pologne.
8 Arch. dép. Haute-Garonne, 3160W245, lettre du doyen de la fac. de droit de Toulouse au recteur du 24 nov. 1899.
9 Arch. UT1, 1Z15 – Dossier Haddad, note interne du secrétaire au doyen.
10 G. Monnerville, Témoignage. De la France équinoxiale au Palais de Luxembourg, Paris, Plon, 1975, p. 73-75.
11 Arch. dép. Haute-Garonne, 4M107 - Ligue antisémite de Toulouse.
12 S. Slama, « Statut juridique de l’étudiant étranger en France et protection du travail national, contre la concurrence étrangère (1890-1940) », Colloque Étudiants sans frontières, Château de Coppet, 2003.
13 Arch. dép. Haute-Garonne, 3160W155, 1907-1908 – Étudiants étrangers.
14 Arch. UT1, 1Z15.
15 Arch. dép. Haute-Garonne, 3160W9, lettre du doyen à Robakowski du 7 février 1865.
16 Rapport annuel du Conseil de l’Université, 1909-1910, p. 15 à 18.
17 R. Calimani, L’errance juive. Exil, destin, migrations : de la destruction du Temple de Jérusalem au XXe siècle, Paris, Denoël, p. 489.
18 S.-M. Durand, Vladimir Ghika, prince et berger, Paris, Casterman, 1962, p. 35- 36.
19 Idem, p. 72-73.
20 J. Adam, L’Angleterre en Égypte, Paris, Impr. du Centre, 1922, p. 145.
21 Arch. UT1, 2Z2-16, registre des délib. (1908-24), procès-verbal du 24 janv. 1919.
Auteur
Enseignante au Centre universitaire Champollion laboratoire Framespa CNRS-Université Toulouse Le Mirail
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017