Conclusion de la partie I
p. 141-145
Texte intégral
1Par-delà la classification traditionnelle des systèmes de gouvernement et le vocabulaire politique substantiellement imprécis du Miroir Politicque, Guillaume de La Perrière a pris conscience de la spécificité de l’État. Favorable à un gouvernement de plusieurs voire à un gouvernement mixte, il juge nécessaire que celui-ci soit réduit à l’unité. En désaccord une nouvelle fois avec Seyssel, lequel prouvait la suprématie de la monarchie par la nécessité de ne reconnaître qu’un seul chef à la République81, il ne voit pas d’incompatibilité entre la pluralité des gouvernants et l’unité du principe étatique82. Probablement puisé chez Contarini, son raisonnement introduit un éloge de la constitution de la république de Venise, puis un éloge de la monarchie qui assurait dans la Sérénissime l’unité du corps politique83,
aussi est-il chose impertinente de dire qu’en un corps politicque, Royaume ou cité ayt plusieurs chiefz ou principautez84.
2Les humanistes n’avaient pas fini d’en découdre avec le dilemme aristotélicien relatif à la monarchie. S’accordant à considérer qu’en droit, la monarchie d’un homme supposé excellent constituerait le meilleur gouvernement, tous convenaient qu’en fait, l’individu royal était introuvable85. Fortement influencée par les œuvres de Platon, la première génération des humanistes italiens avait cru à l’opportunité de confier les affaires publiques à un seul gardien avisé, un père de la patrie86. Les suivants avaient continué de rêver à un prince gouvernant suivant les lois, l’honnêteté et l’équité87. Mais à l’heure de la souveraineté royale, à celle de l’augmentation de la pression fiscale88, bon nombre de lettrés, méfiants à l’encontre d’un souverain dont ils craignaient les déviations, ne lui accordaient plus qu’un crédit limité. Érasme89, Seyssel, Buchanan90, Jean Pyrrhus d’Angleberme ou John Major soumettaient leur adhésion au régime à l’exigence d’une monarchie tempérée. Autour du mythe du serment des Aragonais, Jacques Almain développait une théorie fondée sur l’idée d’un contrat entre le souverain et ses sujets91. Affirmant que les rois étaient établis par consentement populaire, Alciat frayait la voie aux thèses contractualistes de Buchanan, Hotman ou Du Plessis-Mornay92. D’autres encore ne se ralliaient que par défaut au principe monarchique93. Pour beaucoup, la royauté idéale ne pouvait exister que dans l’abstrait, in intellectu et ratione. En pratique, il n’était pas prudent de confier la République à un seul individu, car, comme l’avait affirmé Zwingli après Marsile de Padoue, « la vraie monarchie est chose si difficile qu’elle n’est jamais apparue aux milieux des mortels, ou ses courtes apparitions se sont aussitôt évanouies »94.
3La Perrière se méfiait trop du gouvernement d’un seul homme pour ne pas préconiser que des structures déterminées viennent freiner son pouvoir. En définitive, il se montrait meilleur défenseur du régime mixte que ne l’avait été Seyssel. Ne voyant pas dans le gouvernement d’un seul la meilleure garantie pour entretenir l’unité du royaume, il croyait en une souveraineté incarnée par un corps dirigeant incluant plusieurs citoyens. Défendant l’équilibre des pouvoirs sous-tendu par un système mixte, il refusait de considérer comme tel un royaume de France dans lequel le roi bridait à sa volonté les Parlements. Aussi la première partie du Miroir Politicque se transforme-t-elle comme malgré elle en un bref manifeste en faveur d’une ouverture du gouvernement monarchique à l’aristocratie des Parlements. Réfutant les thèses de Seyssel, son auteur était cependant conscient du caractère périmé de doctrines qui devaient perdurer longtemps dans les milieux parlementaires et qui, ne pouvant plus s’aider du parallèle vénitien, commenceraient bientôt de faire appel à d’autres référents, notamment au modèle anglais95.
4 La Chronique 225 des Annales manuscrites de Toulouse le révèle, La Perrière était en définitive fort pessimiste sur la possibilité d’établir un bon régime :
Ceulx qui ont salué les bonnes lectres de front, amy lecteur, ou qui ont comme Demostenes plus despendu d’huille pour estudier que de vin pour banqueter, sçavent bien qu’il y a quatre choses en ce monde difficiles et presque impossibles à trouver assavoir est : Ung bon philosophe jouxte la description de Zeno ; Ung bon orateur jouxte la description de Cicero ; Ung bon prince jouxte la description de Xenophon ; Une bonne republique jouxte la description de Platon96.
5Atteint d’une sorte de « relativisme constitutionnel », il semble résolu à l’absolue contingence de toute organisation politique97. Classiquement, il voit dans l’optimus status reipublicae un État où le droit est respecté et où des lois justes servent le bien commun. À la question platonicienne de savoir s’il est plus avantageux d’être gouverné par l’homme le meilleur que par les meilleures lois98, il aurait probablement fait une réponse similaire au grec Léon,
interrogué, Quelle cité de toute la Grece pourroit l’on eslire pour seurement habiter en icelle ? Respondit, que celle en laquelle le droit estoit inviolablement observé, & ou les vertueux estoyent premiez, & les vicieux punys99.
6L’extrait précité de la Chronique 225 le confirme, qui se conclut par une condamnation du communisme instauré dans la République de Platon : le fondement premier de la société politique est son ordre juridique, fondé sur la famille, la propriété et la justice.
Notes de bas de page
81 « Car à tous dangers et inconvénients peut mieux remédier et obvier un seul Chef et Monarque qu’une assemblée de gens élus et choisis pour gouverner, lesquels sont néanmoins sujets à ceux qu’ils gouvernent ; et si est toujours plus obéi, révéré, craint et estimé qu’une Communauté (soit grande ou petite) ni un Chef temporel et muable ou qui n’a la totale autorité. Et cela se preuve par raison divine et humaine, naturelle et politique, qu’il faut toujours revenir à un Chef en toutes choses et la pluralité des chefs et princes est pernicieuse ». C. de Seyssel, La Monarchie de France, p. 110. L’idée que le gouvernement d’un seul constitue la meilleure garantie d’unité est présente chez saint Thomas d’Aquin (Summa Theologiae, 1-1. 103. 3) et Gilles de Rome (De regimine principum, 3.2.3.269 v.-270 r., 2.3.16.229 v.) ; J. E. Blythe, Ideal Government, p. 47, 69.
82 G. de La Perriere, Miroir politicque, p. 19 : « Je respons & confesse, que multitude de gouverneurs est inepte, mais cela se doit entendre, si telle multitude n’est reduitte à unité : car faut necessairement en pluralité de gouverneurs, que telle pluralité soit reduite à unité : comme plusieurs cordes d’un luc ou harpe faut que soyent reduittes en une harmonie. En une main ha plusieurs doigz, mais tous sont unis à l’office de la main. Quand le gouvernement de plusieurs sera uni en un vouloir, lors sans aucune doubte la Republicque sera florissante ». Il est proche ici de Marsile de Padoue : « dans une seule cité, dans un royaume unique, il ne doit y avoir qu’un seul maître, et s’il parait expédient dans les cités importantes de créer plusieurs souverains ou de distinguer plusieurs aspects du pouvoir, il importe de les réduire tous à une souveraineté unique », Defensor pacis, dist., Ia, ch. XVII, dist. 2a, ch. IV et V ; cité par G. de Lagarde, Recherches sur l’esprit politique, p. 81.
83 G. de La Perriere, ibidem, p. 19-20 ; G. Contarini, Des Magistratz & Republicque de Venise, fol. x, xxvii v., CI : « Or l’union ne peult estre commodement entretenue, si n’est pas un, qui preside à toute la multitude, et aux magistratz, qui ont les particulieres charges, et qu’il recueille, et lie ensemble la commune, qui aulcunement se respand, et escarte, et la reduise en un ».
84 G. de La Perriere, ibidem, p. 21.
85 Dilemme qu’Aristote avait résolu en privilégiant la somme de compétences partielles réunies dans une instance collective, Aristote, Politique, III, 13, 1284 a 3 sq. ; III, 15, 1286 b 1-2.
86 Q. Skinner, « Thomas More’s Utopia and the Virtue of True Nobility », dans Visions of Politics, II, p. 216-217.
87 Une royauté dans laquelle « unus moderatur et gubernat secundum virtutem » ; Chasseneuz cité par C. Dugas de La Boissonny, Barthélemy de Chasseneuz, p. 198.
88 B. Chevallier, Les bonnes villes de France ; G. Leyte, Domaine et domanialité publique, p. 18.
89 Érasme se montre particulièrement critique, commentant l’adage « l’escarbot et l’Aigle », il dépeint le roi (« l’escarbot ») avec un œil méchant, des griffes tenaces, un plumage sombre et de mauvais augure, écrivant : « son cri rauque porte la terreur dans le cœur des mères et dans le nid des petits oiseaux : le peuple entier tremble, le sénat s’efface, la noblesse rampe, les théologiens sont muets, les lois et les constitutions ploient : droit, religion, justice, humanité, ne sont plus que de vains mots » ; cité par C. Lenient, La satire en France ou la littérature militante au xvie siècle, 3e éd., Paris, 1886, p. 270. Voir également l’adage « Aut regem aut fatuum nasci oportere », suivi d’un long développement sur le bon prince et ses devoirs, et de l’évocation des travers caractérisant les princes contemporains, désireux de ce qui ne leur méritait pas le nom de prince. D. Érasme, Opera Omnia, II, t. I, I.iii.1. p. 303-314 ; enfin le commentaire de « Non bene imperat, nisi qui parverit imperio », celui de « Ut fici oculis incumbut » ou enfin celui de « Scarabeus aquilam quaerit », passages ayant suscité les censures. J. Ceard, « La censure tridentine et l’édition florentine des Adages d’Érasme », dans Actes du colloque international Érasme (Tours, 1986), dir. J. Chomarat, A. Godin, J.- C. Margolin, Genève, 1990, p. 342-343. Toutefois, ayant constaté les méfaits de l’anabaptisme, Érasme avait déclaré que les travers royaux étaient à préférer. L’étincelle qu’il avait allumée par ses critiques devait cependant provoquer plus d’un incendie, écrit M. Mann Phillips, Collected Works of Erasmus, Adages II1 to IV100, Translated by M. Mann Phillips, Annotations by R. A. B. Mynors, Toronto-Buffalo-Londres, 1982, p. 227- 228.
90 G. Buchanan, Baptistes sive votum, v. 398-399, éd. C. Ferradou, Traduction et commentaire, I, p. 370.
91 J. Almain, cité par J. Poujol, en introduction de C. de Seyssel, La Monarchie de France, p. 31. Ce serment dit : « Nos qui valemos tanto como vos, y podemos mas que vos, vos elegimos Rei con estas é y estas condiciones, entra vos y nos un que manda mas que vos : C’est-à-dire, nous qui vallons autant que vous, & qui pouvons plus que vous, vous eslisons Roy à telles et telles condicions, & y en a un entre vous & nous, qui commande par dessus vous ». T. de Beze, Du droit des magistrats, p. 69 ; É. Junius Brutus, De la puissance legitime, p. 121. Sur le mythe, C. Magoni, Fueros e libertà. Il mito della costituzione aragonese nell’europa moderna, Rome-Bari, 2007.
92 A. J. Carlyle, A History of Mediaeval Political Theory, VI, p. 298 sq. ; J. W. Allen, A History of Political Thought, p. 281. La théorie du contrat liant le roi et ses sujets perce en 1527 dans le discours du président de Selve et en 1555 dans celui du président Séguier ; M.- F. Renoux-Zagame, « Du juge-prêtre au roi-idole », p. 155-156.
93 Comme Érasme (voir ci-dessus), ou Seyssel, notant que la monarchie était « la plus tolérable et la plus convenable, à tout prendre ». C. de Seyssel, Prohème en la translation d’Appien, dans La Monarchie de France, p. 79.
94 Cité par G. de Lagarde, Recherches sur l’esprit politique, p. 201.
95 À la fin du xvie siècle, l’ouvrage de Contarini fut encore traduit dans plusieurs langues. F. Gaeta, « Alcune considerazioni », p. 69 sq. Au début du siècle suivant, l’idéologie parlementaire trouva un nouveau champion, inspiré par Seyssel, et méridional : Bernard de La Roche-Flavin, qui voulait encore considérer le Parlement comme le véritable Conseil du roi. B. de LA Roche-Flavin, Treze livres des parlemens de France, esquels est amplement traicté de leur origine et institution, Bordeaux, Simon Millanges, 1617 ; J. Krynen, « À propos des Treze Livres des Parlemens de France », p. 691-705 ; C. Delprat, « Magistrat idéal, magistrat ordinaire selon La Roche-Flavin : les écarts entre un idéal et des attitudes », dans Les parlements de Province, p. 707-719. Le modèle romain fascinait encore. M.- B. Bruguiere, « Images de Rome dans la littérature française du xviie siècle », dans Droit romain, ‘‘Jus Civile’’ et Droit français, p. 17-47. Le modèle vénitien n’avait pas alors totalement disparu. I. Gillet, Les institutions. Mais, après le schisme henricien, à la faveur des guerres civiles françaises, c’est l’Angleterre réformée qui constitua la référence institutionnelle illustrant les bienfaits de la monarchie mixte, notamment pour la pensée monarchomaque protestante. É. Tillet, La constitution politique anglaise, un modèle politique et institutionnel dans la France des Lumières, Aix-en-Provence, 2001. Ainsi trouve-t-on chez certains auteurs les deux modèles, comme chez T. de Beze, Du droit des magistrats, p. 60-62.
96 G. de La Perriere, « Chronique 225 (1548-1549) », p. 97.
97 Sur ce relativisme, pénétrant la pensée politique à partir d’Engelbert d’Admont et de Guillaume d’Ockham, J. E. Blythe, Ideal Government, p. 165-170.
98 Platon, Le Politique, 294 b sq. dans Œuvres complètes, II, p. 399 sq. ; Aristote, La Politique, III, 15, 1286 a, p. 240.
99 G. de La Perriere, Miroir Politicque, p. 29.
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