Les conflits d’intérêts en droit pénal… ou l’avenir du délit de prise illégale d’intérêts (art. 432-12C. pen.)
p. 323-335
Texte intégral
1Selon la terminologie de ce colloque consacré à la (dis)continuité en Droit, deux espaces ou, plus exactement, deux sphères doivent être envisagées que sont respectivement la sphère publique et la sphère privée.
2Le Droit pénal entend dresser une frontière très nette entre la sphère d’activité publique et la sphère d’intérêt personnel d’un même agent public, frontière qui possède pour dénomination légale “prise illégale d’intérêts” au sens de l’article 432-12 du Code pénal. Pareille dénomination n’est guère explicite1, et il est toujours permis de s’interroger sur le bien-fondé d’une incrimination dont les termes mêmes sont particulièrement sibyllins et ce, depuis son origine… dont on ne négligera pas qu’elle remonte à la législation royale.
3A s’en tenir à la substance même de l’incrimination, il faut, et il suffit, que l’agent public ait pris un intérêt quelconque dans une affaire placée sous sa surveillance pour s’exposer aux foudres de l’article 432-12 du Code pénal. Dès lors, la sphère d’activité publique doit s’entendre de la sphère de surveillance publique possédée par l’agent public, de sorte que le délit de prise illégale d’intérêts a pour effet de prohiber l’exercice concomitant de la qualité d’agent public surveillant et de la qualité d’agent privé surveillé. Ainsi, le Droit pénal, soucieux de prévenir tout conflit d’intérêts, tend à prohiber toute rencontre entre la sphère d’activité publique placée sous la surveillance de l’agent public et la sphère d’intérêt personnel du même agent. Autrement dit, le Droit pénal mène un véritable combat afin de faire échec à toute continuité entre la sphère publique et la sphère personnelle.
4Ce combat “contre” la continuité, ou “en faveur” de la discontinuité - c’est selon - est mené de façon très rigoureuse par la chambre criminelle de la cour de cassation, ainsi qu’il faut bien en convenir (I). Ce combat jurisprudentiel est même récemment apparu trop rigoureux au législateur qui souhaite désormais lui conférer, au moins en apparence, un caractère plus raisonnable (II).
I – LA CONTINUITÉ RIGOUREUSEMENT COMBATTUE
5Le combat destiné à faire échec à la continuité de la sphère d’activité publique et de la sphère d’intérêt personnel est un combat mené avec exigence et ce, sous deux aspects. Exigence certaine puisque ce combat intéresse l’intégralité des agents publics surveillants, la jurisprudence, encouragée en cela par le législateur lui-même, s’étant appliquée à conférer à la qualité d’agent public surveillant une portée maximale (A). Exigence redoublée puisque ce combat intéresse l’intégralité de la sphère d’intérêt personnel, la jurisprudence, toujours encouragée par le législateur, s’étant appliquée à conférer à la notion d’intérêt personnel une portée maximaliste (B).
A – Un combat persistant, au prix d’une conception maximale de la qualité d’agent public surveillant
6Tous les agents publics : telle est la condition préalable qui intéresse le délit de prise illégale d’intérêts. Mais, tel qu’il est défini par la jurisprudence criminelle, l’agent public concerné désigne en réalité tous les agents investis d’une mission d’intérêt général ainsi que toutes les missions de surveillance attribuées au même agent. Le sens de l’évolution légale et jurisprudentielle est parfaitement identifiable2. Alors que la législation royale avait entendu réserver la répression à certaines catégories d’agents publics (sénéchaux, baillis, juges, greffiers, huissiers, archers ou autres officiers de justice)3, le Code pénal de 1810 a très nettement ouvert le champ de la répression tandis que le Code pénal de 1992 a parfaitement confirmé la volonté expansionniste que le législateur entendait conférer au délit de prise illégale d’intérêts.
7Désormais, la qualité d’agent public s’entend de façon fort large puisque sont expressément désignées à la répression les personnes dépositaires de l’autorité publique, chargées d’une mission de service public mais également les personnes investies d’un mandat électif public. La référence légale tant aux personnes dépositaires de l’autorité publique qu’aux personnes investies d’une mission de service public a permis à la jurisprudence criminelle de dépasser le seul critère statutaire de définition de l’agent public et, ce faisant, de mettre en œuvre un critère supplémentaire à caractère fonctionnel. De façon constante, la chambre criminelle de la cour de cassation estime que la possession d’un pouvoir de décision au nom de la puissance publique ou de prérogatives de puissance publique, si elle permet de caractériser le cas échéant la qualité de personne “dépositaire de l’autorité publique”4, elle n’est pas nécessaire pour établir l’existence de la qualité de personne “chargée d’une mission de service public” qui peut ainsi être attribuée à tous ceux qui concourent à la satisfaction de l’intérêt général, tels un architecte investi d’une mission de maîtrise d’œuvre par et pour le compte d’une collectivité ou d’un organisme publics5, un mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises6, un président d’un conseil régional des notaires7, un président d’un conseil départemental de la Croix Rouge8, un président d’une Université9 ou encore un salarié d’une chambre de commerce mis à la disposition d’une association financée par des fonds publics10.
8Uniquement les agents publics surveillants : telle est la seconde exigence textuelle inscrite à l’article 432-12 du Code pénal qui, elle-aussi, possède désormais une très large portée. Ainsi, parce que le texte d’incrimination précise qu’il suffit que l’agent ait en tout ou partie la surveillance de l’opération dans laquelle il possède un intérêt, la chambre criminelle de la cour de cassation a légitimement pu étendre la répression à l’agent public doté du pouvoir de formuler un simple avis à l’égard de l’opération en cause11, de sorte qu’il appartient à tout agent de s’abstenir de participer, de quelle que façon que ce soit, à l’élaboration d’une décision publique susceptible de l’intéresser. De façon tout aussi fondée, il est de jurisprudence constante que le délit de prise illégale est consommé “dès que le prévenu a pris, reçu ou conservé, directement ou indirectement, un intérêt dans une affaire dont il avait l’administration ou la surveillance, celles-ci se réduiraient-elles à de simples pouvoirs de préparation ou de proposition de décisions prises par d’autres”12.
9En revanche, indépendamment de toute précision textuelle, la jurisprudence s’est autorisée, à deux reprises, à raisonner par analogie. D’une part, elle n’a guère hésité à assimiler le fait de participer à une délibération par un vote personnel13 et le simple fait d’assister à la délibération sans prendre part au vote14, à des actes de surveillance au sens de l’article 432-12 du Code pénal. D’autre part, elle n’a guère hésité également à assimiler le fait de mandater des charges afférentes à une opération à un acte de liquidation au sens de l’article 432-12 du Code pénal15. Outre l’analogie, la chambre criminelle de la cour de cassation s’est également laissée tenter par l’édiction d’une véritable présomption de surveillance, en particulier à destination des chefs des exécutifs locaux16, de sorte qu’il n’est point exagéré de considérer que, désormais, certains agents publics, à raison de leur position hiérarchique, se trouvent es qualité investis de la charge de “surveillance ou d’administration”17.
10De la sorte, la sphère d’activité publique concernée apparaît singulièrement large et s’apparente bien davantage en réalité en une véritable sphère d’intérêt général dont le périmètre sensiblement élargi doit autant à l’autonomie de la qualité d’agent public qu’à la définition maximale conférée à la notion de “surveillant”… parfois elle-même présumée. A cette appréhension maximale de la sphère d’activité publique, s’est ajoutée une appréhension maximaliste de la sphère d’intérêt personnel.
B – Un combat intransigeant, au prix d’une appréhension maximaliste de l’intérêt personnel
11L’article 432-12 du Code pénal se limite à faire état d’un intérêt “quelconque”, adjectif qui a autorisé la chambre criminelle de la cour de cassation, tenant pour indifférente la nature de l’intérêt litigieux, à accepter de prendre en considération non seulement un intérêt patrimonial mais également un simple intérêt extrapatrimonial. L’intérêt ainsi appréhendé impose de considérer qu’aucun lien, de quelque nature que ce soit, ne doit unir la sphère d’intérêt général à la sphère d’intérêt personnel.
12Selon la chambre criminelle de la cour de cassation, l’intérêt, au sens de l’article 432-12 du Code pénal, peut non seulement être un intérêt matériel – proche alors d’un avantage – mais également être de nature morale, direct ou indirect18. Selon une jurisprudence parfaitement constante, l’intérêt moral englobe l’intérêt familial entendu, une fois encore, de façon extrêmement large, puisqu’il est désormais acquis que l’on est agent public avant d’être père ou mère19, beau-père ou belle-mère20, époux ou épouse21, amant ou maîtresse22, frère ou sœur23, concubin ou concubine…24 Tous les liens d’affection suffisent à caractériser un intérêt familial, en notant que la chambre criminelle de la cour de cassation et le conseil d’État adoptent une position identique en la matière25, sauf à noter que seule la chambre criminelle de la cour de cassation a admis jusqu’à présent que l’intérêt pouvait être également de nature amicale26 ou de nature politique27. Sans prétendre anticiper sur la jurisprudence criminelle, il semble bien qu’il ne reste plus qu’à caractériser au contentieux les intérêts de nature syndicale, intellectuelle, philosophique ou encore religieux…28
13Ainsi conçue, la sphère d’intérêt personnel apparaît s’être élargie jusqu’à la reconnaissance d’une sphère d’intérêt… particulier dont l’agent public se doit de tenir éloignée la sphère d’intérêt général qu’il représente. Davantage que toute autre considération, c’est le lieu de souligner que la seule rencontre des deux sphères d’intérêt général et d’intérêt particulier suffit à consommer le délit de prise illégale d’intérêts puisqu’à raison de son caractère formel, le délit se consomme par le seul exercice concomitant de la qualité d’agent public surveillant et de la qualité d’agent public surveillé et ce, il convient d’insister, malgré l’absence de conséquence dommageable pour la collectivité publique. Autrement dit, si l’existence d’un conflit d’intérêts réel29 consomme bien évidemment le délit de prise illégale d’intérêts, la consommation du délit de prise illégale d’intérêts résultera également – et avant tout – de la seule suspicion de partialité dont pourra être convaincu l’agent public concerné. Il n’est en rien nécessaire que la sphère d’intérêt général ait souffert de la rencontre avec la sphère d’intérêt particulier car, en vertu d’une jurisprudence constante, l’agent public ne saurait échapper à la répression malgré l’absence d’un dommage effectif causé à l’administration publique. Parce le délit de l’article 432-12 du Code pénal se situe à “l’intersection de la vie publique et des intérêts privées”30, la contrariété d’intérêts, si elle “surconsomme” le délit, n’est en rien indispensable à sa réalisation31.
14La représentation nationale32 – mais également deux rapports récents33 – ont entendu s’émouvoir de la portée excessive désormais conférée par la jurisprudence criminelle au délit de prise illégale d’intérêts. Aussi bien, il convient de s’interroger et de vérifier si, effectivement, la continuité de la sphère d’activité publique, devenue sphère d’intérêt général, et de la sphère d’intérêt privé, devenue sphère d’intérêt particulier, n’est pas déraisonnablement combattue.
II – UNE CONTINUITÉ DÉRAISONNABLEMENT comBATTUE ?
15La portée jurisprudentielle conférée au délit de prise illégale d’intérêt serait-elle l’illustration d’un combat excessif ? Une récente question prioritaire de constitutionnalité destinée à mettre en cause la conformité même du délit au principe de la légalité criminelle a échoué devant la chambre criminelle de la cour de cassation qui s’est refusée à la transmettre au conseil constitutionnel34. Pareil refus ne peut malgré tout dispenser de s’interroger sur le réel degré de précision et de clarté des dispositions inscrites à l’article 432-12 du Code pénal. De cette légitime interrogation, il ressort que l’essentiel des termes de l’article 432-12 du Code pénal mérite d’être conservé car ces mêmes termes permettent, dans le respect de la volonté exprimée par le législateur, de combattre de façon pertinente la continuité de la sphère d’intérêt général et de la sphère d’intérêt particulier (A). En revanche, certains de ces termes méritent d’être davantage précisés pour permettre d’assurer la discontinuité de la sphère d’intérêt général et de la sphère d’intérêt particulier en préservant l’agent public de toute suspicion de partialité (B).
A – Un combat pertinent, en conformité avec la volonté exprimée par le législateur
16Il n’est guère douteux que la portée maximale conférée par la jurisprudence criminelle à la qualité d’agent public correspond véritablement à la volonté exprimée par le législateur. Hier comme aujourd’hui, les avancées jurisprudentielles sont en parfaite conformité avec les ambitions des promoteurs du délit de prise illégale d’intérêts.
17A cet égard, les travaux préparatoires du Code pénal de 1992 sont dépourvus de toute ambiguïté. Ainsi, après avoir observé que, sous l’empire du Code pénal de 1810, les expressions “fonctionnaire public”, “préposé du gouvernement” ou “citoyens chargés d’une mission de service public” “ont été interprétées par la jurisprudence indépendamment du sens qu’elles ont classiquement en droit administratif” et que “le droit pénal jouit, à cet égard, d’une autonomie qui rend les transpositions ou les comparaisons souvent difficiles”35, la représentation nationale a clairement exprimé que “les auteurs du projet de livre IV ont retenu une formulation inspirée à la fois du code pénal actuel, de la jurisprudence et des travaux de la commission de révision : personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public”36.
18La définition fonctionnelle de la qualité d’agent public, voulue et consacrée par le législateur français, est en parfaite adéquation avec les conventions internationales auxquelles la France est désormais partie. La définition fonctionnelle de l’agent public est, en effet, la définition privilégiée par l’ensemble des conventions internationales qui se donnent pour objectif de lutter plus efficacement contre la vénalité des agents publics37. Par la ratification de l’ensemble de ces instruments internationaux, la représentation nationale a ainsi renouvelé sa volonté de voir conférer à la qualité d’agent public une signification autonome. La conformité de la France aux engagements internationaux a ainsi été saluée par le GRECO, témoignant ainsi de la pertinence de la législation en la matière38.
19Au-delà de la seule qualité d’agent public, le sens et la portée conférés aux autres composantes du délit de prise illégale d’intérêts apparaissent eux-aussi conformes à la volonté exprimée par le législateur depuis… le Code pénal de 1810. Lors de la séance du Corps législatif du 6 février 1810, le conseiller d’État Berlier déclarait précisément : “la position spéciale des fonctionnaires publics peut aussi, et doit même, en plusieurs circonstances, leur faire interdire ce qui serait licite à d’autres personnes. Ainsi un fonctionnaire devient coupable lorsqu’il prend directement ou indirectement intérêts dans les adjudications, entreprises ou régies, dont sa place lui donne l’administration ou la surveillance. Que deviendrait, en effet, cette surveillance quand elle se trouverait en point de contact avec l’intérêt personnel du surveillant, et comment parviendrait-on, sans blesser l’honneur et la morale, à concilier ce double rôle de l’homme public et de l’homme privé ?”39. Le précepte “Nul ne peut servir deux maîtres à la fois” a ainsi rejoint le droit positif sous la forme du délit d’ingérence devenu délit de prise illégale d’intérêts40. Serait-il véritablement raisonnable de le réduire à un simple précepte moral en le privant de toute juridicité ? La réponse à cette question est bien évidemment négative et suffit à démontrer que l’incrimination de la prise illégale d’intérêts participe d’un combat salutaire au service de la nécessaire prévention de toutes les formes de conflits d’intérêts.
B – Un combat salutaire, au service de la prévention des conflits d’intérêts
20Il ne faut avoir de cesse de le répéter : ce ne sont point seulement les conflits d’intérêts général et particulier qui sont susceptibles de trouver leur sanction à l’article 432-12 du Code pénal mais également – et surtout – la violation de l’obligation d’impartialité objective appliquée aux agents publics.
21Grâce à la portée qui lui est conférée par la jurisprudence criminelle, le délit de prise illégale d’intérêts autorise à sanctionner non seulement la partialité de l’agent public mais également l’apparence de partialité de l’agent public. Autrement dit, par l’interprétation exigeante qu’elle a su imposer des termes de l’article 432-12 du Code pénal, la chambre criminelle de la cour de cassation est parvenue à mettre en exergue que la lésion de l’intérêt général ne réside pas seulement dans la seule survenance d’un conflit d’intérêts réel, preuve d’une partialité avérée, mais réside également dans l’existence d’un conflit d’intérêts apparent41, preuve que du doute naît la suspicion de partialité. L’un des représentants de la chambre criminelle de la cour de cassation a ainsi pu soutenir que l’interprétation de la notion d’intérêt “quelconque” était “conforme à la finalité du texte d’incrimination qui a pour but d’éviter qu’une personne chargée d’une fonction publique ne s’en serve dans son intérêt personnel ou puisse seulement être soupçonnée de ne pas en user conformément à l’intérêt général”42.
22Alors que le Code modèle de conduite des agents publics, élaboré dans le cadre du Conseil de l’Europe, a eu pour objet de préciser, en son article 8, que “l’agent public doit éviter que ses intérêts privés entrent en conflit avec ses fonctions publiques”, de sorte “qu’il est de sa responsabilité d’éviter de tels conflits, qu’ils soient réels, potentiels ou susceptibles d’apparaître comme tels”43, le législateur français semble tenter par la volonté (nouvelle et inédite…) de réduire la portée du délit de prise illégale d’intérêts à la répression des seuls conflits d’intérêts réels si la proposition de loi d’origine sénatoriale précitée venait à aboutir… ou, de façon tout aussi inquiétante, à la répression des seuls conflits d’intérêts simplement potentiels si les propositions des rapports précités (Rapports dit “Sauvé” et “Jospin”) venaient à être consacrées.
23Réduire la portée du délit de prise illégale d’intérêts uniquement aux conflits d’intérêts réels : pareille proposition, après avoir vu de nombreuses difficultés à frayer son chemin44, apparaît bel et bien sur le point d’aboutir puisque la représentation nationale vient encore d’envisager de substituer la référence à “un intérêt quelconque” par la référence à “un intérêt personnel distinct de l’intérêt général”. De l’exposé des motifs, il résulte qu’une telle proposition vise ouvertement à contrecarrer la jurisprudence de la chambre criminelle refusant de faire de la contrariété d’intérêts un élément constitutif du délit de prise illégale d’intérêts. Ce faisant, si une telle réécriture du texte est admise, le risque est véritablement considérable de dénaturer le délit de prise illégale d’intérêts qui supposera à l’avenir que soit démontrée l’existence d’un conflit d’intérêts réel et non point seulement l’existence d’un lien unissant la sphère d’intérêt général à la sphère d’intérêt particulier.
24Réduire la portée du délit de prise illégale d’intérêts aux conflits d’intérêts réels et potentiels : dans le sillage du rapport Sauvé45, la représentation nationale a fait état de la nécessité de remplacer l’expression “intérêt quelconque” par l’expression “intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité”46. Sous couvert de préciser la portée de l’incrimination, pareille réécriture présente encore le risque de dénaturer le délit de prise illégale d’intérêts qui supposerait alors que soit démontrée l’existence d’un conflit d’intérêts potentiel47.
25Une autre possibilité s’offre au législateur, si tant est que celui-ci soit soucieux véritablement de vouloir clarifier les termes de l’incrimination et non point seulement de vouloir dissimuler sa volonté d’opérer une dépénalisation. Elle consisterait à user non point de l’expression d’“intérêt quelconque” mais de faire état d’“intérêt de nature à influer ou à paraître influer sur l’exercice impartial et objectif de sa fonction, de sa mission ou de son mandat”… selon les termes employés à l’article 13 § 1 du Code modèle de conduite des agents publics48. Pareille réécriture aurait pour avantage de très nettement réaffirmer que le délit de prise illégale d’intérêts a pour finalité de réprimer toutes les formes de conflits d’intérêts – réels, potentiels et apparents – et non point seulement certains d’entre eux. Le choix est désormais offert au législateur d’asseoir davantage encore le délit de prise illégale d’intérêts ou d’en altérer le sens véritable. Qu’il soit encore permis de croire que le législateur ne se résoudra pas à la seconde branche de l’alternative…
Notes de bas de page
1 Elle n’a guère été davantage explicite sous l’empire du Code pénal de 1810 qui employait la dénomination de délit d’ingérence.
2 Cf. M. Segonds, “Les apports de la jurisprudence au délit de prise illégale d’intérêts”, Gaz. Pal. 2012, p. 12.
3 Cf. R. Garraud, Traité théorique et pratique du droit pénal français, t. 3, 3e éd., 1922, Sirey, p. 358, no 1510, note 2.
4 En dernier lieu, cf. Cass. crim., 28 fév. 2007, pourvoi no 06-85952.
5 Cf. Cass. crim., 14 juin 2000 : Dr. pénal 2001, comm. No 5, obs. M. Veron.
6 Cf. Cass. crim., 26 sept. 2001: D. 2002, somm. 1800, obs. M. Segonds; Cass. crim., 30 juin 2010: RPDP 2010, p. 918, note M. Segonds.
7 Cf. Cass. crim., 21 sept. 2005: Bull. crim. no 233.
8 Cf. Cass. crim., 3 avril 2007: Bull. crim. no 100.
9 Cf. Cass. crim., 17 déc. 2008: Bull. crim. no 258.
10 Cf. Cass. crim., 24 mars 2010, no 09-81153.
11 Cf. Cass. crim. 7 oct. 1976, Bull. crim., no 285, D. 1976, IR 293, Rev. sc. crim. 1977. 325, obs. A. Vitu ; Cass. crim. 9 mars 2005, Bull. crim., no 81, Dr. pén., comm. 115, note M. Veron.
12 En dernier lieu, Cass. crim., 28 février 2007, pourvoi no 06-85952 ; adde Cass. crim., 7 octobre 1976 : Bull. crim. no 285 ; 14 juin 2000 : Bull. crim. no 221 ; 14 décembre 2005 : Bull. crim. no 333 ; déc. 2005 ; 30 juin 2010, no 09-84040.
13 En dernier lieu, Cass. crim., 19 mars 2008 : Bull. crim. no 69 ; adde Cass. crim. 19 mai 1999 : Bull. crim., D. 2000, somm. 124, obs. M. Segonds ; Dr. pén. 1999, comm. 139, note M. Veron ; RTD com. 1999. p. 1000, obs. B. Bouloc.
14 Cf. Cass. crim., 14 nov. 2007: RTD. Com. 2008, p. 637, obs. B. Bouloc ; 3 déc. 2008 : Dr. pénal 2009, comm. 38, obs. M. Veron ; Dr. pénal, 2009, chron. 9, note F. Linditch; RPDP 2009, p. 179, note M. Segonds; RTD com., p. 470, obs. B. Bouloc ; adde Cass. crim., 9 février 2011, pourvoi no 10-82988.
15 Cf. Cass. crim., 14 décembre 2005 : Bull. crim. no 333.
16 Cf. Cass. crim. 20 juin 2002, no 01-82705; Cass. crim. 9 fév. 2005: Bull. crim. no 48; Cass. crim. 23 février 2011, no 10-82880.
17 En dernier lieu, Cass. crim., 7 mars 2012 : RPDP 2012, p. 929, note M. Seconds.
18 La référence à un intérêt direct ou indirect n’ajoute en rien au texte d’incrimination puisque l’article 432-12 du Code pénal emploie expressément les adverbes “directement ou indirectement”.
19 Cf. Cass. crim. 21 juin 2000, Bull. crim., no 239; Cass. crim. 19 nov. 2003, Dr. pén. 2004, comm. 35, obs. M. Veron.
20 Cf. Cass. crim. 5 nov. 1998, Bull. crim., no 289, JCP 1999. II. 10182, note W. Jeandidier, RTD com. 1999, p. 771, obs. B. BOULOC ; 20 février 1995, pourvoi no 94-81.186.
21 Cf. Cass. crim. 22 sept. 1998, Dr. pén. 1999, comm. 21, note M. Veron.
22 Cf. Cass. crim. 7 avr. 2004, no 03-82.062.
23 Cf. Cass. crim. 22 sept. 1998, Dr. pén. 1999, comm. 21, note M. Veron.
24 Cf. Cass. crim., 21 mars 2012, no 11-83813.
25 Cf. C. E., 27 juillet 2005, req. No 263714, Min. Outre-mer, Commune de Hitia’a o tera, AJDA 2005, p. 1597.
26 Cf. Cass. crim., 5 novembre 2008, no 08-82399 ; 30 juin 2010, no 09-84040.
27 Cf. Cass. crim., 29 juin 2011: Bull. crim. no 153.
28 Il faut noter que le Code modèle de conduite des agents publics dispose en son article 13 § 2 que “l’intérêt personnel de l’agent public englobe tout avantage pour lui-même ou elle-même ou en faveur de sa famille, d’amis et de personnes proches, ou de personnes ou organisations avec lesquelles il ou elle a eu des relations d’affaires ou politiques”. Cf. Recommandation no R [2000] 10 du Comité des ministres aux États membres sur les codes de conduite pour les agents publics.
29 L’OCDE propose de considérer que pareil conflit désigne la situation dans laquelle il est avéré qu’un intérêt personnel a influencé le comportement de la personne exerçant ses fonctions professionnelles. Cf. Pour une nouvelle déontologie de la vie publique : Rapport de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, remis au président de la République le 26 janvier 2011, p. 13.
30 Cf. X. Samuel, “Panorama de la jurisprudence de la Chambre criminelle en matière de prise illégale d'intérêts et d'atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans les marchés publics, Rapport de la Cour de cassation 1999, 2000”, La Documentation française, p. 217.
31 La chambre criminelle de la cour de cassation a ainsi énoncé que “l’intérêt, matériel ou moral, direct ou indirect, pris par des élus municipaux en participant au vote des subventions bénéficiant aux associations qu’ils président entre dans les prévisions de l’article 432-12 du code pénal ; qu’il n’importe que ces élus n’en aient retiré un quelconque profit et que l’intérêt pris ou conservé ne soit pas en contradiction avec l’intérêt communal” Cf. Cass. crim., 22 octobre 2008 : Bull. crim. no 212 ; Adde Cass. crim., 19 mars 2008 : Bull. crim. no 69.
32 Cf. Proposition de loi visant à réformer le champ des poursuites de la prise illégale d’intérêts des élus locaux, Sénat no 268 ; Proposition de loi visant à clarifier le champ des poursuites de la prise illégale d’intérêts, A.N., 2 juill. 2012.
33 Cf. Pour une nouvelle déontologie de la vie publique : Rapport de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, remis au président de la République le 26 janvier 2011 ; Pour un renouveau démocratique : Rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, remis au président de la République, 2012.
34 Cf. Cass. crim., 30 novembre 2011: Bull. crim., no 241.
35 Cf. F. Colombet, Rapport, t. 1, Exposé général – Examen des articles, Doc. AN 1991/1992, no 2244, p. 123.
36 Ibidem.
37 Cf. M. Segonds, “L’internationalisation de l’incrimination de la corruption”, Dr. pénal, 2006, p. 5.
38 Cf. Rapport d’évaluation de la France, Incriminations (STE no 173 et 191, PDC 2), Troisième cycle d’évaluation, Strasbourg, 19 fév. 2009.
39 Cf. Jur. gén., V° Forfaiture, p. 4, 2e col., in fine.
40 Cf. B. Fleury, “Nul ne peut servir deux maîtres à la fois. La prise illégale d’intérêts redéfinie : vrai problème, fausse solution” : JCP Administrations et collectivités territoriales, 2010, act. 539.
41 L’OCDE propose de définir le conflit d’intérêts apparent comme désignant la situation dans laquelle les intérêts privés de l’agent sont susceptibles d’être regardés comme de nature à influencer indûment sa manière de servir, sans que ce soit le cas effectivement. Cf. Pour une nouvelle déontologie de la vie publique : Rapport de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, remis au président de la République le 26 janvier 2011, p. 13.
42 Cf. X. Samuel, ibidem.
43 Cf. Recommandation no R [2000] 10 du Comité des ministres aux États membres sur les codes de conduite pour les agents publics ; adde Code international de conduite des agents de la fonction publique, art. 4, A/RES/51/59.
44 Une seconde proposition de loi sénatoriale a été votée en ce sens le 29 janvier 2013, cf. Sénat no 78.
45 La proposition no 12 du rapport “Sauvé” est ainsi libellée : “mettre en cohérence les dispositifs répressif et préventif, en précisant, à l’article 432-12 du code pénal relatif à la prise illégale d’intérêts, qu’est sanctionnée la prise d’un intérêt “de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité” de la personne”. Cf. Pour une nouvelle déontologie de la vie publique : Rapport de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, remis au président de la République le 26 janvier 2011, p. 116. De la même façon, la commission “Jospin” a estimé que “la rédaction de l’article 432-12 est trop générale en ce qu’elle n’exige pas expressément que l’intérêt pris, reçu ou conservé par l’auteur du délit ait été de nature à compromettre son indépendance ou son impartialité”. Cf. Pour un renouveau démocratique : Rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, remis au président de la République, 2012, p. 91.
46 Cf. Rapport sur la proposition de loi organique (No 3838) et la proposition de loi (No 3866) relatives à la transparence de la vie publique et à la prévention des conflits d’intérêts.
47 L’OCDE propose de définir le conflit d’intérêts potentiel comme désignant désigne la situation dans laquelle, compte tenu des intérêts privés de la personne dépositaire de la puissance publique, l’exercice de telle ou telle fonction publique (à la suite d’une nomination notamment) placerait celle-ci en situation de conflit d’intérêts. Cf. Cf. Pour une nouvelle déontologie de la vie publique : Rapport de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, remis au président de la République le 26 janvier 2011, p. 13.
48 Cf. Recommandation no R [2000] 10 du Comité des ministres aux États membres sur les codes de conduite pour les agents publics.
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut de Droit Privé (IDP), Codirecteur de l’IEJ de Toulouse et du Master II Lutte contre la criminalité financière organisée d’Aix en Provence
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