La loi applicable au contrat du salarié détaché après la directive 2018/957 du 28 juin 2018 : focus sur quelques touches en demi‑teinte
p. 37-51
Texte intégral
1Bien au-delà de son aspect purement technique, la détermination de la loi applicable au contrat de travail international constitue un enjeu majeur dont dépendent le niveau de la protection du travailleur et une part non négligeable du coût du travail. Le droit international privé se trouve ainsi au cœur de problématiques sociales, économiques et politiques1 qui se posent avec une acuité particulière en cas de détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services au sein de l’Union européenne. Cette forme de mobilité soulève en effet des difficultés particulières qui ont justifié l’adoption de règles spéciales qui se combinent avec les règles générales de conflit de lois définies par la convention de Rome ou le règlement Rome I2.
2Sans entrer dans le détail de ces dernières, on rappellera que c’est la loi du pays d’origine, en tant que lieu d’exécution habituel du contrat, qui régira le plus souvent le contrat du salarié temporairement envoyé à l’étranger3. L’application de cette loi est particulièrement pertinente en cas de mobilité de courte durée qu’un changement systématique du droit applicable au gré des lieux d’exécution du contrat rendrait plus difficile. Elle est en revanche discutable en cas de missions prolongées ou répétées, lorsque le droit du pays d’origine est peu protecteur pour le travailleur et moins coûteux pour l’entreprise que celui du pays d’accueil. Dans l’UE, on le sait, ces effets sont amplifiés lorsque le détachement s’inscrit dans le cadre de la libre circulation des services et c’est pourquoi la directive 96/714 a défini un noyau dur de protection minimale qui est régi par la loi plus favorable du pays d’accueil.
3Cependant, dans une Europe élargie et secouée par la crise de 2008, la régulation des détachements s’est avérée insuffisante. La cause première en est le creusement des écarts entre les niveaux de protection et de coût des législations nationales, que les exigences minimalistes de la directive ne permettent pas de dépasser et que les effets restrictifs de la jurisprudence de la CJUE sur son application confortent.
4C’est dans ce contexte que deux directives ont été adoptées. La première, la directive 2014/67 relative à l’exécution de la directive 96/71 ne vise pas à en corriger les défauts intrinsèques tels que l’insuffisance du noyau dur ou l’imprécision des notions. Son objectif est en effet d’en renforcer l’application grâce à divers outils juridiques et méthodologiques permettant de lutter contre les fraudes et contournements, de mieux appréhender le détachement et d’améliorer l’efficacité du contrôle et des sanctions. Réponse partielle aux faiblesses du dispositif, elle n’a cependant pas convaincu les partisans d’un encadrement plus strict du détachement de la nécessité d’une révision de la directive. C’est ainsi que, dans le prolongement d’une proposition de la Commission présentée le 8 mars 2016 et au terme d’âpres négociations, la directive 2018/957 du 28 juin 2018 modifiant la directive 96/71 a été adoptée. Elle n’entrera cependant en vigueur dans les États membres qu’à compter du 30 juillet 2020 ; d’ici là, la directive 96/71 continuera à s’appliquer5.
5L’objectif est bien cette fois de réviser les termes du compromis trouvé il y a 20 ans6 en vue d’établir « un juste équilibre entre la nécessité de promouvoir la libre prestation de services et d’assurer les conditions de concurrence équitables, d’une part, et la nécessité de protéger les droits des travailleurs détachés, d’autre part »7. Les changements sont indéniables et vont dans le sens du renforcement des droits des travailleurs en raison notamment du passage du droit à une protection minimale au principe d’égalité de traitement.
6Il est cependant difficile d’en mesurer l’exacte portée, la force des antagonismes étatiques ayant conduit à des dispositions complexes et, à plusieurs égards, ambivalentes. La remarque vaut pour la définition du champ d’application de la directive en raison de dispositions en trompe-l’œil sources de confusion (I). Elle vaut aussi pour les modifications apportées au compromis lui-même dont les fondements juridiques en clair-obscur suscitent des incertitudes (II).
I. Des dispositions en trompe‑l’œil, génératrices de confusion sur le champ d’application de la directive
7Essentielle pour déjouer les fraudes, la définition du champ d’application de la directive dépend d’éléments tenant à l’entreprise à l’origine du détachement et de la définition du travailleur détaché. Or, c’est de manière très imprécise que ces éléments ont été définis en 1996, favorisant le déploiement de pratiques abusives. Pourtant, la directive 2018/57 ne comporte pas d’avancées majeures sur ce point. Si l’on met de côté les précisions concernant son objet, dont la portée est d’ailleurs incertaine8, et celles relatives au travail temporaire qui apportent des clarifications en cas de missions d’intérim en cascade9, le bilan est plutôt négatif.
8Certes, dans un premier temps, on a pu se réjouir de la prévision d’une limite temporelle au détachement mais, si la version finale du texte mentionne bien une durée de 12 mois, la précision est trompeuse10. En effet, contrairement à la proposition initiale de la Commission, elle ne contribue ni à clarifier, ni à préciser la définition du détachement (B). Bien plus, alors que la directive 2018/957 ne modifie pas davantage les termes de l’article 1er relatifs aux entreprises comprises dans son périmètre, son application dans le transport routier de marchandises reste incertaine (A).
A. La confusion autour du maintien du transport routier dans le champ de la directive
9Comme on l’a dit, l’article 1er de la directive 96/71, qui définit son champ d’application, n’a pas été substantiellement modifié par la directive 2018/957. Elle s’applique sans changement « aux entreprises établies dans un État membre qui détachent des travailleurs sur le territoire d’un autre État membre » (art. 1§1), sachant que le détachement doit intervenir dans le cadre d’une prestation de services transnationales au sens du paragraphe 3. Tous les secteurs d’activité restent concernés à l’exclusion cependant de « la marine marchande en ce qui concerne le personnel navigant » (art. 1§2). Justifiée par les spécificités du secteur, l’exception l’est également par la très grande mobilité de ces travailleurs qui ne correspondent pas à la figure du travailleur détaché.
10Bien que la problématique se présente en termes voisins dans le transport routier, la directive 96/71 n’a pas prévu d’exclusion similaire en ce qui concerne les chauffeurs internationaux11. Ainsi, la directive détachement a vocation à s’appliquer sous réserve des règles spéciales propres au secteur. Il en résulte une certaine insécurité juridique quant à l’application des règles relatives au détachement. En effet, l’itinérance qui caractérise le transport routier international fait que le conducteur est, le plus souvent, un travailleur mobile au sens de Rome et non un travailleur envoyé temporairement à l’étranger couvert par la directive. Sans doute la situation du salarié qui exécute habituellement son travail sur le territoire national et qui effectue ponctuellement des opérations de transport assorties de tâches supplémentaires à l’étranger est‑elle différente. Mais, même dans ce cas, la notion de détachement est mal adaptée et source d’incertitude. En revanche, aux termes du considérant 17 du règlement de 200912, les dispositions de la directive 96/71 s’appliquent en cas de transports de cabotage, définis comme « des transports nationaux pour compte d’autrui assurés à titre temporaire dans un État membre d’accueil »13, dans le respect des conditions fixées par le règlement14.
11Si la directive 2018/957 n’infirme pas son application dans le transport routier, le considérant 15 précise cependant que « la nature hautement mobile du travail » dans ce secteur soulève « des questions et des difficultés particulières qui doivent faire l’objet, dans le cadre du paquet « mobilité », de règles spécifiques ». Autrement dit, son application est conditionnée à la révision de l’ensemble législatif applicable aux transports, inscrite dans le cadre du programme « L’Europe en mouvement » présenté par la Commission en 201715, et plus précisément, de la directive 2006/22/CE16. Ce renvoi a sans doute permis d’obtenir une majorité au sein du Conseil de l’UE mais l’antagonisme entre les partisans d’un renforcement de la protection de ces travailleurs et ceux favorables à une libéralisation accrue du secteur reste vif et, comme le montre la suite, rend difficile la rencontre d’un compromis.
12C’est ainsi, que le 4 juillet 2018, le Parlement européen a rejeté en bloc le volet social de la proposition de la Commission jugée trop libérale. Nombre illimité des transports de cabotage sur sept jours, autorisation du repos hebdomadaire normal en cabine17 « sur des parkings de qualité », le texte aboutissait aussi à « circonscrire encore plus étroitement le champ d’application de la directive détachement dans le secteur des transports routiers de marchandises »18, en excluant l’application du taux de salaire minimal et des périodes minimales de congé en cas de détachement inférieure ou égale à trois jours sur une période d’un mois calendaire19.
13Suite à ce rejet et contre toute attente, un nouvel accord a néanmoins pu être trouvé au sein du Conseil20, il est vrai à une courte majorité, par les États membres de « l’Alliance du routier »21, malgré l’opposition du « groupe de Visegrad ». Les avancées sont incontestables. Elles résultent de la mise en place généralisée du tachygraphe intelligent prévue d’ici à la fin 2024, des mesures concernant les repos des conducteurs (rétablissement de l’interdiction de prendre le repos hebdomadaire normal en cabine, droit au retour au moins toutes les quatre voire, en cas de deux prises de repos réduit successives, trois semaines)22, de l’obligation de quitter pendant cinq jours le territoire de l’État après que trois opérations de cabotage y aient été effectuées23, mais aussi des clarifications concernant les situations relevant ou pas du détachement24, en fonction du « concept de lien suffisant rattachant le service fourni et le conducteur au territoire d’un État membre d’accueil »25.
14Un accord avec le Parlement européen doit à présent être trouvé. Or, le rejet partiel du compromis par la Commission des transports, le 10 janvier 2019, reporte la finalisation de la réforme qui pourra difficilement aboutir avant les élections européennes du mois de mai. L’incertitude demeure donc sur l’application des dispositions de la directive 2018/957 dans ce secteur où la concurrence sociale est particulièrement intense26.
B. L’ambiguïté résultant des tergiversations sur la prévision d’une durée maximale de détachement
15Le détachement est une notion clé pour identifier les situations qui entrent dans le champ d’application de la directive 96/71 et pour déjouer les fraudes. Pourtant, elle s’avère, pour deux raisons au moins, incertaine. D’abord, il s’agit d’une notion utilisée dans d’autres textes de droit social européen mais qui fait l’objet de définitions différentes, qui se recoupent partiellement. On la trouve en effet dans la convention de Rome et, en matière de sécurité sociale, dans les règlements de coordination européens27. Cette polysémie juridique est source d’ambiguïté et de complexité28. Par ailleurs, la définition qu’en donne la directive 96/71 est, à plusieurs titres, imprécise. En effet, l’article 2 vise juste celui qui, « pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un État membre autre que l’État sur le territoire duquel il travaille habituellement ». C’est la référence à « une période limitée » qui cristallise l’attention dans la mesure où, faute de durée précise, elle est génératrice d’incertitude29. Il n’est donc pas surprenant que la référence à une durée maximale déterminée dans la directive 2018/957 ait suscité une vague d’approbation. Cependant, en raison de l’évolution du texte, on a pu se méprendre sur la portée de cette limite.
16En effet, « dans une optique plus spécifique d’alignement des dispositions avec le règlement de l’UE relatif à la coordination des systèmes de sécurité sociale »30, la Commission avait proposé dans un premier temps l’insertion d’un nouvel article 2 bis prévoyant que, « lorsque la durée prévue ou effective du détachement dépasse 24 mois, l’État membre sur le territoire duquel le travailleur est détaché est réputé être le pays dans lequel celui‑ci accomplit habituellement sont travail ». Par ailleurs, dans l’explication détaillée de la disposition, elle précisait qu’au‑delà de 24 mois, l’État membre d’accueil est réputé être le pays dans lequel le travail est habituellement accompli.
17Ainsi, la volonté initiale de la Commission était bien d’instaurer, comme en matière de coordination des systèmes de sécurité sociale, une limite maximum de 24 mois au détachement et, au‑delà, d’imposer l’application de la loi du pays d’accueil en tant que lieu d’exécution habituel du contrat. En d’autres termes, il s’agissait alors de revenir à l’application des principes de résolution du conflit de lois prévus par la convention ou le règlement de Rome I, la volonté étant apparemment d’exclure dans ce cas l’existence d’un envoi temporaire à l’étranger au sens de ces derniers.
18Cependant, profondément remanié par le Conseil, le texte finalement adopté ne fixe pas de durée maximale au détachement. Certes, la référence à une durée a été maintenue mais elle ne participe pas de sa définition. Plus précisément, ce n’est pas un article 2bis se rapportant à la définition du travailleur détaché qui a été inséré, mais un paragraphe bis, complétant l’article 3 relatif à la protection du travailleur détaché. Autrement dit, la directive 2018/957 ne soumet pas le détachement à une durée maximale mais prévoit, qu’au-delà d’une durée désormais de 12 mois, voire de 18 mois31, le travailleur détaché doit bénéficier de la quasi-intégralité du droit du travail du pays d’accueil. Il bénéficiera du noyau dur impératif, dans les conditions fixées à l’article 3 paragraphe 1, ainsi que de « toutes les conditions de travail et d’emploi applicables dans l’État membre sur le territoire duquel le travail est exécuté », à l’exception cependant des conditions de fond et de forme régissant la conclusion et la fin du contrat ainsi que les régimes complémentaires de retraite professionnels (art. 3§1bis), normalement soumis à la loi désignée en application de la convention ou du règlement Rome I.
19Autrement dit, dans le cadre de la directive 2018/957, le caractère limité de la période du détachement reste indéterminé. Il peut résulter de la prévision d’un terme (qui peut excéder 18 mois) mais aussi, conformément au considérant 9 de la directive, du fait que le travailleur a vocation à retourner dans l’État membre à partir duquel il a été détaché après avoir accompli le travail pour lequel il était détaché. La formule n’est pas sans rappeler le considérant 36 du règlement Rome I qui, à propos de la notion d’envoi temporaire à l’étranger, consacre l’idée de retour. Outre ce rapprochement, elle présente l’avantage de la souplesse mais l’insécurité juridique est son revers.
II. Le clair-obscur des fondements du nouveau compromis source d’incertitude
20Indéniable, l’extension de la protection du salarié détaché relevant de la loi du pays d’accueil est de surcroit confortée par un nouveau fondement juridique : l’égalité de traitement. Ce principe matériel, dont il a été souligné qu’il bouleverse « en profondeur la méthodologie purement conflictuelle » de la directive32, revient de manière itérative dans le texte et marque le passage du droit à une protection minimale au droit à une protection identique pour tous les salariés sur un même territoire.
21Cependant, il convient d’être prudent quant à la portée de ces avancées. Tout d’abord, indépendamment des difficultés pratiques relatives à la mise en œuvre des nouveaux droits des salariés détachés qui pourraient en affecter la portée33, ne saurait être négligé le fait que le niveau de leur protection dépendra aussi du contrôle de la CJUE sur les restrictions à la libre prestation des services et de la portée qui sera conférée à l’égalité de traitement. La promotion de la libre prestation de services constitue en effet l’un des fondements de la directive ; or, la rigueur de la jurisprudence à l’égard des atteintes qui y sont apportées en fait un fondement risqué pour la protection des travailleurs (A). Certes, le principe de l’égalité de traitement devrait servir de contrepoids et permettre un rééquilibrage. Cependant, le principe est ambivalent et sa portée interroge (B).
A. La libre circulation des services, un fondement risqué pour la protection des travailleurs
22Le renforcement de la protection des salariés détachés résulte principalement de la révision de l’article 3 de la directive 96/71 et des diverses extensions du domaine de la loi du pays d’accueil.
23La première concerne la prise en compte des conditions de travail et d’emploi définies dans les conventions collectives et sentences arbitrales d’application générale. Deux nouveautés sont à signaler. Tout d’abord, l’obligation de faire respecter les stipulations de ces textes dans tous les secteurs d’activité alors qu’aujourd’hui, en dehors du secteur de la construction, il s’agit d’une simple faculté pour les États34. Ensuite, qu’il y ait ou non un système de déclaration d’application générale dans le pays (l’extension en France), ce dernier pourra imposer « les conventions collectives ou les sentences arbitrales qui ont un effet général sur toutes les entreprises similaires appartenant au secteur ou à la profession concernés et relevant du champ territorial de celles‑ci35, et/ou les conventions collectives qui ont été conclues par les organisations des partenaires sociaux les plus représentatives au plan national et qui sont appliquées sur l’ensemble du territoire national » (art. 3§8). Ainsi, en France, pourraient être concernés les conventions collectives territoriales étendues ou les ANI.
24La seconde extension affecte les matières régies par la loi du pays d’accueil. Tout d’abord, il convient de rappeler qu’au‑delà de 12 ou de 18 mois, le salarié détaché devrait bénéficier de la plupart des dispositions du pays d’accueil36. Même si, comme on a pu le souligner37, les exceptions ne sont pas anodines, le renforcement des droits des travailleurs est considérable. Par ailleurs, la directive de 2018 enrichit le noyau dur impératif applicable quelle que soit la durée du détachement38 de deux nouvelles matières. Il s’agit, d’une part, des conditions d’hébergement des travailleurs lorsque l’employeur propose un logement aux travailleurs éloignés de leur lieu de travail habituel (point h) – a contrario, si l’employeur ne propose pas un logement au travailleur, il n’y pas d’obligation ; d’autre part, des allocations ou remboursement de dépenses visant à couvrir exclusivement les frais de voyage, de logement et de nourriture des travailleurs éloignés de leur domicile pour des raisons professionnelles (point i)39. Cependant, l’apport le plus important réside dans l’obligation faite aux États membres de garantir aux travailleurs détachés sur leur territoire, non plus seulement le taux de salaire minimum applicable (SMIC ou minimum conventionnel), mais « la rémunération » en vigueur. L’objectif est d’assurer l’égalité de rémunération entre travailleurs détachés et travailleurs locaux et, ce faisant, de limiter l’attractivité du détachement que conforte l’écart entre le taux de salaire minimal et le salaire moyen, compris entre 30 et 70%40.
25Ainsi, le renforcement de la protection des travailleurs détachés résultant de la directive 2018/957 est incontestable. Cependant, sa portée est incertaine et elle pourrait ne pas être à la hauteur des attentes. En effet, adoptée sur le fondement du TFUE et « notamment » des articles 53 et 62 concernant la liberté d’établissement et les services, la directive 2018/957 se fixe toujours pour objectif la promotion des libertés de circulation et, plus particulièrement la liberté des services. Le considérant 10 est d’ailleurs sans ambiguïté : les règles garantissant la protection des travailleurs « ne sauraient porter atteinte au droit des entreprises détachant des travailleurs sur le territoire d’un autre État membre d’invoquer la libre prestation de services, y compris dans les cas où la durée du détachement est supérieure à douze mois ou, le cas échéant, à dix‑huit mois ». Il en résulte que c’est notamment à l’aune du respect de cette liberté que la CJUE appréciera la mise en œuvre de la directive, le considérant rappelant que : « Selon une jurisprudence constante, les restrictions à la libre prestation des services ne peuvent être admises que si elles se justifient par des raisons impérieuses d’intérêt général et si elles sont proportionnées et nécessaires. » Autrement dit, l’effectivité des droits nouveaux, leur intensité, sera très largement tributaire du contrôle des entraves à la libre prestation des services qu’ils génèreront. Certes, la protection des travailleurs constitue également un objectif à prendre en compte. Mais jusqu’à présent, la Cour a toujours fait prévaloir les libertés économiques consacrées dans le Traité sur tout autre intérêt. On sait en effet que le caractère nécessaire et proportionné des mesures nationales fait l’objet d’une appréciation particulièrement rigoureuse. On sait aussi qu’aucune disposition ou mesure nationale n’échappe à ce contrôle: ni les lois de police41, ni les droits fondamentaux42, ni a fortiori les dispositions relevant du noyau dur impératif43.
26Certes, il semble que la Cour ait amorcé un infléchissement de sa jurisprudence et qu’elle ne place plus les libertés économiques au‑dessus des droits fondamentaux44. Cependant, le déplacement du curseur n’aura probablement pas de conséquences significatives sur l’appréciation de la mise en œuvre de la directive qui va au‑delà des droits fondamentaux. En particulier, on peut s’interroger sur l’appréciation que fera la Cour s’agissant de la protection des travailleurs détachés au‑delà de 12 ou 18 mois, sachant que la directive insiste sur la nécessité de la compatibilité de cette dernière avec la liberté de prestation de services (cons. 10)45, ou encore sur le respect de la rémunération en vigueur dans le pays d’accueil qui pourrait être jugé, à certains égards, excessif.
B. L’égalité de traitement, un fondement ambivalent
27Il semble, à la lecture de la directive 2018/957, que les partisans d’un encadrement plus strict du détachement aient fait le pari que l’égalité, en raison de son caractère fondamental46, conduira la CJUE à rééquilibrer sa jurisprudence sur les restrictions à la libre prestation de services en faveur de la protection des travailleurs. Cependant, si le juge européen pourra difficilement ne pas prendre en compte ce droit fondamental dans l’exercice de son contrôle, on peut douter du bouleversement de la jurisprudence en raison notamment du caractère ambivalent du principe et de sa relativité.
28La référence à l’égalité n’est pas totalement une innovation de la directive 2018/957. Ce qui change, en revanche, c’est la place beaucoup plus importante qu’elle occupe dans le texte et la consécration d’une de ses dimensions jusque‑là passée sous silence.
29Dans la directive 96/71, la mobilisation de l’égalité est en effet discrète. On la retrouve indirectement dans le considérant 2 sous la forme de l’interdiction des restrictions fondées sur la nationalité ou la résidence, l’exigence d’égalité de traitement n’étant expressément mentionnée que dans un cas particulier, celui de l’application des conventions collectives et sentences arbitrales en l’absence de système de déclaration d’application générale (art. 3§8). La mobilisation de l’égalité dans le texte révisé est au contraire beaucoup plus affirmée. En premier lieu, le considérant 6 pose « l’interdiction de toute mesure qui constitue, directement ou indirectement, une discrimination fondée sur la nationalité », son fondement résidant tout à la fois dans le principe de l’égalité de traitement et l’interdiction des discriminations en raison de la nationalité consacrés dans les traités fondateurs, et dans le principe de l’égalité des rémunérations « mis en œuvre par le droit dérivé ». L’identité des droits des salariés détachés et des travailleurs locaux est, en second lieu, déclinée dans les considérants 7, 8 et 12. En troisième lieu, dans le corps du texte, l’égalité de traitement est érigée en fondement, d’une part, du droit des travailleurs détachés aux conditions de travail et d’emploi fixées dans le pays d’accueil (art. 3§1 et §1bis), d’autre part, de la faculté pour les États d’étendre le noyau dur à d’autres matières que celles imposées par la directive (art. 3§10). Enfin, en quatrième lieu, comme auparavant, elle figure au paragraphe 8 relatif à la définition des conventions collectives et sentences arbitrales d’application générale.
30Outre les références appuyées au principe d’égalité de traitement, ce qui frappe également c’est la dualité du principe. En effet, la directive 96/71 n’envisageait l’égalité que dans l’intérêt des entreprises prestataires, pour interdire les mesures nationales restrictives auxquelles les entreprises locales ne seraient pas tenues. Si l’on retrouve cette dimension du principe, la plupart des dispositions nouvelles concernent l’égalité de traitement des salariés détachés par rapport aux travailleurs locaux. Il en résulte une sorte d’injonction paradoxale adressée aux États incités, d’un côté, à minimiser les obligations imposées aux prestataires de services européens et, de l’autre, à intervenir pour garantir l’égalité de traitement des salariés sur le territoire.
31Outre cette ambivalence du principe de l’égalité de traitement qui pourrait en affecter la portée, il convient d’en souligner la relativité.
En effet, la directive 2018/957 ne garantit pas une stricte égalité de traitement entre salariés détachés et salariés locaux. Ainsi, en cas de détachement inférieur à 12 ou 18 mois, l’égalité de traitement est cantonnée aux matières qui constituent le noyau dur obligatoire (art. 3§1) ou facultatif (art.3§10). En particulier, elle ne concerne que les périodes maximales de travail, minimales de repos, ainsi que la durée minimale des congés payés. Il pourrait en être ainsi y compris pour les détachements supérieurs à 12 ou 18 mois, le paragraphe 1bis prévoyant l’application de toutes les conditions de travail et d’emploi du pays d’accueil47, « outre les conditions de travail et d’emploi visées au paragraphe 1 ».
32Limitée quant aux matières concernées, l’égalité de traitement l’est également du fait que seules les stipulations conventionnelles d’application générale s’imposent, ce qui exclut a minima les accords collectifs d’entreprise. Pourtant, l’égalité de traitement ne devrait‑elle pas conduire à faire bénéficier les salariés détachés des conditions de travail et d’emploi applicables aux salariés du donneur d’ordre ?48 La question se pose d’autant plus que l’on observe, depuis quelques années, un large mouvement de décentralisation de la négociation collective en Europe49. Tel est notamment le cas en France, avec en dernier lieu, l’ordonnance du 22 septembre 2017 relative au renforcement de la négociation collective, qui achève de consacrer la primauté des accords d’entreprise sur les conventions et accords de niveau supérieur. Cette évolution pourrait avoir pour conséquence de restreindre le noyau dur et donc le champ du principe de l’égalité de traitement, en particulier en matière de rémunération50. Rappelons qu’à l’exception des primes pour travaux dangereux ou insalubres qui peuvent, en cas de clause de « verrouillage », relever prioritairement de la convention collective de branche, les primes sont en principe définies par l’accord d’entreprise ; en conséquence, elles devraient être exclues des éléments de rémunération impératifs garantis au travailleur détaché. La solution nous paraît cependant s’imposer. En effet, indépendamment du fondement juridique problématique d’une éventuelle extension du champ d’application d’un accord (fut‑il collectif)51, encore faudrait‑il imposer une mesure similaire aux prestataires de services nationaux sous peine de condamnation de la mesure par la CJUE pour discrimination fondée sur la nationalité et très probablement aussi atteinte à la libre prestation de services52.
33Cependant, en dépit de ses imperfections et des incertitudes sur sa portée, la directive 2018/957 constitue une avancée sociale importante en matière de détachement. Elle s’inscrit dans le cadre d’un chantier législatif d’ampleur dont la directive d’exécution 2014/57 a constitué la première pierre et dont la révision (en cours) des règlements de coordination des systèmes de sécurité sociale constitue la prochaine étape.
Notes de bas de page
1 E. Pataut, Détachement et fraude à la loi. Retour sur le détachement de travailleurs salariés en Europe, RDT 2014, 23.
2 Convention de Rome du 19 juin 1980 et règlement (CE) 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I).
3 Convention, art. 6 ; règlement, art. 8. Sous réserve d’une loi présentant des liens plus étroits avec le contrat (art.6 et 8, in fine) et des lois de police (art. 7 et 9).
4 Directive 96/71/CE du 16 déc. 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services.
5 Directive 2018/957, article 3. Cf. Ordonnance 2016‑116 du 20 février 2019 portant transposition de la directive (UE) 2018/957, art. 7.
6 M.‑A. Moreau, Le détachement des travailleurs dans l’Union européenne : 20 ans après…, DS 2016, pp. 584‑597.
7 Directive 2018/957, considérant 4.
8 Le nouveau paragraphe 1bis dispose que l’objet de la directive n’est « en aucune manière » de porter atteinte à « l’exercice des droits fondamentaux reconnus dans les États membres et au niveau de l’Union, notamment le droit ou la liberté de faire grève ou d’entreprendre d’autres actions (…) de négocier, de conclure et d’appliquer des conventions collectives ou de mener des actions collectives conformément à la législation et/ou aux pratiques nationales ». La référence implicite aux limites apportées par la CJUE à l’exercice de ces droits et libertés est évidente. On peut néanmoins s’interroger sur la portée d’une telle disposition. Rappelons que la directive 96/71 indiquait déjà être « sans préjudice du droit des États membres en matière d’action collective pour la défense des intérêts professionnels » (cons. 22).
9 Art. 1§3, c).
10 J.‑P. Lhernould, B. Palli, La révision de la directive détachement. Deuxième épisode d’une saga décevante, Sem. Soc. Lamy 2017, n° 1794.
11 Il en va de même dans le transport aérien.
12 Règlement (CE) n° 1072/2009 établissant des règles communes pour l’accès au marché du transport international de marchandises par route, paquet « Transports » 2009. Ce texte est en cours de révision dans le cadre du paquet « Mobilité ».
13 Règlement (CE) n° 1072/2009, art. 2, 6.
14 Le cabotage est autorisé dans la limite de trois opérations dans un délai de sept jours à partir du dernier déchargement dans l’État d’accueil du transport international ou, dans le même délai, d’un seul transport de cabotage (sur les trois autorisés) par État membre non destinataire du déchargement international. (Art. 8§2) A noter qu’en cas de transports de cabotage, l’article 9 prévoit l’application des temps de conduite et périodes de repos du pays d’accueil. En revanche, en cas de détachement, seuls les maximas et minimas s’imposent.
15 COM (2017) 283 final.
16 Directive 2018/957, art. 3§3.
17 À noter que la prise des repos normaux en cabine a depuis était condamnée par la Cour de justice. CJUE 20 déc. 2017, C‑102/16.
18 J.‑P. Lhernould et B. Palli, Le statut social du chauffeur routier international à la lumière des dernières propositions législatives communautaires, DS 2017, p. 1061.
19 Proposition de directive 2017/0121, art. 2.
20 Conseil de l’Union européenne, Premier train de mesures sur la mobilité, 3 déc. 2018, n° 15084/18.
21 Neuf États dont la France.
22 Proposition de révision des règlements 561/2006 et 165/2014.
23 Proposition de révision du règlement 1702/2009.
24 Proposition de révision de la directive 2006/22.
25 Op. cit., cons. 12.
26 Le 4 avril 2019, le Parlement européen a finalement trouvé un compromis. Il convient à présent que le Conseil, la Commission et le Parlement adoptent un texte consolidé.
27 Règlements 883/2004 et 987/2009.
28 C’est probablement pour lever cette difficulté que le mot « détachement » devrait être réservé à la directive 96/71. En effet, présent dans la convention de Rome, le terme ne figure pas dans le règlement Rome I et les règles spécifiques relatives à la détermination du lieu d’exécution du travail concernent désormais le travailleur qui « accomplit son travail de façon temporaire dans un autre pays ». De même, la proposition de révision des règlements de coordination de la Commission, du 12 décembre 2016, prévoit que l’article 12 relatif aux règles particulières de détermination de la législation de sécurité sociale s’applique en cas de détachement « au sens de la directive 96/71 » ou lorsque l’employeur « envoie (un de ses salariés) pour effectuer un travail pour son compte dans un autre État » que celui où il travaille habituellement. Il s’agit, aux termes du considérant 16 de la Proposition de la Commission, « de préciser que la notion de « travailleur détaché » doit avoir la signification donnée dans la directive 96/71 ». Le texte précise aussi que « cette précision ne modifie toutefois pas le champ d’application personnel de cet article : elle a pour seul objet d’unifier la signification des notions utilisées dans les actes juridiques visés ».
29 Certes, la directive d’exécution 2014/57 a contribué à la clarification de la notion en dressant la liste d’éléments, pour la plupart empruntés au champ de la sécurité sociale, permettant de vérifier, d’une part, que l’entreprise « exerce réellement des activités substantielles » dans le pays d’origine et, d’autre part, le caractère temporaire du détachement. Elle n’a pas cependant fixé de durée maximale à l’instar de ce qui se passe en droit de la sécurité sociale, ce qui a souvent été dénoncé comme une faille majeure du dispositif d’encadrement du détachement en droit du travail.
30 Proposition de la commission, 3‑1.
31 C’est notamment sous la pression de la France que la durée de 12 mois a été préférée à celle jugée excessive de 24 mois -laquelle présentait pourtant l’avantage d’un rapprochement avec les règles de coordination des systèmes de sécurité sociale. Notons qu’il ne s’agit pas d’une limite absolue. En effet, la formulation laisse penser qu’elle est portée à 18 mois sur simple notification motivée de l’entreprise prestataire de services, sans que les institutions du pays d’accueil puissent si opposer.
32 E. Pataut, Tours et détours de l’Europe sociale, RTD Europe 2018, p. 18.
33 J.‑P. Lhernould et B. Palli, DS 2016, op. cit., p. 621 ; ég. F. Muller, La révision des règles en matière de détachement : l’heure des choix en droit du travail et de la sécurité sociale, RTD Europe 2018, p. 82.
La directive 2018/957 renforce en effet considérablement l’obligation d’information des États prévue à l’article 5 de la directive 2014/67, notamment en ce qui concerne les éléments de la rémunération. (Cons. 21 et art. 3 §1) La tâche s’annonce ardue et pourrait entraver la mise en œuvre de la directive même si en cas de manquement seule une adaptation de la sanction est envisagée. (Art. 3§1).
34 Directive 96/71, art. 3§10.
35 Il s’agit probablement de limiter la portée de l’arrêt Dirk Rüffert, CJUE 3 avril 2008, aff. C‑346/06.
36 Art. 1bis. Cf. supra.
37 Sur la notion de rémunération et les difficultés de mise en œuvre, cf. J.‑P. Lhernould et B. Palli, op. cit.
Certes, la directive 2018/957 étend l’obligation d’information de l’article 5 de la directive 2014/67. Outre les informations sur les conditions de travail et d’emploi, devront être publiées sur le site internet officiel, d’une part, « les éléments constitutifs de la rémunération rendus obligatoires » et, d’autre part, « l’ensemble des conditions de travail et d’emploi supplémentaires applicables au détachement d’une durée supérieure à 12 mois ou, le cas échéant, à 18 mois » (Cons. 21 et art. 3 §1). La tâche s’annonce ardue et pourrait entraver l’effectivité des nouveaux droits des travailleurs. Toutefois, en cas de manquement de l’État d’accueil, l’employeur qui méconnaitrait les dispositions qui s’imposent à lui, ne serait pas à l’abri d’une sanction. En effet, la directive prévoit dans ce cas une simple adaptation de la sanction, « dans la mesure nécessaire pour en assurer le caractère proportionné » (art. 3§1 in fine).
38 Sauf détachement de très courte durée, conformément aux paragraphes 3,4,5 de l’article 3.
39 Cf. F. Muller, op. cit. p. 75.
40 S. Richard, Question d’Europe, 2016, n° 406.
41 CJCE 23 novembre 1999, C‑369/96 et C‑376/96, Arblade.
42 CJCE 11 déc. 2007, C‑438/05, Viking line ; CJCE 18/12/2007, C‑341/05, Laval.
43 CJCE 12 ottct. 2004, 60/03, Wolf et Muller.
44 CJUE 15 juillet 20110, C‑271/08, Commission c/ Allemagne.
45 Rappelons que la Cour a jugé excessive la législation imposant en cas de détachement le respect de l’ensemble des conditions de travail et d’emploi prévues dans le pays. CJUE 19 juin 2008, C‑319/06, Commission c/Luxembourg.
46 Chapitre 3 de la charte des droits fondamentaux de l’UE.
47 Sous réserve toutefois des matières visées aux points a) et b) du §1bis.
48 Pour J.‑P. Lhernould et B. Palli, comme le préconisait la Confédération européenne des syndicats, il aurait fallu intégrer les conventions d’entreprise dans le champ du noyau dur pour garantir une véritable égalité de rémunération entre travailleurs détachés et travailleurs locaux. (Op. cit. p. 627) D’autres sont plus réservés, cf. S. Laulom, Sem. Soc. Lamy 2018, n° 1841, supplément.
49 S. Laulom, op. cit.
50 F. Muller, op. cit. p. 75.
51 S. Laulom, op. cit.
52 La France pourrait-elle imposer le versement des primes prévues à titre supplétif par la convention de branche et applicables en l’absence d’accord d’entreprise ? La réponse est incertaine dans la mesure où les entreprises françaises peuvent conclure un accord d’entreprise moins favorable qui désormais prévaut et, de ce fait, ont un avantage sur les prestataires étrangers peu compatible avec le principe de l’égalité de traitement !
Auteur
Maître de conférences HDR
Université Toulouse 1 Capitole
CDA
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