La sous-traitance à l’épreuve du droit de la transparence et des pratiques restrictives de concurrence1
p. 245-257
Texte intégral
1Mettre la sous-traitance à l’épreuve du droit de la transparence et des pratiques restrictives de concurrence est en soi une épreuve.
D’abord parce que ce droit, qui fait l’objet d’un Titre IV dans le Livre IV du code de commerce, est un droit hétérogène, composé de règles très disparates qui vont de l’encadrement des offres promotionnelles jusqu’à la réglementation des enchères inversées, en passant par l’obligation de facturation ou encore l’interdiction de la revente à perte. L’ensemble manque clairement de cohérence logique et donne l’impression de désordre.
2Ensuite et surtout parce qu’il règne une forte instabilité législative dans ce domaine. Depuis l’ordonnance du 1er décembre 1986, texte fondateur, les lois de réforme se sont en effet succédées à un rythme effréné : loi « Galland » du 1er juillet 1996 sur la loyauté et l’équilibre commercial ; loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques ; loi « Dutreil » du 2 août 2005 en faveur des PME ; loi du 4 août 2008 sur la modernisation de l’économie ; loi « Hamon » du 17 mars 2014 relative à la consommation ; loi « Macron » du 7 août 2015 et, dernière en date, loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Mais ces retouches législatives ne sont rien à côté de l’importante refonte qui s’annonce. En effet, la récente loi Agriculture et Alimentation, dite « Egalim »2, contient un article 17 qui habilite le gouvernement à remanier en profondeur le titre IV du livre IV par voie d’ordonnance, et ce dans un délai de 6 mois à compter de la publication de cette loi. Le législateur invite le gouvernement à procéder à une réforme d’ampleur puisque c’est une réorganisation de ce titre qui est souhaitée, laquelle devra consister en une clarification de certaines de ses dispositions et en une suppression de celles devenues avec le temps inapplicables ou inappliquées. Nul ne sait donc si les propos de la présente contribution ne seront pas caducs demain…3
3Face à cette inflation de textes et à l’incertitude entourant le droit positif pour l’avenir, une délimitation du sujet s’impose.
Il sera évidemment question ici de sous-traitance, mais en braquant le projecteur sur la sous-traitance industrielle. Il ne s’agit pas de revenir sur les contours généraux de la sous-traitance4 et sur la définition de la sous-traitance industrielle5. Sauf à rappeler que dans la sous-traitance industrielle, contrairement à la sous-traitance de marché, les sous-traitants sont le plus souvent liés au fabricant principal par des contrats de vente, ce qui exclut l’application de la plupart des dispositions de la loi de 19756.
4Depuis plusieurs années maintenant, on fait observer que ces contrats de sous-traitance industrielle peuvent générer une situation de dépendance économique du sous-traitant à l’égard de son donneur d’ordre. Le sous-traitant – qui s’est fréquemment endetté en investissant lourdement dans du matériel propre à lui permettre de réaliser les biens ou les tâches qui lui sont commandées – est alors tributaire du maintien des relations nouées avec son donneur d’ordre.
5Il ne s’agit cependant pas de verser dans la caricature. Cet état de dépendance économique n’est ni systématique, ni uniforme. Ainsi, un sous-traitant disposant d’un savoir-faire particulièrement innovant qui lui confère un avantage certain sur ses concurrents pourrait être en mesure de dicter ses propres conditions au donneur d’ordre, lequel n’aura d’autres choix de les accepter s’il veut espérer lui sous-traiter sa production.
6Toujours est-il que les professionnels du secteur, relayés par les pouvoirs publics, dénoncent une dégradation générale des relations entre les grands donneurs d’ordre et leurs sous-traitants7. Cette dégradation se traduirait par des délais de paiement particulièrement longs, un crédit interentreprises anormalement élevé et la persistance de mauvaises pratiques qui constituent autant d’obstacles freinant la capacité des sous-traitants à dégager des marges, des bénéfices, et donc des ressources pour la recherche, l’innovation et le développement8.
7Or, le droit contenu dans le titre IV du livre IV du code de commerce a précisément pour but d’instaurer un rapport plus équilibré entre opérateurs économiques :
- soit en introduisant un certain formalisme de la relation commerciale, c’est l’objet du chapitre premier intitulé « De la transparence » ;
- soit en sanctionnant un certain nombre de comportements jugés abusifs par les pouvoirs publics, et c’est alors l’objet du chapitre deux – intitulé « Des pratiques restrictives de concurrence ».
8Il faut souligner le lien de complémentarité existant entre les mesures de transparence et l’interdiction des pratiques restrictives, les premières permettant de révéler aux yeux des autorités l’existence des secondes.
Mais pour pouvoir appréhender la sous-traitance industrielle à travers le prisme de ce droit, encore faut-il que les dispositions qu’il renferme puissent s’appliquer à ce secteur d’activité.
9Or, ces dispositions ont été pensées pour réguler un secteur d’activité bien particulier : celui de la grande distribution. Les mesures prises au fil des réformes successives l’ont été en réaction aux pratiques commerciales agressives adoptées par les enseignes de la grande distribution à l’encontre de leurs fournisseurs.
Pour autant, l’article L. 441-9, qui sera étudié ci-après, oblige les parties à un accord de sous-traitance industrielle à établir un écrit « dans le respect des articles L. 441-6 et L. 442-6 ». Cette référence expresse à ces deux textes, piliers de ce titre IV, permet indiscutablement de placer la sous-traitance industrielle dans le giron du droit de la transparence et des pratiques restrictives de concurrence.
10En réaction à la recrudescence des abus de force dans le secteur de la sous-traitance industrielle, leurs victimes peuvent ainsi trouver dans le code de commerce des mesures qui permettent :
- soit d’assurer la transparence des relations de sous-traitance (I) ;
- soit de réprimer les pratiques restrictives de concurrence commises à l’occasion de telles relations (II).
I. Des mesures légales visant à promouvoir la transparence de la relation de sous-traitance
11Une mesure a récemment été prise par le législateur dans le but de contenir les abus au sein des relations contractuelles entre donneurs d’ordre et sous-traitants et qui consiste en une obligation de formalisation du contrat de sous-traitance industrielle (A).
À cette exigence de transparence propre à la sous-traitance industrielle, s’ajoutent les règles relatives à la communication des conditions générales de vente et à la limitation des délais de paiement, auxquels le texte susvisé renvoie expressément (B).
A. Une mesure ad hoc : la formalisation du contrat de sous-traitance industrielle
12Issu de la loi Hamon du 17 mars 2014 relative à la consommation, l’article L. 441-9 du code de commerce oblige les parties, sous peine d’une amende administrative, et dans un domaine touchant à la sous-traitance industrielle, à établir une convention écrite qui doit, en outre, indiquer les conditions convenues dans sept rubriques contractuelles, considérées par le législateur comme étant particulièrement sujettes aux abus :
objet et obligations respectives des parties ; prix ou modalité de sa détermination ; conditions de facturation et de règlement ; responsabilités et garanties ; règles régissant la propriété intellectuelle ; durée et modalités de résiliation de la convention ; et enfin modalités de règlement des différends.
13Certains observateurs ont interprété cette disposition comme un abandon du consensualisme pour les contrats de sous-traitance industrielle9. Cette affirmation nous paraît cependant erronée. En effet, le non-respect de l’écrit est seulement sanctionné par l’amende administrative prévue par l’article L. 441-7 du code de commerce, et non par la nullité du contrat. De ce choix en faveur de l’amende au détriment de la nullité, il en résulte que ce formalisme ne conditionne pas la validité du contrat de sous-traitance à l’établissement d’un écrit.
14En sanctionnant l’absence d’écrit ou l’écrit incomplet par une amende administrative dont le montant ne peut excéder 375 000 € pour une personne morale, l’exigence formaliste remplit-elle efficacement son but, à savoir inciter à la conclusion d’un contrat de sous-traitance plus équilibré ?
Plusieurs raisons permettent d’en douter.
15Tout d’abord, le domaine d’application du texte est particulièrement restreint.
16D’une part, alors que la première version du projet de loi prévoyait de l’appliquer aux opérations de sous-traitance sans distinction, l’impératif de formalisation de l’accord ne concerne plus, selon les termes du texte adopté, que l’« achat de produits manufacturés, fabriqués à la demande de l’acheteur en vue d’être intégrés dans sa propre production ».
À se fier à une note explicative de la DGCCRF10, les achats ainsi visés s’inscriraient donc uniquement dans le cadre de relations de sous-traitance portant sur des achats de produits, ce qui exclurait la sous-traitance de travaux. Et pour ces achats, cette législation ne s’appliquerait qu’aux produits manufacturés fabriqués à la demande de l’acheteur, c’est-à-dire selon ses propres spécifications, ce qui exclurait, d’après l’administration, les achats de produits standardisés, vendus sur catalogue. Il importe au surplus que ces achats soient intégrés dans le processus de production du donneur d’ordre, ce qui évince les achats de produits livrés en l’état à ses propres clients. Par où l’on voit déjà qu’un bon nombre de productions sous-traitées peuvent échapper à l’emprise de l’article L. 441-9.
17D’autre part, la loi se réfère à un seuil quantitatif en dessous duquel elle n’a pas lieu à s’appliquer, lequel a été fixé par décret à 500 000 euros. Là encore, l’incertitude règne. Première question : ce seuil s’entend-il hors taxe ou toutes taxes comprises ? L’article D. 441-8 du code de commerce est muet. Seconde question : comment appliquer ce seuil, lorsque donneur d’ordre attribue un marché ouvert, moyennant un prix unitaire convenu, mais sans engagement de commande ?11 À la conclusion du contrat, le montant de l’achat ne peut pas être connu. Y a-t-il obligation de conclure le contrat par écrit ? Tout porte à croire que non, mais cette situation fréquente en pratique met en lumière l’inadaptation du texte au but poursuivi : l’écrit n’est pas obligatoire dans la phase initiale au cours de laquelle tout est négocié et défini (sauf les quantités). Il ne le sera que pour les prises de commande dont le montant sera supérieur au seuil.
18Ensuite, sur l’opportunité du choix de l’amende comme sanction, il est intéressant de remarquer que le projet de loi initial se montrait davantage ambitieux puisqu’il prévoyait qu’en l’absence d’écrit, un contrat-type résultant d’un accord professionnel ou d’un décret serait applicable de plein droit à la relation de sous-traitance litigieuse12. Le but de la démanche consistait ainsi en une incitation des parties à négocier les termes de leur contrat de sous-traitance, sous peine de se voir appliquer, à titre supplétif, des conditions contractuelles types élaborées par autrui.
19Or, contrairement à l’application supplétive d’un contrat-type, l’amende est une sanction qui n’a pas, en elle-même, d’effet sur l’équilibre contractuel.
La crainte de se voir infliger une amende par la DGCCRF incite-t-elle réellement les grands donneurs d’ordre à revoir leurs pratiques contractuelles ?
20La cessation des pratiques restrictives sous astreinte ou le prononcé par le juge d’une amende civile dans la limite de 5 % du chiffre d’affaires constituent des sanctions bien plus dissuasives, mais elles ne peuvent être demandées en justice que par le Ministre de l’économie13. Or, pour l’heure, bien qu’il soit informé des abus récurrents de certains donneurs d’ordres, le ministre n’a jamais exercé le pouvoir d’introduire une action judiciaire à leur encontre. Celui-ci préfère en effet aujourd’hui concentrer ses efforts sur les abus commis dans le secteur de la distribution.
B. L’application par renvoi des mesures en matière de délai de paiement et de conditions générales de vente
21L’article L. 441-9 du code de commerce précise également que la convention écrite conclue entre les parties doit être établie dans le respect de l’article L. 441-6 du même code.
L’article visé, texte majeur du chapitre consacré à la transparence, a trait principalement aux délais de paiement et aux conditions générales de vente.
22La longueur des délais de paiement pratiqués par les grands donneurs d’ordre constituait précisément l’une des pratiques abusives répertoriées par le médiateur des relations interindustrielle et de la sous-traitance dans son rapport de juillet 201014.
Dès lors, par application de l’article L. 441-6, I, alinéa 5, le délai de paiement convenu entre les parties au contrat de sous-traitance pour régler les sommes dues ne pourra dépasser les quarante-cinq jours fin de mois ou soixante jours à compter de la date d’émission de la facture du sous-traitant.
23Le non-respect du délai conventionnel maximal est passible pour le donneur d’ordre d’une amende ayant un caractère administratif, c’est-à-dire directement émises par les agents de la DGCCRF, ce qui permet d’accroître leur pouvoir de contrôle sur ce type de relations.
24S’agissant maintenant des conditions générales de vente (CGV), le rapport du médiateur relevait encore que l’imposition par le donneur d’ordre de ses conditions générales d’achat (CGA), sans véritable négociation, ni contrepartie, constitue une autre difficulté importante des sous-traitants.
25Or, depuis la loi consommation du 17 mars 2014, les CGV constituent le socle « unique » de la négociation commerciale15. Il en résulte que les négociations fondées uniquement sur les conditions d’achat ou les contrats-types des clients sont exclues, même si ceux-ci peuvent être pris en compte dans le cadre de la négociation.
26Le donneur d’ordre qui souhaiterait imposer ses CGA lors de l’entrée en négociation s’exposerait aux risques nés des dispositions de l’article L. 442-6 C. com., soit au titre de l’obtention d’un avantage sans contrepartie financière (premièrement), soit au titre du déséquilibre significatif (deuxièmement).
27La Cour d’appel de Paris a ainsi pu juger, dans un arrêt du 18 décembre 2013, que l’imposition par une enseigne de la distribution de ses CGA au détriment des CGV du fournisseur, dès l’entrée en négociation, révèle un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties16. Une telle solution a vocation à être appliquée en matière de sous-traitance.
28La condamnation du déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, c’est précisément l’une des mesures légales visant à réprimer les pratiques restrictives de concurrence dans les relations de sous-traitance.
Voyons donc à présent l’arsenal législatif répressif à la disposition des victimes d’abus en matière de sous-traitance.
II. Des mesures légales visant à réprimer les pratiques restrictives de concurrence commises dans la relation de sous-traitance
29Les pratiques restrictives de concurrence prohibées sont principalement mentionnées à l’article L. 442-6 du code de commerce. Il est difficile de présenter des dispositions légales susceptibles de disparaître prochainement. On peut toutefois raisonnablement anticiper un maintien des deux principales dispositions de l’article L. 442-6, celles qui sont les plus fréquemment invoquées par les plaideurs, y compris lorsqu’ils sont des sous-traitants. Il s’agit de la sanction du déséquilibre significatif (A) et de la rupture brutale (B).
A. La sanction du déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au contrat de sous-traitance
30Dans la litanie de l’article L. 442-6 du code de commerce, le deuxièmement du premier paragraphe sanctionne par la responsabilité civile le fait de « soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».
31En la matière, il y a un contraste particulièrement saisissant entre les recours initiés par le Ministre de l’économie, tous dirigés contre des sociétés de la grande distribution, et le contentieux privé, à l’initiative des opérateurs économiques.
Alors que les recours du ministre aboutissent presque systématiquement à une application positive du texte, le contentieux privé débouche sur un nombre très limité de condamnations17.
À cet égard, le Professeur Martine Béhar-Touchais relate un déséquilibre significatif « à deux vitesses », entre le domaine de la grande distribution et les autres secteurs d’activités, dont la sous-traitance, pour lesquels les juges font preuve d’une grande sévérité dans l’appréciation des conditions d’application du texte18.
32Voici quelques illustrations de cette interprétation différenciée des conditions d’application.
33Concernant en premier lieu l’exigence d’un partenariat commercial, la plupart des décisions rendues à l’initiative du Ministre révèle une motivation absente ou lacunaire sur ce point, comme si le partenariat se présumait du seul fait du référencement19.
En revanche, hors des relations de la grande distribution, les juges paraissent adopter une conception bien moins accueillante de la notion de partenaire commercial. Ainsi, la qualité de partenariat est généralement déniée aux relations litigieuses faute de stabilité et d’intensité suffisantes dans le flux d’affaires : pas de partenariat par exemple entre un auto-entrepreneur et une société chargée de créer son site internet20 ou entre un locataire et son bailleur liés par une convention de location financière d’une photocopieuse21.
34Concernant en second lieu la condition de soumission à la clause, là encore les juges ont tendance à présumer la soumission lorsque le litige oppose un fournisseur à son distributeur. Ainsi, pour la Cour d’appel de Paris, la soumission se déduit de « l’existence d’un rapport de force économique déséquilibré entre les parties »22. Et pour la Cour de cassation, la soumission s’induit d’une absence de négociation réelle ou a minima d’une asymétrie dans le pouvoir de négociation23.
35À l’inverse, un rapport de force déséquilibré est indifférent, ou du moins insuffisant, pour caractériser la soumission en dehors des relations de distribution.
Un arrêt du 4 septembre 2015 de la Cour d’appel de Paris est particulièrement édifiant à cet égard24. Le litige opposait un sous-traitant à un important industriel spécialisé dans la construction de bâtiments navals militaires. Après que son contrat ait été renouvelé par appel d’offres, le sous-traitant a assigné en responsabilité l’industriel pour déséquilibre significatif en faisait valoir que son partenaire lui avait imposé un barème de prix totalement ruineux ainsi qu’un niveau de qualité de prestations largement supérieur à celui exigé jusqu’alors. La Cour d’appel de Paris rejette la prétention en relevant que « le choix du sous-traitant a été effectué dans le cadre d’un appel d’offres auquel il [le partenaire commercial] a librement répondu en formulant une offre après avoir pris connaissance des conditions contractuelles proposées par [le donneur d’ordre] ». Elle en conclut alors que « les modalités de conclusion du contrat dans le cadre d’un appel d’offres (…) ne révèlent aucun déséquilibre dans les droits et obligations des parties ».
36Comme si finalement le fait pour le donneur d’ordre d’organiser un appel d’offres auquel le partenaire sous-traitant prend volontairement part suffisait à mettre en échec la sanction du déséquilibre significatif...25
37La crainte d’une instrumentalisation de l’appel d’offres, un procédé de sélection des partenaires particulièrement commun en matière de sous-traitance industrielle, s’exprime aussi à propos du grief de rupture brutale des relations commerciales établies.
B. La sanction de la rupture brutale de la relation de sous-traitance
38Pratique restrictive de loin la plus invoquée par les plaideurs qui n’ont plus rien à perdre en agissant en justice, l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce sanctionne par l’engagement de la responsabilité civile l’auteur d’une rupture de relations commerciales établies sans préavis ou sans préavis suffisant.
39Si le dispositif visait initialement à lutter contre les pratiques abusives de déréférencement des fournisseurs commises par la grande distribution, la généralité des termes employés par le législateur – « relation commerciale » – a permis aux tribunaux de l’étendre à « toute relation commerciale, qu’elle porte sur la fourniture d’un produit ou d’une prestation de service »26, au-delà de la seule relation de distribution. À plusieurs reprises, les tribunaux ont déjà admis l’application du dispositif à une relation de sous-traitance27.
40Mais comme n’importe quels partenaires évincés, les sous-traitants sont confrontés à la difficulté de démontrer le caractère établi de la relation rompue, condition préalable à l’application du texte.
41Ainsi, la victime d’une rupture n’est pas protégée si la relation rompue a été instaurée dans un cadre précaire, la précarité s’appréciant in concreto, à la lumière des attentes légitimes que le partenaire place dans le maintien des relations28.
42Bien connu des spécialistes de droit public, le recours à l’appel d’offres s’est largement accru en matière commerciale, et spécialement dans la sous-traitance industrielle, notamment parce qu’il est apparu comme un moyen efficace de précariser une relation et, partant, d’échapper à l’article L. 442-6, I, 5°29.
43Ainsi, la Cour de cassation a affirmé, dans un arrêt du 18 octobre 2017, que « ce mécanisme d’attribution d’une commande est exclusif de toute relation stable, car un concurrent soumis à la même demande pouvait être choisi et, qu’au lieu de stabiliser les relations commerciales, un tel mécanisme en consacrait au contraire la précarité »30.
On perçoit aisément les dangers qu’une telle analyse abstraite de l’appel d’offres recèle, laquelle pourrait encourager les stratégies de contournement. Il serait en effet très tentant pour l’entreprise acheteuse d’organiser des simulacres de mise en concurrence, dépourvus d’aléa, dans le dessein frauduleux de sortir la relation commerciale nouée du champ du dispositif protecteur.
44Fort heureusement, certaines décisions adoptent une approche plus circonstanciée et nuancée de l’incidence du recours à l’appel d’offres sur la stabilité d’une relation. Ainsi, dans un arrêt du 5 mai 2017, la Cour d’appel de Paris a considéré que, dans une espèce où les relations ont perduré une trentaine d’années, les mises en concurrence « tendaient à une gestion normale de leurs relations contractuelles successives, s’intégrant dans un processus de stabilité de la relation et démontrant ainsi l’existence d’une relation commerciale établie »31.
45Pour conclure, on peut relever que le droit de la transparence et des pratiques restrictives de concurrence renferme des mesures qui permettent de moraliser les pratiques commerciales en cours dans le secteur de la sous-traitance industrielle. Néanmoins, au terme de ce rapide examen du titre IV du livre IV du code de commerce, force est d’admettre qu’aucune de ces mesures légales ne constitue un instrument de contrôle pleinement efficace, tantôt parce que les textes sont mal conçus, tantôt parce que les tribunaux les appliquent avec excessive parcimonie. Formons le vœu que la prochaine réforme de ce titre IV soit cette fois à la hauteur des enjeux des relations commerciales en général et des relations de sous-traitance en particulier.
Notes de bas de page
1 Le style oral de la communication a largement été conservé.
2 Loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous : JORF n° 0253 du 1er nov. 2018.
3 Le Gouvernement a pris, conformément à l’habilitation qui lui a été délivrée par la loi « Egalim », l’ordonnance n° 2019-359 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et autres pratiques prohibées. Cette réforme a finalement maintenu les dispositions applicables à la sous-traitance industrielle abordées dans cette intervention : la formalisation du contrat de sous-traitance industrielle apparaît désormais à l’article L. 441-5 ; la limitation des délais de paiement aux articles L. 441-10 et s. ; l’établissement des CGV à l’article L. 441-1 ; l’obtention d’un avantage sans contrepartie, le déséquilibre significatif et la rupture brutale à l’article L. 442-1.
4 V. E. Cordelier, « Les contours de la sous-traitance », supra.
5 V. S. Tisseyre et F. Torrea, « Les clauses sensibles du contrat de sous-traitance industrielle », supra.
6 V. en ce sens, P. Puig, Contrats spéciaux, Dalloz, coll. « HyperCours », 7e éd., 2017, n° 854, définissant la sous-traitance industrielle comme l’opération par laquelle « le fabricant d’un produit standardisé (une automobile par ex.) confie la fabrication de certains de ses composants (tableau de bord, par ex.) à d’autres entreprises ».
7 V. not. Th. Charles, « La protection légale du sous-traitant : une législation en creux », in Dossier La protection du sous-traitant, AJCA 2015, p. 452 et s. ; Médiateur des relations inter-entreprises industrielles et de la sous-traitance, Rapport sur le dispositif juridique concernant les relations interentreprises et la sous-traitance, 30 juill. 2010, Doc. fr. V. égal. Les travaux du sénateur M. Bourquin : Les relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants dans le domaine de l’industrie, mai 2013, Doc. fr.
8 V. Les 36 mauvaises pratiques régulièrement rencontrées passées au crible de la loi (doc. disponible en ligne : https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/mediateur-des-entreprises/PDF/36_mauvaises_pratiques.pdf).
9 W. Boyault et Ch. Aronica, « La formalisation du contrat de sous-traitance industrielle : aspects de droit interne », AJCA 2016, p. 279.
10 DGCCRF, note n° 2014-149, 22 oct. 2014, Lettre distrib. 2014/11, p. 4, obs. N. Eréséo.
11 Difficulté soulevée par W. Boyault et Ch. Aronica, préc.
12 V. M. Bourquin, Rapp. projet de loi sur la consommation, Sénat, n° 282. p. 118 et s.
13 C. com., art. L. 442-6, III.
14 J.-C. Volot, Rapport sur le dispositif juridique concernant les relations interentreprises et la sous-traitance, préc.
15 C. com., art. L. 441-6, I, 5 al.
16 CA Paris, 18 déc. 2013, CCC 2014, comm. 64, obs. N. Mathey. Pourvoi rejeté par Cass. Com., 27 mai 2015, n° 14-11.387.
17 V. Faculté de droit de Montpellier, Bilan des décisions judiciaires civiles et pénales appliquant le Titre IV du Livre IV du code de commerce, Période du 1er janvier au 31 décembre 2017, in Rapport CEPC 2018, qui recense, pour le déséquilibre significatif, 43 décisions de rejet pour un total de 45 décisions.
18 M. Béhar-Touchais, « Un déséquilibre significatif à deux vitesses », JCP G 2015, 603. Cette sévérité se constate à propos du secteur de la sous-traitance, qui donne lieu chaque année à une petite dizaine de demandes en réparation, mais écartées quasi-systématiquement (v. bilan préc.).
19 V. par ex. Cass. Com., 26 avr. 2017, n° 15-27.865, CCC 2017, comm. 146, note N. Mathey.
20 CA Aix-en-Provence, 10 mars 2016, n° 15/06564.
21 CA Paris, 21 sept. 2016, n° 14/06802.
22 CA Paris, 18 sept. 2013, n° 12/03717. Pourvoi rejeté par Cass. Com., 27 mai 2015, n° 14‑11.387.
23 Cass. Com., 3 mars 2015, aff. Provera, n° 14-17907 ; 3 mars 2015, aff. Eurochan, n° 13-27525.
24 CA Paris, 4 sept. 2015, n° 15/04137.
25 V. les développements sur ce risque de contournement du texte dans notre thèse, L’appel d’offres privé, LexisNexis, coll. « Bibl. dr. l’entr. », t. 92, 2018, spéc. n° 331.
26 Cass. Com., 23 avr. 2003, n° 01-11.664.
27 Dans le secteur de la construction, pour des rapports entre un maître d’œuvre et son sous-traitant : Cass. Com., 16 déc. 2008, n° 07-15.589.
28 Cass. : Rapp. 2008, pp. 306-307. V. aussi G. Chantepie, « La précarité des relations commerciales », CCC 2012, étude 2012.
29 Pour une étude globale du mécanisme en droit privé, notre thèse, préc. ; et sur l’utilisation du procédé comme instrument de précarisation des relations commerciales, v. spéc. n° 462 et s.
30 Cass. Com., 18 oct. 2017, n° 16-15.138.
31 CA Paris, 5 mai 2017, n° 15/13369.
Auteur
Maître de conférences
Institut National Universitaire Champollion
Centre de Droit des Affaires
Université Toulouse 1 Capitole
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
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2011