Le devoir de vigilance en droit des sociétés1
p. 89-101
Texte intégral
1Dans le cadre de ce colloque consacré à la sécurisation de la sous-traitance et aux nouveaux défis que celle-ci est amenée à rencontrer, il m’incombe d’envisager avec vous le devoir de vigilance en droit des sociétés. Le thème peut surprendre, car que vient faire le devoir de vigilance « en droit des sociétés » et surtout quel est le lien entre le droit des sociétés et la sous-traitance ?
2Même si le devoir de vigilance est ignoré du vocabulaire juridique de l’association Capitant, il est néanmoins connu de longue date du droit bancaire. Dans cette matière, il se concilie traditionnellement avec le principe de non-immixtion du banquier dans les affaires et la gestion de son client2. Il implique pour les établissements de crédit de veiller à ce que des opérations affectées d’anomalies apparentes ne soient pas exécutées. Mais il n’impose pas aux banquiers de procéder à des investigations, d’aller au-delà des apparences.
3Plus récemment, le devoir de vigilance est apparu en droit du travail avec la loi du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale3. Cette loi impose, en effet, aux entreprises donneuses d’ordre d’enjoindre leurs sous-traitants à régulariser leurs situations, dès lors que ces derniers hébergent leurs salariés dans des conditions incompatibles avec la dignité humaine ou violent la législation du travail4. Mieux, lorsque le sous-traitant ne régularise pas sa situation quant aux conditions d’hébergement de ses salariés, le donneur d’ordre est tenu de prendre à sa charge la fourniture d’un logement décent5. Toutefois, la vigilance attendue du donneur d’ordres est assez limitée, puisque ces nouvelles obligations ne pèsent sur lui qu’à partir du moment où il a été dûment informé par un agent de l’État des irrégularités dont ses sous-traitants se sont rendus coupables.
4Le devoir de vigilance se caractérisait donc, jusqu’à il y a peu, par un coté relativement attentiste. Cependant, un tournant a été pris avec la loi dite Sapin II6 du 9 décembre 2016, car celle-ci impose aux dirigeants de sociétés et d’entreprises publiques d’une certaine taille « de prendre les mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou de trafic d’influence »7. Ces mesures sont détaillées par la loi et confèrent au devoir de vigilance un caractère plus proactif.
5C’est cette conception du devoir de vigilance qui a servi de modèle à la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre8. Cette loi, qui a introduit le devoir de vigilance en droit des sociétés, est le fruit de la réaction de parlementaires français à un fait divers tragique, l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en avril 2013. Dans les ruines de cet immeuble, périrent 1129 personnes qui étaient pour la plupart des salariés de sous-traitants travaillant pour des entreprises occidentales de prêt à porter, dont des entreprises françaises. Au terme d’une longue discussion parlementaire, la loi du 27 mars 2017 finit par être adoptée.
6Ainsi, le nouvel article L. 225-105-4, I du code de commerce prévoit désormais que les sociétés d’une certaine taille doivent établir et mettre « en œuvre de manière effective un plan de vigilance (…). Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle (…), ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie (…) ».
7C’est à travers ces derniers mots que la sous-traitance rencontre le droit des sociétés au détour du devoir de vigilance. S’agit-il d’une rencontre fortuite et sans lendemain ? Ou, au contraire, faut-il y voir le signe d’une idylle naissante ?
8Si les dispositions actuelles du code de commerce conduisent à douter de la pertinence de ce mariage, les réformes qui s’annoncent laissent à penser, quant à elles, que cette relation ne va malheureusement pas en rester là. Autrement dit, bien que le droit positif ne soit guère convaincant, le droit prospectif s’inscrit dans la même mouvance, ce qui n’est pas sans inquiéter. C’est pourquoi, il convient d’évoquer, dans un premier temps, ce droit positif peu convaincant (I) et, dans un second, un droit prospectif inquiétant (II).
I. Un droit positif peu convaincant
9Le droit positif issu de la loi du 27 mars 2017 est peu convaincant, car non seulement les contours du devoir de vigilance que cette loi instaure demeurent imprécis, mais aussi car les sanctions que la violation de ce devoir appelle s’avèrent fort peu contraignantes. Autrement dit, en droit des sociétés, le devoir de vigilance oscille actuellement entre le flou, d’une part (A), et le mou, d’autre part (B).
A. Le flou
10Le fou règne à tous les étages du devoir de vigilance qu’il s’agisse de son champ d’application ou de sa mise en œuvre.
11Tout d’abord, son champ d’application se caractérise par une triple imprécision.
12Premièrement, l’article L. 225-102-4 se réfère à « toute société ». Or, ce texte figure parmi les dispositions applicables aux sociétés anonymes. Il est certes applicable aux sociétés en commandite par actions par renvoi de l’article L. 226-1 du code de commerce. En revanche, il est plus délicat de trancher s’agissant de la société par actions simplifiée9. En effet, le renvoi opéré par l’article L. 227-1 du code de commerce invite à appliquer le devoir de vigilance aux SAS. Mais le fait que « le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre effective (…) [soient] rendus publics et inclus dans le rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 225-100 » conduit à une conclusion inverse, puisque ce rapport ne concerne pas les SAS.
13Deuxièmement, encore faut-il que ces sociétés atteignent une certaine taille pour être tenues du devoir de vigilance. Deux hypothèses sont distinguées. Il y a d’un côté « toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ». Il y a de l’autre « toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, (…) au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger ». Mais, dans les deux cas, il semble bien que le texte ne se préoccupe que de la localisation du siège social des filiales. Quid de celui de la société mère10 ? Doit-il lui aussi être situé en France11 ? C’est, semble-t-il, l’interprétation privilégiée par le Conseil constitutionnel12. Toutefois, comme celui-ci n’en fait pas a priori une réserve d’interprétation13, s’agira-t-il de la lecture de la Cour de cassation ? Au demeurant, cette interprétation, qui ajoute au texte une condition qu’il ne contient pas, n’est-elle pas de nature à défavoriser les sociétés françaises par rapport aux sociétés mères étrangères ayant pourtant des filiales en France14 ? Certes, une interprétation inverse conférerait au texte une forte portée extraterritoriale15. Toutefois, n’est-ce pas là la vocation de ce genre de loi16 ?
14Troisièmement, à l’égard de qui les sociétés entrant dans le champ d’application de l’article L. 225-102-4 doivent-elles être vigilantes ? Elles doivent l’être à la fois à l’égard des filiales qu’elles contrôlent directement ou indirectement au sens de l’article L. 233-16 du code de commerce et des sous-traitants « avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie ». Si la précision est au rendez-vous quant aux filiales, le flou persiste à propos des sous-traitants. Certes, la notion de relations commerciales établies est déjà connue, puisqu’elle figure à l’article L. 442-1, II du code de commerce17. Toutefois, en dépit du contentieux qu’elle suscite, cette notion demeure vague. Mieux, la jurisprudence relative à la rupture brutale de telles relations pourrait même nous apprendre comment contourner le devoir de vigilance18. En effet, dès lors qu’un cocontractant n’est retenu qu’aux termes d’un appel d’offre renouvelé périodiquement, celui-ci ne peut se prévaloir selon la Cour de cassation d’une relation présentant un caractère établi19. Ne serait-il donc pas prudent que les sociétés concernées par le devoir de vigilance multiplient les appels d’offre ? En outre, avec qui le sous-traitant doit-il entretenir une relation commerciale établie ? Est-ce nécessairement avec la société mère ou cela peut-il être avec l’une de ses filiales ?
15Ensuite, le flou est également au rendez-vous de la mise en œuvre du devoir de vigilance. Sans prétendre à l’exhaustivité, trois exemples d’imprécisions peuvent être donnés.
16Premièrement, la société doit élaborer un plan qui « comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement ». Est-il vraiment nécessaire de gloser sur la généralité des termes employés ? Comme cela a pu être écrit, « les standards et les concepts sont à l’honneur »20 !
17Deuxièmement, il est également prévu que « le plan (…) [ait] vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale ». Là encore, cette procédure vraisemblablement facultative ne brille pas par sa précision.
18Troisièmement, l’article L. 225-102-4, II dispose que « lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter ». Mais qui est l’auteur de cette mise en demeure21 ? Toute personne justifiant d’un intérêt à agir ? Bien évidemment, ce même article prévoit qu’un décret en Conseil d’État « peut préciser les modalités d’élaboration et de mise en œuvre du plan de vigilance, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale ». Il peut… ou pas. En tout cas, pour l’instant, les précisions se font toujours attendre.
19Finalement, c’est à se demander si ce devoir de vigilance inspiré par la soft law22 avait réellement vocation à devenir de la hard law. Cette impression se confirme lorsque sont envisagées ses sanctions, car au flou succède alors le mou.
B. Le mou
20Le mou est une conséquence du flou. En effet, initialement le législateur avait prévu la possibilité pour le juge de prononcer une amende civile23. Toutefois, le Conseil constitutionnel a considéré qu’une telle sanction n’était pas conforme au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines24. Les juges de la rue Montpensier ont effectivement décidé que « compte tenu de la généralité des termes qu’il a employés, du caractère large et indéterminé de la mention des « droits humains » et des « libertés fondamentales » et du périmètre des sociétés, entreprises et activités entrant dans le champ du plan de vigilance qu’il instituait, le législateur ne pouvait, sans méconnaître les exigences découlant de l’article 8 de la Déclaration de 1789 et en dépit de l’objectif d’intérêt général poursuivi par la loi déférée, retenir que peut être soumise au paiement d’une amende d’un montant pouvant atteindre dix millions d’euros la société qui aurait commis un manquement défini en des termes aussi insuffisamment clairs et précis ». Amputé du paiement d’une amende civile, le devoir de vigilance n’encourt plus, en cas de violation, que trois sanctions à l’effectivité bien plus incertaine.
21Tout d’abord et comme cela a déjà été évoqué, « lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations (…) [impliquées par le devoir de vigilance] n’y satisfait pas dans un délai de trois mois (…), la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter ». L’existence d’une telle injonction sous astreinte donne, de prime abord, une impression de fermeté. Cependant, tout dépend en réalité de ce à quoi il s’agit d’enjoindre. Or, sur ce point, il ne faut pas oublier qu’il s’agit juste d’enjoindre une société à établir un plan comportant des « mesures de vigilance raisonnable » et « des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ».
22Ensuite, l’article L. 225-102-5, alinéa 1er, prévoit que « dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, le manquement aux obligations définies à l’article L. 225-102-4 du présent code engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter ». Trois remarques sur ce texte25.
23Premièrement, à quoi bon rappeler que violer la loi constitue une faute délictuelle26 ?
24Deuxièmement, quel est le préjudice qu’il s’agit de réparer ? Pour les personnes physiques, ne se limite-t-il pas à une perte de chance de ne pas subir l’atteinte grave que le plan de vigilance a vocation à prévenir voire à une perte de chance d’éviter la réalisation du risque que ce même plan doit seulement atténuer27 ? Sachant que les personnes physiques victimes du manque de vigilance d’une société seront vraisemblablement des étrangers ayant une situation financière précaire, ou leurs héritiers dans le pire des cas, il est peu probable que ceux-ci saisissent les juridictions françaises. Peut-être qu’en matière de droits humains, de santé et d’environnement, sont-ce les associations qui ont vocation à agir28 ? Mais quel préjudice invoqueront ces personnes morales ? Un préjudice moral29 ?
25Troisièmement, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel lui-même, « le législateur a seulement entendu rappeler que la responsabilité de la société à raison des manquements aux obligations fixées par le plan de vigilance est engagée dans les conditions du droit commun français, c’est-à-dire si un lien de causalité direct est établi entre ces manquements et le dommage »30. En l’absence a priori d’une présomption de causalité31, la victime, quelle qu’elle soit, éprouvera sans doute bien des difficultés à rapporter la preuve de ce lien causal32.
26Enfin, l’article L. 225-102-5, alinéa 3, énonce que « la juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci ». Une telle sanction, parce qu’elle affecte la réputation de la société mère, peut sembler dissuasive33. Toutefois, encore faut-il qu’il y ait une décision retenant la responsabilité civile de cette société à publier… En outre, si le risque « réputationnel » est pris très au sérieux par les grandes entreprises, a-t-il réellement besoin de la hard law pour prendre corps ? Il est permis d’en douter.
27Dès lors que des prescriptions floues font l’objet de sanctions molles, il y a tout lieu de penser que ce qui était soft law aurait dû probablement le rester. Mais aussi décevant soit le droit positif, il est le reflet d’une tendance bien réelle en droit des sociétés. C’est pourquoi le droit prospectif s’avère inquiétant.
II. Un droit prospectif inquiétant
28Le droit prospectif est inquiétant, car lui aussi est aux prises avec les verbiages grandiloquents d’un législateur tiraillé entre le souhait de ne pas rester muet face aux défis sociaux et environnementaux de notre temps et le désir de ne pas handicaper les entreprises françaises faisant face à la concurrence mondiale.
29Mais s’il y a de quoi être inquiet, il ne faut pas pour autant être désespéré. Ainsi, si la loi PACTE34 du 22 mai 2019 suscite une certaine crainte, la réforme de la responsabilité civile laisse entrapercevoir une lueur d’espoir. C’est pourquoi il faut évoquer la crainte, d’une part (A), et l’espoir, d’autre part (B).
A. La crainte
30La crainte inspirée par la loi PACTE tient à ce que l’article 1833 du code civil compte désormais l’alinéa suivant : « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Sans doute vous demandez-vous quel est le rapport avec le devoir de vigilance et avec la sous-traitance.
31Tout d’abord, il ne faut pas sous-estimer ce que la Cour de cassation peut faire dire à un texte aussi vague35. L’histoire du droit de la responsabilité civile nous en est témoin. Ainsi, à l’avenir, il est tout à fait possible qu’à l’occasion d’un litige ordinaire voire d’un scandale un tant soit peu médiatique, les magistrats du quai de l’Horloge considèrent qu’une société, obnubilée par l’appât du gain, n’ait pas suffisamment prêté attention aux enjeux sociaux et environnementaux. Un devoir de vigilance pourrait alors être dessiné en creux, en droit commun des sociétés, à travers sa sanction par la responsabilité délictuelle.
32Ensuite, il ne faut pas croire qu’en se référant aux enjeux sociaux et environnementaux « de son activité » qu’une société pourra fermer les yeux sur les agissements de ses filiales et sous-traitants. En effet, gérer son activité c’est aussi décider comment exercer son pouvoir de contrôle sur une filiale ou choisir ses cocontractants et les clauses du contrat, lorsque la réalisation de certains pans de l’activité sociale est sous-traitée à des tiers. Le juge pourrait donc parfaitement grâce à ce nouvel alinéa créer un devoir de vigilance particulièrement étendu et imprévisible du fait de sa nature prétorienne.
33Mais pas de panique, il y a encore de l’espoir !
B. L’espoir
34L’espoir ne naît pas sans raisons et ne peut survivre sans concrétisation.
35Tout d’abord, les raisons qui conduisent à ne pas perdre espoir tiennent à une prise de conscience croissante des excès36, voire des artifices que recèlent certaines techniques juridiques mettant à mal le lien salvateur entre liberté et responsabilité. Ces techniques sont au nombre de deux.
36Premièrement, il y a la limitation de responsabilité qui est aujourd’hui perçue comme une conséquence naturelle de la personnalité morale. Pourtant, non seulement cela n’a pas toujours été de soi37, mais surtout cette limitation peut avoir quelque chose de choquant quand la société est l’instrument de la volonté d’un associé unique ou majoritaire38. Plus précisément, si la limitation de responsabilité fait sens pour l’associé-investisseur qui ne préside pas au destin de la société, elle ne se comprend, à l’égard de l’associé-entrepreneur, que si elle opère comme une clause limitative de responsabilité. À ce titre, elle ne devrait jouer qu’à l’égard des créanciers contractuels de la société et sous réserve d’une faute dolosive ou lourde.
37Deuxièmement, il y a aussi la sous-traitance au sens large dès lors que le sous-traitant, seul responsable à l’égard de ses propres cocontractants et notamment de ses salariés, n’a guère d’autonomie vis-à-vis de son donneur d’ordre, dont il dépend économiquement.
38Ensuite, cette prise de conscience semble pouvoir trouver une concrétisation dans la réforme de la responsabilité civile39. Ainsi, dès 2005, il avait été proposé par le rapport dit Catala40 d’admettre une nouvelle hypothèse de responsabilité fondée sur le contrôle de l’activité professionnelle d’autrui. Le second alinéa de l’article 1360 de ce rapport prévoyait, en effet, qu’« est responsable celui qui contrôle l’activité économique ou patrimoniale d’un professionnel en situation de dépendance, bien qu’agissant pour son propre compte, lorsque la victime établit que le fait dommageable est en relation avec l’exercice du contrôle. Il en est ainsi notamment des sociétés mères pour les dommages causés par leurs filiales ou des concédants pour les dommages causés par leurs concessionnaires ». De même, mais de manière plus mesurée, il a été proposé en 2011 dans le rapport dit Terré41 de consacrer une disposition spécifique à la responsabilité pour faute des personnes morales et spécialement des sociétés mères. Selon le premier alinéa de ce texte, « la faute de la personne morale résulte de l’acte fautif de ses organes ou d’un défaut d’organisation ou de fonctionnement ». Dans son second alinéa, cet article précise, par ailleurs, qu’« une société ne répond du dommage causé par la société qu’elle contrôle ou sur laquelle elle exerce une influence notable que si, par une participation à un organe de cette société, une instruction, une immixtion ou une abstention dans sa gestion, elle a contribué de manière significative à la réalisation du dommage. Il en va de même lorsqu’une société crée ou utilise une autre société dans son seul intérêt ou au détriment d’autrui »42. Malheureusement, en mars 2017, la chancellerie a présenté un projet de réforme de la responsabilité civile43 qui reste totalement muet sur ces questions.
39Mais ne nous leurrons pas les problèmes de fond de l’économie moderne ne vont pas disparaître d’eux-mêmes ou par la seule grâce de la soft law. Le législateur doit donc pleinement se saisir de ces questions sans tomber dans un verbiage creux dont la portée n’est guère que symbolique. Sans quoi et comme face à tout problème sociétal, le juge finira par s’en saisir et affinera sa réponse au gré des litiges. À ce titre, la jurisprudence relative à l’immixtion44 des sociétés mères dans les contrats de leurs filiales ou celle relative au co-emploi45 font figure d’avertissement. Nous voilà prévenus !
Notes de bas de page
1 Le style oral de la présente contribution a été conservé.
2 Voir Ch. Gavalda et J. Stoufflet, Droit bancaire, Lexisnexis, 8e éd. , 2010, n° 294 et s., p. 165 et s.
3 Loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale, JORF n° 0159 du 11 juil. 2014, p. 11496 et s.
4 Art. L. 4231-1 et L. 8281-1 C. Trav.
5 Art. L. 4231-1 C. Trav.
6 Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, JORF n° 0287 du 10 déc. 2016
7 Art. 17 de la loi du 9 déc. 2016.
8 Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, JORF n° 0074 du 28 mars 2017.
Sur celle-ci, voir not. X. Boucobza et Y.‑M. Sérinet, Loi « Sapin 2 » et devoir de vigilance : l’entreprise face aux nouveaux défis de la compliance, D. 2017, p. 1619 et s. ; Ch. Hannoun, « Le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre après la loi du 27 mars 2017 », Dr. social 2017, p. 806 et s. ; J. Heinich, « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : une loi finalement adoptée, mais amputée », Dr. soc. mai 2017, comm. n° 78 ; C. Malecki, « Le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre : était-ce bien raisonnable ? », Bull. Joly Soc. 2017, p. 298 et s. ; B. Parance, « La consécration législative du devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », Gaz. Pal. 18 avril 2017, p. 16 et s. ; D. Poracchia, « Observations sur la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », RTDF 2017, n° 4, p. 93 et s. ; A. Reygrobellet, « Devoir de vigilance ou risque d’insomnies ? », Rev. Lamy Dr. Aff. 2017, n° 128, p. 35 et s. ; S. Schiller, « Exégèse de la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre », JCP G 29 mai 2017, doctr. n° 622.
9 Voir not. E. Daoud et S. Sfoggia, « Les entreprises face aux premiers contentieux de la loi sur le devoir de vigilance », Rev. des jur. de sc. Po, Janv. 2019, 14, spéc. I, A. ; Ch. Hannoun, art. préc., spéc. I, B ; J. Heinich, comm. préc. ; S. Schiller, art. préc., spéc. 1.
10 Voir not. B. Parance, art. préc.
11 En ce sens, voir C. Malecki, art. préc., spéc. I.
12 Voir S. Schiller, art. préc., spéc. 1.
13 Voir C. const., 23 mars 2017, n° 2017-750 DC, n° 3 : « En vertu du paragraphe I sont soumises à l’obligation d’établir un plan de vigilance les sociétés ayant leur siège social en France et qui, à la clôture de deux exercices consécutifs, emploient au moins cinq mille salariés en leur sein et dans leurs filiales françaises, ou emploient au moins dix mille salariés en leur sein et dans leurs filiales françaises et étrangères ».
14 Rappr. J. Heinich, comm. préc. ; S. Schiller, art. préc., spéc. 1.
15 Sur celle-ci, voir plus largement A.‑S. Epstein, « La portée extraterritoriale du devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », Cah. dr. ent. juil. 2018, dossier n° 30 ; E. Pataut, « Le devoir de vigilance – Aspects de droit international privé », Dr. social 2017, p. 833 et s. ; A. Pietrancosta et E. Boursican, « Vigilance : un devoir à surveiller », JCP G 2015, 553.
16 Rappr. B. Parance, art. préc., spéc. II.
17 Anc. art. L. 442-6, I, 5° C. com.
18 Toutefois, les articles L. 225-102-4 et L. 442-6 du code de commerce poursuivent des objectifs différents, ce qui pourrait ne pas être sans incidence sur la compréhension même de la notion de relations commerciales établies. Sur ce point, voir not. Ch. Hannoun, art. préc., spéc. I, A.
19 Voir not. Cass. Com., 20 sept. 2011, n° 10‑15750, inédit ; Cass. Com., 4 nov. 2014, n° 13‑22726 ; Cass. Com., 18 oct. 2017, n° 16-15138, inédit.
Sur cette jurisprudence, voir spéc. L. Bettoni, L’appel d’offres privé, préf. N. Ferrier, Lexinexis, Bibl. dr. ent., t. 92, 2018, n° 458 et s., p. 392 et s.
20 J. Heinich, comm. préc.
21 Voir not. X. Boucobza et Y.‑M. Sérinet, art. préc., n° 19 ; S. Schiller, art. préc., spéc. 3. A.
22 Sur cette inspiration, voir not. B. Parance, art. préc.
23 « Le juge peut condamner la société au paiement d’une amende civile d’un montant qui ne peut être supérieur à 10 millions d’euros. Le juge fixe le montant de cette amende en proportion de la gravité du manquement et en considération des circonstances de celui-ci et de la personnalité de son auteur. L’amende ne constitue pas une charge déductible du résultat fiscal ».
24 C. const., 23 mars 2017, n° 2017-750DC, cons. n° 5 et s.
25 Voir, plus largement, A. Danis-Fatôme et G. Viney, « La responsabilité civile dans la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », D. 2017, p. 1610 et s.
26 Rappr. J. Heinich, comm. préc.
27 Comp. A. Danis-Fatôme et G. Viney, art. préc., spéc. I, B et C. ; Ch. Hannoun, art. préc., spéc. II, A, 3.
28 Sur cette action, voir not. A. Danis-Fatôme et G. Viney, art. préc., spéc. II, A.
29 Voir B. Parance, art. préc., spéc. II, B.
30 C. const., 23 mars 2017, n° 2017-750DC, cons. n° 27.
31 Comp. A. Danis-Fatôme et G. Viney, art. préc., spéc. I, B et C.
32 Voir Ch. Hannoun, art. préc., spéc. I, A et II, A, 2 ; J. Heinich, comm. préc. ; S. Schiller, art. préc., 3. B.
33 Voir X. Boucobza et Y.‑M. Sérinet, art. préc., n° 29 ; A. Danis‑Fatôme et G. Viney, art. préc., spéc. II, B.
34 Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
35 Rappr. J.-J. Daigre, « Loi PACTE : ni excès d’honneur, ni excès d’indignité », Bull. Joly soc. 2018, p. 541.
36 Rappr. P. Lignières, « La responsabilité limitée des sociétés est-elle compatible avec l’intérêt général ? », Dr. admin. déc. 2018, repère 11. Comp. P.‑L. Périn, « Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises : qui trop embrasse mal étreint », RTD Com. 2015, p. 215 et s., spéc. I, B.
37 Voir not. J.-F. Hamelin, Le contrat-alliance, préf. N. Molfessis, Economica, 2012, n° 485, p. 339 et s.
38 Comp., en droit de la concurrence, avec not. Cass. Com., 18 oct. 2017, n° 16-19120, à par. au bull. : « dans le cas où une société mère détient la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale ayant enfreint les règles de concurrence, la présomption réfragable selon laquelle la société mère exerce effectivement une influence déterminante sur sa filiale, peut être renversée par la preuve contraire, rapportée par la société mère, prenant en considération l’ensemble des éléments pertinents relatifs aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui les unissent, établissant que sa filiale se comporte de manière autonome sur le marché et ne constitue donc pas avec elle une unité économique ».
39 Comp. Ch. Hannoun, « Propositions pour un devoir de vigilance des sociétés mères », in Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Germain, Lexisnexis-LGDJ, 2015, p. 381 et s., spéc. I, p. 384 et s.
40 Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, dir. P. Catala, La Documentation française, 2006.
41 Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, dir. F. Terré, Dalloz, 2011.
42 Article 6 in Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, dir. F. Terré, Dalloz, 2011, p. 2.
43 http://www.justice.gouv.fr/publication/Projet_de_reforme_de_la_responsabilite_civile_13032017.pdf
44 Voir not. Cass. Com., 3 févr. 2015, Bull. civ. IV, n° 14.
45 Voir not. Cass. Soc., 24 mai 2018, n° 16-18621, à par. au bull. : « une société faisant partie d’un groupe ne peut être considérée comme un co-employeur à l’égard du personnel employé par une autre, hors l’existence d’un lien de subordination, que s’il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière ».
Auteur
Professeur de droit privé et sciences criminelles
Université de Bourgogne
Directeur du magistère de droit des affaires
Membre du Centre Innovation et Droit (EA 7531)
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