Les Chemins de Saint‑Jacques‑de‑Compostelle et les réseaux sociaux : nature et perspective des pratiques en ligne des marcheurs‑pèlerins
p. 211-223
Texte intégral
1Les Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle sont inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1998 pour la partie française. Trois conditions sont nécessaires pour cela : une valeur universelle exceptionnelle, une authenticité et une intégrité ainsi que des garanties pour la conservation et la gestion du patrimoine inscrit. L’UNESCO a pris en considération 71 édifices qui se trouvent sur les 4 voies historiques du codex Calixtinus. Sont également inscrits sur ce bien 7 tronçons de chemins qui font partie des sentiers de grande randonnée (GR65). Le bien 868, puisque c’est la dénomination souvent utilisée pour nommer les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, est tout à fait singulier. En effet, il associe à la fois un patrimoine matériel et immatériel. Il est ainsi un vecteur culturel important dans la symbolique de l’édifice politique européen des années 1990 et cela est d’autant plus marqué que très souvent les biens inscrits sur la liste de l’UNESCO sont une construction patrimoniale qui traduit une vision de son temps. En parallèle de cette inscription, il est à noter que les chiffres de fréquentation des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle augmentent régulièrement au cours des années 90 avec un saut quantitatif significatif en 1999, année Jacquaire1, couplée à la première année d’inscription des chemins sur la liste de l’UNESCO. La fréquentation est passée, en moyenne, de 25 000 pèlerins en 1997 à plus de 154 000 en 1999. La croissance régulière de cet engouement s’est confirmée tout au long des 20 dernières années pour atteindre le nombre historique de 327 378 pèlerins arrivés et recensés en 2018 par le bureau des pèlerins de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle2. Cette croissance continue de la fréquentation des chemins s’opère alors même que l’on constate un effondrement de la pratique religieuse chrétienne en Europe et plus particulièrement en France. Afin de compléter notre cadre contextuel, nous vivons dans une société dite de l’information où le taux de pénétration d’internet en France est de 81% avec près de 38 millions d’internautes français qui utilisent de façon active et régulière les réseaux socionumériques3. Les marcheurs et pèlerins qui empruntent les chemins de Saint-Jacques sont aussi des internautes qui produisent des traces numériques visibles sur les réseaux sociaux. Notons que plus de 690 000 blogs qui traitent des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle sont indexés par Google et plus de 426 000 comptes de réseaux sociaux qui traitent de Saint-Jacques sont référencés par le premier moteur de recherche en France. C’est considérable. À partir de ces différents constats, notre objectif est d’analyser la motivation des marcheurs et/ou pèlerins qui s’engagent actuellement sur les chemins de Saint-Jacques ? Dans quelle mesure recherchent-ils un vécu touristique, une expérience spirituelle ou religieuse ? De quelle façon leur pratique numérique sur les réseaux sociaux influence-t-elle leur expérience vécue sur le chemin ? Dans la suite de notre propos, nous emploierons volontairement l’expression marcheur-pèlerin pour couvrir au mieux les situations observées.
2Pour répondre à ces questions, nous avons mené une étude qualitative fine d’une sélection de 15 comptes Instagram, l’un des principaux réseaux sociaux centré sur la publication de photos, créés et animés par des marcheurs/pèlerins qui alimentent leur compte par leur propre vécu sur le chemin. Puis nous avons identifié 8 marcheurs/pèlerins que nous avons interrogés sur un temps long selon une démarche ethnométhodologique. Nous avons alors cherché à cerner au plus près leurs motivations, leurs engagements, leurs non-dits grâce à une approche de terrain utilisée par la sociologie compréhensive qui convoque la réflexivité des renseignants et leur capacité à produire une intelligibilité de leur propre pratique. Cette double étude permet alors de donner sens et perspective au travail sémiologique de classement et d’analyse des images du corpus. Dans une première partie, nous aborderons les témoignages des marcheurs-pèlerins interrogés pour analyser les ressorts de leur motivation, puis dans une deuxième partie, nous présenterons les résultats actuels de notre travail de classement et d’indexation du corpus de 3 590 photos issues des 15 comptes Instagram de marcheurs-pèlerins analysés.
I. Marcher sur les chemins de Saint‑Jacques‑de‑Compostelle aujourd’hui
A. La recherche du sens
3Les marcheurs/pèlerins interrogés dans le cadre de cette étude s’engagent sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle à un moment particulier de leur vie. Sébastien est chirurgien-dentiste et il effectue une partie du chemin chaque année depuis 10 ans. Il est arrivé plusieurs fois déjà à Compostelle. Ce besoin s’est manifesté lorsqu’il a fêté ses 50 ans et qu’il s’est soucié de « renouer avec ses racines chrétiennes ». Il était à un moment de sa vie où ses enfants quittaient le domicile familial et donc « un vide s’est fait sentir ». Il réalise son trajet annuel, soit seul, soit avec des amis proches. Pauline est cadre dans l’industrie pharmaceutique. Elle s’est lancée sur les chemins de Saint-Jacques il y a 4 ans lorsque son époux s’est retrouvé à la retraite et elle dans une forme de pré-retraite. « On avait tous les deux une activité professionnelle très intense, et c’est vrai que quelquefois ça peut faire peur de se dire qu’on va vivre ensemble au quotidien 24h/24h […] Nous sommes tous les deux marcheurs, c’était une évidence de marcher sur les chemins de Compostelle pour pouvoir faire ce break, réfléchir à ce que pourrait être le reste de notre vie ». De son côté, Paul est veuf depuis 3 ans ; le deuil l’a conduit sur les chemins de Saint-Jacques pour « trouver de la force, de la sérénité et un lien ». Éric quant à lui est parti sur les chemins à l’âge de 32 ans au moment où « une ré-orientation professionnelle à 180° devait se faire ». À travers ces quelques témoignages, on constate que s’engager sur les chemins de Compostelle précède ou accompagne un changement majeur dans la vie de la personne concernée, que ce soit une rupture, un décès, une maladie, un changement professionnel… Une quête de sens est souvent évoquée par les marcheurs-pèlerins pour justifier leur engagement sur les chemins de Saint-Jacques. Cela se vérifie pour nos renseignants à l’exception notoire de Thierry, trentenaire célibataire et grand sportif pour qui marcher vers Compostelle était un choix en balance avec un périple de surf de plusieurs semaines en Indonésie !
1) La marche et le temps qui se dilate
4Nos huit renseignants se sont engagés dans une marche de plusieurs semaines pour arriver au sanctuaire de Jacques le Majeur. La marche leur est apparue comme naturelle, alors même que beaucoup d’entre eux n’avaient jamais réalisé de longs efforts sportifs. Chacun a sa propre perception de la marche. Pauline vit la marche « naturellement » car elle a toujours pratiqué cette activité avec son époux. Thierry la conçoit comme un défi sportif. Pour Sophie qui vit seule et qui a vaincu son combat contre une addiction destructrice à l’alcool, « la marche est un moyen de me retrouver avec moi-même ». Enfin, pour Marie, mère célibataire de 28 ans, marcher vers Saint-Jacques-de-Compostelle, c’est inscrire ses pas « dans les pas de millions de personnes qui m’ont précédée depuis plus de mille ans […] C’est vertigineux ». Pour eux, la marche est un moyen mais elle est aussi très certainement une façon de renouer avec ce que nous fûmes et que nous cessons d’être au plus profond de nous-mêmes : des marcheurs ! Rappelons que « La marche est l’essence du genre humain »4, puisqu’elle est, avec son corollaire l’endurance, l’activité la plus universelle chez l’homme. Au fil des entretiens, on s’aperçoit que la marche est un moyen de créer une rupture avec le mode de vie moderne qui est connecté, rapide, stressant, « où l’on court après le temps » pour citer Marie. Il semble assez baroque d’accepter de se déplacer à 4 km/h dans une société de l’information où l’instantanéité est un mythe très présent. La marche est donc, pour les personnes interrogées, le moyen de se réapproprier leur rythme de vie. David Le Breton rappelle à ce sujet « qu’il n’est nullement nécessaire d’avoir un but pour marcher […] ce qui importe dans la marche, ce n’est pas le point d’arrivée, mais ce qui se joue en elle, à tout instant »5. Ils marchent tous à leur rythme avec une destination, Saint-Jacques-de-Compostelle, mais chacun va construire sa propre trajectoire, faite de rencontres, d’épreuves et d’introspection. On voit donc que l’un des marqueurs les plus puissants de cette réappropriation de son rythme de vie, c’est la relation au temps. Sébastien précise : « je ne fais pas de réservation dans les gîtes, je vais là où il y a de la place sinon je sollicite l’hospitalité car je ne veux pas être tributaire de ma montre ». Thierry le sportif déclare : « j’ai dû apprendre à aller lentement car mon corps ne suivait plus. » En effet, Thierry a eu de sévères ampoules qui l’ont forcé à faire des haltes beaucoup plus longues entre deux étapes. Que ce soit un choix ou que ce soit imposé par les événements ; pour tous, le temps se dilate. Il ne devient alors plus une contrainte puisque le chemin impose sa lenteur. Marcher sur une longue durée, c’est réapprendre un autre rythme et donc découvrir la voie de la lenteur.
2) Une nouvelle relation au corps et un cheminement qui opère
5La marche imprime le corps. Toutes les personnes interrogées expriment une souffrance du corps et donc de l’esprit à un moment du parcours. En effet, la marche est ce qui fait lien entre le chemin et le corps. Or le chemin imprime le corps. Laurie est une femme célibataire de 55 ans vivant à Toulouse, cadre commerciale. Elle se définit comme une compétitrice pour qui les défis sont un moteur dans sa vie. Elle déclare : « Très rapidement j’ai contracté une tendinite qui m’a bloquée quelques jours près de Saint-Jean-Pied-de-Port car je ne pouvais plus avancer, c’était horrible […], j’ai vécu des douleurs physiques et aussi une forme de détresse morale sur le chemin. Et là, j’ai pris conscience que je devais à tout prix écouter mon corps sur le chemin, accepter d’aller lentement et même très lentement pour espérer aller jusqu’au bout. » On voit donc à travers ce témoignage ce que tous vivent de façon plus ou moins marquée, le chemin éprouve le corps. Il impose son rythme ; et ce cheminement d’abord géographique est pour beaucoup le point de départ pour engager une forme de réflexivité. La marche sur le chemin est un moment d’introspection pour tous et cela de façon paradoxale car les personnes interrogées déclarent qu’il y a souvent beaucoup de monde sur les chemins ou dans les auberges et autres lieux d’accueil. Émile, qui vit en région parisienne, est plombier. Il a fait le chemin pour la première fois il y a 10 ans au moment d’une reconversion professionnelle et un changement de vie personnelle très difficile. Il précise que le chemin était composé alternativement de moments de solitude et de rencontres avec des personnes qu’il ne connaissait pas et à qui il s’est livré sur sa vie de façon presque spontanée alors même qu’il se déclare pudique et réservé. Pauline ajoute : « Le chemin nous pousse naturellement à aller vers les autres et souvent on se livre […] c’est certainement lié au fait que nous sommes tous semblables avec nos tenues de pèlerins, on ne sait pas ce que fait l’autre dans la vie et on sait que l’on ne sera pas jugé, cela libère la parole ». Émile ajoute à ce sujet : « J’aime partir très tôt le matin, je pars souvent le premier pour être seul et en communion avec le chemin ». On voit donc là ce que vivent la plupart de nos renseignants, c’est-à-dire une alternance de rencontres bienveillantes et de moments de solitude choisie pour avancer sur son propre chemin. Sophie précise alors : « Le Camino m’a appris que je pouvais prendre ma vie en main. Il faut que je change les choses […] je marche sur le Camino mais aussi avec lui pour créer du mouvement positif dans ma vie […]. Je ne sais pas ce qui va se passer, mais il va se passer quelque chose. » Les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle deviennent au fil du temps une composante d’une quête personnelle. Cependant, depuis l’inscription sur la liste de l’UNESCO, pouvons-nous affirmer que les marcheurs empruntent les chemins pour d’autres raisons que religieuses et spirituelles ? Font-ils le chemin pour des raisons touristiques et culturelles ?
B. Découverte d’un patrimoine ou quête spirituelle ?
1) Perception par les marcheurs-pèlerins de l’inscription des chemins sur la liste de l’UNESCO
6Toutes les personnes interrogées savent que les chemins sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, mais ils ne connaissent pas la composition du bien 868, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas que 71 édifices et 7 sections de sentier de grand chemin sont inscrits. Ils citent spontanément quelques ouvrages remarquables qu’ils ont vus, ou visités (l’abbaye de Conques, l’hôtel-Dieu de Toulouse…), mais cela s’est fait naturellement en suivant le chemin. Ces visites ne sont pas la base de leur motivation pour emprunter les chemins. Ils se réjouissent tous de cette inscription pour des raisons parfois très différentes. Pour Pauline c’est l’assurance de l’entretien et de la conservation des chemins alors que pour Sébastien, c’est enfin une façon de marquer les origines chrétiennes de l’Europe ! Tous sont convaincus que cette visibilité stimule la fréquentation des chemins, permet même à des étrangers issus d’autres cultures de venir sur les chemins. C’est alors que pointe le sujet controversé de l’attraction touristique. Une peur s’exprime, celle de voir les chemins changer de nature, perdre leur caractère religieux ou spirituel, pour devenir un objet de consommation touristique. Paul déclare : « Les chemins sont de plus en plus saturés aux beaux jours. Il faut prévoir, anticiper, ce n’est pas ce que je recherche, alors je marche en hiver à présent. » Pour Sébastien, il y a de plus en plus de personnes qui viennent sans nécessairement accepter les contraintes de la marche, il déclare : « Est-on vraiment pèlerin lorsque l’on se fait porter son sac ou sa valise d’une étape à une autre avec un chauffeur qui conduit un bus ou une voiture ? À quoi ça rime ? » Sophie nuance le propos en précisant : « Nous ne faisons pas tous le même chemin, ni pour les mêmes raisons, mais la magie du chemin opère, les rencontres se font. » Voilà une dimension que le développement économique des territoires associés aux chemins de Saint-Jacques ne peut pas occulter : comment associer développement et fréquentation sans dénaturer la composante symbolique des chemins ?
2) Le Camino, vecteur d’une quête spirituelle ?
7Éric est très catégorique sur le sujet « Ceux qui font le chemin pour des raisons exclusivement religieuses sont une minorité. » Par contre, si on ouvre le prisme de la question à la notion de spiritualité, c’est-à-dire une quête de sens, d’espoir, d’initiation sans nécessairement l’associer avec la foi, alors un nombre conséquent de personnes se déclare en quête de spiritualité sur les chemins. La dimension religieuse ou spirituelle couvre 90% des motivations exprimées par les marcheurs-pèlerins à leur arrivée à Saint-Jacques-de-Compostelle6. Les personnes interrogées sont très attachées à l’histoire et aux traditions des chemins sans nécessairement bien les connaître. Peu connaissent l’histoire de saint Jacques le Majeur et du symbole qu’il représente dans l’histoire espagnole. Au fil de nos discussions, nous avons appris à deux renseignants le surnom de « Matamoro » conféré à saint Jacques. Néanmoins, ils perçoivent leur expérience comme une contribution, une participation à quelque chose qui les dépasse dans le temps. Laurie déclare : « Les pierres parlent sur le chemin. Le Camino est marqué par tous ceux qui nous ont précédés. » Il y a une forme de continuité qui s’opère, une conscience de s’inscrire dans une pratique historique qui dépasse celui qui emprunte le chemin. Pour beaucoup parcourir ces chemins est une expérience nouvelle sans lien nécessaire avec la croyance. En effet, investir les chemins de Saint-Jacques est très accessible pour un non croyant ou un agnostique car l’institution église est moins présente sur le chemin que pour le pèlerinage marial de Lourdes par exemple. Sophie précise que sa quête personnelle peut se faire sur les chemins car « personne ne juge sur le chemin et on y rencontre des gens du monde entier ». Cette quête spirituelle se pare souvent des symboles de la foi chrétienne. Les personnes interrogées sont toutes allées chercher leur Compostella, c’est-à-dire l’attestation délivrée par le bureau des pèlerins de la cathédrale de Compostelle qui précise que le pèlerin a bien parcouru le chemin après vérification de sa credencial. Certains de nos renseignants assistent à des messes alors qu’ils ne sont pas croyants. Sophie précise que cela est « apaisant » parfois. Tous possèdent une coquille de pecten maximus accrochée à leurs affaires. C’est un signe d’appartenance, un marqueur identitaire temporaire pour les marcheurs pèlerins interrogés. La quête personnelle du départ devient spirituelle ou religieuse au fil du temps et de la marche accomplie. Thierry le sportif déclare : « Est-ce que je l’ai fait pour des raisons siprituelles ? Pas au début en tout cas, mais en y réfléchissant, c’est un voyage personnel, une succession d’expériences et de rencontres […] et cela m’a fait grandir […], et un voyage qui vous change est en soi spirituel. »
8Dans ce cadre tout à fait singulier, on peut se poser la question de savoir dans quelle mesure la pratique numérique et les contributions sur les réseaux socionumériques par les renseignants affectent l’expérience des marcheurs-pèlerins ?
II. Nature et perspective des pratiques digitales des marcheurs-pèlerins
9Alors que 38 millions d’internautes utilisent de façon active les réseaux sociaux en France, il est naturel de s’interroger sur l’utilisation des réseaux socionumériques et les spécificités des traces numériques publiées par les marcheurs-pèlerins sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle.
A. Nature des traces numériques visibles
10Nous nous sommes intéressés à 15 comptes Instagram dédiés aux chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, dont l’accès est public et qui sont animés par des marcheurs-pèlerins. Nos 8 profils interrogés longuement sont issus de ce corpus. Rappelons enfin que le réseau social Instagram est l’un des plus connus pour la publication de photos de ligne. Les 15 comptes Instagram ont généré 3 590 photos publiques sur le thème des chemins. C’est tout à fait considérable et cela s’inscrit dans une pratique de plus en plus observée : les photos en ligne sont sujet et non plus illustration d’un propos. Cette production conséquente est induite par une utilisation quotidienne et massive de la photographie numérique dont l’appareil est intégré aux smartphones. Chacun de nos renseignants en possède un. L’analyse exhaustive de notre corpus de photographies n’est pas adaptée au format de cet article, mais nous souhaitons cependant proposer quelques résultats saillants à la lumière des commentaires de nos renseignants retranscrits lors de nos entretiens compréhensifs.
- Tout d’abord la pratique du selfie est marginale. Cela va à l’encontre des publications sur le sujet qui associent réseaux sociaux et expression narcissique. Seules 57 photos sont des selfies individuels. La mise en scène de soi sur les réseaux socionumériques dédiés aux chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle est très éloignée des pratiques photographiques observées. C’est une première singularité.
- La marche est le sujet le plus traité. Elle est présente sur près de 50% des photographies publiées par les marcheurs-pèlerins. Sa large présence est induite par le lien qu’elle représente entre le chemin et le corps du marcheur. Paul précise à ce sujet : « Le chemin, on l’a dans les jambes à la fin de la journée. »
- Le thème de la rencontre et de la convivialité est très représenté dans notre corpus. C’est un volume de près de 900 photos. Ce résultat modifie la perception que l’on a du chemin avec la solitude qui lui est souvent associée dans la représentation dominante. La rencontre est très présente et elle est souvent associée à un moment agréable, de partage autour d’une table, d’un repas, d’une pause. Il est à préciser que les visages sont toujours souriants, au-delà de l’épreuve physique perceptible également sur les photos.
- Le corps est un sujet très représenté dans le corpus analysé, un volume de près de 700 photos. Il est présent pour exprimer l’endurance, l’épreuve, parfois la douleur. Cela se montre avec pudeur, mais sans mise en scène. On saisit l’instant pour témoigner au plus près de ce que l’on a vécu. Le corps, c’est par exemple des pieds meurtris par la marche que l’on photographie comme autant de marqueurs du corps qu’imprime le chemin. C’est également les jambes que l’on photographie dans une position de repos physique. On montrera alors plus facilement le moment de la récupération que l’épreuve !
- Le patrimoine matériel présent sur les chemins est souvent photographié. Ce sont 734 photos soit près de 20% de celles publiées, ce qui est significatif. Ces clichés sont très souvent bruts c’est-à-dire sans mise en scène du marcheur-pèlerin devant le sujet. Le patrimoine culturel est donc réinvesti par une valorisation sur les réseaux sociaux numériques et créant une dynamique de viralité communicationnelle en ligne. Par exemple, les ponts sont souvent photographiés. Indépendamment de l’ouvrage d’art remarquable, Pauline déclare : « Il a fallu souvent marcher longtemps pour atteindre le pont et traverser l’obstacle […], le pont devient alors un but. » On voit par ce témoignage que la relation au patrimoine matériel évolue, se modifie sur les chemins grâce à la marche et au temps qui se dilate.
- Enfin, le chemin est véritablement le sujet principal du corpus photographique car il est présent sur 1 171 photos, soit 32% du volume, ce qui est tout à fait considérable. Sur les photos, il occupe l’espace de visibilité des comptes Instagram observés. Il semble devenir un personnage, et cela est d’autant plus vrai que les personnes interrogées pour la plupart nomment le chemin « Camino », il s’incarne alors et devient acteur d’un dialogue symbolique par la pensée et le corps du marcheur-pèlerin. Le chemin est aussi présent sur les photos de l’arrivée, que ce soit devant la cathédrale de Compostelle ou devant le cap Finistère. Ce cap Finis Terrae, là où la terre finit, là où le chemin cède la place à l’objectif pour saisir l’immensité de l’océan, vers le couchant. C’est un parallèle qui fait référence à l’eschatologie chrétienne.
11Notre corpus de photographies fait écho de façon directe aux témoignages produits par les marcheurs-pèlerins interrogés. Ces derniers veulent rendre compte de leur odyssée personnelle et des rencontres réalisées. Le chemin est le sujet principal du corpus, tout comme il est le vecteur de la dynamique d’introspection réalisée par les renseignants. Le photographe sujet s’efface du corpus pour devenir un être contemplatif, un constituant de la « tribu du lâcher prise » décrite par G. Bertin7.
B. Pratique numérique et pèlerinage : une forme de continuité ?
12Précisons dès à présent que l’ensemble des personnes interrogées est équipé d’un smartphone durant leur périple sur les chemins de Saint-Jacques. Deux renseignants sont équipés d’un appareil photo numérique compact et une dernière possède une tablette numérique. Ils précisent tous que leur téléphone est coupé en journée et que leur consultation web est encadrée, organisée. Il y a une discipline d’utilisation qui se met en place pour chacun d’entre eux. C’est une volonté de tous afin de faire une rupture avec leur pratique quotidienne et ne pas se laisser envahir par les échanges digitaux en chemin. Cela n’est que le constat de ce groupe et ne reflète en rien une projection statistique et générale. Rappelons que notre étude se veut qualitative pour analyser des pratiques au plus près de ce que vivent les marcheurs-pèlerins. Une partie des personnes interrogées déclare utiliser son smartphone deux à trois fois par semaine pour donner des nouvelles à leur famille proche (conjoint, enfants, parents). Les autres font de même chaque soir. La durée des appels est souvent très courte. Cependant, trois d’entre eux déclarent publier un contenu web en ligne sur les réseaux sociaux au fil de l’eau, c’est-à-dire chaque soir ou chaque semaine. Pour les autres, la publication sur les réseaux sociaux de leur marche sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle est intervenue à l’issue du périple. Pour ceux qui publient au fur et à mesure de leur avancée sur le chemin, il y a une volonté, voire « une nécessité » pour reprendre l’expression de Pauline, de tisser un lien récurrent avec la communauté de confiance qui suit l’épopée en ligne. Par exemple, Pauline se connecte chaque soir avec la tablette numérique pour publier son reportage photo sur Instagram. C’est un carnet de voyage qui se construit en intégrant quotidiennement le reportage photo de la journée de marche écoulée. Les échanges avec la communauté de confiance se poursuivent ensuite sur Facebook. Il est à préciser que la communauté de confiance est constituée de membres de la famille, d’amis et de personnes avec qui le lien s’est créé au fil du temps en ligne, ces derniers étant les moins nombreux. Pour Pauline, ce lien est important car il lui donne de la force, la motive lorsque la météo est mauvaise, le corps un peu plus fatigué et le moral un peu plus bas. Ses photos sont en libre accès, publiques, mais ses échanges sur Facebook sont privés ; seuls ses amis et sa famille accèdent à ce cercle de conversation en ligne. Comme nous l’avons évoqué, pour les autres marcheurs-pèlerins, les publications sur les réseaux sociaux, et plus particulièrement Instagram, interviennent à l’issue du périple. Sébastien nous dit : « Au début, je publiais chaque année à l’issue de mon parcours un reportage photo pour les autres, c’est-à-dire mes amis et ceux que je rencontrais en chemin […], à présent, je publie pour moi ». Chaque année, il édite sur Instagram un carnet de voyage dont il est, de son propre aveu, le premier destinataire : « Cela me plaît de le consulter de temps en temps car je me remémore les émotions vécues sur le chemin et c’est un moyen de patienter jusqu’au prochain périple l’année suivante ». Chaque marcheur-pèlerin interrogé confère un caractère public à ses photos des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle publiées en ligne. Pauline dit à ce sujet : « Mes photos et mes contributions en ligne sur les chemins sont publiques car au fond, elles ne m’appartiennent plus, c’est ma modeste contribution qui vient s’ajouter à l’ensemble des témoignages produits depuis des siècles ». La perception de Pauline et des autres personnes interrogées est de vouloir s’inscrire dans une forme de prolongement, de projeter son témoignage dans la somme des témoignages produits au fil du temps. Adeline Rucquoi déclare au sujet des témoignages des pèlerins qui sont arrivés jusqu’à nous : « […] les récits de pèlerinage ne manquent pas de souligner les rencontres faites pendant le voyage, celles des habitants avec lesquels les auteurs ont partagé un repas, une nuit ou plusieurs, des conversations, des visites, et celles de leurs compagnons de voyage avec lesquels ils ont fait une partie du chemin […] l’amitié et l’entraide entre pèlerins sont soulignées par tous ceux qui voyagèrent, et plus encore à partir de la fin du XVe siècle. »8 On voit bien là des analogies et une continuité dans les récits des pèlerins au fil des siècles jusqu’à nous. L’utilisation d’internet et des réseaux socionumériques n’apparaît donc pas comme une rupture mais bien comme un canal de diffusion et de communication supplémentaire par les marcheurs-pèlerins du XXIe siècle qui possèdent, dans le cadre de notre étude une réflexivité et une distance critique importante par rapport à leur pratique digitale.
Conclusion
13Un changement important s’opère au fil du temps long, c’est l’évolution des motivations qui engagent les personnes sur les chemins de Saint-Jacques. Jusqu’au XXe siècle, l’horizon du voyage à Compostelle était exclusivement religieux. Et le pèlerinage était une composante très structurante des relations sociales. À présent, s’engager sur les chemins de Saint-Jacques est un acte volontaire et spirituel. Les raisons religieuses du départ ne sont plus majoritaires. Elles sont remplacées, du moins en partie, par la recherche d’une quête spirituelle qui emprunte entres autres des pratiques et des symboles chrétiens. Rechercher du sens, donner du sens, voilà les propos qui reviennent souvent dans les échanges. Telle est au fond la véritable disruption qui apparait si l’on se place sur une échelle de temps longue et que l’on compare les récits des pèlerins du Xe au XXe siècle à ceux d’aujourd’hui. Il y a donc une appropriation culturelle des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle dont l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO du bien 868 est l’un des avatars.
Bibliographie
G. Bertin, La tribu du lâcher prise, éditions du cosmogone, 2014.
A. Coutant et T. Stenger (sous la direction) « Ces réseaux numériques dits sociaux », Hermès n° 59, 2011.
D. Le Breton, Marcher. Éloge des chemins de la lenteur, Seuil, 2012, 167 p.
P. Martin, Pèlerins XVe-XXIe S, CNRS éditions, 2016, 272 p.
P. Picq, La marche. Sauver le nomade qui est en nous, éditions Autrement, 2015, 282 p.
A. Rucquoi, Mille fois à Compostelle. Pèlerins du Moyen Âge, Les Belles Lettres, 2014, 449 p.
A. Rucquoi, F. Michaud-Fréjaville et P. Picone, Le voyage à Compostelle, du Xe au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 19
Notes de bas de page
1 L’année jacquaire survient chaque fois que la fête de saint Jacques, le 25 juillet, tombe un dimanche, ce qui se produit quatre fois tous les vingt-huit ans, en moyenne.
2 https://oficinadelperegrino.com/en/statistics/
3 A. Coutant et T. Stenger (sous la dir.) « Ces réseaux numériques dits sociaux », Hermès n° 59, 2011.
4 Pascal Picq, La marche. Sauver le nomade qui est en nous, éditions Autrement, 2015, p. 235.
5 David Le Breton, Marcher. Éloge des chemins de la lenteur, Seuil, 2012, p. 30-31.
6 https://oficinadelperegrino.com/en/statistics/
7 G. Bertin, La tribu du lâcher prise, éditions du cosmogone, 2014.
8 A. Rucquoi, F. Michaud-Fréjaville et P. Picone, Le voyage à Compostelle, du Xe au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 19.
Auteur
Maître de conférences
IDETCOM, Université Toulouse Capitole
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011