Le chemin de Compostelle, une voie initiatique
p. 183-198
Texte intégral
« C’est un chemin à travers un monde inconnu, peuplé de symboles déterminés par la culture mais il a une application universelle ».
Robert Wang.
1« Faire le Chemin de Compostelle », c’est d’abord une expérience existentielle, personnelle. Lumineuse et transformatrice, elle est mise sur la voie, (initiatio). Elle se trouve donc appartenir à la catégorie de l’intransmissible puisque justement liée au sujet et à ses propres intimations (de intimus, ce qui est intime, ne peut être communiqué). Et pourtant…
Introduction, un territoire symbolique
2Le nombre croissant de pèlerins constaté de nos jours1 et, plus largement, depuis qu’au néolithique des êtres humains dans tout le monde connu ont parcouru le chemin des étoiles, nous incite à comprendre que cette errance volontaire est aussi un phénomène social et culturel2, et, par ses aspects mythiques, relève de conduites dépassant la sociabilité contemporaine.
3Le chemin de Santiago inscrit sur un territoire une expérience symbolique renvoyant à la fois aux Imaginaires qu’il met en œuvre (mythes, histoire et histoires particulières, socialité) et aux réalités naturelles et physiques vécues par les locuteurs, les pèlerins.
4Il est territoire privilégié pour actualiser les imaginaires collectifs à l’œuvre, dans les interactions groupales, les rencontres, les représentations anthropomorphes et surnaturelles, les routines et accomplissements pratiques, les actes, gestes, signes circulant... Il s’ancre dans la nuit des temps. Il a produit lui-même de nombreuses figures pèlerines, des systèmes d’images largement partagées encore aujourd’hui par ceux qui tentent l’aventure en ce qu’elles viennent conforter leur démarche, les soutenir dans leur marche et pourtant controversées par ceux qui tente de s’en tenir à la rigueur des faits historiques lesquels, dans leur brutalité, sont souvent loin des idéologies qui, aux diverses époques, ont fait ou font du chemin de Compostelle un lieu de propagande ou d’influence d’abord religieuse, souvent politique et économique, cette dernière catégorie étant encore en œuvre de nos jours quitte, pour certains à travestir la réalité3.
5Laissant aux historiens le soin de mettre en exergue les postures et impostures qui ont jalonné l’histoire du pèlerinage4 comme le fait de savoir si le tombeau vers lequel se pressent les pèlerins depuis le Moyen Âge est vide5, nous avons vécu et étudié le Camino comme « un monde social tel qu’il est », c’est-à-dire en train de se faire en traitant les faits sociaux comme une réalisation sociale… par la prise en compte des modalités propres au chemin, à la vie quotidienne des pèlerins, dans leurs activités et les pratiques de leur vie errante, le temps de leur chemin.
6Prendre le chemin des étoiles, c’est se lancer dans une recherche « cheminante », active, une quête s’appuyant sur l’idée, l’humain et le social, en tant qu’objets d’études. Ceci rend indispensable une perspective « indexicale », car l’indexicalité, concept-clé en ethnométhodologie, rapporte la définition des expressions rencontrées par le chercheur (et saint Jacques seul sait peut-être à quel point il s’échange de paroles sur les chemins qui mènent à son supposé tombeau)… à leur contexte pragmatique : espace, temps, sujet présents, objet présents. L’évolution du contexte pèlerin modifie lui-même le pèlerinage en changeant la signification des expressions, lesquelles se réfèrent, dans chaque contexte, comme nous l’avons constaté à chaque étape pendant trois mois et demi… à des états de choses différents (c’est le concept de dépendance contextuelle), et ne sont jamais interchangeables.
7Plusieurs dimensions seront envisagées dans cette communication : l’expérience existentielle, les codes du chemin, le néo tribalisme. Elles sont loin d’être exhaustives ni exclusives d’autres méthodes d’investigation.
8Car l’expérience du Camino revisite nos catégories de pensée les plus ancrées : elle est en effet passage, transition, rupture et se situe dans un non espace/non temps où s’origine l’être du pèlerin. Il est mis en parenthèses de l’existence quotidienne, non spectaculaire il est reliance. Et parfois aussi arrachement…
Aspects existentiels : le lâcher prise
9Car, voici que, le temps d’une errance certes programmée et dont la plupart connaissent déjà l’issue, mais vécue réellement, les pèlerins se dépouillant de leurs cuirasses, abandonnent le carcan des habitudes que leur impose la vie sociale, et vivent une expérience de liberté inédite au contact de leur corps qu’ils se mettent pour une fois à écouter. Faisant fi des leurs blocages émotionnels et sociaux, voici qu’ils concentrent leur attention sur leurs gestes, sur leur capacité à sentir et à ressentir alors que la vie productive leur impose souvent de se contraindre. Vivant au contact direct de la nature, en naît un véritable sentiment de communion avec elle comme si d’un seul coup les limites de leur moi (et celles que leur impose la vie quotidienne) étaient repoussées, devenant plus incertaines ? Certains y vivent, logiquement, et ce n’est pas si rare comme nous l’avons maintes fois observé, une relation affective, si ce n’est érotique, intense avec leurs semblables, dans une transgression parfaitement assumée. Car l’érotisme est là bien présent sur le chemin de Compostelle, il en est aussi un puissant adjuvant, ce qui peut également expliquer certaines addictions de pèlerins n’en finissant jamais avec le chemin, y revenant constamment à la recherche d’une partie d’ordinaire occultée de leur être.
10Il est expérience érotique, au sens où l’érotisme doit beaucoup à la curiosité à la fascination6. Le vécu du Camino s’inscrit dans cette dynamique de partage, de découverte de son corps et de ceux des autres. À la frigidité des corps réifiés par les travaux de la nécessité, le chemin, dans sa pratique, est bien celui d’une véritable libération corporelle, affective, voire sexuelle.
11La posture physique du pèlerin alterne en effet deux phases bien repérables :
12Contraction : le dos voûté, ramassé sur lui-même, le pèlerin produit au long du chemin ses efforts, contrôlant son souffle, souffre parfois, ramasse ses muscles en tension, pliant sous le poids de son sac qui lui donne l’air d’un escargot (caracol), avance lentement, il est contracté...allant parfois chez certains sujets jusqu’à la crispation musculaire, se tétanise (la tendinite).
13Expansion : le jeu musculaire de la marche, la détente, la communion avec la nature, la respiration, le sentiment de mieux maîtriser sa vie, l’espace, qui vous saisit, par exemple du haut d’une colline quand vous allez plonger vers le lieu de l’étape... Sentiment physique de plénitude, que met en œuvre l’imaginaire pèlerin. À l’étape, en pause, après la douche salvatrice, le voici détendu, il rit, plaisante, entre en contact, il est dans une phase de détente, il est devenu convivial, ouvert á son entourage... Il a lâché prise, est redevenu sujet de son histoire corporelle, psychique, spirituelle. Expérience qui nous a été maintes fois soulignées par des pèlerins nous confiant avoir « jeté leurs médicaments ». Les restrictions libidinales imposées par la société déterminent des changements manifestés dans des positions personnelles et sociales rigides de la vie courante déterminant un monde de réactions immuables et automatiques, comme si la personnalité se revêtait d’une cuirasse, d’un blindage rigide capable d’absorber les coups portés contre elle par le monde extérieur et intérieur quand la vie cuirassée domine la vie sociale. Revanche de notre diable au corps ? En tout cas le corps retrouve ici toute sa place dans un espace-temps qui n’est plus celui de la productivité, de la nécessité mais celui de la redécouverte de soi. On passe du chronologique au biologique, d’où pour certains, la difficulté, m’a-t-on dit, á atterrir. Le lâcher prise joue ici un rôle plein quand il autorise á surmonter nos crispations, dans l’alternance du couple contraction/expansion7. Plus loin, le pèlerin rencontre sans doute quelque part cette énergie universelle que Reich nommait orgone, mais peu importe, ce serait aussi la quintessence de Rabelais... Incubateur, transformateur d’énergie, jusqu’ici liée ? Oui, le Camino est bien un moment anthropologique clef, d’expansion/contraction, car il nous renvoie, de fait, à une lecture conflictuelle jamais achevée avec la Nature, la nôtre, le Cosmos, la grande pulsation vitale dont nous faisons ici l’expérience : « de l’Autre au Tout Autre…
14Il nous relie à la grande chaîne de ceux qui depuis la plus haute antiquité ont pris le chemin du Bout du Monde en une quête de l’inaccessible étoile et du passage vers l’infini. Et ce depuis le fond des âges ».
Une tribu post moderne et les codes du chemin
15Les membres d’une société créent des conduites ordonnées, régulières, standardisées et concordantes et il convient, pour les comprendre, de raisonner plus en termes de relations de ces conduites avec l’environnement qu’en les décomposant en combinaisons élémentaires voulant prétendre épuiser la réalité.
16Le pèlerin de Santiago obéit à une morphologie particulière qui permet à tout un chacun, à l’interne, comme à l’externe, de le reconnaître : vêtements, (très codifiés), chaussures, sac à dos, accessoires, style personnel, couleurs portées, empathie affichée pour les autre pèlerins (moins hélas, parfois, pour les populations traversées).
17La coquille (saint Jacques) récipient creux destiné à recevoir l’eau qui vivifie, renvoie le pèlerin aux imaginaires de la source et de la mer, de l’intimité, tandis que le bourdon, sorte de lance du pèlerin, le relie au domaine céleste affirme sa maîtrise sur l’espace ambiant. Coquille et Bourdon, Graal et Lance des quêteurs du Graal, les formes perdurent quand il s’agit d’errance… sans vraiment renouveler des codes fondés sur des archétypes, schèmes eidolo moteurs qui subsument l’imaginaire pèlerin.
18Le pèlerinage s’écrit également, chemin faisant, sur les règles implicites que chacun va découvrir, elles forment une grammaire à laquelle il se conforme peu ou prou. Par exemple, le tutoiement entre les pèlerins quasi spontané, le fait de ne pas mentionner ses origines sociales ou professionnelles, au moins dans un premier temps, la proximité chaleureuse des gîtes d’étape dont il faut parfois partager l’inconfort, la solidarité et le soin que chacun doit à ses compagnons en difficultés, autant de comportements, de codes intégrés, de paroles échangées qui sont les caractéristiques du pèlerinage de Compostelle en tant que signes circulant et qui se transmettent d’un pèlerin à l’autre comme si le Camino conservait une sorte de mémoire intrinsèque.
19Le Camino est un lieu de rencontres et les modifications des comportements se produisent essentiellement dans les interactions observées. Pour autant, chacun vit et chemine à son rythme, on se retrouve parfois ou jamais, selon les étapes que chacun décide pour lui-même. Pour qui sait s’y attarder et en extraire la substantifique moelle (un verre de Chinon ou de Txakoli peut en cela être un adjuvant de qualité), les figures de la vie sociale (cafés, cercles divers, marchés), qui, ailleurs, tendent à se raréfier par un repli vers la vie privée et ses étranges lucarnes, sont porteuses d’une véritable symbolique sociale qui renvoie à des possibles non actualisés – là l’humour partagé est signe de difficultés à dire le non-dit – et aux événements imprescriptibles de toute vie collective.
20Les scènes de la vie jacquaire traversées sont absolument indispensables-jusques dans leurs excès- à la circulation d’une parole souvent liée par les institutions et les procédures de contrôle en vigueur. Elles sont le miroir inversé des discours institués véhiculés par les pouvoirs en place, antidotes aux dogmatismes de tous bords politiques (les idéologies) et autres. Le Camino est aussi porteur de cet interactionnisme symbolique là, pour qui veut s’y arrêter.
21Le pèlerinage peut-être aussi en effet regard porté sur les sociétés traversées. Car, paradoxalement, alors qu’il a fait un pas de côté en se mettant en chemin, le pèlerin ne saurait être étranger à son temps. Temps d’émerveillement d’abord du fait de cette interaction constante qui l’amène à mieux situer son chemin entre Imaginaire et Réalité... pari loin d’être impossible dans les interactions suscitées avec les autres et entretenues d’étape en étape entre réflexion et action, entre ce grand pèlerinage et ses propres implications, dans la découverte de « ces différents chemins de vie qui passent » comme nous le disait une pèlerine... elle a pu être aussi celle de ses devanciers sur le chemin.
22Tribal, le Camino l’est vraiment en ses expériences individuelles devenant collectives. Il amène les marcheurs à vibrer à l’unisson de leurs engagements physiques et spirituels, ce que chacun vit et avec quelle intensité !, dans un gîte surpeuplé en pleine montagne, lors d’une veillée commune, en arrivant sur la place de l’Obradoiro, etc.
23Il ya bien « valorisation de l’être ensemble » dans la promiscuité des auberges où l’on se trouve parfois cinquante (jusqu’à deux cent à Roncevaux) à dormir dans la même pièce y compris et jusque dans les humeurs partagées. Le fait que les maux physiques, les recettes pour les éviter et les conseils de soin, sont au menu de chaque rencontre, conforte encore cette idée d’un grand corps communalisant, pèlerins parmi les pèlerins... Certes le vin, « sang du pèlerin », pousse parfois certain(e)s aux confidences, ceux qui refusent ayant bien entendu droit à leur réserve... Certes, dans le choix des gîtes dans les budgets avoués ou devinés, et que les uns et les autres consacrent au chemin, on peut déduire une certaine stratification économique et sociale des « usagers » du Camino.
Interactions
24D’un point de vue plus sociologique, le chemin de Compostelle nous apparaît comme un réseau qui fonctionne à plusieurs niveaux d’interactions, entre celles qui se nouent sur le chemin et ce qu’il se passe avant et ensuite grâce à la mise en œuvre d’Internet (800 000 résultats sur une simple requête avec Google le 17/09/2018).
25Le chemin participe de l’invention de soi des pèlerins, comme l’analysent de nombreux sociologues travaillant sur les réseaux communicationnels. Il contribue, nous le constatons, à la reconstruction de leur identité, notamment en période de rupture conjugale ou amoureuse, de travail, de phase de vie, professionnelle, maladie, retraite, etc.
26Il fonctionne également comme une sorte de « Carnaval itinérant » qui permet à chacun de rompre avec l’obligation d’être soi, on l’a vu en repérant les codes circulant (costumes, façons d’être, fêtes sur le chemin et au bout etc.). Il agit ainsi sur les structures du chemin et l’effet en est réciproque.
27Enfin, sauf la présence de quelques groupes très fermés fonctionnant en « cliques » et ne s’ouvrant pas aux autres pèlerins, les interrelations qui s’y font jour peuvent être définies sur la base de la théorie des « liens faibles » puisque l’individualisation des ressources (on fait d’abord le chemin pour soi) permet à chacun de protéger sa sociabilité en même temps qu’il échappe – dans ce non espace/non temps qui est le territoire du pèlerinage – à nombre de contrôles traditionnels. Les usages du chemin font que s’y multiplient, au fil des jours, des liens faibles, éphémères, faisant fi de toutes hiérarchies contraignantes, oubliant les conditions, puisque chacun s’y définit par un prénom et son lieu de départ. Or, les travaux de sociologie contemporaine8 nous montrent que ce sont justement les réseaux fonctionnant sur des liens faibles qui développent le plus de ressources communicationnelles, sons doute ce que d’aucuns nomment « l’esprit du chemin », cet aspect étant sur connoté dans les impressions des pèlerins.
Un nouvel âge des relations sociales, un lieu de passage ?
28Ainsi, le chemin de Compostelle montre à quel point les gens peuvent échapper à leurs déterminismes socio culturels en intégrant des fonctionnements et des référentiels déjà anciens si ce n’est archaïques revisités par les systèmes de communication contemporains9. Si le Chemin de Compostelle est le lieu d’une universalité culturelle historique et en même temps mythologique, les particuliers qui le font, à leurs risques et périls, avec leurs propres histoires de vie, leurs motivations, leurs désirs, se confrontent aussi à la grande histoire, laquelle plonge ses racines au creux de notre civilisation pour en faire leur propre chemin, singulier, celui-là. Et ces imaginaires croisés renvoient chacun à ses manques, à ses doutes comme à ses certitudes, parce que lieu vécu de modes de sociabilité non conformistes10. Sur le chemin, la parole se libère, elle circule, les affects aussi. Dans des mécanismes sociaux de proxémie, il révèle la puissance sociétale.
29D’abord le Camino a son héros fondateur, saint Jacques lui-même, reproduit à l’infini dans l’iconographie du chemin, idéal type, forme formante à laquelle adhèrent les cheminants même s’ils ne sont pas catholiques. Opposé à l’ordre gestionnaire des sociétés technocratiques, la religiosité populaire qui sourd du Camino, la fascination éprouvée pour les histoires de chacun répétées et commentées à l’envie, la constitution d’une mémoire collective du chemin, y concourent comme y participent les réseaux associatifs qui sont issus de ce pèlerinage, parfois en conflit les uns avec les autres, car le Camino est aussi un lieu d’enjeux économico politiques et institutionnels et culturels où tout se dit et s’échange.
30Le Camino est bien le lieu où la socialité s’exprime contre le social, hors institution, même si celle-ci n’a de cesse que de vouloir s’en emparer, où se vit et s’éprouve la sensation collective, la pulsion affective de la structure sociale, où prédominent groupes et affects, où se constituent de nouvelles agrégations et de nouveaux groupes même éphémères (mais les réseaux prennent alors le relais, voire la prolifération des forums d’échanges sur Internet entre anciens et nouveaux pèlerins). Et ceci dépasse largement les individus, gagne, de proche en proche, dans cette stabilité de l’espace qui depuis le néolithique, via les moines du Moyen Âge, les têtes couronnées et les Compagnons du Devoir garantit la survivance des lieux sous le chemin des étoiles et la culture dominante est bien celle d’un nomadisme et d’une errance assumée.
Un nouvel âge transculturel
31Le pèlerinage de Compostelle après avoir vécu les signes de la chrétienté triomphante en tant que lieu symbolique de la civilisation occidentale est aujourd’hui lui-même élément d’un Nouvel âge polyculturel qui façonne son territoire symbolique et s’ajuste sans cesse aux vécus partagés. Chacun peut en effet y repérer un vrai polythéisme des valeurs qu’il véhicule à dos de pèlerin, dans la multiplicité de ses expressions.
32Comme les réseaux du Nouvel Âge, le Camino récupère de fait le « religieux flottant », y mêlant religions antiques, cultures primitives, puritanisme, orientalisme, astrologie, voire paganisme et néo-celtisme selon les adhérences particulières des cheminants, les unes, pour certains n’étant pas exclusives des autres, même si le fonds commun celto-chrétien reste prépondérant.
33Figure du religieux en mouvement11, les chemins de Compostelle sont porteurs de la mobilité des croyances et des appartenances religieuses, de cette religiosité post moderne qui se caractérise par la fluidité.
34Nous sommes ici en présence d’une manifestation très concrète du village global, quand pas moins de cent quarante-six nationalités différentes s’y retrouvent. Au lieu de dissoudre le centre dans un réseau mondial, il démultiplie sa centralité par les capacités du réseau mondial12, les réseaux venant ici attirer vers ce centre en mouvement qu’est le Camino, soit une communauté itinérante historique qui se reproduit dans sa production symbolique, à savoir le Chemin lui-même. Il constitue donc une société extraterritoriale et éphémère, confondant les catégories sociales dans des rites assurant aux pèlerins la liberté d’explorer leur unité dans un temps particulier vécu réellement13. Ainsi, la seconde moitié du 20e siècle, le 21e débutant connaissent un Nouvel Âge des pèlerinages lié à un spiritualisme diffus, moins orienté par les grandes institutions verticales et qui se reproduisent à l’horizontale, comme le chemin sous les pieds des pèlerins.
Une voie initiatique. Une quête pour une nouvelle naissance
35Chaque cheminant peut faire l’expérience, même en dehors de tout dogme, du fait que l’homme est un tout, et que la nature humaine recèle un être spirituel potentiel. La spiritualité du Camino, même pour les chrétiens convaincus est situationniste et vise à l’efficacité immédiate, puisque le pèlerin attend de son chemin une transformation de son être. Ce faisant, grâce à l’expérience du temps qu’il vit réellement parce qu’il se met en danger, il tend à resacraliser la mort et la vie qui continue après elle.
36Dans l’expérience vécue du tragique le poussant aux limites de lui-même, il part vers les limites de la terre et de la mer sous le regard des étoiles. Sagesse déjà présente dans les temps anciens qui voyaient des pèlerins prendre le chemin pour y finir leurs jours lui assignant une fonction de passage (de cheminée), préoccupation loin d’être absente de l’esprit des pèlerins du 21e siècle et pas seulement des plus âgés, les pèlerins en faisant une quête humaine du sacral marquant, par la gestuaire pratiquée, par l’organicité des espaces pèlerins, une volonté de puissance collective.
37Il offre une transition mystique fondée sur un vitalisme profond articulant à nos vies les figues des dieux et le Cosmos. Dépassant les quatre éléments, elle vise à la quintessence.
Les quatre éléments
38Les rites préliminaires qui sont ceux de la préparation obligée au chemin. Ils verront progressivement le cheminant se mettre en quête en préparant son itinéraire, en testant sa forme physique. Puis nous arrivons dans la phase bien connue de toutes les sociétés initiatiques des rites liminaires : abandon de son groupe de référence, exercices d’ascèse physique, humilité du chemin qui fait de lui, dans l’abandon de son statut social, un pèlerin anonyme et surtout l’expérience d’un passage initiatique par les quatre éléments qui marqueront son chemin et en feront un autre lui-même.
39Pour les Anciens, Force était Feu, Justice était Air, Tempérance était Eau et Prudence était Terre. Voici donc les vertus que la rencontre des quatre éléments lui donne à cultiver. Les quatre éléments et leur maîtrise l’amènent ainsi progressivement au but et à un certain état de dépassement et ce, tout au long de son itinéraire, en étant mis sur la voie (i-nitié).
40La Terre Mère sous ses pieds, avec laquelle il est en contact journalier, il en fait encore l’expérience dans la fréquentation des églises romanes où il vient chercher un peu de fraîcheur, de ressourcement et qui lui racontent l’histoire des siècles passés. Expérience de la Caverne aussi quand les agitations de la Société auxquelles il se prêtait volontiers lui apparaissent comme vaines.
41Les eaux du chemin s’imposent également à lui quand il faut les subir des journées entières sur son dos. L’eau est aussi miroir qu’il lui faut traverser pour renouer avec la partie invisible de son être. Elle a encore une fonction purificatrice, elle lui permet de retourner à l’état originel d’innocence et de simplicité qui fut celui de son enfance, dans le jeu des brumes, des sources et des rivières, de la mer toujours recommencée.
42Dans l’air des cimes, dans le vol céleste des oiseaux qui l’accompagnent parfois, dans les brises comme dans les vents dominants, il se découvre encore éther, et la Nature ici l’invite à se sublimer.
43Le feu : soleil et chaleurs estivales, et le pèlerinage le fait, souvent traditionnellement, voyager en période de canicule (la saint Jacques le 25 juillet) contribuent à la purification de son être. Et il se souvient alors que Jacques est « fils du Tonnerre », comme Lug, le lumineux, il lance des éclairs, expérience du feu céleste lié aux constellations ouraniennes. À la fin du chemin, parvenu à Fisterra, il brûlera symboliquement un vêtement signifiant la régénération en lui du vieil homme qu’il a sacrifié par le feu.
44Au bout du monde, au prix de ces épreuves, il réalise alors que ceux qui n’auront pas fait le pèlerinage de leur vivant devront le faire une fois morts, car il est allé au bout de la Voie Lactée, et des quatre éléments il a fait quintessence ? Les quatre éléments et leur maîtrise l’ayant amené ainsi progressivement au but : l’initiation à un certain état de dépassement dans un espace-temps rempli d’énergie cosmique primordiale. Il y a découvert la quintessence de l’esprit, dans la région des chiens. Comme la sienne, les âmes-étoiles de ceux qui l’ont précédé ont suivi le soleil dans sa course entre lumière et ténèbres. En ce moment, il les a rejointes.
45Ce qui explique que pour les rites post liminaire qui entourent le chemin une fois accomplis peuvent sembler difficile à certains quand il s’agit de se ré-agréger au groupe social du quotidien, à ses contraintes et à ses nécessités là où pendant un temps a soufflé l’esprit de liberté fondé sur la déprise.
46La marche, la quête d’un locus au bout du monde, sont bien ces actes extraordinaires qui mettent entre parenthèses certaines formes pragmatiques de la conscience et l’éclatement multiforme des carapaces identitaires fortement aidée du fait même de ce « primum relationis » que le pèlerin entretient au monde et à l’environnement14.
Conclusion
47En conclusion, l’expérience du Camino est, au sens propre, initiatique (mise sur la voie), et cette initiation est vécue, par chacun, à sa mesure et fonction de ses propres attentes car il y a autant de chemins de Compostelle que de pèlerins : « à chacun son chemin », dit-on…
48Car le Camino est celui d’une certaine ivresse : du vin, parfois, de poésie surtout, de vertu, de méditation, qui sait ?... plus sûrement de grands espaces, de cieux embrasés, d’émerveillement au chant des oiseaux, dans les petits matins printaniers, quand ils contemplent les immensités pour certains (Camino francés) les plaines à perte de vue de la Meseta et pour d’autres (Camino del Norte), l’Océan de la côte cantabrique, les a pics asturiens.
49Compagnon de chaque instant de solitude, le voyage pèlerin, la peregrinatio, apparaît comme un dynamisme organisateur, une construction par laquelle le voyageur, l’homo viator, crée son propre espace symbolique, par un cheminement initiatique qu’il vit et dans la réalité et dans l’Imaginaire, soit symboliquement. À la conjonction de ses pulsions subjectives et des intimations des milieux parcourus, à la rencontre de l’intime et du social, dans une commémoration active, le voyage de l’« illud tempus », il revit le périple du Voyageur Archétypal. Peut-être le Camino, (et ceci vaut pour toutes sortes d’errances, de pèlerinages aux sources15) participe-t-il de la refondation de l’être ensemble, grâce à l’écart que s’imposent des individus de plus en plus nombreux mus par ce que Dupront nomme le « tellurisme du besoin pèlerin », animés par cette vertu purgative de l’espace, dont Gilbert Durand nous rappelle qu’il constitue le sensorium général de la fonction fantastique, source inépuisable d’idées et d’images qui détemporalise le temps16.
50« Une nouvelle société ne peut naître, écrivait Cornélius Castoriadis, que si en même temps et dans le même mouvement de nouvelles significations apparaissent – je veux dire de nouvelles valeurs de nouvelles normes, de nouvelles façons de donner sens aux choses, aux relations entre êtres humains, à notre vie en général17 ».
51Pour l’avoir observé, nous avons le sentiment que, paradoxalement, quelque chose de cet ordre se produit sur les Chemins de Compostelle et autres lieux d’errance, de nomadisme, entre intime et social, que ces lieux participent de ce renouveau encore sous-jacent de significations imaginaires sociales de plus en plus partagées.
52Est-ce une question de point de vue ? Comme l’exprimait le mythologue Jean-Charles Pichon : « Selon que nous venons du Nord et marchons vers le Sud ou que nous venons du Sud et marchons vers le Nord, selon que nous quittons un lieu, un être une habitude, ou allons pour les retrouver, tout est noir et tragique : nous voudrions pleurer – ou bien la vie est belle et simple : un rire se forme en nous18. »
53C’est, en tout cas, la leçon que nous avons reçue et, peut-être, un peu « comprise », de notre « grand chemin ».
Angers, 1er août 2018, en Lugnasad…
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
A. Akoun, Sociologie de la communication de masse, Paris, Hachette, 1997.
A. Dupront, Du sacré, croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris Gallimard, 1987.
10.14375/NP.9782070708925 :G. Bataille, L’érotisme, Paris, Gallimard, 1957.
G. Bertin, La tribu du lâcher prise, mythes et symboles du chemin de Compostelle, Lyon, éditions du Cosmogone, 2015.
G. Bertin. La coquille et le bourdon, essai sur les imaginaires du chemin de Compostelle, Turquant, Arsis, 2010.
G. Bertin. Un imaginaire de la pulsation : lecture de Wilhelm Reich, Presses Universitaire de Laval, St-Nicolas (Québec), 2004.
J.-C. Bourlés, Retour à Conques, Paris, Payot, 1996.
C. Castoriadis, Une société à la dérive, Paris, Le Seuil, 2005.
A. Dupront, Du sacré, croisades et pèlerinages, Paris, Gallimard, 1987.
10.14375/NP.9782070708925 :G. Durand, Les structures anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Dunod, 2017, 12ème édition.
10.3917/dunod.duran.2016.01 :D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.
Lanza Del Vasto, Le pèlerinage aux sources, Paris, Gallimard, 1943.
M. Maffesoli, L’instant Éternel, le retour du tragique dans les sociétés post modernes, Paris, Denoël, 2000.
P. Martin, Les secrets de Saint-Jacques-de-Compostelle, Paris, Vuibert, 2018.
P. Mercklé, Sociologie de réseaux sociaux, Paris La Découverte, 2016.
D. Péricard Méa, Brève histoire du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, Paris, PUF, 2003.
D. Péricard Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge, Paris, PUF, octobre 2000.
10.3917/puf.peric.2000.01 :D. Péricard-Méa et L. Mollaret, Chemins de Compostelle et Patrimoine Mondial, Paris, La Louve, 2010.
J.-C. Pichon, L’homme et les dieux, Paris, Maisonneuve, 1986.
W. Reich, La fonction de l’orgasme, Paris, L’Arche, 1986.
Notes de bas de page
1 1988 : 2491, 2009 : 148 000, 2016 : 278 000, 2017 : 301 000, 52% H, 48% F. Statistiques officielles.
2 En témoignerait sur un plan institutionnel le classement de certaines routes du pèlerinage des Chemins de Compostelle au Patrimoine de l’humanité.
3 D. Péricard-Méa et L. Mollaret, Chemins de Compostelle et Patrimoine Mondial, La Louve éd. 2010.
4 D. Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge, Paris, PUF, octobre 2000, collection Nœud gordien, dirigée par Claude Gauvard. Et Brève histoire du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, PUF, 2003.
5 P. Martin, Les secrets de Saint-Jacques-de-Compostelle, Paris, Vuibert, 2018.
6 G. Bataille, L’érotisme, Paris, Gallimard, 1957.
7 W. Reich, La fonction de l’orgasme, écrit en 1945. L’Arche, Paris, 1986.
8 P. Mercklé, Sociologie de réseaux sociaux, Paris La Découverte, 2016.
9 L’interrogation du moteur de recherches Google sur les mots « le pèlerinage de Saint-Jacques de-Compostelle » offre 198 000 réponses en français et 228 000 en espagnol ! La fédération des Amis de Saint-Jacques en France compte plus de 5 000 membres et plus d’une centaine d’associations.
10 Nous avons ainsi hasardé l’opinion ressentie que le Camino est aujourd’hui le plus grand club de rencontres d’Europe.
11 D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.
12 A. Akoun, Sociologie de la communication de masse, Hachette, 1997.
13 A. Dupront, Du sacré, croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris Gallimard, 1987.
14 M. Maffesoli, L’instant Éternel, le retour du tragique dans les sociétés modernes Paris, Table Ronde, 2003, p. 202.
15 Lanza del Vasto, Le pèlerinage aux sources, Éditions Denoël, Paris, 1943.
16 G. Durand, Les structures…, op. cit., p. 474.
17 C. Castoriadis, Une société à la dérive, Le Seuil, 2005.
18 J.-C. Pichon, L’Homme et les dieux, Maisonneuve, 1986.
Auteur
Centre de recherches sur l’Imaginaire
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011