Les patrimoines affectés et le droit des affaires
p. 37-50
Texte intégral
1 1- La théorie classique. Le principe d’unité du patrimoine lié à la personne pose problème en droit des affaires notamment, puisque son application implacable peut conduire, dans un contexte connu, à la ruine de l’entrepreneur et de sa famille. Le principal avantage de l’entreprise individuelle - i.e. sa souplesse - fait aussi sa faiblesse au plan patrimonial précisément. L’entrepreneur exerce son activité dans une “non structure”, sans existence juridique et s’il s’appuie sur des biens dont certains forment une universalité, ce n’est jamais qu’une universalité de fait : le fonds de commerce, qui n’a pas davantage d’existence juridique. L’entrepreneur seul répond donc sur son patrimoine unique et indivisible de toutes ses dettes personnelles et professionnelles. Simplicité, cartésianisme - à moins qu’il ne s’agisse au contraire d’une confusion “entre l’être et l’avoir”1 - mènent ici inévitablement à la globalisation du risque entrepreneurial. De fait, après avoir connu plusieurs années de relative stabilité, les créations d’entreprise individuelle reculent de 16 % en 2011 selon l’INSEE2.
2 2- Par ailleurs, le tissu économique français est constitué pour une très grande part de PME et de PMI, le petit commerce traditionnel ayant à peu près disparu. Dans un contexte économique difficile, la pluriactivité est perçue comme une solution pour développer une nouvelle entreprise ou pour répondre à une logique de complément de revenu. Le régime de l’auto-entrepreneur notamment, qui connaît un certain succès, répond à cet objectif. Mais démultiplier les activités, c’est aussi démultiplier les risques sur un patrimoine toujours unique qui n’augmente pas forcément, ni proportionnellement. L’assiette de la garantie qu’il représente reste la même, mais les liens juridiques, les dettes dont il faut répondre, sont plus nombreux. La logique juridique ne répond alors tout simplement pas aux attentes de la logique économique.
33 – Les défis. Depuis plusieurs années, le législateur cherche donc à améliorer la situation de l’entrepreneur qui se refuse à adopter la forme sociétaire, nécessairement plus contraignante en dépit de certains progrès. Mais, la tâche n’est pas simple, puisqu’il faut compter avec les réalités économiques (financement de l’activité et viabilité de l’entreprise notamment), avec la situation familiale de l’entrepreneur, avec les exigences de ses créanciers etc.
4De sorte que, le dilemme est le suivant : comment instaurer une division des risques profitant à la fois à l’entrepreneur (lui et sa famille bénéficieront d’une protection patrimoniale) et à l’entreprise elle-même (valeur économique qui sera peut-être génératrice d’emplois) ? Pendant très longtemps, ce défi a été impossible à relever et la question est restée sans réponse, précisément à cause des implications de la théorie d’Aubry et Rau. Mais aujourd’hui, en passant par des affectations de biens et en poussant plus ou moins la logique jusqu’au bout, plusieurs pistes ont été récemment tracées, parmi lesquelles l’entrepreneur a le choix d’emprunter celle qui lui semble correspondre à son projet : dernièrement, la déclaration d’insaisissabilité et l’EIRL. Pour en comprendre l’essence ou au moins l’économie, il faut revenir à l’idée simple selon laquelle le “patrimoine affecté” renvoie selon la conception française3 à deux notions à la fois : celle d’affectation de biens d’une part et celle de patrimoine en tant qu’universalité par ailleurs4.
5 4 – Plan. En jouant sur ces deux aspects, le législateur a mis en place plusieurs institutions en droit des affaires, entre lesquelles une gradation des techniques de protection peut être réalisée. Plusieurs jalons peuvent ainsi être mentionnés dans ce qui apparaît comme la recherche du Graal (I) où le fleuron de la protection semble être précisément le patrimoine affecté. Nous verrons cependant qu’à l’usage, la protection la plus complète et la plus efficace est sans doute tributaire d’une superposition de techniques (II). A travers un panorama des montages envisageables, l’intérêt est bien sûr de mesurer leur efficacité, laissant place à beaucoup d’incertitudes tout de même.
I – LA GRADATION DES TECHNIQUES DE PROTECTION PATRIMONIALE OU LA RECHERCHE DU GRAAL
65- Le droit des affaires offre une palette de techniques qui participent de la double idée, consistant soit à créer, a minima, un ensemble de biens affecté à un but précis et obéissant à un régime juridique particulier, soit à créer un patrimoine d’affectation à raison de l’activité professionnelle exercée. Les affectations de biens inabouties (A) annonçaient donc les vrais patrimoines affectés (B). En une trentaine d’années, nous sommes ainsi passés en droit des affaires, du fonds de commerce à l’EIRL.
A – Les affectations de biens inabouties
7Les deux figures emblématiques sont ici le fonds de commerce et l’EURL.
8 6 – Le fonds de commerce. Pour être déjà ancienne et connue, cette figure du droit des affaires n’en n’est pas moins difficile à cerner5. Le Code de commerce de 1807 n’en porte pas trace ; il est pourtant mis en évidence par la pratique dès la fin du XIXème siècle. Les commerçants constatent alors que l’ensemble des biens nécessaires à leur activité a une valeur supérieure à la somme de la valeur de tous les biens en question. C’est ainsi que naît le fonds de commerce, nouveau bien composé d’autres biens, dont la loi s’empare peu à peu à partir de 19096. Support de l’activité, le fonds de commerce pose immédiatement la question de sa nature7. En dépit des tentatives doctrinales pour en faire une universalité de droit, il n’est pourtant qu’une universalité de fait.
9Les biens composant cette universalité sont affectés à une exploitation commerciale, artisanale ou libérale, ce qui va faciliter l’exercice de l’activité, mais aussi la transmission de ce bien composite8. Le fonds de commerce peut en outre être démantelé ; exception faite de la clientèle, les biens qui le composent peuvent être séparément cédés. Mais, il n’a cependant pas d’autonomie par rapport à l’entrepreneur. Ce n’est qu’une unité intellectuelle servant des utilités, qui ne peut en aucune façon se ramener à un patrimoine d’affectation. C’est d’autant plus vrai que le fonds de commerce ne contient ni les immeubles, ni les dettes, ni les créances liées à l’activité. Il s’agit de l’ensemble de certains actifs seulement, sauf à y inclure par convention certains contrats indispensables à l’exercice de l’activité et à prévoir le règlement du passif par des clauses spécifiques lors de la cession du fonds. Voilà pourquoi cet ensemble singulier de biens ne donne qu’une vision tronquée de l’entreprise. Ainsi conçu, en excluant les dettes et les créances, amputé du droit au bail lorsque l’entrepreneur est propriétaire de l’immeuble, le fonds de commerce ne donne pas une image fidèle de l’entreprise, ce qui est peu compatible avec la vie des affaires.
10Enfin, il s’agit d’une affectation de biens vieille d’un bon siècle qui n’assure aucune protection particulière à l’entrepreneur, mais qui forme le support de son activité et qu’il peut valoriser, céder, louer etc. Les problèmes commencent lorsque l’activité est déficitaire. Nous verrons que dans le cadre du patrimoine affecté, le fonds de commerce devra y être inclus, sans que les règles applicables à celui-ci ne vaillent pour celui-là.
11 7 – L’EURL. Le patrimoine de cette société unipersonnelle provient de la scission de celui de la personne physique qui décide de créer la personne morale. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un patrimoine d’affectation dans la mesure où deux personnes distinctes sont titulaires chacune d’un seul patrimoine. La théorie de l’unité est préservée. Il n’empêche que si le patrimoine de l’EURL peut se constituer, ce n’est qu’au prix d’une division de deux masses de biens au sein du patrimoine de celui qui devient associé unique. Ce qui ne peut donc être qualifié de patrimoine d’affectation, procède néanmoins d’une affectation particulière de biens, de nature à détacher les actifs et biens professionnels, des biens personnels. L’entrepreneur qui fait le choix de se constituer en EURL est précisément séduit par la limitation de risque, au moins théorique, que lui permet le détour par la création d’un être juridique nouveau9. La brèche étant faite, le législateur a ensuite créé la SASU sur le même modèle.
12Le choix de l’EURL participe de cette volonté de protéger le patrimoine personnel, mais rencontre ensuite d’autres difficultés à résoudre. Ainsi, en va-t-il de la composition du patrimoine de l’EURL qui peut contenir des biens communs à l’associé unique et à son conjoint, ce qui renvoie aux problématiques des régimes matrimoniaux. Par ailleurs, les créanciers de l’EURL pourront lutter contre une telle scission, soit préventivement en exigeant des sûretés prises sur le patrimoine de la personne physique, soit a posteriori lorsque l’associé unique aura confondu les deux patrimoines ou n’aura tout simplement pas été rigoureux dans sa gestion.
13Mais, l’évolution a fait son œuvre et le législateur a fini par franchir le pas avec la création de vrais patrimoines affectés.
B – Les vrais patrimoines affectés
14Il n’y en a que deux qui puissent recevoir cette qualification : le patrimoine fiduciaire et surtout l’EIRL.
15 8 – Le patrimoine fiduciaire dans la fiducie-gestion10. En vertu du Code civil, le constituant transfère au fiduciaire (établissement de crédit, avocat, etc.) des biens, droits ou sûretés ou un ensemble de biens, droits ou sûretés qui restent séparés de son patrimoine propre. S’il y a bien patrimoine d’affectation dans la fiducie, ce n’est pas un but en soi, simplement le moyen de réaliser une autre opération, la gestion de la masse de biens dont il s’agit (dans la fiducie-gestion), ou la constitution d’une sûreté grâce au bien transféré (dans la fiducie-sûreté). Il n’échappe à personne que c’est le patrimoine du constituant qui est divisé, mais que le patrimoine d’affectation est entre les mains du fiduciaire. Le constituant et le fiduciaire peuvent être bénéficiaires de l’opération, mais le constituant quant à lui ne peut pas être fiduciaire. A ce titre, c’est a priori moins intéressant pour l’entrepreneur qui transfère la propriété des biens, des droits et des sûretés au fiduciaire. Il peut cependant songer à utiliser le mécanisme dans un but de protection patrimoniale, en transférant au fiduciaire, aux fins de gestion, des biens personnels qu’il souhaite protéger. Les biens en question sont alors hors de portée des créanciers du fiduciaire ainsi que de ceux du constituant en principe (réserve de l’article 2025 al. 2 C.civ).
16Par ailleurs, pour être potentiellement intéressant, le mécanisme mis en place par le législateur n’en est pas moins fort complexe. Au contraire de ce qui se passe dans la finance, il est peu utilisé en matière immobilière ou encore dans le domaine des sociétés notamment ; ceci est largement constaté par les praticiens et dénoncé en doctrine. Une large majorité d’auteurs estime qu’il en ira de même pour l’EIRL.Essayons de nous en faire une idée.
17 9 - L’EIRL. Cette figure est peut-être plus décriée encore que ne l’était en son temps l’EURL et les paris vont bon train en doctrine pour mesurer son attractivité11. Il s’agit du dernier fleuron législatif propre à assurer, selon l’intitulé du Code de commerce, “la protection de l’entrepreneur et du conjoint”. D’emblée, l’affichage est étonnant et le Code de commerce bien sectaire : il ne conçoit l’entrepreneur individuel que célibataire ou marié… En outre, si l’on parle souvent de l’entreprise à responsabilité limitée, il est important de noter que ce n’est pas la formule retenue par la loi : l’EIRL n’est autre que l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée. De sorte que l’entreprise s’incarne toujours à travers lui, elle demeure une “non structure”. D’où l’on en déduit que le patrimoine doit toujours être lié à la personne, seul le principe d’unicité est écarté. Il n’y a donc pas de rupture totale avec la théorie d’Aubry et Rau.
18Selon l’art. L.526-6, “tout entrepreneur individuel peut affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d’une personne morale”. Ici, pas de faux-semblant, il s’agit d’une masse de biens affectée à une activité professionnelle, constituant un patrimoine distinct du patrimoine personnel12. Une déclaration assez formaliste doit être faite en ce sens13.
19La consistance du patrimoine affecté est pour partie imposée, mais pour partie seulement. En effet, le texte précise que “ce patrimoine est composé de l’ensemble de biens, droits, obligations ou sûreté dont l’entrepreneur est titulaire, nécessaires à l’exercice de l’activité professionnelle” et il ajoute “il peut comprendre également les biens… utilisés pour l’exercice de son activité… et qu’il décide d’y affecter”. La consistance du patrimoine dépend donc en partie de la volonté de l’entrepreneur. La distinction entre bien nécessaire et bien utile n’est évidemment pas limpide et le décret du 30 janvier 201214 ne lève pas les ambigüités. Les biens, droits, obligations et sûretés nécessaires à l’activité professionnelle “s’entendent de ceux qui par nature, ne peuvent être utilisés que dans le cadre de cette activité”. Cela semble pouvoir signifier deux choses : les biens, droits etc. doivent être liés à une seule activité professionnelle (ceci est important, car à compter du 1er janvier 2013, un entrepreneur pourra être titulaire de plusieurs patrimoines d’affectation) et ils doivent sans doute lui être indispensables. Ce patrimoine va donc réunir de manière obligatoire, un fonds de commerce, les dettes et les créances liées à l’activité et facultativement, l’immeuble dans lequel l’activité est exercée ou le véhicule utilisé. Plus l’actif du patrimoine affecté sera important et plus l’entreprise inspirera confiance aux créanciers, mais corrélativement la protection s’amenuisera pour le petit entrepreneur. Ce dernier aura donc des choix à opérer dont dépendent l’avenir de son entreprise et la sécurité de sa famille. La loi ne lui impose pas de les faire sitôt la création de l’EIRL, mais il y a tout intérêt, pour éviter d’avoir à réaliser une déclaration complémentaire, mais surtout pour bénéficier de l’opposabilité aux créanciers le plus tôt possible.
20Au-delà du périmètre de protection, c’est évidemment l’efficacité du système qui est recherchée15. Ce que l’on vise au fond, c’est une séparation réelle des patrimoines où les créanciers ne pourront pas choisir entre les deux patrimoines, où ils ne pourront étendre leur gage général de l’un à l’autre. Les créanciers professionnels ont pour seul gage général le patrimoine affecté, les créanciers personnels, le patrimoine personnel. La déclaration d’affectation est opposable de plein droit aux seuls créanciers postérieurs au dépôt, mais, l’entrepreneur peut étendre l’opposabilité aux créanciers antérieurs, à condition de le mentionner dans la déclaration, d’informer les créanciers selon les modalités fixées par les textes16, lesquels pourront alors faire opposition pour obtenir le remboursement immédiat ou la constitution de garantie.
21 10 – Mis à part le fait que le recours aux sûretés et garanties en tout genre peut venir bousculer les prévisions de l’entrepreneur, la loi elle-même n’a pas assuré une étanchéité totale des patrimoines personnel et d’affectation. De sorte que si chaque technique prise isolément peut présenter des faiblesses face à tel ou tel événement, le salut viendra peut-être de la superposition des protections, pour plus d’efficacité.
II – LA SUPERPOSITION DES TECHNIQUES DE PROTECTION OU LA RECHERCHE DE L’ÉQUILIBRE
22 11 – Comme souvent en droit, l’effet de protection recherchée sera tributaire de la combinaison de plusieurs techniques, plus ou moins inventives, selon la liberté laissée par le législateur. Ces montages ne seront véritablement efficaces que si les praticiens (notaires notamment) recherchent avec l’entrepreneur, un équilibre entre les besoins de l’entreprise et les risques que l’entrepreneur est prêt à courir. La protection patrimoniale de l’entrepreneur ne peut pas être totale. Le risque est inhérent aux affaires, sans risque pas d’affaires. Par ailleurs, certains montages suggérés seront inutiles.
A – Les montages envisageables en pratique
23 12 – Bien sûr, qui dit montage, dit risque de complexité accrue, alors que ces techniques visent par hypothèse des entrepreneurs individuels, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Cela génèrera sans doute aussi des frais supplémentaires. Enfin, l’opportunité de combiner plusieurs techniques dépend de la consistance du patrimoine de l’entrepreneur et de ses capacités financières. Une fois ces premiers obstacles surmontés, trois choix d’inégale importance sont possibles, incluant chaque fois l’EIRL : il est théoriquement envisageable de combiner ce statut avec celui d’auto-entrepreneur, ou avec la déclaration d’insaisissabilité et la question se pose de la complémentarité avec la fiducie-gestion.
24 13 – EIRL et auto-entrepreneur. Il ressort des chiffres de l’INSEE qu’en 2011, trois EIRL sur dix avaient choisi le statut d’auto-entrepreneur. Dans l’esprit du législateur les dispositifs sont effectivement liés et les sites officiels dédiés relayent cette présentation. Ces quelques entrepreneurs pensent sans doute que la superposition est plus protectrice. En définitive, elle ne l’est pas. Le statut d’auto-entrepreneur n’influe en aucune manière sur la théorie du patrimoine, il permet seulement de développer une petite activité - en complément d’autre chose - en étant soumis à des charges correspondant au chiffre d’affaires réel17. Il permet aussi un allègement des formalités et en premier lieu une dispense d’immatriculation au RCS. De sorte que pour plus de sécurité, cette “petite activité” peut être exercée sous le statut de l’EIRL. Mais alors, il faut combiner les doubles exigences, pour un bénéfice qui ne saute pas aux yeux. Car enfin, le jeu en vaut-il la chandelle18 ? Tout est affaire d’espèce bien sûr, mais de manière générale il est permis d’en douter.
25Bien plus, au-delà de l’opportunité de superposer les techniques, il semble au contraire que, selon son projet, l’entrepreneur aura intérêt à choisir entre les deux, car les logiques sont sans doute différentes : l’EIRL peut permettre - par une gestion mieux rationalisée - de faire monter l’entreprise en puissance pour la mener jusqu’à la forme sociétaire19, or, l’auto-entrepreneur ne doit pas dépasser les seuils fixés par décret, sous peine de perdre le bénéfice du statut. Le devoir de conseil du notaire doit être ici mis en exergue une fois encore.
26 14 – EIRL et fiducie-gestion 20. En fait ces deux techniques ne seront pas cumulées, c’est absolument inutile, puisque la fiducie permet à elle seule la constitution d’un patrimoine séparé. Selon la formule du professeur Grimaldi, “c’est l’unité du patrimoine du constituant que brise la fiducie”21, même si comme le souligne le professeur Revet, “il faut d’abord transférer la propriété d’un ensemble de biens à un tiers”22. De sorte que la fiducie-gestion n’est pas le complément utile de l’EIRL, mais bien une alternative23. Les deux situations envisageables tendent à le prouver en effet :
27* 1ère hypothèse : le transfert au fiduciaire porte sur tous les biens professionnels (fonds de commerce, immeuble à usage professionnel), ce que le Code civil permet expressément à l’article 2018-1. Il est alors prévu - en le stipulant de façon prise dans une convention de mise à disposition - que le constituant conserve l’usage ou la jouissance de ces biens, les règles de la location gérance et des baux commerciaux étant par ailleurs écartées en principe. C’est une voie possible en théorie, mais assez complexe pour gérer une entreprise.
28* 2ème hypothèse : le transfert au fiduciaire porte sur les biens personnels à protéger, que les créanciers professionnels ne pourront plus atteindre. C’est a priori plus simple, mais ici quel sera au fond l’objet de la fiducie ? Quelle sera la mission du fiduciaire ? Gérer la résidence principale… mais alors le patrimoine personnel doit s’y prêter.
29Dans les deux hypothèses, le mécanisme de la fiducie permettrait donc à lui seul d’obtenir la fameuse séparation souhaitée, en limitant la perméabilité d’un patrimoine sur l’autre. L’inutilité de la superposition est évidente. Mais, la séparation des patrimoines se fait au prix d’artifice - surtout dans le premier cas - et sans compter avec une éventuelle liquidation judiciaire.
30 15 – EIRL et déclaration d’insaisissabilité 24. Si, à l’origine, le second dispositif devait être chassé par le premier, les deux coexistent bel et bien dans le Code de commerce et peuvent être mis en œuvre simultanément ou successivement25. Les deux mécanismes permettent d’obtenir l’isolement d’une masse de biens ou de certains d’entre eux seulement, dans des buts différents, mais qui peuvent s’avérer complémentaires. L’EIRL permet de créer un patrimoine d’affectation dédié à l’activité professionnelle (et à ses créanciers) ; la déclaration d’insaisissabilité permet au contraire de soustraire certains biens personnels à l’action des créanciers professionnels. De sorte que le montage a un intérêt lorsque l’entrepreneur exerce deux activités indépendantes : l’une bénéficiant d’un patrimoine d’affectation et l’autre exercée sous la forme d’une entreprise ordinaire26, spécialement dans le cadre d’une procédure collective27. Tout cela – c’est très remarquable – dépend pour une large part de la seule volonté de l’entrepreneur.
31La déclaration d’insaisissabilité présentée comme une dérogation aux articles 2284 et 2285 C.Civ. permet à la personne immatriculée au RCS notamment, de déclarer insaisissable “sa résidence principale” et “tout bien foncier bâti ou non bâti” qu’il n’a pas affecté à son usage professionnel, au besoin avec “un état descriptif de division” quand le bien n’est pas en totalité affecté à l’usage professionnel28. Eu égard à ses effets, cette déclaration est très formaliste et doit être faite devant notaire, contenir la description détaillée des biens et leur caractère propre ou non. Elle fait l’objet d’une double publicité (fichier immobilier du lieu de situation de l’immeuble et registre d’immatriculation de l’entrepreneur). Elle est opposable aux créanciers dont les droits sont nés après la publication de la déclaration.
32Avec ces deux mécanismes, il est porté doublement atteinte à la théorie classique du patrimoine pour une protection qui promet ici d’être optimale en effet ; c’est d’ailleurs à ce propos, que l’expression “d’entrepreneur barricadé”29 a été utilisée. Dans les hypothèses les plus pathologiques30, lorsque sous certaines conditions, le patrimoine privé peut être atteint par les créanciers professionnels, le bénéfice de la déclaration d’insaisissabilité sera sans doute appréciable.
33 16 – Que l’on raisonne sur une technique à part entière ou sur un montage - forcément élaboré et coûteux – il convient d’en mesurer l’efficacité, sans quoi le dispositif restera lettre morte.
B – L’efficacité des techniques et montages
34Deux écueils majeurs vont, en droit des affaires, permettre de mesurer la résistance de la protection patrimoniale instaurée : l’épreuve redoutable des procédures collectives et la marge de confiance et donc de crédit sur lesquels l’entreprise peut compter.
35 17 - Les différentes techniques et les procédures collectives. Il faut préciser tout d’abord que le législateur n’a pas assuré le suivi de toutes les techniques en matière de procédures collectives. Autrement dit, s’il existe une ordonnance portant adaptation du droit des entreprises en difficulté et des procédures de traitement des situations de surendettement à l’EIRL31, il n’y a pas d’équivalent pour la déclaration d’insaisissabilité qui se renforce toutefois au gré des solutions jurisprudentielles.
36* Il est certain que la création de l’EIRL emporte cloisonnement des procédures. De la même manière que l’unicité de patrimoine emporte dans la théorie classique, unicité de procédure collective, la pluralité de patrimoines emporte pluralité de procédures. Les règles des procédures collectives vont donc s’appliquer de manière distributive, patrimoine par patrimoine. La cessation de paiement sera ainsi appréciée de manière indépendante pour chaque patrimoine. Par ailleurs, en vertu de l’article L.333-7 du Code de la consommation, l’entrepreneur peut bénéficier d’une procédure de surendettement au titre des dettes non professionnelles uniquement, celles incluses dans le patrimoine non affecté. Il peut donc y avoir deux procédures parallèles.
37Ce cloisonnement est protecteur, mais il ne résiste pas dans deux séries de cas : par l’effet des procédures collectives, singulièrement de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif, la somme mise à la charge du débiteur s’imputera sur son patrimoine non affecté (art. L.651-2 C. com). Toujours en matière de procédures collectives, la jurisprudence sur la confusion des patrimoines est susceptible de s’appliquer et donc d’étendre une procédure d’un patrimoine à un autre. Par ailleurs, en dehors des procédures collectives, l’art. L.526-12 al. 7 du Code de commerce renvoie à une responsabilité illimitée au cas de fraude ou de manquement grave aux obligations imposées par la loi, comme l’exigence de comptabilité séparée et autonome ou d’obligations comptables. Dans toutes ces hypothèses, le mécanisme du patrimoine d’affectation perd toute utilité et le professeur Molfessis de faire remarquer que la théorie de l’insuffisance du patrimoine non affecté reste à construire… tout un programme !
38* En présence d’une déclaration d’insaisissabilité en revanche, la jurisprudence des derniers mois rend le mécanisme intéressant en le renforçant, alors que certains auteurs prédisaient son inanité.
39Le premier arrêt connu est celui de la chambre commerciale du 18 juin 201132 selon lequel “le débiteur peut opposer la déclaration d’insaisissabilité [publiée] avant qu’il ne soit mis en liquidation judiciaire, en dépit de la règle du dessaisissement du débiteur” de l’art. L.641-9 C. com. La déclaration est opposable au liquidateur et le juge-commissaire ne peut, sans excès de pouvoir, l’autoriser à procéder à la vente de l’immeuble protégé. La cour déjoue ainsi les analyses doctrinales en ne raisonnant pas à partir de la date des créances et de la date de la publication de la déclaration d’insaisissabilité, mais de la date de la publication de la déclaration par rapport à la date de la liquidation judiciaire.
40Le second arrêt est rendu par la même chambre le 13 mars 201233 ; s’appuyant sur l’idée selon laquelle une procédure collective poursuit une finalité économique générale, intéressant la collectivité dans son ensemble et dépassant les intérêts personnels d’un créancier ou d’un groupe de créanciers, il décide que “le liquidateur ne peut légalement agir que dans l’intérêt de tous les créanciers (…) ; qu’en conséquence, le liquidateur n’a pas qualité pour agir dans l’intérêt des seuls créanciers [dont les créances sont nées après la publication de la déclaration d’insaisissabilité, ici entachée d’irrégularité]. Il souligne enfin que “l’intérêt collectif des créanciers ne résulte pas de l’irrégularité de la publication de la déclaration d’insaisissabilité”.
41Renforcer une déclaration valablement publiée soit, renforcer une déclaration dont la publicité est incomplète est sans doute plus contestable ! La Cour de cassation dessine cependant le régime de cette déclaration et tend à en faire un outil au service de l’entrepreneur malheureux en affaire.
42 18 – Crédit et patrimoine d’affectation. C’est bien entendu l’autre enjeu du choix de ces techniques de protection : ne sont-elles pas de nature à ruiner le crédit de l’entreprise lorsque l’entrepreneur veut se protéger au point de réduire les chances de ses créanciers d’être payés ?
43Ici encore nous sommes à l’aube de l’évolution, de nombreuses questions se posent qui vont rejaillir sur le droit des sûretés34. Un créancier professionnel souhaitera sans doute prendre des garanties, un cautionnement personnel, un cautionnement réel sur un immeuble qui ne fait pas partie du patrimoine affecté. Mais l’inverse sera peut-être également vrai, un créancier personnel voudra prendre des sûretés sur un bien du patrimoine affecté… le pourra-t-il ? D’autres techniques seront peut-être inventées…
44Au fond, de ce point de vue la seule chose rassurante est que l’entrepreneur peut renoncer en tout ou en partie à une déclaration d’insaisissabilité (art. L.526-3 al. 4) aux mêmes conditions de validité et d’opposabilité que précédemment, comme il peut renoncer à l’affectation (art. L.526-15). Mais ce ne sont pas des actes anodins, un certain formalisme est requis et des conséquences légales en découlent.
45On le voit, il n’est donc pas simple de vouloir entreprendre sans esprit d’entreprise, sans prendre de risques. On comprend aussi sans doute que rompre avec l’une des théories les plus connues de notre droit ne permet pas d’emblée de dégager des solutions miraculeuses.
Notes de bas de page
1 M. Mekki, “Le patrimoine aujourd’hui”, JCP. N. 2011, no 51, 1327 ; N. Molfessis, “Entreprise et patrimoine : évolution ou révolution ?”, Gaz. Pal. 19 mai 2011, no 139.
2 Document statistique Insee première janvier 2012, no 1387. Pour 2011, la création de sociétés est par ailleurs en hausse de plus de 2 %, avec une préférence pour les sociétés unipersonnelles (30 % des SARL sont unipersonnelles et la part des SASU augmente de 16 % par rapport à 2010).
3 Voir sur ce point l’exposé introductif de A-L. Thomat-Raynaud.
4 F. Terré, “La personne et ses patrimoines”, JCP. E. 2011, no 1, 1011 ; M. Mekki, “Le patrimoine aujourd’hui”, op. cit. no 19.
5 H. Lécuyer, “La spécificité traditionnelle du fonds de commerce, une notion originale mais concurrencée par des notions voisines”, Gaz. Pal. 2009, no 155, p. 7.
6 Il s’agissait alors de la loi Cordelet du 17 mars 1909 réglementant certaines opérations : le nantissement du fonds de commerce, la vente du fonds de commerce et l’apport en société du fonds de commerce.
7 V° sur la question, M. Pédamon, H. Kenfack, Droit commercial, Dalloz, Coll. Précis, 3° éd. 2011, no 297 s.
8 Encore que, lorsque l’entrepreneur est propriétaire de l’immeuble dans lequel est exploité le fonds, deux actes seront nécessaires puisqu’il y aura deux ventes, la vente mobilière du fonds et la vente de l’immeuble.
9 Même si tout cela s’est fait au prix de ce qui a été perçu en 1985 comme une révolution en droit des sociétés, où jusque là toute société naissait d’un contrat entre deux personnes au moins et non d’un acte unilatéral de volonté.
10 M. Grimaldi, “Théorie du patrimoine et fiducie”, Revue Lamy Droit Civil 2010, no 77, p. 63.
11 V° dossier “Le patrimoine professionnel d’affectation (premières analyses de l’EIRL)”, notamment l’Introduction par Th. Revet in Droit et Patrimoine 2010, no 191, p. 56 ; D. Legeais, “Le gage des créanciers dans l’EIRL”, Defrénois 2011, no 6, p. 560 ; Ph. Reigné, “Le patrimoine affecté de l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée”, Defrénois 2011, no 6, p. 554 ; contra F. Barriere, R. Elineau, “L’EIRL ou l’échec du droit des sociétés”, Dr. sociétés 2011, no 5, étude 8.
12 Cf. N. Molfessis, op. cit § 13 et suivants.
13 La déclaration prévue à l’art. L.526-7 doit contenir un état descriptif des biens, la mention de l’objet de l’activité, et la mention de la réalisation des formalités lorsqu’un immeuble est affecté : acte notarié publié au bureau des hypothèques et éventuellement une évaluation faite par un commissaire aux comptes de tout élément d’actif dépassant une valeur de 30000 euros.
14 Cf. art. R 526-3-1, issu du Décret no 2012-122 du 30 janvier 2012 relatif à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée.
15 Cf. F-X. Lucas, “Les dangers de l’EIRL”, Droit et Patrimoine 2010, no 191, p. 80.
16 Art. L.526-12, R. 526-8 et 526-9 C. com.
17 L’entrepreneur peut bénéficier du régime micro-social et micro-fiscal dès lors que le chiffre d’affaires en 2011 est inférieur à 81 500 (HT) euros, pour une activité d’achat-vente et à 32 600 (HT) euros, pour une activité de service. Le gouvernement Ayrault envisage de revenir sur le statut d’auto-entrepreneur qui concurrence l’entrepreneur individuel.
18 V° V. Legrand, “L’auto-entrepreneur à l’ère de l’EIRL”, D. 2010, 1898.
19 V° V. Legrand, “L’après-EIRL : la mise en société…”, D. 2011, 966.
20 V° S. Storck, “Les alternatives à l’EIRL”, Revue Lamy Droit Civil 2010, no 77, p. 90.
21 Cf. M. Grimaldi, op. cit. no 6.
22 Cf. Th. Revet, op. cit. p. 57.
23 S. Storck, op. cit. p. 95, no 34 et suivants.
24 Cf. P. Crocq, “Théorie du patrimoine et déclaration d’insaisissabilité”, Revue Lamy Droit Civil 2010, no 77, p. 76 ; J. Vallensan, “EIRL et déclaration d’insaisissabilité : ou l’entrepreneur barricadé”, Rev. proc. coll. 2011, no 2, dossier 22. En revanche, la question de savoir si l’on peut cumuler auto-entreprise et déclaration d’insaisissabilité ne reçoit pas de réponse unanime en doctrine.
25 Sur les modalités, voir les art. R. 526-1, R. 526-2 et R. 123-45 C.Com.
26 A partir de janvier 2013, l’entrepreneur pourra en revanche constituer autant de patrimoine d’affectation qu’il a d’activité (art. 14 II de la loi du 15 juin 2010 relative à l’EIRL) et alors la question du choix se posera vraiment.
27 V° infra.
28 Art. L.526-1. Cela suppose bien sûr que l’immeuble soit divisible.
29 Cf. J. Vallensan, op. cit.
30 Pour action en responsabilité pour insuffisance d’actifs.
31 Ordonnance no 2010-1512 du 9 décembre 2010. Sur ces adaptations Cf. P-M. Le Corre, “L’heure de vérité de l’EIRL : le passage sous la toise du droit des entreprises en difficulté”, D. 2011, p. 91.
32 N° 10-15482, D. 2011, actualité 1er juillet 2011, obs. Lienard.
33 F. Marmoz, “L’insaisissable déclaration de l’article L.526-1 du Code de commerce”, D. 2012, p. 1460.
34 V. Legrand, “L’accès au crédit de l’EIRL : retour sur la constitution de sûretés par l’entrepreneur”, Petites Affiches 2012, no 80, p. 6.
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011