Quand des universitaires se font confiance…
p. 135-139
Texte intégral
« Les conflits qui s’enracinent et s’engendrent dans l’opposition structurale entre les oblats consacrés du grand sacerdoce et les petits hérésiarques modernistes (…) n’excluent pas une forme de complicité et de complémentarité » (Pierre BOURDIEU, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 149).
1Tant le genre romanesque des romans de campus (campus novels) que certains travaux de sociologie dressent un portrait finalement assez compétitif, pour ne pas dire violent, du monde universitaire. À tous ses niveaux, celui des enseignants-chercheurs, des disciplines comme des institutions, on trouverait immanquablement des luttes pour l’obtention de biens rares et précieux – le prestige, des heures de cours intéressantes ou supplémentaires, l’avancement d’une carrière, des subventions ministérielles, une place stratégique dans les structures de gouvernance… Pourtant, il arrive que des universitaires (et les institutions qu’ils représentent) arrivent à se faire confiance et produisent ensemble, au-delà des frontières disciplinaires qui les séparent, des avancées notables de connaissance.
2C’est exactement ce qui s’est passé à l’Université Toulouse Capitole ce 8 décembre 2017, à l’occasion de cette journée d’étude sobrement intitulée « La confiance. Un dialogue interdisciplinaire ». Dialogue : la chose est assez peu fréquente et mérite d’être commentée. Dialogue interdisciplinaire – et tout autant bidisciplinaire puisqu’à chaque fois, c’est à partir du Droit qu’est organisé l’échange : là, on rentre finalement dans le domaine de l’heureuse exception, tellement improbable dans le fonctionnement ordinaire des universités saturé d’exigences pédagogiques et administratives et qui tend à enfermer les enseignants chercheurs dans leurs départements disciplinaires.
3Avant donc de rassembler la multiplicité des fils qui ont été tissés et que l’on va tenter de repeloter habilement dans une synthèse sur cette notion de confiance, il convient, d’abord, de commenter le dispositif qui a rendu tout ceci possible. Qu’est-ce que dialoguer entre disciplines des sciences sociales ? Il convient de souligner, à nouveau, le beau pari au principe de cette rencontre : comment des universitaires de formations disciplinaires différentes et qui n’ont pas les mêmes pratiques scientifiques peuvent s’écouter, se parler et surtout, donc, se faire confiance. Et de fait, ce jour, les intervenants n’ont pas fait que disserter sur la confiance, ils l’ont surtout pratiquée ! Et de belle manière puisque le double écueil qui pouvait guetter l’événement – le syncrétisme factice ou bien la simple juxtaposition de positions hétérogènes – a été bien évité. En présentant aux autres de manière claire ses outils, ses usages comme ses doutes sur cette notion de confiance, tout le monde a constitué ce que l’on pourrait qualifier de pot commun au sens fort : c’est-à-dire un espace où différentes définitions de la confiance se sont additionnées, confrontées méthodiquement une à une puis hybridées à toutes les autres grâce aux commentaires, aux questions comme aux échanges qui ont immanquablement suivi chacune des présentations.
4Quelques remarques à ce sujet. D’abord, il existe bien des juristes mutants, « tous terrains » pourrait-on dire, c’est-à-dire des juristes qui savent tout autant se faire philosophe, historien, politiste ou économiste... tout en n’oubliant pas bien sûr (est-ce seulement possible ?) d’être juriste. Le caractère supposément positivement étroit et étroitement obsidional prêté aux facultés de Droit est donc bien une fiction ; et c’est déjà un beau résultat de cette journée – organisée par trois femmes pourrait-on noter d’ailleurs - que d’avoir rappelé la pleine appartenance de la science juridique aux sciences sociales.
5Deuxième remarque, plus attendue cette fois-ci : il existe des colorations disciplinaires de la confiance, renvoyant aux façons de faire propre à chaque communauté savante. Déjà, cette thématique est inégalement labourée par les cinq disciplines rassemblées ce jour - la science politique et l’économie semblant ici plus anciennement et explicitement concernées par cette notion de confiance, si cruciale pour l’entretien des institutions politiques ou des marchés monétaires. Le Droit, surtout civil, n’est pas en reste puisque la confiance se loge au plus profond de ses objets (contrat, responsabilité, propriété). À l’inverse, et sans doute pour des questions de source, il n’existe pas d’intérêt propre des historiens à cette question qui se serait matérialisé dans une historiographie de la confiance qui replacerait celle-ci dans une perspective longue ; il faut dès lors aller chercher dans des sous-communautés thématiques (notamment les historiens de l’économie) des réflexions plus marquées sur ce que des mécanismes de confiance peuvent faire aux sociétés du passé.
6Cela renvoie à des différences de regard sur ce que l’on pourrait dénommer les appareillages de la confiance, c’est-à-dire les différents dispositifs qui la produisent. Des appareillages métrologiques tout d’abord : en science politique comme en économie, la confiance est opérationalisable empiriquement, c’est-à-dire qu’on peut l’objectiver dans des indicateurs et ainsi la mesurer, que ce soit au sein d’une population comme dans un processus d’échanges de biens ; et, comme l’a bien démontré Nonna Mayer, cette métrologie compte : il existe des variations énormes concernant cette mesure de la confiance selon les indicateurs ou les méthodes retenus. Tandis que pour les historiens comme pour les philosophes, il faut extirper la confiance des archives ou des textes de manière moins directe et plus qualitative, parce que cette notion ne se donne pas d’elle-même dans les sociétés du passé (notamment parce que, dans l’Antiquité comme au Moyen-Âge, la confiance n’est pas encore médiatisée par l’État et n’apparaît alors que comme trace laissée dans les archives portant sur d’autres processus comme le commerce ou l’impôt – et Jean-Christophe Gaven l’a bien rappelé, il n’existe pas d’histoire juridique de la confiance) ou bien parce qu’elle nécessite une mise en formes théoriques, ou bien un passage par d’autres auteurs (ainsi de Kant et de Durkheim mobilisés par Catherine Colliot-Thélène pour présenter deux postures différentes face à un espace public critique) avant d’être maniée.
7À côté de cette question de sa mise en nombres, la confiance repose également sur des appareillages institutionnels, c’est-à-dire qu’elle est tout autant définie que garantie par des institutions. Ici, le Droit, privé comme public, est d’une aide précieuse en nous rappelant que le contrat mais également l’État traduisent dans un ordre juridique cette relation de confiance qui rend la fiction juridique effective. Le problème, nous rappelle Mathieu Carpentier, est que celle-ci opère finalement vers des entités abstraites et quelque peu froides : ce qui fait défaut aujourd’hui n’est pas la confiance mais la réciprocité de la confiance. En science politique, le vote est également une institution de confiance, plus incarnée cette fois-ci puisque la délégation par un électeur de sa souveraineté à un candidat obéit à ce même schéma par lequel on donne crédit à ce qu’il est et à ce qu’il fera une fois élu. En science économique également, la monnaie comme la dette encapsulent une relation de confiance qui les rend possibles et comptables. Grâce à l’histoire enfin, Claire Judde de LARIVIÈRE l’a bien rappelé, cette question des institutions de la confiance peut être relativisée : il convient en effet de sortir d’un schéma évolutionniste un peu frustre (selon lequel c’est en raison de l’accroissement des sociétés et des distances liée à la Modernité que la confiance, jusqu’alors enchâssée dans des ordres communautaires locaux et dans des relations interpersonnelles, aurait nécessité, sous l’égide des Rois, de se matérialiser dans des instruments et des étalonnages) pour reconsidérer que même dans les périodes antérieures au XVIe-XVIIe siècles, il existait bien des relations de confiance impersonnelles et à distance.
8Pourtant, malgré cette dispersion des regards disciplinaires sur la confiance, les échanges ont permis de révéler une sorte de patrimoine commun sur la notion, un ensemble de caractéristiques que tout le monde a pu faire siennes à partir de son ancrage. Rappelons à nouveau que la confiance est transversale à ces communautés savantes puisqu’elle se loge au plus profond de leurs objets les plus usuels (le vote, le contrat, la communauté, la responsabilité, la propriété, la monnaie, la dette ou l’impôt). La confiance renvoie même à ce que l’on pourrait appeler un arrière-fond anthropologique qui les concerne toutes. Michel Aglietta l’a bien montré : derrière cette question, il y a des façons de concevoir l’humain et des hypothèses sur la nature humaine. Wanda Mastor l’a aussi souligné, sur la base du comparatisme franco-américain qu’elle pratique : il existe des acceptations culturelles de la confiance. Et Nonna Mayer de rajouter : des contextes sociaux par lesquels elle s’émiette. Pour autant, en tant que catégorie scientifique, la confiance n’est pas à vraiment parler un concept : il s’agit plutôt d’un outil, d’un instrument de travail, d’un révélateur au sens chimique du terme qui permet de réinterroger les objets classiques de nos disciplines et d’en déplacer des analyses parfois un peu routinisées et fossilisées. Le dialogue entre histoire et histoire du droit l’a bien montré : la fameuse coupure de la Modernité, scindant des sociétés de confiance directe et des sociétés de confiance médiatisée par des institutions, doit être relativisée. Mais en dialoguant, la philosophie et le droit ont pu également permettre de découvrir un autre Kant, « ésotérique » et beaucoup moins obéissant au sens où il professe la nécessité d’une rébellion en cas de rupture de confiance et pour lequel, finalement, la liberté est fondée sur un acte de désobéissance.
9Qu’y a-t-il donc de plus commun entre droit, histoire, science politique, économie et philosophie face à cette question de la confiance ? On pourrait d’abord avancer que celle-ci désigne une relation assez empathique et égalitaire entre deux entités : des humains entre eux (mais on peut aussi avoir confiance en soi) comme des entités non-humaines ou figuratives (on peut avoir confiance dans la justice de son pays ou dans l’avenir). Cette relation marche dans tous les sens : les Français ont confiance dans leurs voisins, le Marché a confiance dans la politique de Donald Trump (voire dans sa personne), les investisseurs ont confiance dans la politique de la Banque centrale européenne. Mais le plus important, et c’est ce que chaque discipline a pu illustrer de son point de vue et avec son langage propre, c’est que cette relation est instituante, créatrice de quelque chose de plus et qui a des effets importants (de la solidarité, des normes, des richesses, du développement… bref, des formes sociales). La confiance, c’est donc à la fois un lien, souvent singulier, mais aussi ce qui résulte collectivement de ce lien. Et cette dimension instituante résulte avant tout d’un mécanisme de réciprocité qui devient dès lors l’élément de fragilité de la confiance et peut la retourner en défiance. C’est sans doute à ce niveau-là que l’échange du 8 décembre 2017 a été le plus riche : rappeler que la confiance est cardinale, utile, fondamentale… mais aussi, en creux, fragile et ce, lorsque les institutions, les artefacts ou les états de mesures qui la rendent possible ne fonctionnent plus qu’à sens unique.
Auteur
Maître de conférences en science politique, Sciences Po Toulouse, LaSSP
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