Débats
p. 123-126
Texte intégral
1Michel AGLIETTA : Mes deux discutants ont fait le prolongement de ce que je voulais faire, mais dont je n’ai pas eu la possibilité compte tenu du temps imparti. Je voulais en effet fonder la notion de monnaie. Dès lors que vous avez compris l’ambivalence de la monnaie, vous comprenez que les crises sont inhérentes au système monétaire d’économie marchande et que l’économie politique est cruciale. Si l’on n’en parle pas dans les milieux académiques c’est en raison de la théorie de la valeur naturelle, pour laquelle la monnaie n’existe pas, et pour laquelle il y a un seul individu qui a une connaissance parfaite de l’avenir. Aussi, la crise n’existe pas.
2Cette théorie ne permet pas d’expliquer le processus de la crise de 2007-2008. En travaillant sur les données de la Banque des règlements internationaux, on perçoit l’accumulation cachée des divergences dans les bilans pendant toutes les années 2000 lesquelles n’apparaissaient pas dans les prix de marché puisque les prix immobiliers, de même que la bourse, continuaient à monter. C’est seulement au moment où cela se renverse, où l’on s’aperçoit que la promesse de rendement qui se trouve dans le prix de marché est purement imaginaire, que le système s’effondre car les problèmes de bilans, qui sont essentiels, réapparaissent en surface, et tout le monde passe de l’euphorie à la panique.
3La crise est donc inhérente à cette logique monétaire de l’économie marchande parce que l’une des raisons, qui a bien été dite par Monsieur RAPP, est que le capitalisme n’a pas de frontières, sa logique est, encore une fois, de faire de l’argent avec de l’argent au niveau mondial, dès lors qu’il en a la possibilité, dès lors que les États ne lui mettent pas de barrières par le contrôle de capitaux. C’est évidemment ce qui s’est passé à partir des années 1990 : les barrières de réglementation qui existaient dans la finance ont été supprimées. Le capitalisme s’est donc développé au niveau mondial, alors que les régulations sociales, la cohérence des sociétés demeurent, aujourd’hui encore, au niveau national. La tension se manifeste alors sur l’entité qui exprime justement au niveau économique ce qu’est un pays, c’est-à-dire sa monnaie. Le problème des échanges monétaires, dès lors qu’ils ne sont pas régulés à un niveau supérieur, c’est qu’ils sont des vecteurs de crise considérable. Les variations de change font partie des variations massives des prix financiers, et peuvent en être des éléments qui en entraînent d’autres de manière très importante.
4Je voulais souligner deux choses. Il faut penser aux mutations de ce siècle. On considère souvent que les choses fonctionnent bien lorsqu’il y a une devise clé, lorsqu’il y a une hégémonie monétaire, envisagée comme une hégémonie bienveillante, c’est-à-dire suffisamment puissante pour donner plus d’avantages économiques au reste du monde, aux autres pays qui y sont liés, sans perdre en souveraineté. Les États-Unis ont joué ce rôle là pendant les années 1960. Et, c’est ce système qui s’est dégradé dans les années 1970 avec la chute du système de Bretton Woods. Par la suite, à partir des années 1990, un changement de fond s’est produit aux États-Unis et au Royaume-Uni, avec l’idée de la financiarisation totale de l’économie. La finance entrant profondément dans les entreprises elles-mêmes et changeant la logique des entreprises dont on a dit, depuis lors, qu’elles doivent réaliser une seule chose : l’intérêt des actionnaires. L’entreprise n’est plus considérée comme une entité collective comme ensemble de partenaires et dont l’objectif est, comme finalement un individu, persévérer dans son être, c’est-à-dire exister dans le temps. L’entreprise est devenue une collection d’actifs que l’on peut démembrer, remembrer, etc. Et cela a été un élément destructeur de la stabilité financière et donc de l’ensemble de la stabilité économique.
La chose importante selon moi à souligner, est qu’il ne faut pas chercher une monnaie nationale pour remplacer le dollar du fait de la dégradation de son influence, parce que d’une part la Chine ne voit pas la globalisation de la même manière, et surtout parce que l’on vit dans un monde multilatéral qui ne va pas redevenir hégémonique, d’autant que le problème des biens communs dont on a parlé ce matin, devient fondamental, avec le climat, etc.
5Ce qui signifie qu’il faut envisager un niveau global de la monnaie, ce que KEYNES avait proposé dès les années 1940, bien que les États-Unis aient enterré ce projet. Il faut désormais que le G20, au plan politique, devienne une entité ayant une conscience des intérêts de la planète, que le Fond monétaire redevienne une entité monétaire véritable et que le DTS soit promu monnaie internationale. Il est important de mettre en place un niveau supérieur des relations entre banques centrales par l’intermédiaire d’un fonds global qui émette une liquidité supérieure à toutes les autres. Il faut donc que la communauté humaine institue une monnaie universelle au-dessus des monnaies nationales, au risque de ne pas pouvoir retrouver de cohérence. Le monde a besoin d’une entité monétaire à son niveau. À ce sujet, j’ai écrit un ouvrage qui s’intitule Le dollar et le système monétaire international avec une personne de la Banque de France, Virginie COUDERC, qui a été publié fin 2014.
6Un autre élément que je voulais souligner concerne les finances publiques. À partir du nouveau traité budgétaire européen de 2012, il a été créé un mécanisme de soi-disant coordination des dettes publiques au niveau européen, et pour ce faire, chaque pays dispose d'un Haut Conseil de finance publique auquel j’ai participé. Ce Haut Conseil est formé d’« experts » qui donnent des avis mais n’ont pas le pouvoir de renverser une décision du Trésor, jusqu’à ce que la loi de finances soit votée par le Parlement. Reste que l’influence du Trésor, dans le cas des contraintes européennes, est très importante, les parlementaires n’ont pratiquement plus rien à dire sur les finances publiques. Il s’agit là, en effet, d’un déni de démocratie, qui est considérable dès lors que l’Europe n’a pas de niveau démocratique. Nous manquons de démocratie européenne, mais les contraintes européennes dégradent les démocraties nationales, et en particulier dans le domaine des finances publiques. Si le produit intérieur brut baisse, toutes les recettes fiscales vont baisser, or l’État a des services collectifs qui contribuent profondément à la cohésion de la société à respecter, et donc des dépenses à réaliser. Ce processus génère une impression, qui n’est pas qu’une impression, de dégradation de l’environnement public et social de notre pays à la fois dans le domaine de la santé, de l’éducation, etc.
7La dernière chose que je voulais souligner porte sur la question de savoir dans quel cas l’État est souverain sur sa dette publique ? Si l’État est souverain sur sa dette publique, elle n’a pas à être remboursée au sens de « remboursée », elle doit être soutenable, pourquoi ? Parce que l’État est postulé comme devant vivre infiniment, et s’il vit infiniment, sa dette va à l’infini. En revanche, lorsque l’État est sous contraintes étrangères, deux options sont possibles. Si la dette est émise en monnaie nationale, l’État peut toujours honorer sa dette car elle peut toujours être monétisée, la banque centrale prend les titres publics, les met dans son bilan, et donne en contrepartie de la monnaie, ce qui se passe depuis la crise dans tous les pays souverains. Les Américains et les Anglais ont ainsi monétisé des quantités de dettes publiques, précisément pour soutenir la dette publique. Mais l’Europe est contrainte par le fait que nous avons une banque centrale qui n’est pas liée aux États nationaux, ce qui constitue une situation exceptionnelle : une monnaie étrangère qui est néanmoins la nôtre, mais qui ne peut pas financer la dette publique. Mais finalement, la Banque Centrale Européenne a été amenée à le faire à partir de 2012, pour éviter la sortie de l’euro de la Grèce et ses conséquences sur les autres États. Aussi, si l’État émet sa dette en monnaie étrangère, il est sous la domination des contraintes des marchés financiers, mais il ne s’agit pas là d’une nécessité. L’autre élément important est qu’un État défaillant, en tant qu’autorité publique incapable de gérer ses relations avec les citoyens, est un État qui peut devenir insolvable
8Vincent DUSSART : Sans être spécialiste de droit international public, je voudrais revenir sur le fait de présupposer que l’État est éternel, juridiquement. Il suffit de regarder ce qui se passe en Europe : il n’y a pas très longtemps, deux États se sont séparés, d’ailleurs sans trop se battre, la République Tchèque et la Slovaquie. La question de la Catalogne, également, conduit à la question de la succession de la dette, du partage de la dette, la confiance entre les deux pour la partager.
Je me pose également une question relative aux institutions publiques. Il se trouve que je suis l’adjoint aux finances d’une collectivité territoriale de 6000 habitants qui dispose d’un budget en équilibre parce que l’État nous impose la règle de l’équilibre, ce qu’il ne s’impose pas à lui-même. Nous vivons avec cette contrainte et nous restons cependant les premiers investisseurs. Les collectivités territoriales sont les premiers investisseurs en valeur, il ne faut pas l’oublier. Il y a donc peut-être des enseignements à tirer du niveau local, même si la règle d’équilibre a été imposée, et heureusement. Est-ce que l’État n’aurait quand même pas intérêt à se poser un minimum de limites ?
9Michel AGLIETTA : On vit aujourd’hui dans un univers de retrait, de retards d’investissements énormes, les investissements publics en Europe exprimés en pourcentage du PIB - pour parler des investissements des États cumulés de la zone euro sur le total du PIB -, ont baissé de 50%, de moitié depuis les années 1980, ce qui produit un retard d’investissement public absolument gigantesque.
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011