Premier contre‑point
p. 115-118
Texte intégral
1Permettez-moi immédiatement de vous dire le grand plaisir que j’ai de participer à ces deux journées et d’en remercier les organisatrices, mes excellentes collègues Aurore GAILLET, Nicoletta PERLO et Julia SCHMITZ. Il m’a été en effet demandé de jouer le rôle d’un discutant du Professeur Michel AGLIETTA. Loin de revenir sur les nombreuses informations qu’il nous a fait partager et dont je le remercie au nom de nous tous, je souhaiterais concentrer mes observations sur le dernier schéma qu’il nous a proposé, pour en prolonger le commentaire.
2Confiance pour confiance, permettez-moi de débuter mes explications avec une référence à la formule que l’on peut lire sur les billets de 1, 5, 10, 50 et 100 dollars américaines : « In God We Trust ». « En Dieu nous mettons notre confiance ». La monnaie américaine est-elle aujourd’hui assez forte pour justifier notre confiance d’européens dans sa solidité ? On peut en douter, certains anticipant même une prochaine guerre monétaire, à l’initiative de la Chine pour imposer une monnaie internationale alternative au dollar américain.
3On voit donc qu’il s’agit d’une affaire de confiance, dont le schéma qui nous a présenté par le Professeur AGLIETTA nous permet de comprendre les ressorts profonds. Il décrit les éléments fondamentaux sur lesquels repose le crédit d’un État. On y trouve la confiance dans la pérennité des institutions politiques ce que le Professeur AGLIETTA appelle l’ordre constitutionnel et dans la qualité de ses dirigeants, à travers l’importance que le pays porte à l’éthique, ce qu’une loi récente en France nous a invité à appeler « moralisation ».
4Au centre du dispositif, il y a l’État et la banque centrale dont le crédit repose sur les garanties qu’ils se donnent mutuellement d’indépendance de la seconde pour le premier, de certification des comptes du premier pour la seconde.
5Enfin la société civile est partie prenante à ce schéma d’ensemble, au même titre que ce qui fait le ciment d’une société, ce que le Professeur AGLIETTA appelle « la symbolique », la culture d’un peuple, tout ce qu’il a accumulé de commun au fil de son Histoire et qui est aujourd’hui si nécessaire dans les temps d’incertitudes et d’interrogations majeures que nous connaissons, mais aussi le respect qu’il porte à ses institutions, jugées légitimes et à la chose publique, en ce compris la propriété publique.
6Mon projet est moins de le discuter que de le prolonger, en le confrontant à quelques évènements récents pour en sonder la pertinence autant que la solidité.
7Premier élément : l’émergence économique. Il s’agit d’un modèle de développement économique, popularisé par le succès de certains États d’Asie de l’Est et du Sud au milieu des années quatre-vingt et reposant sur une politique de déréglementation financière, la création d’un marché des valeurs mobilières et l’attrait de capitaux étrangers. Ce modèle de l’émergence a eu son heure de gloire dans les années 1980 et je me souviens avoir lu des pages magnifiques de Michel AGLIETTA sur le sujet.
8Ce modèle a révélé ses limites lorsque sont apparues les premières crises, je pense en particulier à la crise mexicaine, puis ensuite aux crises russe et chinoise, sans parler de la crise argentine sur laquelle nous reviendrons. Il met l’État dans la main des investisseurs étrangers. Tant que ces derniers ont confiance dans la politique des dirigeants en place, leur argent vient financer une économie qui émerge grâce à lui du sous-développement sans aide publique. Mais dès que cette confiance est fissurée, cela peut provoquer des crises importantes, comme en témoigne le cas mexicain dans lequel une simple protestation des paysans du Chiapas contre un certain nombre de mesures gouvernementales a provoqué une série d’évènements qui ont précipité la chute de plusieurs gouvernement, l’affaiblissement de l’économie mexicaine et le retrait des investisseurs internationaux qui la finançaient. Lorsqu’un État se met dans la main des investisseurs étrangers, il ne tient que par la confiance qu’il inspire à ses bailleurs de fonds externes.
9Deuxième élément : la structure des dettes publiques et privées et leur stabilité. Elle commande le niveau des taux et par conséquent, la solvabilité de l’État. Un écart trop important (le fameux « spread ») peut précipiter le déclin de la confiance qu’inspire une économie nationale. On le voit très régulièrement à l’intérieur de la zone euro.
10Troisième élément : les crypto-monnaies dont le symbole est le désormais fameux « bitcoin ». Cette monnaie n’est pas la seule, puisqu’on en compte plus de 1000. A elles toutes, elles peuvent ruiner le crédit de la Banque Centrale et interroger sur sa capacité à contrôler la masse monétaire en circulation. Les crypto-monnaies, c’est aussi ce l’on appelle les chaînes de blocs, blockchains, qui font office de registres privés et décentralisés. Ce sont au fond des alter-egos de la banque centrale et de son rôle dans le circuit monétaire, qu’elles menacent. Il s’agit bien d’une alternative qui se met en place, d’autant plus délicate à gérer qu’elle est comme leur dénomination l’indique, cachée et par conséquent, difficilement contrôlable.
11Quatrième élément : la symbolique qui ne se résume pas seulement en France à la devise républicaine, mais concerne plus profondément le respect (la confiance) dû à la chose publique. Or la symbolique est à l’épreuve d’un phénomène en gestation, en mouvement depuis le début des années 70 : le phénomène de paupérisation de nos sociétés et de nos économies que l’on ne peut réduire au sort fait à la classe moyenne. Il est vrai qu’il peut paraître paradoxal de parler de paupérisation à l’heure où l’on n’a jamais vu autant de richesses et d’accumulation d’épargne privée. Les fonds de pension ou d’assurance-vie sont là pour le montrer. Ce phénomène de paupérisation dont les causes tiennent tout autant au double mouvement de globalisation et de numérisation qu’aux mutations du capitalisme, jadis industriel et aujourd’hui, plus généralement financier, met à mal la solidarité nationale et le tissus social. Il créé de véritables fractures : sociales et territoriales auxquelles tous les gouvernements qui se sont succédés au cours des trois ou quatre décennies écoulées, ont été inégalement attentifs, en veillant avec plus ou moins d’importance ou de succès, à ce que le tissu social ne se déchire pas.
12Cinquième élément : la moralisation de la vie publique. Nous en vivons un épisode avec une loi dont l’objet est de tenter de purger le sentiment de suspicion généralisée à l’égard de nos dirigeants politiques ou économiques. À ne pas y porter une attention suffisante, à l’heure des réseaux sociaux et des chaines d’information continue, ce sont les fondements de nos démocraties représentatives qui pourraient être mises à mal au profit de poussées de démocratie directe ou même de mouvements insurrectionnels.
13Sixième élément : les dettes publiques ou dettes souveraines. Ces dettes qui se sont accumulées et même accélérées au débit de l’actuelle décennie, ont pris une importance d’autant plus déterminante qu’au-delà de leur poids et notamment de celui de leur seul service (le paiement des intérêts), elles ne sont pas seulement détenues par des investisseurs institutionnels ; elles peuvent déchainer l’appétit de véritables spéculateurs qui anticipent de bonnes affaires et finissent par menacer la souveraineté des États, contribuant à la fragilité des gouvernement. On les appelle très significativement les « fonds vautours ». L’Argentine vient d’en payer le prix fort. En obtenant d’une juridiction américaine que qu’on leur reconnaisse le bénéfice d’une partie de la dette de l’État argentin, deux fonds vautours sont parvenus à faire plier le gouvernement, provoquant des désordres en chaînes et affaiblissant l’économie du pays.
14Enfin septième élément : les blocages institutionnels. Ils ont par exemple empoisonné le deuxième mandat du Président OBAMA et rendu impossible la mise en œuvre de réformes décidées durant son premier mandat. Si l’on n’y prend garde, ce type de blocage peut constituer un facteur de désorganisation complète de l’édifice constitutionnel et menacer la pérennité des institutions. Ce faisant, c’est la confiance dans le pays, la capacité de ses dirigeants autant que l’avenir de son ordre constitutionnel, qui sont finalement en cause.
15Voilà donc quelques remarques pour susciter le débat et souligner l’importance de ce mot, le mot confiance qui sous-tend très opportunément nos réflexions depuis hier.
Auteur
Professeur de droit public, UT1 Capitole, IDETCOM
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